La longue durée et la politique étrangère des états-Unis

Steven EKOVICH

The American University of Paris

Trimestre 2010

La politique étrangère de toute nation est déterminée par les exigences internationales, ainsi que des pressions internes. Cependant, les exigences exté­rieures comme les pressions intérieures sont modelées par des structures profondes. Certaines d’entre elles, note le célèbre historienfrançais Fernand Braudel, sont des éléments stables qui perdurent de génération en génération. Elles « encombrent l’histoire, en gênent, donc en commandent, l’écoulement ». Ces structtires «< se mo­quent comme des limites […] dont l’homme et ses expériences ne peuvent guère s’affranchir1 ». Par conséquent, appréhender les éléments de continuité pourrait nous aider à mieux saisir non seulement le présent, mais aussi l’avenir d’une ci­vilisation – tout au moins les grandes lignes de ses limites et de ses attentes. Une esquisse de la « grammaire » (pour reprendre une expression de Braudel) de la civilisation américaine permet peut-être d’en éclairer les caractéristiques au regard du reste du monde . Il s’agit d’adopter une perspective historique de longue durée qui permettra de prendre en compte certaines forces récalcitrantes agissant comme des freins, et qui constituent un arrière-plan omniprésent de nature essentiellement civilisationnelle. En effet, les courants de l’histoire se déploient avec une intensité et un rythme différents ; par vagues de dizaines, vingtaines ou cinquantaines d’an­nées – mais la longue, voire la très longue durée sont des ondes qui se meuvent à l’échelle des siècles. Certaines évolutions sont lentes, profondes et difficiles à per­cevoir. D’autres déferlent rapidement et provoquent en nous un certain étourdis-sement. En revanche, les grandes évolutions de longue durée sont souvent imper­ceptibles. Mais ces forces profondes sont constamment à l’œuvre dans l’histoire. Elles refont surface de temps en temps – ou, pour dire les choses autrement, elles attirent notre attention parce que notre regard a changé de perspective en fonction des événements.

Géographie et destinée

S’il existe un élément immobile dans la destinée d’une civilisation, c’est bien son cadre géographique. Un peuple est largement prisonnier, des siècles durant, de sa situation géographique – de paysages, de climats, de végétations, de vie mari­time, des articulations littorales. En tenant compte des facteurs de la longue durée qui influencent les relations d’une nation au reste du monde, il semble évident de commencer par sa géographie et sa position sur la planète. Cette « géographie stratégique » influe sur la sécurité et la prospérité des nations. Bien évidemment, l’importance de la situation géographique évolue avec les sociétés et leur développe­ment. Donc, même si la géographie est un facteur qui se situe dans la plus longue des durées, sa pertinence se transforme en fonction des multiples changements po­litiques, économiques, culturels et technologiques – et pas seulement des techno­logies militaires.

Jusqu’à une période assez récente, le ressort des grandes puissances dépendait largement du contrôle d’un large territoire. Cela est bien sûr encore vrai de nos jours, mais dans une moindre mesure. Le contrôle d’un territoire fournissait à la fois des matières premières d’une grande diversité, y compris agricoles, une importante population et une position géostratégique plus ou moins à l’abri des déferlements de forces extérieures. Ce qui est, bien sûr, le cas des États-Unis. Mais indépendam­ment d’un large territoire, les États-Unis, comme d’autres grandes puissances de l’histoire, bénéficient aussi d’une façade maritime, qui a souvent favorisé le carac­tère commerçant de leurs peuples.

Les États les plus forts ont été historiquement à la fois des puissances territo­riales et maritimes. La puissance commerciale d’une nation établit son caractère en même temps qu’elle augmente sa richesse. Comme disait Lucien Febvre dans ses conférences au Collège de France en 1944-1946 à propos de la place de la Méditerranée dans l’histoire de l’identité de l’Europe : « La mer, c’est la mobile, la perpétuellement mouvante, la novatrice, celle qui est toujours prête à prendre le vent, à bousculer la lenteur des hommes, à sauter directement, sans intermédiaire, sans lien de frontière ou de douane, d’un point à un autre, parfois très éloigné. La terre dort, immobile. La mer a la puissance du vent et la stabilité du sol. Elle agit. Elle ne dit pas : laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre, elle brasse les hommes et les choses, elle déplace, elle mêle. La mer, c’est la route efficace et de gros débit3… » On peut constater que ce sont les qualités de l’Amérique.

En poursuivant les idées de Febvre, on peut dire que ce n’est pas un accident si, durant la Seconde Guerre mondiale, seules les deux puissances maritimes, les États-Unis et le Royaume-Uni, construisirent d’énormes flottes de bombardiers qui navi­guaient dans l’énorme océan de la troisième dimension pour livrer à « gros débit » leur destruction et leur logistique. Plus récemment, pendant les guerres du Golfe, ce furent les deux mêmes qui, de loin, ont projeté les plus grandes forces militaires. Les Américains ont déplacé dans le désert de l’Arabie Saoudite l’équivalent d’une assez grande ville.

Pourtant, comme disait aussi Febvre à propos de la Méditerranée, c’est la solide terre qui a toujours dominé la mer : « C’est l’histoire des terres qui commande politiquement l’histoire des mers. » Néanmoins cette domination, disait-il avec son lyrisme, n’était pas un « chant solitaire », c’était un « dialogue, le dialogue des es­paces solides et des espaces liquides ». C’était un « mariage, ou plutôt une série de mariages entre une civilisation littorale et des civilisations intérieures ». Les échos de ses propos se propagent jusqu’aux rivages américains. Cependant, il faut que ce mariage soit un mariage égalitaire : ce qui par exemple n’est pas le cas de beaucoup de pays, même puissants, comme le Japon. En revanche, la vocation maritime des États-Unis a été de la même ampleur que sa vocation terrestre. Les États-Unis oc­cupent une très grande partie d’un continent. Donc les Américains ne se trouvaient pas seulement face à la mer, ils ont été attirés vers l’intérieur d’un vaste territoire. Leur histoire est aussi profondément l’épopée d’un peuple aux prises avec une fron­tière terrestre.

Les défis d’une expansion territoriale

L’expansion territoriale exige la reconstruction incessante des institutions po­litiques, économiques et culturelles. Ceci explique en partie que, même de nos jours, les Américains sont prêts à laisser derrière eux ce qu’ils ont construit pour le reconstruire plus loin, dans l’espace et dans d’autres aires culturelles – et bien au-delà de leurs frontières nationales. Comme dit Braudel de l’Amérique coloniale : « Rattachées à la métropole et à sa vie marchande, ces villes poussées in the wil-derness, en pays sauvages, ont l’avantage de se gérer elles-mêmes, elles vivent dans une quasi-liberté qui rappelle les villes typiques de l’Europe du Moyen Age4. » Ce rapport de laisser-aller (benign neglect, disait-on en anglais) peut expliquer pourquoi le caractère commerçant de la culture états-unienne a très tôt rejeté le mercantilisme qui prévalait du XVe au xixe siècle, où l’État contrôlait toute activité commerciale à son profit. Une interprétation récente de la guerre d’indépendance américaine consiste à y voir justement une révolte des colonies contre l’administration colo­niale mercantiliste, et l’adoption très rapide d’une approche libérale5.

