Jacques BARRAT
Professeur des universités, diplomate
Trimestre 2010
Il est une évidence que la chute de l’URSS à la fin du siècle dernier a provoqué une certaine réémergence sur la scène internationale des cinq pays qui constituent aujourd’hui l’Asie centrale.
Cette zone géostratégique avait déjà peu ou prou perdu de son importance lorsque l’essor de la navigation océanique avait porté un coup fatal aux rôles géoéconomique et culturel de la Route de la soie. Colonisés par la Russie puis par les Soviétiques, victimes d’une spécialisation économique décidée depuis Moscou, ces territoires, pour reprendre les termes de madame Poujol, sont passés désormais « du statut de fraction d’empire à celui de mosaïque d’États ». En effet, les spécificités ethniques, économiques, politiques de chacun des cinq pays tout comme les antagonismes entre les cinq nouvelles républiques indépendantes ont empêché le retour de cette zone à un monde vraiment cohérent.
Plus encore, aucune des grandes puissances régionales, que ce soit l’Iran, la Turquie, voire la Chine, n’a pu vraiment profiter du retrait russe pour créer une nouvelle sphère d’influence. Quant aux mouvements islamistes, ils sont à la fois trop nombreux, trop éparpillés, trop rivaux pour servir de facteurs d’unité à cette terre musulmane.
L’Asie centrale est par ailleurs une zone assez riche.
Riche de ses matières premières et des sources d’énergie que renferme son sous-sol. Riche de la qualité d’une paysannerie qui a su, tout en préservant des techniques de culture jardinatoire, les hausser au niveau des exigences d’une agriculture moderne. Riche aussi de civilisations nomades, qui continuent depuis des millénaires d’utiliser l’herbe et la steppe pour faire perdurer leur genre de vie. Il est sûr qu’elles sont par essence respectueuses de l’environnement. On sait aussi malheureusement qu’elles sont peu à peu destinées à disparaître, urbanisation oblige ! Riche d’une industrie et d’un secteur tertiaire qui, eux aussi, sont en voie de modernisation rapide. Riche du niveau de scolarisation très élevé de ses habitants. Riche enfin d’un patrimoine culturel dont l’évocation ne peut que faire rêver : Boukhara, Khiva, Samarkand, Tachkent et, plus généralement, tous les relais de la Route de la soie… Mais, en même temps, on sait combien cette région est victime de problèmes environnementaux très graves : disparition de la mer d’Aral, sécheresse, pollution de toutes sortes, etc.
Toutefois, l’Asie centrale est demeurée un carrefour naturel et présente aujourd’hui des caractères géostratégiques qui en font une zone qui s’inscrit dans un nouveau grand jeu. Contrairement aux xixe et xxe siècles, où ce dernier s’intégrait dans un monde bipolaire (russo-anglais puis soviéto-américain), ce nouveau grand jeu se déroule aujourd’hui dans un contexte multipolaire avec au minimum trois partenaires : la Russie, les États-Unis, la Chine. Mieux encore, devenues puissances régionales plus ou moins affirmées, par le biais des diplomaties qu’elles ont déployées depuis leur indépendance, les cinq républiques ont su prendre en compte de manière très pragmatique les nouveaux grands équilibres et déséquilibres d’une planète de plus en plus globalisée.
Le président Ali Rastbeen nous présente les complexités de l’Asie centrale et nous offre des prospectives liées à la géostratégie de cette zone, située au cœur même de la vieille Asie. Le recteur Gérard-François Dumont, quant à lui, nous livre une analyse démographique des populations de la région, en montrant combien sont différentes les cinq républiques issues de l’éclatement de l’ex-URSS. André Pertuzio nous rappelle que l’Asie centrale est un véritable pôle énergétique, ce qui la rend à la fois utile et convoitée. Gilles Troude, pour sa part, démontre s’il en était besoin que le grand jeu a changé et que désormais un combat triangulaire se joue entre la Russie, les États-Unis et la Chine.
Le général Henri Paris nous fournit les éléments susceptibles de nous faire comprendre la politique russe en Asie centrale dans toutes ses continuités. Jean-Michel Vernochet nous décrit le jeu que voudrait déployer en Asie occidentale l’Amérique-monde, tout comme il tente d’analyser la place de l’Iran dans la grande stratégie asiatique de l’empire américain.
Steven Ekovich, avec un article consacré au Pakistan de Barack Obama, le professeur Zalmaï Haquani, dans sa contribution consacrée à l’Asie centrale vue d’Afghanistan, Coline Ferro, qui démêle les intérêts internationaux qui se font jour au Kirghizistan, dressent un panorama à la fois lucide mais un peu pessimiste de l’environnement périphérique de l’Asie centrale.
Plus optimistes sans doute sont les articles qui suivent. L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et ses résultats positifs sont examinés avec la minutie qu’on lui connaît par Christophe Réveillard. Deux articles enfin nous fournissent des constats et des perspectives : Houchang Hassan-Yari nous démontre que l’Asie centrale est à la croisée des chemins. Quant à Patrick Dombrowsky, il se demande si l’Asie centrale est susceptible dans le moyen terme de redevenir une zone de stabilité politique, condition sine qua non de son retour vers ses grandeurs passées.