Pierre Lellouche
Après cinq mandats de député à l’Assemblée nationale (1993-2017), Pierre Lellouche est aujourd’hui partenaire associé d’Agora Strategy Group. Il a été secrétaire d’État chargé des questions européennes (2009-2010) et secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur (2010-2012). Précédemment Représentant spécial pour la négociation du réacteur de fusion thermonucléaire ITER à Cadarache (2003-2005), président de l’Assemblée parlementaire de l’Otan (2004-2006) et Représentant spécial de la France pour l’Afghanistan et le Pakistan (2008).
« Impérialisme : domination culturelle, économique, militaire etc. d’un État ou groupe d’États sur un autre État ou groupe d’États ». (Larousse)
Deux mois avant les élections européennes du 26 mai dernier, le ministre français de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, a voulu prendre à bras-le-corps la thématique de plus en plus prégnante — et embarrassante pour les gouvernements européens – de l’extraterritorialité du droit américain. Voici ce qu’il proclamait dans une grande interview au Figaro, en date du 28 mars 2019 : « Nous refusons toutes les mesures d’extraterritorialité, de nos partenaires américains comme d’autres. Nous nous donnons systématiquement les moyens d’y répondre sans délai. En quelques mois à peine, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, nous avons créé un instrument pour financer de manière indépendante des opérations commerciales avec l’Iran. Nous souhaitons également contrer le « Cloud act » : il n’est pas acceptable qu’une Administration américaine puisse récupérer auprès des opérateurs de stockage les données de n’importe quelle entreprise française ou européenne, au nom des intérêts supérieurs américains, sans même que l’entreprise concernée soit alertée. Je ferai rapidement des propositions au premier ministre et au président de la République, sur la base du rapport du député Raphaël Gauvin. Je souhaite, notamment, le renforcement de la loi de blocage de 1968 et la conclusion d’un accord global entre l’Union européenne et les États-Unis. Que l’on parle de la Chine ou des États-Unis, nous vivons un moment de bascule historique : notre souveraineté politique dépend de notre souveraineté technologique. La France refuse de subir. Avec l’Europe, elle veut être leader (souligné par l’auteur). »
Voilà donc pour les déclarations d’intention : la France et l’Europe vont se battre ! Heureuse nouvelle.
L’ennui, c’est que de telles annonces — maintes fois répétées, en particulier depuis que Donald Trump a décidé en 2018 de dénoncer l’accord nucléaire iranien et d’interdire tout commerce (y compris européen) avec l’Iran — sont restées jusqu’ici sans effet. La réalité est celle d’un véritable rouleau compresseur normatif mis en place par les États-Unis pour réguler, seuls, depuis Washington, la quasi-totalité des échanges commerciaux et financiers à travers la planète et imposer seuls, là encore, des régimes de sanctions drastiques et universels, au gré des crises (Iran, Venezuela, Cuba, etc.). Le tout sans riposte crédible de la part de la France et des Européens.
L’utilisation désormais systématique de la loi américaine comme d’une arme dédiée au service des intérêts stratégiques, politiques et, bien sûr, économiques des États-Unis, doit être comprise dans un contexte plus large que l’on peut résumer autour de deux grands mouvements de fond.
En premier lieu, la volonté de remplacer l’ordre libéral de l’après-Seconde Guerre mondiale par le retour au protectionnisme et à l’isolationnisme. Le monde d’hier — celui du GATT puis de l’OMC, des accords commerciaux multilatéraux — fondé sur la dénonciation du protectionnisme, la réduction voire la suppression des barrières tarifaires et des obstacles non tarifaires a laissé place à la dénonciation systématique de l’OMC et des accords multilatéraux, et à l’imposition unilatérale des normes juridiques, financières ou comptables américaines. Le droit est désormais envisagé et employé comme l’un des éléments clés de cette stratégie destinée exclusivement à servir les intérêts des États-Unis.
La seconde tendance lourde, en arrière-plan de la première, est bien entendu l’avènement, en ce début du XXIe siècle, d’une ère d’affrontement global sino-américain pour la domination de la planète. C’est cet affrontement multidimensionnel — à la fois politique, technologique, économique et militaire — qui façonnera le monde au cours des prochaines décennies. Un combat qui porte en germe le déclassement et peut-être même l’effacement pur et simple de l’Europe, à la fois parce que l’Europe communautaire dans « ses gênes », si l’on ose dire, a refusé d’admettre, dans sa vision irénique d’un monde post-national, le retour de la notion de puissance dans les relations entre États. Et parce qu’elle n’a rien fait non plus pour s’y préparer, que ce soit au plan de sa politique commerciale, de ses investissements technologiques ou encore de sa défense. Conséquence : loin, très loin du rêve (français) maintes fois proclamé d’une « Europe puissance », s’installe chaque jour davantage la réalité d’une Europe réduite au rôle peu glorieux de champ de bataille technologique ou commercial d’un affrontement entre les deux blocs chinois et américain.
