La guerre des hydrocarbures sud-américains

Le Général (cr) Henri PARIS

Février 2006

Le pétrole représente un enjeu prééminent dans le monde, au point que l’on évoque désormais une guerre du pétrole. L’Amérique du Sud est >un des champs de bataille de cette guerre.

Avant que d’examiner les stratégies employées et le rôle primordial que joue le Vénézuéla dans la bataille, il convient d’examiner la physionomie et le cadre dans lequel se déroule cette lutte. En particulier, il est nécessaire de clarifier quantitativement la production des hydrocarbures sud-américains aussi bien au début du XXIème siècle qu’en prospective.

La mesure quantitative des hydrocarbures

La comptabilité de la production comme de la ressource pétrolière potentielle est extrêmement compliquée pour plusieurs raisons.

Le premier obstacle de taille réside dans les différences que présentent les références comptables employées pour mesurer les quantités de brut, aussi bien extraites que raffinées et en réserve identifiée ou probable. Les Américains utilisent comme mesure le baril qui est l’équivalent de quelque 159 litres, 158,88 litres exactement. Cette unité provient des premiers tonneaux standards qui ont servi à stocker le pétrole lorsque sa production a démarré en 1859 au Texas. Le baril est ainsi l’unité qui sert de référence à toutes les transactions et bien souvent à la production. Cependant, à la pompe, aux Etats-Unis, le baril étant une unité trop forte, le carburant est délivré en gallons, l’équivalent de 3,785 litres.

Les Européens, de leur côté, utilisent le système métrique et mesurent le brut en tonnes et en litres. La conversion du baril en tonne varie de 7 barils pour une tonne en Syrie à 9,3 en Thaïlande et la moyenne mondiale, très discutable, tourne autour de 7,6 barils pour une tonne.

Autre discordance majeure, tous les bruts ne sont pas de la même qualité, loin de là et demandent donc des traitements différents lorsqu’ils sont raffinés, avec des coûts correspondants. La densité des bruts est aussi diverse et si un litre d’eau pèse un kilogramme, cela n’est pas vrai du litre de brut et un baril de brut pèse d’un poids différent en fonction de la qualité du brut.

On distingue les pétroles légers des huiles lourdes issues des sables asphaltiques ou des schistes bitumineux. Ces huiles lourdes existent parfois sous une forme quasi solide, comme du bitume. Il s’agit d’un pétrole non conventionnel pour établir une distinction avec le pétrole léger.

En fonction de la qualité du brut, l’extraction est plus ou moins aisée, avec les coûts qui s’ensuivent et auxquels, à due proportion, s’ajoutent ceux du raffinage. L’extraction est réalisée à partir d’installations terrestres ou en mer à partir de plates-formes supportant les systèmes de forage. En 1980, on n’arrivait à extraire que de 10 à 20 % du volume de brut contenu dans un réservoir. L’amélioration des techniques permet, au début du XXIème siècle, d’assurer une rentabilité de 30 à 40 % et il est vraisemblable que l’on passera couramment de 50 à 60 % en 2025. Le taux de récupération le plus faible est celui du pétrole non conventionnel : à titre d’exemple, un gisement de bitume au Vénézuéla ne permet un taux de récupération que de 8 %. La récupération du pétrole extra-lourd, en l’état actuel des techniques, consiste à injecter de la vapeur afin de transformer le bitume en fluide. Pour les autres qualités de brut, est employée la technique d’une injection de gaz sous pression pour faire remonter le brut, soit rendre le pétrole moins visqueux, soit encore rendre plus visqueuse l’eau à laquelle le pétrole est toujours mélangé. Le pompage est ainsi facilité.

Intrinsèquement, donc, ces conditions expliquent les difficultés à tenir une comptabilité rigoureuse du pétrole produit. Les compagnies pétrolières, par ailleurs, ne sont guère coopératives et ne communiquent leurs résultats de production ainsi que l’état de leurs stocks qu’avec réticence et avec une approximation voulue. En effet, de ces résultats sont fonctions et le prix de vente du baril et le cours de l’action de la société, ou, s’il s’agit d’une société à capitaux publics, la hauteur de la richesse de l’Etat.