La frontière a aussi été un lieu d’affrontement et d’assimilation, parfois violent, pour une population déjà constituée d’un mélange de peuples. Cela aussi contribue à expliquer certains avantages américains au contact d’autres civilisations, particu­lièrement au sein de ses élites – économiques, politiques et culturelles. Le mou­vement de la civilisation américaine vers l’Ouest a généré une démultiplication et une mobilité des centres de pouvoir, et par la suite le renouvellement des élites, qui se poursuit jusqu’à nos jours, avec le remplacement de l’élite WASP (White Anglo-Saxon Protestant) par une élite économique qu’une analyse récente qualifie de « bourgeois bohêmes » (les « bobos »). C’est une méritocratie issue des meilleures universités américaines et recrutée dans toutes les classes sociales – un vrai brassage de toutes les races et tous les groupes ethniques. C’est aussi une élite particulière­ment adaptée aux exigences de la nouvelle économie construite sur l’information et la connaissance6. Le triomphe politique de cette nouvelle catégorie d’élites s’est concrétisé par l’élection d’un des siens, Barack Obama, à la présidence des États-Unis.

Sa position sur la planète

Le journaliste et stratège américain Nicholas Spykman (1893-1943) a élaboré une théorie de la position géostratégique des États-Unis en modifiant une précé­dente conception du Britannique Halford MacKinder (1861-1947). La démarche de Spykman est pourtant assez proche de celle de MacKinder : sa vision géopo­litique s’organise autour d’une zone pivot, dont le cœur stratégique est situé en Europe orientale, une sous-région d’un plus grand ensemble de pays de l’Eurasie, ce que MacKinder dénomme le heartland, le cœur central de la Terre. Tous les pays qui bordent l’Eurasie constituent un croissant marginal, un anneau de terres ou rimland. Au-delà se situent les mers et les déserts qui séparent l’Eurasie des terres du croissant insulaire extérieur : Amériques, Afrique subsaharienne et Australie. Pour Spykman, ce n’est pas le heartland qui domine mais le rimland. C’est dans cette zone que se joue le vrai rapport de force entre la puissance continentale et la puissance maritime.

Contrairement à MacKinder, Spykman ne pense pas que le heartland, « ce pi­vot géographique du monde », ce centre (selon une approche géographico-écono­mique), soit localisé en Europe centrale/Russie, mais plutôt en zone périphérique, sur le littoral. Pour l’Américain, le centre de gravité géopolitique est le rimland. Spykman pense que les États-Unis doivent contrôler les nations de ce rimland afin de s’imposer comme première puissance et ainsi dominer le monde. Suite à la dé­faite allemande de la Seconde Guerre mondiale, cette stratégie est à l’origine de la politique de containment (endiguement), empêchant l’extension de l’influence soviétique au-delà des frontières du heartland. Les États-Unis soutiennent ainsi la Turquie, l’Iran, puis, face au recul des puissances européennes, des États du Proche-Orient ou des États d’Asie7. Cette analyse géostratégique n’a pas perdu son actualité avec la chute du mur de Berlin. Zbigniew Brzezinski, conseiller de Jimmy Carter et membre du Conseil national de sécurité des États-Unis, dans son livre Le Grand Échiquier, l’Amérique et le reste du monde, développe l’idée que la domination mon­diale s’acquiert justement avec le contrôle de l’Eurasie, la région la plus prospère et la plus riche du monde, aussi bien par sa démographie que par ses ressources. Aux yeux de Brzezinski, l’enjeu géopolitique pour les États-Unis n’a pas changé. Il consisterait à empêcher toute suprématie d’un de ses concurrents directs et à équili­brer les puissances que sont l’Union européenne, la Russie et la Chine8.

Leur position géographique confère aux Américains un autre avantage. Jules Jusserand, ambassadeur de France à Washington de 1902 à 1925, racontait avec beaucoup de malice que les États-Unis étaient bénis parmi les nations car « au nord, ils avaient un voisin faible, au sud, un autre voisin faible, à l’est, du poisson, et à l’ouest aussi9 ». Pour cette raison, durant la plus grande partie de leur histoire, les États-Unis n’avaient tout simplement pas été confrontés à une sérieuse menace étrangère. À l’exception de la guerre d’indépendance et de celle de 1812 contre les Anglais, les États-Unis n’ont jamais eu à combattre une grande puissance étrangère sur leur propre territoire pour leur propre défense. Le fait qu’ils aient été longtemps préservés d’un danger extérieur a renforcé un puissant courant isolationniste.

Isolationnisme et internationalisme

L’isolationnisme américain est toujours demeuré l’apanage des préoccupations sécuritaires et n’a jamais concerné la sphère économique. Pour le stratège britan­nique Colin S. Gray, l’« isolement splendide » des États-Unis a créé un lien de parenté avec une tentation unilatéraliste. L’insularité stratégique du pays, jusqu’à l’avènement de la puissance aérienne véritablement intercontinentale et la longue portée des missiles, a permis aux Américains de faire preuve d’un volontarisme, d’une liberté de décision sans entraves pour s’engager, ou non, dans le monde en dehors de leurs frontières. La contiguïté géographique de la menace n’a pas permis aux nations continentales de l’Europe et de l’Asie la même marge de manœuvre10.

Lorsque les États-Unis sont devenus l’unique grande puissance, il est évident que la tentation de l’unilatéralisme s’est accentuée. Néanmoins, les Américains pré­fèrent agir avec des alliés, et de préférence les alliés démocratiques. C’est seulement au xxe siècle que les États-Unis ont compris que leur défense et celle de leurs valeurs commençaient en Europe. C’est seulement après que les États-Unis ont achevé deux guerres européennes en défendant la cause de la démocratie qu’ils ont accepté de jouer en permanence un rôle international – pour mieux se protéger et avancer plus efficacement leurs intérêts.