L’arme juridique
Une pratique qui ne date pas d’hier
Dans cette guerre économique globale, le droit américain, nourri par les dix-sept agences de renseignement des États-Unis et relayé par les outils administratifs, judiciaires et diplomatiques de ce pays, joue désormais un rôle absolument crucial. La tentation, du côté de Washington, n’est d’ailleurs pas nouvelle. Chacun garde en mémoire les manipulations du dollar dans les années 1960-1970 et la fameuse phrase du secrétaire au Trésor, John Bowden Connally, « le dollar est notre monnaie mais c’est votre problème ». Chacun se souvient, aussi, des tentatives de Ronald Reagan visant à interrompre le gazoduc soviétique de Yamal au début des années 1980 (1) ou encore la loi d’Amato-Kennedy et la loi Helms-Burton, destinées à bloquer (déjà) tout commerce avec Cuba, l’Iran ou la Libye dans les années 1990.
Par le passé, pourtant, ces manœuvres s’étaient le plus souvent heurtées à une vive résistance de ce côté-ci de l’Atlantique. À cet égard, comment ne pas citer, par exemple, une fameuse conférence de presse du général de Gaulle, en 1965, quand le chef de l’État dénonça une Amérique qui, grâce au dollar, pouvait « s’endetter gratuitement » ? Le Général était alors allé jusqu’à proposer la mise en place d’un nouveau système monétaire international alternatif au dollar… De même, les Américains n’étaient pas parvenus à interrompre, en particulier face à l’opposition de Margaret Thatcher, les livraisons de gaz russe à destination de l’Europe. Quant à la loi Helms-Burton, elle se heurta du côté européen à la mise en place d’un règlement de blocage en 1996, entraînant au final une sorte de compromis entre le Commissaire européen chargé du commerce Leon Brittan et l’ambassadeur américain auprès de l’UEStuart Eizenstat, qui devait permettre aux Européens de continuer à commercer avec Cuba jusqu’à aujourd’hui (compromis remis en cause ces derniers temps par Donald Trump).
Depuis les années 2000-2010, on assiste à la très brutale intensification de cette volonté des États-Unis d’imposer leur droit partout où ils le peuvent dans le monde ; face à eux, l’Europe se montre malheureusement atone, presque sans réaction — au-delà de quelques protestations verbales qui, on l’a dit, demeurent dénuées d’effets concrets.
Le rouleau compresseur américain
Les compromis d’hier sont effacés d’un trait de plume : ainsi de la décision de l’administration Trump consistant à remettre en vigueur, à compter du 2 mai 2019, le titre III de la loi Helms-Burton concernant Cuba (2), ce qui menace directement toutes les entreprises européennes qui avaient investi dans l’île depuis un quart de siècle. Parmi les françaises, citons Bouygues, qui a construit l’hôtellerie touristique et modernisé l’aéroport de La Havane, mais aussi Accor, Pernod-Ricard, qui commercialise le Rhum Havana Club avec le gouvernement cubain, alors que Baccardi (propriété de familles cubaines expropriées) exploite depuis la Floride la même marque : toutes ces entreprises pourront désormais être poursuivies devant les tribunaux américains — notamment par les anciens propriétaires expropriés — et se voir interdire tout accès au marché des États-Unis. « Toute personne ou entreprise faisant des affaires avec Cuba devrait respecter cette annonce », a menacé le secrétaire d’État Mike Pompeo.
Dans le même temps, l’Amérique étant devenue auto-suffisante et même exportatrice de pétrole et de gaz liquéfié, l’arme des sanctions pétrolières devient presque routinière dans la gestion des crises, qu’il s’agisse de bloquer les exportations russes, vénézuéliennes ou iraniennes — nous y reviendrons.
Sans doute faut-il y voir l’impact de la mondialisation et de la domination d’un capitalisme surtout financier. Les grandes entreprises européennes ont, en effet, vu leur actionnariat s’internationaliser (et s’américaniser, pour partie). Ce qui est sûr, c’est que le rouleau compresseur normatif américain tourne désormais à plein régime. L’arme du droit américain est employée « tous azimuts ». L’imagination effrénée du législateur (et des lobbies) américains conduit à son application dans les domaines les plus divers : indemnisation des descendants des victimes de l’Holocauste transportées pendant l’Occupation par la SNCF (3) ; obligation faite à toute « US person » à travers le monde de se conformer à la fiscalité américaine pour peu qu’elle soit née aux États-Unis, même si elle n’y a jamais vécu ni n’en connaît la langue (Foreign Account Tax Compliance Act, FATCA) ; lutte contre la corruption d’agents publics par n’importe quelle entité américaine ou non, et cela en tout lieu à travers le monde (Foreign Corrupt Practices Act, FCPA) ; protection de tout consommateur américain s’il se juge victime de violation des règles bancaires, boursières, voire comptables du fait d’entreprises américaines ou étrangères; défense des intérêts américains de sécurité nationale au sens le plus large, ce qui justifie l’adoption de sanctions contre les États cherchant à se doter d’armes nucléaires (comme l’Iran) ou considérés comme des complices de terrorisme (dans ce cas, les sanctions peuvent aller jusqu’à la saisie des avoirs souverains de ces États (Justice Against Sponsors of Terrorism Act, JASTA) (4). Au-delà de ses intérêts sécuritaires, l’Amérique s’arroge aussi le droit de punir les États qui ne respectent pas les droits de l’homme (Magnitsky Act adopté contre la Russie), de sévir contre le dopage ou la corruption dans le sport (jusque dans les bureaux de la FIFA à Zürich) ou encore de maîtriser seule la totalité des données informatiques recueillies par les GAFA sur la totalité de leurs utilisateurs, personnes morales ou privées, partout dans le monde (Cloud Act).