L’exactitude prouvée ne peut exister que sur les quantités consommées dans un Etat ou un groupe d’Etats ayant une comptabilité publique. De là découle l’appréciation des quantités extraites globalement. Quant au marché du pétrole et aux conditions des transactions, l’opacité en est particulière.

La production quotidienne mondiale de brut, 85 millions de barils pompés en 2005, correspond à la consommation journalière. Il n’y a donc en pratique aucune marge autre que celle des stocks qu’ont constitués les sociétés pétrolières ou les Etats.

Les réserves clairement identifiées atteignent 2.113 milliards de barils. Les plus fortes réserves, 890 milliards de barils, sont au Proche et au Moyen-Orient, concernant l’Arabie Saoudite, le Koweït, l’Iran… Restent le problème des réserves probables, c’est-à-dire celles non détectées avec précision mais pressenties. Ces probabilités ont trait essentiellement au pétrole extra-lourd contenu dans des sables bitumineux. Par ailleurs, les réserves, même identifiées font l’objet de déclarations sciemment erronées. C’est ainsi que le potentiel du champ offshore de Kashagan dans la Caspienne, relevant du Kazakhstan, a été réévalué de 7 à 13 milliards de barils et une seconde réévaluation pourrait aller jusqu’à 25 milliards de barils. En dehors d’une imprécision due aux incertitudes de l’exploration, toujours possible, l’exploitant a tout intérêt à faire valoir l’importance du pétrole de la Caspienne et des oléoducs d’évacuation dans les circonstances géopolitiques offertes en 2005. Autre exemple, celui de l’Arabie Saoudite qui a annoncé, en 2005, posséder 200 milliards de barils de plus que les 270 milliards portés auparavant officiellement en tant que réserve. Le but est clair : augmenter les quotas de production fixés par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) à laquelle appartient l’Arabie Saoudite.

Quoiqu’il en soit, la production de pétrole est tendue et doit accompagner la hausse de la consommation tirée par l’augmentation de la demande provenant des pays émergeants comme la Chine, l’Inde et le Brésil. Les Etats-Unis restent le plus fort consommateur et leur propre production n’atteint que 40 % de leurs besoins. Les Etats-Unis ont donc un besoin absolu d’importer du pétrole. La ressource globale, quelles que soient les découvertes encore possibles, est appelée inéluctablement à se raréfier, ne serait-ce qu’en fonction d’une demande accrue évaluée à 121 millions de barils en 2030.

C’est dans ce cadre que se place l’évaluation des réserves pétrolières sud-américaines identifiées : 262 milliards de barils, soit 12,4 % des réserves mondiales. Cette réserve sud-américaine se subdivise en 150 milliards de barils de pétrole lourd ou extra-lourd, donc d’un coût de revient élevé à la production et 112 milliards de baril de pétrole léger. Le potentiel sud-américain, en qualité, est semblable à celui du pétrole nord américain : il comprend près de 50 % de brut non conventionnel, à la différence des réserves dans le reste du monde, notamment au Proche et au Moyen-Orient, composées essentiellement de brut léger, donc plus intéressant que le brut sud et nord-américain.

Les réserves et la production sud-américaines peuvent apparaître d’une faible importance pour les Américains en regard du potentiel offert par le reste du monde. Cette vision serait conduite par des appréciations quantitatives et qualitatives de ce brut. Cependant, il n’en est rien. Les Américains ont une optique réaliste. Leur demande est appelée à croître tandis que l’offre ne peut que baisser. Par ailleurs, l’épuisement de la ressource pétrolière mondiale est programmé. Le gaz prendra bien le relais progressivement, mais il est nécessaire souvent de le liquéfier et il perd alors la moitié de son potentiel énergétique. L’épuisement complet de la production en hydrocarbures est inéluctable et se fera sentir progressivement pour intervenir totalement avant la fin du XXIème siècle. La substitution par des énergies renouvelables n’est pas encore acquise.

En outre, en dehors des gisements d’hydrocarbures de la mer du Nord, en voie d’épuisement, les sites d’extraction sont tous situés dans des pays politiquement instables, l’Irak n’en est qu’un exemple en 2005, ou franchement hostiles comme l’Iran.