L’Histoire est faite par des groupes humains

Même si la géographie et les milieux naturels exercent une contrainte persistante et tenace sur les civilisations, il faut naturellement se garder de tomber dans un dé­terminisme géographique. L’histoire est faite par des groupes humains capables de créer, partager, propager. Il est essentiel ici de rappeler que l’histoire américaine est très largement une extension outre-Atlantique de l’histoire européenne, alimentée par les peuples et les cultures de la planète entière. Dans sa volumineuse et majes­tueuse histoire du monde méditerranéen aux XVIe et XVIIe siècles, Fernand Braudel inaugure son chef-d’œuvre novateur, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, par une description des tendances de longue durée qui plon­gent dans une période très antérieure à l’époque considérée, mais qui néanmoins s’avèrent capitales à sa compréhension. Sur le registre de l’histoire narrative, du récit des événements politiques, qui aux yeux de Braudel se déroulent selon une tempo­ralité plus rapide, et par conséquent dans une séquence historique plus courte, il clôt son récit en montrant comment la rive européenne de la Méditerranée a dirigé ses énergies vers l’outre-Atlantique à l’approche du XVIIIe siècle. Ce changement de direction de l’histoire européenne a non seulement transformé le Vieux Monde en le liant au Nouveau Monde, mais il a définitivement relié l’histoire américaine à l’ensemble de l’Europe, y compris son pourtour méditerranéen. Dans le monde actuel d’interdépendance très avancée et en essor continuel, ce lien ancien entre les États-Unis, l’Europe et la Méditerranée mérite qu’on y prête attention. Mais il ne faudrait pas non plus présumer que les liens culturels ont gommé les différences entre les deux rives de l’Atlantique. Il existe des spécificités américaines.

 

Les spécificités de la démocratie américaine

Les spécificités de la démocratie américaine reposent essentiellement sur trois fondements : son histoire, sa forme et son idéologie foncièrement libérale. Les États-Unis se distinguent des autres démocraties en premier lieu par leur histoire. Cette nation est en effet la plus jeune parmi les grandes puissances actuelles, mais c’est aussi la première à avoir opté pour la démocratie – et ce dès sa création. De plus, le choix de la démocratie ne s’est pas effectué de la même façon qu’en France par exemple. Pour les penseurs français de la fin du XVIII siècle, la révolution amé­ricaine incarne un modèle de rupture avec l’Ancien Régime et de passage d’un ordre « naturel » à un ordre « historique ». Cependant les deux révolutions n’ont pas les mêmes objectifs : l’américaine n’est qu’un prolongement de l’expérience historique de la liberté inaugurée par les révolutions anglaises, avec l’avantage d’une absence d’héritage ancestral. Alors que la Révolution française a pour objectif de faire table rase du passé et de construire un régime politique sur de nouvelles bases avec l’apport des droits de l’homme, remettant en question l’ordre social européen. On constate donc que, par sa création, la démocratie américaine se distingue de la plupart des autres démocraties. Elle a été alimentée dès le départ par un fort cou­rant conservateur, elle puisait dans le passé anglais afin de récupérer à sa guise les ancient rights of Englishmen. La démocratie libérale américaine reste essentiellement conservatrice.

Une autre spécificité de la démocratie américaine réside dans sa forme. En ef­fet, lors de sa création, le seul exemple était le régime parlementaire anglais. Les « révolutionnaires » américains souhaitaient prolonger ce modèle représentatif en réduisant les pouvoirs abusifs que détenait le parlement anglais à leur encontre. C’est pourquoi on constate que les constituants ont cherché par tous les moyens à distribuer les pouvoirs entre le président et le Congrès, en les rendant interdépen­dants, chacun ayant les moyens d’exercer un contrôle sur l’autre : ainsi le président est-il responsable des traités internationaux, mais le Sénat doit les ratifier à une ma­jorité de deux tiers ; le président nomme les hauts fonctionnaires mais le Sénat doit les confirmer ; le président est chef des armées mais le Congrès déclare la guerre ; le président détient un droit de veto, puissant outil législatif.

Tout ceci vient de la peur des constituants face à la concentration du pouvoir dans trop peu de mains : ces derniers considéraient que l’homme n’est pas vertueux et qu’il ne faut pas espérer le perfectionner, la détention du pouvoir le poussant toujours à agir pour lui-même. C’est également pour cette raison que les Pères fondateurs ne souhaitaient pas l’établissement d’une démocratie directe dans la­quelle le pouvoir serait détenu par le peuple, régi à leurs yeux par les passions et non par la raison. C’est pourquoi James Madison (considéré comme l’architecte de la Constitution) plaidait pour l’idée de représentation, toujours afin de séparer les pouvoirs entre les personnes (représentants) et entre les États (sénateurs).

Ce jeu d’équilibre institutionnel a comme effet de ralentir les prises de décisions en politique étrangère. Déjà au XIXe siècle, Alexis de Tocqueville exprimait l’idée que la politique étrangère n’est pas l’apanage naturel des démocraties. Pour ce fin observateur de l’Amérique, la démocratie ne saurait que difficilement coordonner les détails d’une grande entreprise, s’arrêter à un dessein et le suivre ensuite obs­tinément à travers les obstacles. Elle serait peu capable d’élaborer des mesures en secret et d’attendre patiemment leur résultat. Tocqueville pensait surtout que la politique étrangère devait être conduite « hors de l’influence directe et journalière du peuple ». Mais, comme Justin Vaisse le remarque dans une analyse de ce courant de pensée chez Tocqueville : « Les gouvernements démocratiques sont peut-être décidément inférieurs aux autres dans la conduite des affaire extérieures de l’État… mais l’Amérique n’en est pas un très bon exemple. C’est le paradoxe qu’on trouve chez Tocqueville, qui s’emploie à relativiser la portée de ses généralisations11. »

Une autre spécificité de la démocratie américaine repose sur le fait que les États-Unis sont une fédération d’États. Ainsi peut-on noter que, au-delà de la séparation horizontale des pouvoirs à la tête du pays, il existe également une séparation ver­ticale car les différents États conservent un grand pouvoir face au gouvernement fédéral (constitutionnellement, tout ce qui n’est pas exclusivement du ressort fédé­ral revient aux États). Les premiers Américains cherchaient certes à construire une véritable identité collective, une communauté de destin entre tous les individus des différents États qui provenaient d’horizons différents. Mais il fallait au préalable leur donner des garanties face au pouvoir fédéral. Un véritable sentiment national n’apparaîtra d’ailleurs que plus tard dans l’histoire de l’Union. De nos jours encore, un État fédéré est en mesure de mener sa propre politique extérieure, par exemple sur le plan commercial, à l’aide des lois fiscales favorisant l’implantation de sociétés étrangères, ou par son contrôle policier local pour encadrer et limiter l’immigration (qui est le cas des dispositifs controversés adoptés récemment par l’État de l’Ari-zona).

Enfin, la démocratie américaine possède la particularité d’avoir été créée sans bouleversements historiques, à partir d’une idée de la liberté et de la politique qui semble à l’origine rejeter le gouvernement par le peuple. Les constituants ont même eu peur du peuple. Mais au cours de son évolution et de son extension au conti­nent, on observe une démocratisation progressive, surtout au sein des constitutions des différents États (une plus grande place est accordée au référendum à l’Ouest qu’à l’Est).