À vrai dire, il ne se passe plus un mois sans que le Congrès ne se saisisse d’un secteur d’activité humaine qu’il entend réguler, non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier — au nom, bien sûr, des intentions les plus nobles, l’Amérique, « benevolent power », ne pouvant par définition que servir le bien. Il ne se passe pas un mois, non plus, sans que de nouvelles sanctions financières, toujours très lourdes, le plus souvent extra-judiciaires (prises sans condamnation en justice, mais qui ne mettent pas nécessairement fin aux poursuites civiles et/ou pénales), ne « tombent » sur des entreprises voire des personnes privées, le plus souvent étrangères (et, jusqu’ici, principalement européennes).
Quelques exemples emblématiques
Dans le rapport de la Mission d’information sur l’extraterritorialité des lois américaines, que j’avais initiée et présidée en 2016 à l’Assemblée nationale (5), nous avions tenté de donner une cartographie des secteurs concernés (elle reste à compléter aujourd’hui tant l’activité législative est dense au Capitole) et des principales « cibles » ou « victimes ». Dans ce tableau de chasse d’un nouveau genre, où les chasseurs de primes (généreusement appelés « lanceurs d’alerte ») sont grassement rémunérés, et plus encore le Trésor américain et les agences chargées des poursuites qui perçoivent elles-mêmes les amendes, les entreprises européennes sont largement « privilégiées » : au total, elles ont dû verser ces dernières années autour de 30 milliards de dollars aux différentes autorités outre-Atlantique.
De même, dans ce rapport, nous avions décortiqué les mécanismes juridiques employés.
Le lien de rattachement, d’abord.
L’existence d’un bureau (ou d’une filiale) implanté(e) aux États-Unis, la présence d’un employé de nationalité américaine dans une société étrangère ou une filiale où que ce soit dans le monde, le cheminement d’une transaction financière par une chambre de compensation américaine : tout rattachement, aussi ténu soit-il, jusqu’à l’utilisation d’une messagerie américaine, autorise un juge ou les autorités règlementaires américaines (OFAC, SEC) à appliquer sans discussion la loi américaine où que ce soit et à qui que ce soit, à l’autre bout du monde.
Préalablement, les « services » américains (17 agences de renseignement, rappelons-le) auront recueilli, soit dans les sources ouvertes, soit par des interceptions, des éléments pouvant servir à mettre en cause l’entité ciblée, qu’il s’agisse de faits de corruption sur des marchés publics étrangers, de contournements de sanctions américaines, voire de violation des règles comptables ou boursières.
Au cours de notre mission d’information, les autorités américaines ont admis sans sourciller faire ainsi travailler en réseau l’ensemble des agences spécialisées, ainsi que les dispositifs allant du renseignement (économique ou non) jusqu’à la judiciarisation éventuelle et, bien sûr, à la transaction « négociée ». Car une fois l’information recueillie, l’entreprise ciblée est dûment prévenue, priée de se conformer et de coopérer, faute de quoi elle sera durement sanctionnée, interdite de travailler aux États-Unis, et ses dirigeants poursuivis au pénal par des mandats d’arrêt internationaux, ce qui de facto entraîne la fin de leur carrière. Lorsqu’ils viennent à se trouver sur le territoire américain, ces dirigeants, qu’ils soient ou non directement coupables des faits allégués, peuvent se retrouver en prison, sans jugement, et « priés » de dénoncer leur entreprise dans le cas où celle-ci refuserait de coopérer. C’est ce qui est arrivé, entre autres, à un citoyen français, Frédéric Pierucci, ancien cadre d’Alstom, qui a raconté ses mésaventures dans un livre récent. Sa libération en 2014 fut concomitante (un pur hasard sans doute) du rachat de la branche énergie d’Alstom par General Electric, son concurrent américain. Alstom, comme on le sait, venait d’être condamnée à 744 millions de dollars d’amende pour des faits de corruption (que l’entreprise a publiquement reconnus depuis) en Indonésie, amende que General Electric s’était généreusement proposé de régler dans le cadre d’un accord présenté comme « d’égal à égal », que l’Américain promettait de nouer avec Alstom. De même, GE s’était engagé à sauvegarder et même à développer l’emploi en France.
Au final, l’alliance entre égaux s’est transformée en une absorption pure et simple du fleuron énergétique français (qui incluait jusqu’aux turbines des sous-marins nucléaires français) par les États-Unis ; quant à l’ardoise, elle a été laissée à la division ferroviaire d’Alstom, que l’État français a dû recapitaliser en 2016 à hauteur de 500 millions d’euros pour sauver l’usine de Belfort. Aujourd’hui, plusieurs milliers d’emplois sont menacés dans la division énergie devenue propriété de General Electric…
Bien entendu, l’ancien président d’Alstom (Patrick Kron), parti avec de très confortables indemnités après son « succès » industriel, nie farouchement tout lien entre les procédures lancées aux États-Unis et le choix de General Electric pour la reprise de la branche énergie d’Alstom (au détriment d’autres solutions alors envisagées comme Mitsubishi ou Siemens). Au gouvernement français de l’époque (François Hollande et Emmanuel Macron à l’Élysée), nul n’avait songé protester à l’exception, pendant un temps, d’Arnaud Montebourg, alors ministre du « Redressement productif » (sic !).