C’est pourquoi le continent sud-américain revêt pour Washington une importance primordiale. Ne serait-ce qu’en vertu de l’exigence d’une diversité d’approvisionnement en hydrocarbures. En effet, un pays comme le Koweït a déjà cessé ses approvisionnements en 1990 du fait de l’invasion irakienne. Le cas peut se reproduire avec le Qatar ou l’Arabie Saoudite en proie à des troubles. En outre, la maîtrise de la ressource pétrolière mondiale permet le contrôle géopolitique des relations internationales et favorise la politique de puissance de Washington.

 

La production sud-américaine en hydrocarbures

Le continent sud-américain est compris comme l’Amérique du Sud, l’Amérique centrale et les Antilles, à savoir essentiellement Trinidad et Tobago, à 15 km de la côte vénézuélienne et pratiquement la seule productrice d’hydrocarbures des Antilles.

Avec toutes les précautions et circonspection, dont les raisons ont été précitées, le continent sud-américain, dans la première décennie du XXIème siècle produit annuellement plus de 300.400.000 tonnes. En ce qui concerne le gaz, les quantités attendues durant la même période s’établissent 182.300 millions de mètres cubes.

Le producteur le plus fort en brut est le Vénézuéla, en gaz le Brésil.

L’Amérique du Sud, globalement, est exportatrice d’hydrocarbures et là se trouve l’essentiel des ressources du continent pris dans son ensemble comme pays par pays. L’autre ressource est la drogue dont la Colombie fournit un bon exemple, mais peu avouable, ou la viande dont l’Argentine présente également un bon exemple. La ressource principale est cependant représentée par les hydrocarbures détenus par peu de pays.

 

  • Venezuela

Avec une production annuelle de 3,1 millions de barils en 2005, qu’il espère porter à 5 millions en 2009, le Vénézuéla est le 5ème exportateur de pétrole dans le monde et assure 15 % des importations des Etats-Unis en leur vendant 75 % de ses exportations. La moitié des recettes de l’Etat provient des taxes et royalties relevant des hydrocarbures. La production de gaz n’est pas négligeable, 32 millions de m3, mais secondaire. Le pétrole, très souvent du brut non conventionnel, issu de schistes bitumineux ou de bitumes, exige des frais d’extraction très élevés.

 

  • Brésil

La production significative du brut brésilien est récente, mais de plus, elle est en chute. Elle est passée de 920.000 barils quotidiens en 1997 pour chuter à 720.000 en 2005. En revanche, la production de gaz est intéressante. Le Brésil s’est lancé de façon très forte dans une production de substitut, en l’occurrence du biocarburant, l’éthanol. Pays émergeant, le Brésil a un besoin pressant d’énergie.

  • La Colombie

Troisième pays producteur, la Colombie a une production en baisse dans des proportions alarmantes. Elle est inférieure à 500.000 barils quotidiens. Un potentiel subsiste, peut-être, mais il est enfermé dans des zones contrôlées par la guérilla et donc inaccessible.

  • Les autres pays

Que ce soient l’Equateur, le Pérou, la Bolivie, le Chili et les autres, les pays sud-américains, sans être totalement dépourvus de pétrole, sont de petits producteurs. En revanche, le gaz offre de larges perspectives, notamment en Bolivie qui produisait en 2001, 37.300 millions de m3 pour doubler sa production en 2004. Trinité et Tobago recèle aussi d’importants gisements de gaz.

  • La prospective en matière de production des hydrocarbures

En dehors du Vénézuéla surtout et du Brésil, la production pétrolière sud-américaine est sur le déclin. Les deux pays, que ce soit en site terrestre ou offshore, concentrent la production et les réserves. Ils seront parmi les derniers dans le monde à accuser un épuisement de la ressource, bien après les autres pays sud-américains et nord-américains.

Voilà pourquoi l’Amérique du Sud est l’objet d’un souci constant à Washington, notamment le Vénézuéla et le Brésil, en dehors d’un contexte géopolitique et géostratégique plus général.