 

Le fondement libéral

Le philosophe anglais John Locke disait que l’Amérique est née libérale. Sans aller jusque-là, on peut affirmer que le libéralisme est très profondément ancré dans l’histoire américaine et l’a toujours emporté sur toute autre forme d’idéologie. On utilise le terme libéralisme au sens français et européen : une orientation politique qui accorde la priorité à l’individu sur la communauté, aux droits du citoyen sur l’État et à la liberté sur l’ordre. Cette conception politique s’exprime ainsi concrè­tement par l’existence d’un gouvernement limité et laïque qui défend la tolérance religieuse mais aussi la propriété privée et le libre marché. D’après cette définition historique et classique du libéralisme, tous les grands partis politiques des États-Unis peuvent être qualifiés de libéraux. Dans ce sens, le terme couvre en effet la quasi-totalité du spectre politique étasunien, de gauche à droite. Les États-Unis n’ont jamais connu un mouvement socialiste durable, un parti communiste impor­tant ni même des partis d’extrême droite type fasciste. On ne peut pas attendre de ces derniers qu’ils mènent une politique, intérieure ou extérieure, autre que libérale.

Quand les Américains scrutent l’horizon en dehors de leurs frontières, ils s’éri­gent en remparts contre les totalitarismes de gauche et de droite. L’objectif du président Woodrow Wilson après la Première Guerre mondiale était de construire un ordre mondial stable fondé sur un internationalisme libéral-capitaliste qui se situerait au centre de l’éventail idéologique global, à l’abri de la double menace de la droite radicale et de la gauche révolutionnaire. On pourrait dire, en exagérant à peine, que l’Américain ne connait que le libéralisme. C’est là l’essence de ce que l’on appelle l’« exceptionnalisme américain »: la quasi-absence de tradition féodale, des institutions politiques et des structurations sociales qui allaient de pair avec cette tradition, y compris l’existence d’une caste (d’un ordre) militaire. L’« âme » de la culture politique américaine est celle de la classe moyenne. On pourrait aussi dire en exagérant à peine que même la classe ouvrière est porteuse des valeurs de la classe moyenne. La compétition politique aux États-Unis s’est presque toujours déroulée sur le terrain libéral, avec des valeurs et à travers des institutions libérales. Le pays demeure uni par un consensus idéologique libéral rarement remis en question.

Mais il convient de préciser les termes. Quand les Américains emploient le mot liberal, ils le font dans un sens spécifiquement états-unien. Dans son usage mo­derne, le terme anglais liberalism fait référence à une croyance dans les pouvoirs du gouvernement, capable de fournir justice et égalité face à l’opportunité. Les libé­raux américains veulent préserver les droits de l’individu et le droit à la propriété, mais ils sont favorables à une intervention étatique destinée à réguler l’économie et à pallier les effets néfastes du capitalisme et de l’économie de marché. Les libéraux affirment que les règlements, services et avantages libèrent les gens qui sont en marge des poids économiques et sociaux, et leur permettent d’intégrer le courant dominant de la vie économique. Ils considèrent que le gouvernement doit mener des actions énergiques pour mobiliser les ressources de la société afin de gérer les issues complexes du monde moderne. Mais les liberals américains partagent avec leurs compatriotes conservateurs une méfiance philosophique d’un État fort et trop présent, même si les conservateurs manifestent cette conviction avec plus de vigueur. L’idée d’un État limité est partie intégrante de la tradition américaine, même si elle n’est pas toujours respectée en matière de politiques publiques. La té­nacité de cette tradition est exprimée dans le dynamisme de la société civile améri­caine, en particulier par l’essor de groupes d’intérêt de toutes couleurs politiques.

 

État limité et politique étrangère

Si l’on veut évaluer à sa juste mesure le rôle des ONG dans la politique étran­gère des États-Unis, il convient de rappeler d’emblée la place centrale de la société civile dans la vie américaine, et en particulier dans la sphère politique. En effet, les groupes d’intérêt, et les ONG sont bien des groupes d’intérêt, constituent un vecteur puissant dans la prise de décision de l’État outre-Atlantique. En régime démocratique, cette capacité d’influence passe par la fondation de tels groupes, capables d’exercer une pression sur les pouvoirs législatif et exécutif. C’est le cas en France et beaucoup plus encore aux États-Unis, où les « lobbies » – appelés ainsi par leurs adversaires – parviennent à infléchir la diplomatie. Cette influence s’est d’ailleurs régulièrement renforcée au cours des trois dernières décennies, y compris aux dépens des partis politiques12.

Il existe aux États-Unis bien plus d’un million d’ONG représentant de mul­tiples confessions, groupes culturels, organisations écologiques, associations pro­fessionnelles ou associations d’entreprises, etc. Cependant, la plupart des groupes d’intérêt se situent dans la sphère économique, représentant le plus souvent un secteur spécifique comme le pétrole, l’agriculture, l’industrie aéronautique, l’indus­trie du spectacle ou les puissants syndicats ouvriers. Les intérêts stratégiques des États-Unis étant étroitement liés à leurs intérêts économiques, ces groupes jouent un rôle croissant dans la mondialisation de la planète. Il ne serait pas exagéré de dire qu’en politique étrangère il existe peu de menaces aussi graves qu’une crise finan­cière internationale. Mais les préoccupations économiques américaines affectent surtout les relations avec les autres puissances : par exemple Europe, Japon, Chine, Inde, Brésil et Russie. Elles occupent, donc, une place croissante dans les démarches internationales des États-Unis.

On peut dénombrer à Washington trois types d’ONG investies dans la po­litique étrangère. Les « lobbies » qui représentent les intérêts économiques et ci­viques des Américains ; les groupes représentant les mêmes genres d’intérêts des pays étrangers ; et les think tanks, les instituts de recherche. Ces trois types de groupes agissent directement sur les organes législatif et exécutif de l’État. Mais ils peuvent aussi avoir un impact direct sur la société civile ou sur d’autres ONG. Ces dernières peuvent être également engagées dans toutes sortes d’activités en dehors du territoire américain, qu’il s’agisse d’États ou de sociétés civiles étrangères. Ces activités sont parfois activement soutenues par Washington et sa diplomatie. Dans des cas pareils, les ONG se transforment en vecteurs de l’influence américaine. À l’inverse, certaines ONG opérant aux États-Unis peuvent être soutenues par des gouvernements étrangers qui cherchent à exercer une influence sur la diploma­tie américaine. C’est dire que les relations croisées entre les ONG et la politique étrangère américaine exercent un impact croissant et sont devenues extrêmement complexes dans un monde où la société civile transnationale connaît un essor consi­dérable à tous égards, et où son rôle dans les affaires internationales est devenu une réalité incontournable.