La même recette a été employée dans le cas d’un autre fleuron industriel français, Technip. Issue de l’institut français du pétrole, Technip s’était imposée au premier rang des équipementiers pétroliers avec 13,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2016, contre 6,4 pour son concurrent direct, le texan FMC, en mauvaise posture. C’est pourtant FMC qui s’emparera de Technip en avril 2016, là encore à partir d’un accord présenté comme d’égal à égal. Coïncidence sans doute : trois mois plus tôt, le ministère américain de la Justice avait ouvert une procédure pour corruption à l’encontre de Technip pour trois contrats signés au Brésil, au Ghana et en Guinée pendant la période 2008-2012. Technip avait déjà été condamnée en 2010 pour d’autres faits de corruption au Nigéria. Autre coïncidence : le dirigeant de Technip d’alors, Thierry Pilenko, se trouvait être résident américain et donc particulièrement vulnérable à d’éventuelles poursuites… Trois ans après la fusion, le groupe a perdu 1,9 milliard de dollars en raison de la révision à la baisse de la valeur de FMC. M. Pilenko est parti avec une indemnité bien méritée de 14 millions d’euros et son successeur, l’Américain Doug Pferdehirt, dirige la nouvelle société depuis Houston, Texas. Là encore, l’Élysée de l’époque avait laissé faire.
Le même procédé — mais il est douteux qu’il entraîne les mêmes conséquences dans ce cas — a récemment été utilisé à l’encontre du conglomérat chinois Huawei, accusé d’avoir contourné des sanctions américaines contre l’Iran. Cette fois, c’est la directrice financière du groupe (et fille du fondateur), Meng Wanzhou, qui a arrêtée lors d’une correspondance à l’aéroport de Vancouver, au Canada, en décembre 2018, à la demande des autorités américaines. Incarcérée, puis mise en surveillance surveillée, Mme Wanzhou attend la décision de la justice canadienne sur la demande d’extradition des États-Unis. Celle-ci devrait être examinée début 2020. En attendant, et en réaction, deux citoyens canadiens ont été arrêtés en Chine et accusés d’espionnage, et les exportations canadiennes vers la RPC ont chuté de 20 % au premier trimestre 2019 (6).
Voilà pour la mise en cause.
Une fois la confession obtenue, celle-ci sera rendue publique dans le cadre d’un accord lui aussi public (Deferred Prosecution Agreement, DPA) qui prévoit non seulement le paiement d’une pénalité (calculée sur les profits indûment réalisés), mais également un contrôle de mise en conformité pouvant s’étaler sur plusieurs années. Cette procédure a, par exemple, été imposée pour une durée de dix années dans le cas d’un autre géant chinois des télécoms, ZTE, qui a finalement préféré transiger plutôt que de se voir interdire tout accès au marché des puces électroniques aux États-Unis.
Naturellement, la mise en conformité se fait aux frais de l’entreprise concernée. Elle est conduite par des contrôleurs (« monitors »), le plus souvent des avocats américains grassement rémunérés, chargés de rendre compte périodiquement auprès des autorités américaines de la mise en œuvre des nouvelles procédures anticorruption ou anti-violation de sanctions : en d’autres termes, ils effectuent un « reporting » en temps réel de la totalité des activités et projets de l’entreprise concernée.
Ainsi l’Amérique s’assure-t-elle que le délinquant ne recommencera pas… Et, dans le même temps, elle obtient un flux constant de renseignements économiques inappréciables concernant ses concurrents.
Comme le montre notre rapport de 2016, l’essentiel des cibles, ces dernières années, étaient des fleurons de l’industrie ou de la banque européens. Outre les cas emblématiques de la BNP (avec son amende record de plus de 9 milliards de dollars) et d’Alstom (déjà évoqué), ont été notamment sanctionnés — toujours par des amendes atteignant plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions de dollars — des groupes tels que Alcatel-Lucent, Technip, Siemens, Lloyds, Crédit suisse, Barclays, Total, ING, HSBC, ABN Amro, ENI, Bae systems, etc. (7).
Ces bonnes habitudes perdurent puisque ces tout derniers mois (depuis novembre 2018 et jusqu’en mars 2019), les groupes européens ont continué à régler de lourdes amendes.
La Société générale a été condamnée à hauteur de 1,3 milliard de dollars pour avoir contourné les sanctions contre Cuba, l’Iran et le Soudan — pays envers lequel, ironie de l’histoire, Donald Trump a levé unilatéralement les sanctions en 2018, quelques mois avant la chute du régime de Al-Béchir en mars 2019. Préalablement, en juin 2018, la même Société générale avait été sanctionnée à hauteur d’un autre milliard de dollars pour des infractions concernant le Libor (Taux d’intérêt de référence du marché monétaire interbancaire) et la Libye. Au total, la justice américaine a opéré une ponction de 2,4 milliards de dollars sur la banque française. Sans doute faut-il y voir une simple coïncidence, mais la Société générale a annoncé 1 600 suppressions de postes pour l’année 2019…
Technip, comme on l’a vu, déjà sanctionné en 2010 à hauteur de 338 millions de dollars d’amende (pour faits de corruption au Nigéria), devenu américain depuis sous le nom de Technip FMC, a écopé début 2019 d’une nouvelle amende de 280 millions de dollars pour des opérations jugées frauduleuses au Brésil.