  • L’organisation de la production

Comme tous les pays, à l’exception des Occidentaux et notamment des Américains, mais à l’exemple des Russes, les Sud-Américains ont développé un système de société de production, extraction raffinage et essai d’acheminement, à capitaux étatiques, établissant un schéma vertical jusqu’à la pompe à essence du consommateur. Les capitaux sont totalement étatiques, cas de Petroleos de Venezuela, Société Anonyme dont la totalité des actions est détenue par l’Etat, PdVSA, ou partiellement cas de Petroleos de Brasil, Petrobras.

Les majors occidentales sont très présentes comme Exxonmobil, Shell, BP. Total-Fina-Elf moins. Il y a coexistence de deux systèmes.

Les deux géants PdV SA et Petrobras coopèrent très activement. En 2005, à titre d’exemple, ils ont conclu cinq accords d’une valeur de 4,7 milliards de dollars à raison de 50 % chacun. Il s’agit de la construction de raffineries, le développement de champs de gaz naturel qui a donné lieu à un rejet des offres d’Exxon Mobil et de la Shell, l’évaluation d’un champ pétrolier, Carbobo, dans la région de l’Orénoque. Les deux accords ont trait à des champs de pétrole et de gaz au Vénézuéla.

Quoique de mauvaise qualité et d’un rendement faible, le brut vénézuélien est promis à un très bel avenir, compte tenu d’un baril flirtant avec les 70 dollars en 2005 et une prévision à 100 dollars en 2010, ainsi que de la perspective d’une amélioration des rendements d’extraction.

Cependant, des investissements lourds sont nécessaires, tant afin d’assurer la recherche et l’exploration que l’amélioration du rendement de l’extraction d’un pétrole bitumineux ainsi que son raffinage.

 

Pétropolitique, pétrodiplomatie et malédiction du pétrole

Le pétrole porte en soi sa malédiction qui rejaillit sur les pays producteurs, comme sur les pays consommateurs mais aussi sur les particuliers : nul n’est à l’abri.

Si l’on étudie, pays par pays, les producteurs de pétrole, on établit que la manne pétrolière n’a jamais servi au décollage économique et technologique d’un pays. Le cas est flagrant en ce qui concerne les pétromonarchies. Leur PNB baisse, y compris le PNB per capita, le chômage s’installe durablement et a tendance à augmenter, alors que la manne pétrolière est en croissance, ne serait-ce que par le volume de la production et l’envolée du prix du baril. Qui plus est, phénomène entièrement nouveau, la situation pour une part engendre une instabilité politique.

  • La corruption

La malédiction pétrolière favorise une corruption qui n’épargne pas plus les producteurs que les consommateurs. Aucun marché dans un pays producteur n’est pratiquement réalisable sans mise en œuvre de dividendes occultes. Halliburton, société américaine spécialisée, entre autres, dans les équipements pétroliers, est accusée de distribuer des rétributions occultes, ce qui entache la réputation de son ancien président directeur général, Dick Cheney, devenu vice-président des Etats-Unis. Condolezza Rice est dans le même cas. La contagion finit même par gagner de très hauts responsables français du ministère des Affaires étrangères, fortement impliqués dans une affaire de corruption dans le cadre du programme irakien « Pétrole contre nourriture ».

La malédiction n’a pas épargné l’Amérique du Sud et, en 2005, le Brésil a été le siège de troubles intérieurs longs et violents. Le président de gauche, Lula da Silva et son gouvernement ont été accusés de corruption, certainement pas à tort.

La contagion gagne l’Argentine et son péronisme, pas plus à tort. L’ensemble de l’Amérique du Sud est en proie au trouble.

Hugo Chavez, président du Vénézuéla, à la tête de sa puissance pétrolière, mène une politique résolument anti-américaine, tempérée de pragmatisme. Sa révolution, Hugo Chavez l’a dédiée à Bolivar.