Une autre caractéristique de la société civile américaine qui fournit un terrain fertile pour les actions des ONG est sa diversité ethnoraciale. Le multiculturalisme des États-Unis incite certain groupes ethniques et des diasporas à se doter d’une structure organisationnelle afin d’influer sur la politique étrangère. Aux États-Unis, des « lobbies » qui représentent des diasporas sont très nombreux. Ces dernières parviennent parfois à influencer la politique extérieure de leur pays d’accueil en­vers leur foyer d’origine. Les diasporas réussissent ainsi à promouvoir et défendre leurs communautés ethniques et religieuses. À Washington, de nombreux gouver­nements étrangers ont créé des associations qui défendent leurs intérêts. Ainsi les ambassades étrangères reconnaissent l’importance des groupes d’intérêt sur la scène américaine. En mettant sur pied leurs propres « lobbies », ils manœuvrent en dehors des canaux classiques de la diplomatie. Les associations privées de la société civile peuvent jouer un rôle de premier plan dans la collecte, le transfert et la distribution des ressources financières et techniques aux pays d’origine des immigrés. Enfin, l’importance des instituts de recherches (think tanks) mérite d’être soulignée. Il est habituel que les administrations américaines sous-traitent leur réflexion stratégique dans le but de capter les bonnes idées de la société civile, y compris des anciens membres des gouvernements précédents.

Or, la multiplication des groupes d’intérêt rend l’élaboration de la politique étrangère américaine de plus en plus complexe. Le nombre de participants s’est considérablement accru et comprend, en dehors de nombreuses agences de l’exé­cutif et commissions parlementaires, le vaste univers de la société civile. Il faut re­connaître qu’aujourd’hui les intérêts nationaux des États-Unis, qu’il s’agisse de po­litique étrangère, d’économie ou de sécurité, ne peuvent absolument pas être com­pris sans prendre en compte le poids de la multitude ces groupes. C’est le cas des ONG qui militent dans un but précis, comme Amnesty International, Greenpeace, Human Rigths Watch, etc. Ce qui a conduit Pierrre Hassner à conclure en regar­dant le paysage international et le rôle des ONG américaines, surtout dans la dé­mocratisation de l’Europe de l’Est : « […] tous ceux qui avaient glosé sur l’absence de softpower américain se sont trompés. Dans le monde, l’Amérique dispose tout à la fois de la force des chars et de l’influence des ONG. Elle a ce qu’on appelle la puissance avec un grand P13. »

 

Nouveau paysage politique, nouvelle élite

La tradition libérale, conjuguée avec les spécificités de la construction nationale et la centralité de la société civile, a facilité les adaptations successives de l’État aux évolutions économiques et géopolitiques. Cette souplesse s’est notamment caracté­risée par le renouvellement des élites de tous les secteurs. La nouvelle élite « bobo » est la synthèse sociale de la contre-culture antiautoritaire et antimatérialiste des années 1960 et 1970 d’une part, et des « yuppies », ambitieux sociaux et âpres au gain des années 1980 : en bref des counter-cultural capitalists – « capitalistes de la contre-culture ». Cette nouvelle élite américaine n’est pas une élite technocratique dotée d’un fort sens du service public. Sa dimension « hippie » l’a rendue aller­gique à l’État et autres formes d’autorité hiérarchique. Elle exerce en revanche son influence à travers d’innombrables canaux privés, essayant de réformer la société américaine par des moyens plus culturels que politiques. Les bobos cultivent un ethos qui célèbre et même exige des capacités infinies d’innovation, d’expression individuelles et d’épanouissement personnel, autant d’objectifs de l’éducation post­moderne. Le travail des bobos se comprend par conséquent comme la poursuite de leur cursus universitaire. Ce sont des étudiants perpétuels à la recherche de nou­velles expériences exotiques, d’épanouissement personnel dans des petites commu­nautés locales. Mais cela ne fait pas pour autant des bobos une élite provinciale. Au contraire, cette nouvelle élite est fascinée par d’autres cultures lointaines et cherche à intégrer à leurs expériences personnelles et sociales quelques-unes de leurs carac­téristiques. Les bobos ont créé une haute culture d’avant-garde internationale qui est, au sens fort du terme, multinationale14. Mais il est très important de souligner que la nouvelle élite n’est pas moins religieuse que la précédente. L’Amérique reste un pays religieux. Les sondages nous révèlent qu’au moins 90 % de la population américaine croit en Dieu15. Les références religieuses s’appliquent a fortiori à la vie publique – même s’il existe aussi une solide tradition fondatrice de la république de la séparation de l’Église et l’État. Il faut aussi souligner que les États-Unis ne font pas la guerre au nom de Dieu, même si ses soldats sont croyants.

 

Libéralisme de la défense, défense du libéralisme

Une caractéristique forte dans l’histoire du libéralisme, et en particulier dans sa version américaine, est la suspicion profonde, voire l’hostilité envers la profes­sion militaire. La plupart des Pères fondateurs américains pensaient que les armées de métier étaient incompatibles avec les principes du gouvernement républicain, dangereuses pour les libertés d’un peuple libre et pour la prospérité économique, susceptibles d’être transformées en outils du despotisme, et donc menaçantes pour la paix. À leurs yeux, les armées de métier ne servaient que le bon plaisir des rois, pas les intérêts des citoyens. Ils considéraient que la guerre était une survivance mo­narchique et aristocratique. Les Pères fondateurs, dans la tradition d’Adam Smith et de la philosophie des Lumières développée en Écosse, croyaient que les « nations civilisées » étaient celles qui se tournaient vers les commerce, non vers la guerre16.

Bien entendu, le commerce et la guerre n’ont pas toujours été perçus comme an­tinomiques. L’historien et stratège militaire américain Alfred Thayer Mahan (1840­1914) remarquait à la fin du siècle dernier que les intérêts politiques, commerciaux et militaires sont tellement entremêlés que leur interaction mutuelle constitue un même ensemble. Suivant les idées de Mahan, ayant conquis le contrôle des mers, une flotte peut favoriser la puissance économique de son pays en maintenant son accès aux ressources mondiales, tout en étranglant l’économie ennemie. Il a proposé à son pays une stratégie fondée sur le sea power, la puissance maritime. Ses thèses sont fondées sur une analyse de l’originalité géopolitique de la situation des États-Unis. Prédisant la domination mondiale des États-Unis grâce à la maîtrise des mers, il y exposait les trois impératifs de son pays dans la conquête de la puissance : s’as­socier à la Grande-Bretagne pour le contrôle absolu des mers ; contenir l’Allemagne dans un rôle continental en lui déniant le contrôle des mers ; mettre en place une défense coordonnée des Américains et des Européens. Dans ce but, il préconisait la construction d’une flotte puissante apte à assurer au pays la maîtrise des mers17.