Enfin, en avril 2019, une autre entreprise européenne, la banque anglaise Standard Chartered Bank, a été sanctionnée à hauteur de 657 millions de dollars pour avoir contourné entre 2009 et 2014 des sanctions américaines sur Cuba, le Soudan, la Birmanie, la Syrie et le Zimbabwe.
Les entreprises chinoises dans le viseur de la justice américaine
La vraie nouveauté dans la période récente, c’est que, désormais, les États-Unis ont décidé de s’en prendre à des adversaires au-delà de l’horizon européen.
Des « petits » d’abord, comme l’Ouzbékistan, avec la mise en cause récente de la principale société de téléphonie russe, MTS (Mobile TeleSystems), qui a accepté en mars 2019 de régler une amende de 850 millions de dollars pour des faits de corruption sur le marché ouzbek, en lien avec la fille de l’ancien potentat local, Gulnara Karimova, ex-ambassadrice à l’ONU et designer de mode, laquelle aurait détourné plus d’un milliard d’euros en pots-de-vin… Ont été également condamnés, dans le même dossier, une société suédoise (Telia) à hauteur de 965 millions de dollars et une entreprise néerlandaise (Vimpal), pour 795 millions. Dans ce dernier cas, le produit de l’amende a été partagé entre Américains et Néerlandais.
Autre exemple : le Kirghizstan, qui s’apparente aux procédures bien connues sur les « biens mal acquis » conduites en France et dont la justification morale ne fait pas débat : en février 2019, le banquier de l’ancien potentat kirghize Kourmanbek Bakiev a été embastillé à New York et l’argent détourné (4,5 millions de dollars) rendu au trésor kirghize.
Petit aussi, le Venezuela. Toujours en février 2019, 21 personnes ont été condamnées et mises en prison par des tribunaux de Miami pour différentes affaires de pots-de-vin et escroqueries (1,2 milliard de dollars) à l’encontre de PDVSA (Petroleos de Venezuela SA). On notera également que le Venezuela et son industrie pétrolière sont désormais sous sanctions totales, dans le but d’obtenir le départ du président Maduro. Dans ce cas, il y a aussi l’objectif, côté américain, d’aboutir à un changement de régime à Caracas.
En matière de sanctions gazières et pétrolières, la Russie fait aussi partie des principales cibles américaines. Après l’affaire du gazoduc de Yamal, déjà évoquée, une nouvelle tentative d’embargo est en train d’être mise en place à partir d’une toute récente proposition de loi bipartisane (Sénat des États-Unis) qui émane des sénateurs John Barrasso, Ted Cruz, Tom Cotton et Jeanne Shaheen.
Intitulée « The Protecting Europe’s Energy Security Act », la proposition de loi vise à bloquer la construction du gazoduc North Stream 2 qui doit relier la Russie, via la Baltique, au consommateur européen en contournant l’Ukraine. La Russie assure déjà 40 % de la consommation gazière de l’Europe. Les États-Unis estiment cette dépendance excessive et s’arrogent donc le droit de définir, à la place des Européens, la « bonne » politique d’approvisionnement. En filigrane, celle-ci passera par l’interruption des livraisons russes et leur remplacement par du gaz liquéfié américain.
Ainsi, la loi prévoit de saisir les avoirs, y compris les navires et autres plateformes de construction, de toute entreprise collaborant au projet North Stream 2 et, plus largement, à tout projet de pipeline construit à une profondeur de trente mètres en dessous du niveau de la mer. Sont particulièrement visées les entreprises allemandes Uniper et Wintershall Holding, Engie pour la France, l’autrichienne OMV et Anglo-Dutch Shell. Les sanctions s’appliqueront aux actionnaires principaux ainsi qu’aux dirigeants. Elles concerneront, entre autres, les avoirs de ces sociétés aux États-Unis. A noter qu’elles s’appliqueront aussi aux compagnies d’assurances impliquées dans le projet et dans la couverture des navires.
Mais la tendance récente la plus importante concerne la mise en cause directe de la cible chinoise. En voici les épisodes les plus marquants :
– En juin 2018, 1 milliard de dollars de pénalités, 400 millions sous séquestre, et 10 années de mise en conformité pour ZTE (affaire évoquée plus haut).
– En octobre 2018, émission d’un mandat d’arrêt contre le financier singapourien Tan Wae Beng pour avoir blanchi des fonds nord-coréens au travers de banques de Hong Kong (pour l’anecdote, M. Tan venait d’être élu « financier de l’année » par le cabinet Ernst and Young).