  • La révolution bolivarienne

Sans porter un jugement de valeur, les Etats-Unis, que ce soit historiquement au nom de la doctrine de Monroe ou d’une politique interventionniste d’un autre genre, n’ont cessé d’interférer militairement en Amérique du Sud et plus généralement en Amérique latine et ailleurs. Leurs troupes ainsi interviennent en Colombie en 1903, au Nicaragua en 1909, sans oublier au Mexique en 1914, entre autres, et en Haïti en 1915, tout autant qu’en République dominicaine en 1916, ce qui explique en soi leur incapacité à prendre partie militairement en Europe avant 1916, lors de la Première Guerre mondiale. A ne pas oublier aussi la guerre américano-espagnole et l’expédition de Cuba au début du XXème siècle. Ils soutiennent activement le renversement de Mossadegh en Iran en 1953 et sont partie prenante au Guatemala en 1954 lors de la chute d’Arbenz, de même qu’ils sont derrière les putschistes grecs de 1967 et la contre-révolution de Pinochet au Chili en 1973, et encore derrière la chute par moyens armés de Noriega au Panama en 1989. Certes, Noriega est un malfrat patenté qu’ils avaient pourtant soutenu comme les Talibans en Afghanistan et Saddam Hussein en Irak. Au bilan, surtout en Amérique du Sud, les Américains sont extrêmement actifs et on les retrouve à peu près partout dès qu’il est question d’un coup d’Etat. Au début du XXIème siècle, ils sont tout aussi entreprenants à mener des « révolutions de couleur » – orange en Ukraine, rose en Géorgie – selon des méthodes améliorées dans l’ancienne Union soviétique, mais là, le succès n’accompagne que médiocrement leurs efforts. L’interventionnisme américain, armé ou non, est ainsi un système géopolitique assez habituel.

En Amérique du Sud, ces révolutions de couleur ont connu des prémices qui s’inscrivent dans une longue tradition d’interventionnisme et qui ont pris pour cible le Vénézuéla, très simplement parce qu’il était le premier producteur actif et potentiel d’hydrocarbures de l’Amérique du Sud.

Tout comme sur l’ensemble de l’ancienne URSS, les Américains vont connaître de sérieux déboires en Amérique du Sud et notamment avec le Vénézuéla d’Hugo Chavez qu’il s’agit d’abattre. Or, Hugo Chavez s’appuie sur le pétrodollar et sur les échecs politico-militaires ressentis pas Washington au Proche et au Moyen-Orient, ce qui interdit tout interventionnisme militaire en Amérique du Sud. Paradoxalement, la crise irakienne, en gonflant le prix du baril de pétrole, amplifie les capacités vénézuéliennes de résistance à l’emprise américaine, tandis qu’en outre, Washington manque de capacités militaires, faute d’effectifs.

Les militaires sud-américains, tout comme les Africains, sont au centre des cyclones politiques et pour les mêmes raisons : de quelque bord qu’ils soient, ces militaires représentent l’élite locale. Il est donc logique qu’ils se placent en pointe.

 

Après un coup d’Etat raté, en 1992, contre le président Carlos Andres Perez, soutenu par les Américains, le lieutenant-colonel Hugo Chavez accède très légalement à la présidence du Vénézuéla avec 56 % des voix en 1998. Il s’est présenté avec un programme socialiste. La machine américaine déjà empêtrée au Moyen-Orient tarde à réagir, mais le fait quand même à partir du début du XXIème siècle. Une série de manifestations suscitées par des organisations non gouvernementales exigent la démission d’Hugo Chavez qui prétend nationaliser la ressource pétrolière et mettre en œuvre un programme socialisant ainsi que d’établir avec Cuba des liens étroits. Le parallèle avec les révolutions de couleur en ex-URSS est frappant. Les manifestations tournent à l’émeute et sont matées, tout comme en Ouzbékistan en 2005. Une tentative de coup d’Etat militaire, montée par l’état-major, du 22 au 14 avril 2000 échoue et amène une épuration de l’armée vénézuélienne. Du 2 décembre au 2 février 2003, une grève générale de l’industrie pétrolière vénézuélienne – l’équivalent de la grève des camionneurs chiliens en faveur d’Augusto Pinochet en 1973 – échoue et amène une autre épuration, essentiellement celle des cadres de cette industrie, soit quelque 18.000 personnes sur 75.000 employés. Le Vénézuéla, par promotion interne et par appel à l’émigration, arrive à faire face et rétablit la production en 2005. L’agitation politique et sociale n’en continue pas moins, orchestrée par les Etats-Unis et les milieux politico-sociaux qui se refusent à un programme socialiste comme à des liens avec Cuba.