À cause de la croissante interdépendance économique du système internatio­nal, la primauté de la logique commerciale sur la logique de guerre s’est accrue depuis la fin de la guerre froide. Par exemple, la stratégie « géo-économique » prend le pas régulièrement sur la stratégie géopolitique classique, surtout depuis que les États-Unis n’ont plus besoin de mener une politique d’endiguement d’une menace idéologique, politique et militaire. La stratégie d’« élargissement démocratique » du président Clinton avait pour but d’accroître le nombre des démocraties libé­rales, pas seulement parce que cela permettrait l’extension et la défense des valeurs américaines, et pas seulement parce que les démocraties libérales font de bons par­tenaires commerciaux, mais parce que les démocraties libérales ne se sont jamais fait la guerre (ce qui est connu sous la rubrique de « paix démocratique »). Pour les Américains, l’extension de la démocratie libérale a par conséquent une dimension vitale de sécurité. Et on retrouve là encore le désir des Américains de faire fusionner politique intérieure et politique étrangère. Comme Bill Clinton l’a dit, parfois trop souvent si l’on en croit ses détracteurs, il n’y a pas de différence entre politique étrangère et politique intérieure. Dans un monde interdépendant d’économies fon­dées sur les technologies de l’information, tous les secteurs de la politique tendent à se rejoindre, qu’il s’agisse de la politique étrangère, commerciale, fiscale, éducative, de défense, etc. Une fois de plus, nous constatons la tendance américaine à conce­voir la politique étrangère dans les mêmes termes que la politique interne, à vouloir voir le monde à l’image des États-Unis.

 

L’idéal militaire

La crainte d’une armée professionnelle a conduit à la création d’institutions qui influencent toujours les relations entre civils et militaires. L’idéal militaire, et il faut souligner ici « idéal », dans la pensée américaine est celui de Cincinnatus (la réplique américaine en étant le Minute Man), qui laissa sa charrue, prit son épée pour défendre la république et, une fois la mission accomplie, déposa son épée et re­tourna à son champ. La défense, comme le suffrage, devait être la responsabilité de chaque citoyen. La tradition des milices locales s’est perpétuée à travers l’institution actuelle de la garde nationale – une armée de citoyens à temps partiel qui relève de la double autorité des États fédérés et de l’État fédéral en temps de paix, et peut être intégrée à l’armée nationale en temps de guerre. De même que le fédéralisme améri­cain permet au gouvernement de rester près du peuple, la garde nationale maintient la défense et l’establishment militaire près du peuple. Contrairement à d’autres pays où le but serait de militariser la population, il s’agit aux États-Unis de chercher à dé­mocratiser l’armée. Il faut bien remarquer aussi qu’un courant pacifiste est demeuré puissant au cours de l’histoire américaine. Le rejet total de la guerre s’accorde avec la vision libérale selon laquelle les hommes sont des êtres rationnels qui, par consé­quent, devraient être en mesure de parvenir à des résolutions pacifiques des conflits.

Bien que les relations entre civils et militaires aux États-Unis se soient construites à partir d’une crainte du militaire professionnel et d’une idéalisation des objectifs commerciaux plutôt que militaires, l’esprit américain n’est pas complètement op­posé à la guerre. Par ailleurs, pour que les Américains acceptent la guerre, même dans la défense de leurs intérêts, il faut que celle-ci leur apparaisse comme une entreprise qui fait avancer des idéaux et des principes universels tels que la démocra­tie, l’autodétermination, l’État de droit, la liberté des mers, etc. Les Américains ne veulent pas que leurs guerres se limitent à l’agrandissement du territoire et du pou­voir, mais qu’elles soient menées au nom d’idéaux plus élevés. Bien évidemment, comme toutes les autres nations, les États-Unis agiront en dernière instance pour la protection de leur propre conception de leurs intérêts vitaux. Aux Etats-Unis, de tels propos relèvent de l’opposition traditionnelle entre « réalistes » et « idéalistes » : jusqu’où la politique étrangère peut-elle contrarier des intérêts économiques et stra­tégiques pour promouvoir des valeurs propres à la démocratie? Tout président est appelé à élaborer sa synthèse en penchant soit d’un côté, soit de l’autre. Lors de la campagne présidentielle de 1992, par exemple, le candidat Clinton a présenté sa politique étrangère comme relevant du « réalisme démocratique » ou alternative­ment d’un « réalisme wilsonien » car Woodrow Wilson est toujours perçu comme un idéaliste naïf, notamment en raison de son acharnement à créer la Société des Nations. La même nécessité de synthèse des traditions se trouve aussi dans les pro­pos de George W. Bush lors de ses campagnes présidentielles – ainsi que chez ses adversaires du Parti démocrate18.

 

Grammaire de la guerre

Dans son ouvrage Stratégie théorique II, le général français Lucien Poirier réflé­chit à l’impact, en cas de guerre, du « langage », qui par extension englobe l’en­semble du système de significations dans une culture donnée. Prenant l’exemple du récit d’un siège sur le Nil lors d’une des croisades, rapporté par le chroniqueur du XIIIe siècle Jean de Joinville dans son ouvrage Vie de Saint-Louis, Poirier montre que les deux parties engagées au combat ne donnent pas toujours le même sens à leurs actions, ce qui entraîne des conséquences cruciales pour l’issue de l’affrontement. Ce que chaque partie considère comme un usage légitime de la force n’est pas toujours bien compris par l’autre. Pour que les mêmes règles du jeu politico-straté­gique s’appliquent, de manière implicite ou explicite, à la relation entre les objectifs politiques et les moyens militaires, les adversaires doivent, d’une manière ou d’une autre, être des « partenaires », partageant à un certain point avant la fin des combats une compréhension claire et sans équivoque de la signification de l’emploi de la force. Le sens des coups échangés et l’objectivité de leurs résultats s’inscrivent ainsi dans le même système, le même code de significations. Une relation conflictuelle ne peut pas évoluer vers une issue réciproquement comprise si celle-ci n’est pas rendue intelligible par une référence commune – ne serait-ce que temporaire – aux mêmes critères de rationalité, afin que les deux parties puissent voir clairement et de la même manière la nécessité politique et l’utilité de l’emploi de la force.