– En novembre 2018, annonce par le ministère américain de la Justice d’une « China Initiative » : les États-Unis vont désormais appliquer leur loi anti-corruption (FCPA) aux entreprises chinoises et à leurs filiales dans le monde entier. Sont naturellement ciblés les contrats passés par les entreprises dans le cadre des fameuses « nouvelles routes de la Soie ».
– Enfin, déjà évoquée également, l’arrestation au Canada en décembre 2018 de Meng Wanzhou, fille du fondateur de Huawei, le géant de la téléphonie chinoise, Ren Zhengfei, pour violation de l’embargo contre l’Iran.
La riposte chinoise ne s’est pas fait attendre : en plus de l’arrestation de citoyens canadiens se trouvant en Chine déjà évoquée, adoption d’une nouvelle loi de blocage interdisant aux entreprises chinoises faisant l’objet de poursuites diligentées hors de Chine de coopérer avec les enquêteurs ou autorités étrangères… en attendant sans doute d’autres développements, y compris des mesures contre des sociétés américaines implantées en Chine.
Une Europe atone
Telle est donc la réalité à laquelle nous — la France, l’Europe — devons faire face.
L’impression qui domine depuis le milieu de cette décennie est à la fois consternante et inquiétante. Tout se passe comme si, à mesure qu’avance inexorablement le rouleau compresseur américain, les Européens se taisaient, voire s’aplatissaient préemptivement ou, pis encore, capitulaient sans condition.
En 2014-2015, François Hollande avait timidement tenté de protester contre l’énormité de la sanction infligée à la BNP : 9 milliards de dollars ! Lors d’une conférence de presse conjointe à Washington, Barack Obama lui avait sèchement rétorqué : « Aux États-Unis, la justice est indépendante »… Un peu plus tard, Arnaud Montebourg, on l’a dit, avait vainement tenté de bloquer le dépeçage d’Alstom au profit de General Electric, option soutenue par Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l’Élysée : « Nous ne sommes pas en Corée du Nord », aurait-il asséné pour faire taire les mauvais esprits.
Depuis ? Plus rien, ou presque. Rien sur la prise de contrôle de Technip, rien non plus sur les sanctions considérables infligées à la Société générale. Rien sur la décision unilatérale de Donald Trump de sanctionner à nouveau Cuba, malgré le compromis trouvé avec l’UE en 1996. Rien enfin sur les attaques contre Airbus et d’autres groupes du CAC 40 qui font l’objet d’enquêtes conduites par différentes agences américaines, alors même que la France a mis en place en 2016 un système cohérent de lutte anti-corruption avec la loi Sapin II (loi dont deux dispositions essentielles, à savoir la « transaction pénale » et le volet international, sont directement issues de notre rapport).
Mais, pis encore, rien ou presque rien sur l’Iran après la dénonciation par Donald Trump en septembre 2018, là encore de façon unilatérale, de l’Accord nucléaire iranien. Ici, un bref rappel des faits s’impose.
Vie et mort de l’accord sur le nucléaire iranien
Douze années de négociations entre Européens, Américains et Iraniens avaient été nécessaires pour aboutir, en 2015, à l’accord dit JCPOA sur le programme nucléaire iranien. Cet accord n’était pas un traité de dénucléarisation de l’Iran. Il ne prévoyait ni la destruction totale de l’ensemble du programme nucléaire iranien et de ses installations, ni l’arrêt du programme iranien de missiles balistiques, mais une réduction significative du nombre de centrifugeuses nécessaires à l’enrichissement de l’uranium (5 000 contre 19 000), le gel du programme de retraitement du plutonium, et la conservation par Téhéran d’une quantité réduite d’uranium faiblement enrichi (300 kg) pendant une durée limitée (dix à quinze ans) — le tout en échange de la levée des sanctions et de la reprise des relations commerciales.
Cet accord n’était donc nullement parfait. En son temps, la France s’y était d’ailleurs opposée, le jugeant insuffisamment strict. L’administration Obama, en revanche, tenait absolument à le conclure. Au final, le calcul du côté occidental était que, grâce à la levée des sanctions économiques et, donc, la réintégration de l’Iran dans la communauté internationale, la société civile iranienne elle-même finirait par s’ouvrir et se débarrasser du régime des ayatollahs.
L’ennui, c’est que Donald Trump ne partageait pas du tout cette analyse. Dans les faits, le JCPOA n’aura vécu qu’entre l’automne 2015 et le 8 mai 2018. À cette date, le locataire de la Maison-Blanche décida de le dénoncer de façon unilatérale et d’appliquer des sanctions radicales à l’encontre de toutes les sociétés — occidentales ou autres — déjà présentes en Iran ou qui souhaiteraient y investir. Ce n’est donc pas l’Amérique seule qui se retirait, mais la totalité des puissances occidentales et de leurs entreprises.
Comme on le sait, dans les mois qui suivirent, et dans les conditions strictes fixées par la loi américaine, c’est la totalité des entreprises, mais aussi des banques, qui avaient commencé à reprendre pied en Iran, qui durent y renoncer, littéralement d’un jour à l’autre. Total, Airbus, Peugeot et bien d’autres entreprises françaises et européennes, furent forcées de quitter sine die le territoire iranien, abandonnant parfois leurs investissements.