Hugo Chavez introduit, le 29 mai 2003, un article nouveau dans la Constitution établissant un referendum révocatoire du président élu. Des heurts violents opposent partisans gouvernementaux et opposition : le referendum a lieu en août 2005. Le vainqueur reconnu par les observateurs internationaux devant lesquels Washington est bien obligé de s’incliner, d’autant plus qu’il en a nommé un bon nombre, est Hugo Chavez avec sa révolution bolivarienne.

En définitive, le coup d’Etat, provoqué par les Américains, a permis de mettre l’armée au pas et de l’épurer. La grève pétrolière a fourni l’occasion d’une épuration et de financer des programmes sociaux qui ont affermi le régime d’Hugo Chavez. Le referendum révocatoire, article nouveau introduit dans la Constitution pour renverser un président en cours de mandature, s’est retourné contre ses instigateurs et a conforté le pouvoir d’Hugo Chavez.

La révolution de couleur a totalement fait échec au Venezuela et l’échec fait tache d’huile sur l’ensemble de l’Amérique du Sud.

Washington en proie à un cancer proche et moyen-oriental n’avait pas besoin d’une tumeur supplémentaire.

Le pactole pétrolier va permettre au Venezuela d’Hugo Chavez de mener sa « révolution bolivarienne ». Il s’agit au premier chef d’adopter un programme social très avancé, de l’exporter dans l’ensemble de l’Amérique du Sud tout en soutenant les régimes opposés à Washington et même de conduire une lutte directe contre les Etats-Unis.

Paradoxalement, les Américains avec la hausse du prix du pétrole consécutive à la guerre d’Irak fournissent à Hugo Chavez des moyens accrus.

La politique pétrolière du Venezuela visait à rester au sein de l’OPEP où il était le seul pays sud-américain pour maintenir un prix élevé du baril en régulant soigneusement la production pétrolière par un système contraignant de quotas. En 2003, les Vénézuéliens comptaient sur un baril à 30 dollars pour redistribuer la rente tant au profit des plus démunis qu’en vue d’une modification profonde et durable de la structure productive du pays. En particulier, les objectifs étaient de faciliter l’accès au crédit, de promouvoir des coopératives, de protéger l’agriculture, d’entamer une industrialisation : l’ensemble dans le cadre d’une stratégie cohérente de développement. Cette stratégie devenait possible avec une opposition muselée et des Américains réduits à l’impuissance.

La deuxième visée était d’exporter la « révolution bolivarienne » à travers l’Amérique latine et de tendre la main à Cuba, à la très grande fureur des Etats-Unis.

Le paradoxe est dans un baril affleurant les 70 dollars en 2005, en conséquence, entre autres, de la guerre d’Irak, ce qui amplifie les moyens du Venezuela, effet certainement non voulu et non escompté de la politique américaine.

« Rendre le pétrole au peuple » constitue un slogan du gouvernement bolivarien qui consiste à maintenir le système de PdV SA et à encourager Petrobras à passer entièrement en capitaux étatiques. L’exemple est proposé à l’Equateur et à la Bolivie, pour son gaz et son pétrole, ce pourquoi milite activement la Centrale ouvrière bolivienne (COB). Dans l’immédiat, sous la pression, le gouvernement bolivien, aux mains d’une gauche modérée, se contente d’exiger que l’Etat perçoive 50 % de royalties sur les revenus des hydrocarbures. Ainsi, il y a modification de la loi du 17 mai 2005, disposant des royalties à hauteur de 18 % et une imposition de 32 %. Instruits par l’expérience, les responsables boliviens craignent que les majors pétrolières, notamment américaines, mettant en œuvre un système efficace de prébendes, arrivent à réduire leur impôt grâce à diverses déductions. Une partie de la gauche bolivienne ne cache pas sa sympathie à l’égard d’Hugo Chavez.