Si les deux adversaires dans un conflit ont recours au test des armes, ils utilisent un système de valeurs culturelles afin de mesurer les coûts militaires acceptables, le prix à payer en sang et en richesse, nécessaires pour résoudre et surmonter les questions et enjeux politiques. Par conséquent, les « règles du jeu » communes dans des situations de conflit existent plus clairement lorsque les adversaires proviennent de la même aire culturelle. Les règles du jeu et les valeurs communes sont aussi cruciales pour une utilisation bien comprise de la menace de la force, afin d’éviter son utilisation réelle. Comme au temps de Saint-Louis, les relations entre deux ad­versaires sont sujettes à une certaine disjonction des deux matrices de significations, disjonction qui doit être prise en considération dans toute discussion concernant la sécurité mutuelle.

Bernard Lewis, par exemple, dans son ouvrage The Political Language of Islam, démontre comment, encore aujourd’hui, nous devons demeurer prudents dans la « lecture » d’un système de significations différent dans toute référence au pouvoir, à l’autorité, à la guerre et la paix. Cependant, même au sein du système stato-cen-trique, notre regard est constamment détourné des États individuels pour se focali­ser sur les institutions transnationales et les forces que les États ont collectivement construites : comme les systèmes monétaires et commerciaux internationaux ou régionaux, les organes formels et explicites chargés de conclure des accords bilaté­raux ou multilatéraux, ainsi que les conventions et institutions entre États. Donc, le cadre d’analyse qui touche à la sécurité devrait être plus large, incluant toutes les relations au sein d’un ensemble d’accords réciproques, reliés par des « conventions » ou « habitudes » implicites et informelles – pas seulement entre les États mais in­cluant aussi des relations coutumières entre les populations, sous-groupes et entités économiques.

Le stratège britannique Colin S. Gray, dont l’œuvre est en partie consacrée à la relation entre stratégie et culture, remarque qu’il existe pour tout peuple une culture stratégique liée à un style national, les deux étant nécessaires pour com­prendre les relations d’une nation avec le reste du monde, et en particulier avec ses adversaires. Pour Gray, le style national stratégique des États-Unis est marqué par leur situation géographique en tant que « continent insulaire », leurs tradi­tions libérales et leur succès dans presque toutes les guerres qu’ils ont menées. Pour comprendre les problèmes et les avantages sécuritaires américains, on doit commencer par la géographie – politique, physique, économique et culturelle. Gray énumère les spécificités du style stratégique américain : que les bonnes causes triomphent toujours ; que les États-Unis peuvent réussir dans tout ce qu’ils poursui­vent avec détermination ; que son économie peut produire davantage dans un effort de guerre que n’importe quel ennemi, en particulier une technologie militaire su­périeure ; une réticence à se préparer sérieusement à la conduite réelle de la guerre ; une croyance que la paix est l’état normal des affaires entre nations ; une foi dans le progrès ; une foi en Dieu ; et un optimisme et une confiance en soi généraux qui frôlent l’arrogance. Néanmoins Gray souligne que les États-Unis sont une super­puissance et, ajoute-t-il, le principal organisateur et chef de file d’une alliance ma­ritime mondiale, qui comprend les riches démocraties de la planète. Cette alliance détient une position clé pour entourer et endiguer les puissances terrestres comme la Russie et la Chine, comme cela s’est fait par le passé envers l’Allemagne19.

 

Toujours prospère

Pour bien comprendre les relations des États-Unis au reste du monde, il ne faut pas oublier que c’est un pays riche et qui a toujours été riche. Depuis la fondation de la république au XVIIIe siècle, et en dépit de revers conjoncturels et de cycles de récession, les États-Unis ont connu un accroissement impressionnant de leur richesse et de leur puissance dans la longue durée. Cette condition de prospérité marque profondément la mentalité américaine. Néanmoins, les États-Unis ne sont à l’évidence plus dans la même position dominante que celle qu’ils occupaient à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. L’effort de guerre considérable avait permis à l’économie américaine de surmonter la plus grave crise économique de toute son histoire, la Grande Dépression. Mais parmi tous les pays industriels avancés du monde existant avant la guerre, les États-Unis furent les seuls à sortir de ce conflit en meilleur état qu’à la veille de celui-ci. Après la Première Guerre mondiale, les Américains produisaient 25 % de la richesse mondiale, alors que dans les années 1950 la prospérité américaine représentait presque la moitié de celle du monde – ou au moins 40 %, selon les méthodes statistiques employées. Aujourd’hui, l’économie américaine est revenue à son niveau « normal » d’avant-guerre, environs 25 % de la richesse mondiale. Une chose est sûre, la période de relatif fléchissement des États-Unis a été, au point où nous en sommes, assez courte, mais pourrait néanmoins constituer un signe avant-coureur d’un fléchissement plus marqué dans un avenir prévisible.

Il est vrai que, dans la très longue durée, depuis Rome, en passant par la Chine impériale, Venise, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique jusqu’aux États-Unis aujourd’hui, l’ascension et la chute des grandes nations ont été fondées avant tout sur une relative force économique. Comme Paul Kennedy le décrit dans son ouvrage classique, The Rise andFall of Great Powers, plus un État est engagé internationalement, plus il a besoin d’une force économique20. L’extension du pouvoir et de la présence internationale d’un pays exige davantage de ressources, d’où une pression de plus en plus forte qui, en fin de compte, mène à un affaiblisse­ment. Kennedy parle à ce propos d’une logique de « sur-extension impériale » (im­perial overstretch). Cependant, les critiques du livre de Kennedy estiment que la fai­blesse de son analyse réside dans son insistance à établir un parallèle entre l’Empire britannique et l’actuelle hégémonie des États-Unis. En bref, la présence américaine dans le monde a très peu de ressemblance avec un empire territorial classique du XVIIIe ou XIXe siècle. Mais, d’après Richard Rosecrance, les Américains ont inventé une nouvelle forme de pouvoir, géré par une forme d’État inédit – ce qu’il appelle l’État « virtuel »21. Ce dernier succède à l’État territorial et à l’État commerçant. Là où l’État territorial contrôlait les ressources de la Terre, et l’État marchand l’échange des produits finis, l’État virtuel contrôle le flux de capital, de travail, mais surtout le flux de l’information et du savoir.

Qu’entend-on plus précisément par « État virtuel » ? Dans le passé, les forces matérielles étaient dominantes dans la croissance, le prestige et le pouvoir d’une nation. Aujourd’hui, ce sont les produits de la matière grise qui prennent le devant. C’est ce que l’économiste Robert Reich, ancien secrétaire d’État au Travail et ami de Bill Clinton, a appelé le travail « symbolique-analytique22 ». Aujourd’hui, les produits de ce travail sont aussi ce qu’on pourrait appeler les produits culturels véhi­culés par les moyens de communications postmodernes. Les nations qui maîtrisent le virtuel peuvent déplacer la plupart de leur production matérielle sur des milliers de kilomètres, en centrant leurs efforts à domicile sur la recherche, le développe­ment et la conception. Il en résulte un nouveau type de partenariat de production entre ce que Rosecrance nomme les head nations (les nations de « tête » ou de « cer­veau »), qui conçoivent les produits et ensuite coordonnent leur production, et les body nations (les nations du « corps »), qui produisent ces richesses matérielles. Les événements dévastateurs des deux guerres mondiales et de la fin de la guerre froide, affaiblissant d’autres puissances, ont renforcé celle des États-Unis, lui permettant de concentrer une part plus large de la richesse mondiale, par rapport à l’étiage « na­turel » de sa position globale sur l’ensemble du siècle. Alors que d’autres puissances retrouvent leur équilibre et leur croissance, la part de la richesse mondiale produite par les États-Unis décline, mais en termes relatifs.