« Effet Hiroshima » de l’amende BNP : plus aucune banque occidentale n’était disposée à financer quelque investissement que ce soit dans ce pays du fait de la certitude de subir de très lourdes sanctions et de se voir fermer, pour de très longues années, le marché américain. Résultat : les exportations européennes vers l’Iran se sont effondrées, baissant de trois milliards d’euros en l’espace d’un an. Dans la période récente, le régime de sanctions appliqué à l’Iran a été significativement renforcé : inscription des Gardiens de la Révolution dans la liste des organisations considérées comme terroristes par la loi américaine et, surtout, embargo total sur les exportations de pétrole iranien, seule source de financement du régime (et du pays). Ces exportations s’élevaient à 2,7 millions de barils jour avant la mise en œuvre des sanctions en 2018. Elles s’élevaient encore à un million de barils jour en novembre 2018, quand les États-Unis consentirent à un régime transitoire d’exemption pour six mois en faveur de huit pays dont plusieurs de leurs alliés : Corée du Sud, Japon, Taiwan, Turquie, Italie, Grèce, ainsi que la Chine et l’Inde. À compter du 2 mai 2019, ces exemptions ont été supprimées et les États-Unis menacent de sanctionner tout contrevenant, quel qu’il soit. L’objectif, selon la Maison-Blanche, soutenue bien sûr par le lobby pétrolier texan, est de « ramener ces exportations à zéro ». Reste à savoir quel sera l’impact de ces décisions sur le cours du pétrole et de l’économie mondiale, ainsi que sur l’attitude de la Chine et de l’Inde. Quant à l’Iran, dès la mi-mai, au lendemain des annonces américaines, le président Rohani annonçait la reprise partielle des activités nucléaires de son pays et enjoignait les européens à rompre dans un délai de soixante jours avec l’embargo américain. Parallèlement, un certain nombre d’attaques non revendiquées frappaient des tankers et des installations saoudiens dans le détroit d’Ormuz, laissant entrevoir une escalade militaire aux conséquences incalculables…
L’affaire iranienne est donc fondamentale. En 1996, face à la tentative de diktat de la loi Helms-Burton, les Européens, on l’a vu, avaient tenté de réagir : règlement de blocage, menaces de « sanctions miroirs » sur des entreprises américaines dont la liste avait été donnée, menaces de saisine de l’OMC… Cette fois, rien de tel, si ce n’est quelques protestations de circonstance et des déclarations d’intention non suivies d’effet réel. L’Europe, annonça-t-on, allait constituer un système de financement alternatif, hors dollar, pour financer les projets en Iran. On annonça en grande pompe la création d’un « véhicule spécial » en bon jargon bruxellois, dénommé Instrument in Support of Trade Exchanges (INSTEX), immédiatement raillé à Washington comme un « tigre de papier » et qui en effet, à ce jour, se résume à cela… Quant aux nouvelles sanctions pétrolières et à l’escalade en cours, l’Europe marque sa préoccupation mais ne prend aucune mesure particulière.
Quatre leçons majeures
Les leçons de cette affaire doivent d’urgence être tirées avant que l’Europe ne se résigne à se trouver proprement effacée des affaires du monde.
– Leçon numéro 1
Le démantèlement de l’accord JCPOA concerne directement la sécurité des 500 millions d’Européens. Décidé à Washington, sans leur avis, le retrait américain entraîne ipso facto la mort clinique de l’accord et autorise de ce fait l’Iran à reprendre son programme nucléaire (ce qui vient d’être annoncé), voire l’incite à entreprendre des actions de représailles au Moyen-Orient et/ou contre l’Europe, ce qui se produit actuellement même si ces actions ne sont pas revendiquées.
– Leçon numéro 2
Dès lors, toute politique étrangère, française ou européenne, n’est désormais envisageable qu’avec l’accord préalable des États-Unis. Ce qui valait hier pour un certain nombre de ventes d’armes de par le processus ITAR (approbation préalable des États-Unis lorsque les composants américains sont employés dans les systèmes d’armes concernés) vaut désormais pour l’ensemble des relations commerciales, qu’elles soient civiles ou militaires.
– Leçon numéro 3
Rien ne sert d’être un « bon allié » qui engage ses finances et le sang de ses soldats en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou au Mali dans des opérations censées servir la sécurité de tous si les Américains décident seuls, et de tout, et punissent leurs meilleurs alliés tout en les menaçant périodiquement de quitter l’Otan…
– Leçon numéro 4
L’Europe et la France cumulent désormais tous les handicaps pour résister à l’unilatéralisme juridique et économique américain. Mondialisation et financiarisation du capitalisme font des grands groupes théoriquement « français » comme Total, Renault ou Airbus des entreprises dont les sièges et la majorité du capital sont souvent situés hors de France, en partie propriété de fonds de pension souvent américains, donc soumis à la loi américaine (8).