Pour alléger la dette de ses voisins, en août 2005, le gouvernement vénézuélien a racheté 500 millions de bons d’Etat argentins et 200 millions de bons équatoriens

Tout en proclamant ne pas vouloir suspendre le degré de ses exportations pétrolières vers les Etats-Unis, le Venezuela cherche une diversification vers le Brésil, la Chine et l’Inde. Par ailleurs, il ne se contente pas plus d’une diversification des importations, mais attire des investissements autres qu’américains et refuse ces derniers.

Le pouvoir vénézuélien a résolument opté pour donner priorité au continent sud-américain dans ses investissements. Il se désengage même des Etats-Unis. C’est ainsi que PdV SA a décidé de se séparer de sa filiale américaine CITGO, estimée à 6 milliards de dollars, comptant au premier rang des réseaux de distribution et de raffinage aux Etats-Unis. La logique d’intégration verticale est là abandonnée, Caracas estimant que cette logique revient à consentir une subvention déguisée en contrepartie des rabais consentis sur les prix du brut, alors que les dividendes dégagés sont absorbés par l’imposition, qui plus est.

Caracas met également sa force pétrolière au service d’une intégration latino-américaine. Le pétrole vénézuélien est cédé aux pays sud-américains, comme à la Havane, à des prix préférentiels. Cette stratégie vise la création d’une banque à l’échelle du continent sud-américain et d’une compagnie pétrolière Petrosur à la même échelle.

Au bilan, en dehors d’une instabilité sociale qui se dresse contre les entreprises américaines à travers l’ensemble de l’Amérique du Sud, Washington reproche à Caracas une politique résolument anti-américaine.

La contre-attaque de Washington est malaisée. Un blocus, à l’instar de celui établi contre Cuba, est entièrement inefficace envers une puissance pétrolière comme le Vénézuéla d’où les Etats-Unis tirent 15 % de leurs importations.

Reste la solution de l’interventionnisme militaire, vieille tradition américaine dans la région. Cependant, la campagne d’Irak mobilise des effectifs et un potentiel qui ne peut être distrait contre un autre adversaire contrairement aux prévisions antérieures du Pentagone qui tablaient sur la capacité de mener deux guerres. En outre l’armée vénézuélienne est une force conséquente développant 82.000 hommes dont 34.000 appartiennent à l’armée de terre. L’équipement comprend du matériel blindé dont des chars français AMX30 et AMX13, certes peu modernes, mais qui exigent cependant le déploiement d’une force en rapport. On sort du schéma d’une opération de police. L’armement léger de l’armée de terre datant de près d’un demi-siècle, en octobre 2005, Caracas a signé avec Moscou un contrat portant sur la fourniture de 100.000 fusils d’assaut, fabriqués sous licence pour un montant de 54 millions de dollars. Le nombre de fusils d’assaut dépasse d’évidence les besoins de l’armée de terre vénézuélienne. S’agit-il d’aider les alliés sud-américains, entre autres, les rebelles colombiens dressés contre Washington ? Pour remplacer une flotte aérienne vieillissante, en partie d’origine française d’ailleurs, Caracas a engagé des négociations avec les Russes pour l’acquisition d’une trentaine de chasseurs-bombardiers MIG-29. Des pourparlers se sont déroulés avec les Français pour des matériels militaires. Quant aux Chinois, ils ne sont pas en reste en concluant avec les Vénézuéliens pour 150 millions de dollars, toujours en 2005, un contrat portant sur la fourniture de systèmes de défense antiaérienne basés sur des radars mobiles. Auparavant, les Vénézuéliens avaient déjà acquis auprès des Chinois, trois radars mobiles JYL-1.

Il en découle que la force militaire vénézuélienne est d’une importance suffisante pour obliger les Américains à dépasser le simple interventionnisme militaire traditionnel. Or, ils en sont incapables tant que durera la guerre d’Irak et leurs mobilisations au Proche et au Moyen-Orient. Reste aussi à déterminer de quelle manière l’opinion publique américaine accueillerait-elle une expédition militaire, nécessairement d’envergure en Amérique du Sud.