 

Conclusion

Les facteurs souterrains de la longue durée qui ont façonné les États-Unis et qui imposent une certaine continuité dans leurs relations avec le monde proviennent d’un « accident » géographique initial, mais surtout d’une combinaison réussie entre l’histoire de leur peuple – un peuple largement mais pas exclusivement d’origine européenne -, la nature de leurs caractéristiques économiques, politiques, militaires et culturelles. Les Américains ont aussi tirés les avantages accordés par un appareil étatique qui a su doser les dimensions territoriales, maritimes, commerciales et « virtuelles ». C’est aussi un État qui laisse une large place à la société civile et au caractère entreprenant de son peuple. L’idéologie libérale américaine et l’isolement géostratégique du pays ont conduit les États-Unis à tenter souvent d’assimiler la politique étrangère à la politique intérieure, à traiter les problèmes internationaux dans les mêmes termes que les questions domestiques, à projeter, à internationaliser les valeurs et les institutions américaines. Curieusement, leur isolement géographique dans le passé a non seulement alimenté un isolationnisme diplomatique, mais aussi une tentation à l’unilatéralisme. Le tropisme historique des États-Unis se situe dans la construction d’un ordre international stable fondé sur un modèle libéral-capitaliste qui se situerait au centre de l’éventail idéologique global, à l’abri de la double menace de la droite radicale et de la gauche révolutionnaire. En bref, Woodrow Wilson, à l’instar de tous les présidents qui lui ont succédé, voulait un monde à l’image des États-Unis qui incarnerait les valeurs et les institutions américaines. La ferme conviction américaine est qu’un tel monde serait libre, prospère et en paix. Reste à savoir si ce dosage des facteurs qui s’enracine dans la longue durée américaine sera destiné à un aussi long et prometteur avenir.

 

Notes

  1. Fernand BRAUDEL, « La longue durée », Écrits sur l’Histoire, Flammarion, 1969, p. 50.
  2. Fernand BRAUDEL, Grammaire des Civilisations, Flammarion, 1993.
  3. Lucien FEBVRE, L’Europe:genèse d’une civilisation, Perrin, 1999, p. 75-77.
  4. Fernand BRAUDEL, Grammaire, 502-505.
  5. Walter LICHT, Industrializing America: The Nineteenth Century, The Johns Hopkins University Press, 1995.
  6. David BROOKS, Bobos in Paradise: The New Upper Class andHow They Got There, Simon & Schuster, 2000.
  7. Nicholas J. SPYKMAN, America’s Strategy in WorldPolitics, the United States and the Balance of Power (1942). L’œuvre de MACKINDER est substantielle.
  8. Zbigniew BRZEZINSKI, Le Grand Échiquier, l’Amérique et le reste du monde, Pluriel, 1997.
  9. Cité dans Thomas A. BAILEY, A Diplomatic History of the American People, New York, Appleton-Century-Crofts, 1958, p. 4.
  10. Colin S. GRAY, Maritime Strategy, Geopolitics, and the Defense of the West, Rampao Press, 1986, p. 24.
  11. Justin VAISSE, « De l’infériorité des régimes démocratiques dans la conduite des affaires extérieures : une relecture contemporaine de Tocqueville, » The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, 30, n° 1, 2009, p. 140. Voir aussi Samy COHEN, « Démocratie et politique étrangère : repenser les termes du débat », Mélanges,

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/FD001136.pdf.

  1. Pour un plus ample développement, voir Steven EKOVICH, « Les ONG et la politique étrangère des États-Unis », in Géostratégiques, avril 2007, n° 16,

http://www.strategicsinternational.com/16_06.pdf. Ce qui suit est tiré de cet article.

  1. Laure MANDEVILLE, « Les ONG américaines démocratisent l’ex-URSS », Le Figaro, 6 avril 2005, p. 10. Voir sur la même page, Philippe GÉLIE, « Les think tanks de plus en plus influents au Département d’État ».
  2. BROOKS,
  3. Voir par exemple: « U.S. Religioius Landscape Survey », The Pew Forum on Religion and Public Life, disponible sur http://religions.pewforum.org/reports.

 

  1. Toutes ces question sont traitées dans Steven EKOVICH, « Libéralisme et militarisme aux États-Unis », in Politique américaine, n° 2, été-automne 2005 ; et EKOVICH, « Les Etats-Unis : de la défense du libéralisme au nécessaire libéralisme de la défense »,

Géostrategiques, avril 2001, n° 4, disponible sur : http://www.strategicsinternational.com/ f4ekovich.htm.

 

Ce qui suit sur « libéralisme et défense » est tiré de ces deux articles.

  1. Voir ses ouvrages classiques : The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1890), et Little, Brown & Co, Boston, 1897, Kennikat Press, Port Washington NY, 1970 (repr.).
  2. Steven EKOVICH, « George Bush : Vers une nouvelle politique étrangère », Géostratégiques, janvier 2001, n° 1,http://www.strategicsinternational.com/georgebush. htm, et « George W. Bush : A new foreign policy for a new president? », Geostratégiques, février 2001, n° 1.
  3. GRAY, Nuclear Strategy and National Style, Hamilton Press, 1986, p. xi et p. 313-315.
  4. The Rise and Fall of the Great Powers from 1500 to the Present, Random House, 1987. Traduction française : Naissance et déclin des grandes puissances : transformations économiques et conflits militaires entre 1500 et 2000, Paris, Payot, 1989.
  5. Voir Richard ROSECRANCE, The Rise of the Virtual State: Wealth and Power in the Coming Century, Basic Books, 1999. Traduction en français : Débat sur l’État virtuel, Presses de Sciences-Po, 2002. Voir aussi, du même auteur, The Rise of the Trading State: Commerce and Conquest in the Modern World, Basic Books, 1986. Pour un développement plus ample de la pensée de Rosecrance, voir EKOVICH, « Libéralisme et militarisme aux États-Unis ».
  6. Robert REICH, The Work of Nations: Preparing Ourselves for 21st-Century Capitalism, Vintage Books, 1992. Traduction : L’Économie mondialisée, Dunod, 1997.
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