S’ajoutent à tout cela les retards pris par les Européens en matière de nouvelles technologies (IA, batteries électriques, cloud et données personnelles) et leur incapacité presque structurelle à se mettre d’accord sur des questions aussi essentielles que leur niveau de taxation interne (le niveau d’impôt sur les sociétés est extrêmement bas en Irlande ou au Luxembourg), leur niveau de protection commerciale extérieure et, plus encore, leurs objectifs fondamentaux en matière de politique étrangère (relations avec les États-Unis, la Chine, la Russie, le Moyen-Orient…) — toutes choses qui rendraient nécessaires une profonde modification des mécanismes de fonctionnement de l’UE, par exemple le fait que le mandat de négociation commerciale est décidé à la majorité qualifiée, ce qui empêche bien souvent toute confrontation sérieuse avec les États-Unis. Le dernier exemple en date est l’ouverture de négociations commerciales avec les États-Unis, contre l’avis de la France, sous la pression de l’Allemagne, qui veut continuer à vendre ses automobiles outre-Atlantique, et d’autres pays qui ne veulent aucun ennui avec Washington. L’extraterritorialité du droit américain ne figure pas dans le mandat de négociation alors que ce sujet pèse évidemment très lourd sur les relations commerciales américano-européennes (sanctions, etc.).
Comment, dès lors, sortir de ce qui est en train de conduire, presque inexorablement, à l’effacement de la France et des autres États européens en tant que nations souveraines ?
Résignation ou sursaut ?
Le cœur de l’affaire, on l’aura compris, n’est pas l’objectif ou les objectifs affichés par les États-Unis. Qui peut être contre la lutte contre la corruption, la fraude fiscale, le terrorisme, les biens mal acquis, les potentats technocrates, les dictateurs islamistes ou les États proliférateurs ?
Tous ces sujets mériteraient la renaissance, et non la disparition, de normes multilatérales et souverainement partagées. Les sanctions ont montré leur utilité (exemples de l’Afrique du Sud ou de l’Iran) si elles sont partagées. En revanche, elles deviennent l’instrument d’une politique impériale quand elles sont imposées unilatéralement par un État en ignorant tous les autres, à commencer par ses « alliés ».
En réalité, si la situation actuelle devait se prolonger, l’Europe sera de plus en plus prise en tenaille entre les exigences contradictoires des deux empires américain et chinois, avec comme alternative la soumission à l’un ou à l’autre, voire aux deux. Le tout, dans le cadre d’un même capitalisme financiarisé qui aboutira tôt ou tard, avec la désindustrialisation chez nous et la précarisation qu’elle entraîne, à l’implosion de nos sociétés démocratiques.
Seule pourrait enrayer pareil déclin funeste la prise de conscience par les Français, par les Européens, de ce qu’impliquerait une politique de puissance digne de ce nom. Prise de conscience qui exigerait un véritable changement de logiciel dans le mode de fonctionnement de l’État français et des institutions européennes.
Citons-en quelques exemples, en guise de conclusion :
– La mise en place d’un robuste système de renseignement économique ;
– La reprise du contrôle des investissements étrangers, dans tous nos secteurs stratégiques ;
– L’imposition de la réciprocité dans toutes les relations commerciales ;
– La maîtrise des technologies de l’avenir ;
– La taxation en Europe des GAFA et des multinationales étrangères ;
– La mise en place de lois de blocage et de sanctions miroirs pour mettre fin au diktat des amendes américaines ;
– La redécouverte en France des mérites d’une vraie politique industrielle.
« Vaste programme » aurait dit le général de Gaulle… Trouvera-t-on très vite, en Europe les chefs capables de le mener à bien ?
(1) Se référer à : Gary H. Perlow, « Taking Peacetime Trade Sanctions to the Limit : The Soviet Pipeline Embargo », Case Western Reserve Journal of International Law, Vol. 15, n° 2, 1983 (disponible en ligne).
(2) Le titre III de la loi Helms-Burton, adoptée en 1996, permet, notamment aux exilés cubains, de poursuivre devant les tribunaux fédéraux américains les entreprises soupçonnées de « trafiquer » (trafficking en anglais) avec des biens ayant appartenu à des ressortissants américains (ou à des exilés cubains ayant acquis depuis la nationalité américaine). Il s’agit des biens nationalisés par le régime de Fidel Castro après la révolution de 1959 dans l’île des Caraïbes. Voir : Janette Habel, « Loi Helms-Burton contre Cuba : l’extraterritorialité du droit américain », sur le site de l’IRIS, 24 avril 2019.
(3) « SNCF: 70 ans après, Paris indemnise des victimes américaines de la Shoah », AFP, 5 décembre 2014.
(4) Par exemple : « Saisie d’un gratte-ciel iranien à New-York », AFP, 20 avril 2014.
(5) Rapport d’information n°4082 du 5 octobre 2016 (quatorzième législature) déposé par la commission des affaires étrangères et la commission des finances de l’Assemblée nationale, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp.
(6) Anne Pélouas, « Au Canada, les démêlés commerciaux avec la Chine commencent à peser lourd », Le Monde, 11 mai 2019. Chris Buckley, Javier C. Hernández et Dan Bilefsky, « China Arrests 2 Canadians on Spying Charges, Deepening a Political Standoff », The New York Times, 16 mai 2019.
(7) Se rapporter au tableau contenu dans le rapport cité en note (6).
(8) Sur ces questions, voir : Laurent Izard, La France vendue à la découpe, Éditions du Toucan, 2019.
Bien gentil, Lellouche, mais que ne commence-t-il par regretter son soutien à la guerre d’Irak de Deubelyou ?