Le défi de Chavez, rendu personnellement coupable et de sa politique et de son amitié sulfureuse avec Fidel Castro a le don de faire redoubler de fureur les Américains. Le 22 août 2005, un prêcheur de télévision, Pat Robertson, a ouvertement prôné l’intérêt d’assassiner Hugo Chavez, puis il a déclaré avoir été mal compris : son propos visait plutôt à kidnapper Chavez. Il est vrai qu’en juillet 2005, sur une initiative personnelle d’Hugo Chavez, le Vénézuéla avait lancé une chaîne de télévision, Telesur, à l’image d’Al-Jazira, et ouvertement créée tant pour contrer CNN, proclamée trop pro-américaine, que pour faire pièce à un amendement de la Chambre des représentants des Etats-Unis autorisant le lancement d’une Radio liberté avec des émissions dirigées contre le Vénézuéla. Hugo Chavez avait attiré plusieurs pays sud-américains dans son entreprise télévisée. C’est ainsi que Telesur a bénéficié de 10 millions de dollars de capital à raison d’une répartition de 51 % venant du Vénézuéla, 20 % de l’Argentine, 11 % de Cuba et de 10 % de l’Uruguay. Le reste provenait d’autres pays sud-américains avec des montants beaucoup plus faibles. Telesur emploie 160 personnes et possède 9 correspondants à l’étranger.

Dans la guerre des médias qu’a engagée Washington, Caracas a vu la même opération que les révolutions de couleurs lancées par les Américains contre les Russes. C’est ainsi que le gouvernement Chavez a perçu dans les sectes et les ONG américaines un système porteur d’influences et de menées jugées subversives, plus ou moins télécommandées et, pour le moins, contrôlées par la CIA. Il s’inspirait du rôle joué par ces organismes, entre autres, en Géorgie et en Ukraine. Aussi le 12 octobre 2005, le président du Venezuela ordonne l’expulsion de l’organisation évangélique américaine New tribes Mission, NTM, spécialisée dans l’action en direction des Indiens. La raison invoquée officiellement par NTM est d’évangéliser 12 groupes indigènes grâce à 160 missionnaires. Chavez dénonce l’attitude déstabilisatrice des Américains alors qu’il avait monté un programme social à l’intention des Indiens, leur remettant des titres fonciers et des équipements agricoles. Peut-être aussi, Hugo Chavez, très partisan d’un catholicisme social militant, n’était pas très en faveur d’une église évangélique. Mais ce qu’il lui a surtout reproché est l’étalage de ses luxueuses installations et l’utilisation de pistes d’atterrissage privées accueillant « des avions, de gros avions qui n’ont pas vu les douanes ». Quoi qu’il en soit, NTM n’avait plus qu’à plier bagage.

L’hostilité de Washington décuple à l’égard du système vénézuélien se nourrissant de cette réprobation de l’american way of live comme de la démocratie à l’américaine et du refus non seulement d’accueillir des évangélistes mais encore de les expulser, ce qui a du prix à la Maison Blanche pétrie de religiosité.

La contagion, par ailleurs, non seulement se répand, mais encore la maladie s’aggrave. C’est un candidat du président brésilien Lula, le communiste Aldo Relelo, qui a été élu président de l’Assemblée nationale. Un communiste de surcroît, inévitablement proche de La Havane.

La doctrine Monroe est tournée et détruite par les Sud-Américains et non par les Européens : le sous-continent échappe à l’emprise de Washington. Cuba cesse d’être isolée.

En 2005, l’ensemble des élections générales ou partielles, telles qu’elles se sont déroulées en Argentine, le referendum brésilien contre l’interdiction des ventes d’armes individuelles dans le pays, les remous socio-politiques en Uruguay, tout conforte une généralisation d’une attitude anti-américaine en Amérique du Sud.

Le plus grave est la menace qui plane désormais sur l’approvisionnement en hydrocarbures dont les Américains ont un besoin absolu. Ils n’ont d’autre solution que d’amplifier la recherche de la diversification des approvisionnements, ce qui équivaut à des actions plus intenses dans les autres parties du monde recelant des gisements pétroliers.

 

* le Général (cr) Henri PARIS est président de DÉMOCRATIES

 

 

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