Jacques BARRAT
Professeur émérite (Université de Paris II Panthéon-Assas), ancien diplomate et membre de l’Académie des Sciences d’Outre-mer.
4eme trimestre 2011
En cet Automne 2011, la Chine est la deuxième puissance mondiale. A en croire certains, elle deviendra bientôt la première puissance économique de notre planète, n’en déplaise à Monsieur Obama qui au début de son mandat avait promis aux Américains que les Etats-Unis conserveraient la première place.
Géographiquement parlant, la Chine avec ses 9,6 millions de km2 n’est pas un pays mais un continent. Il est homogène certes par la composition de sa population, qui est han à plus de 92 %, car être Chinois signifie avant tout appartenir à cette ethnie. Mais la Chine est aussi très hétérogène par exemple lorsque l’œil du géographe distingue la Chine du blé au Nord de la Chine du riz au Sud, ou lorsqu’il se plaît à considérer que pour se rendre de la côte aux massifs du Tibet et aux déserts du Xingjiang, il faut gravir quatre marches, de moins en moins densément peuplées, de moins en moins développées et de moins en moins touchées par la modernité. De même, d’autres géographes considèrent que la Chine « utile » est celle de l’Est alors que celle de l’Ouest apparaît plus arriérée. Mais cette dernière qui, presque vide d’habitants, concentre l’essentiel des richesses et des réserves en matières premières et en sources d’énergie. Enfin, phénomène démographique fondamental, 80 °/o des Chinois occupent 20 °/o du territoire, les 80 °/o restants n’accueillant que 20% de la population.
Depuis 1978 qui marqua la fin d’un socialisme catastrophique et d’une terreur marxiste-léniniste arrivée à son paroxysme pendant la Révolution culturelle, la politique d’ouverture pratiquée par Deng Xiaoping, véritable père de la Chine moderne, a permis de libérer la force de travail considérable d’une population qui compte aujourd’hui, selon les meilleurs experts, environ 1,4 milliards d’hommes.
Les résultats sont là. La « politique des quatre modernisations » a porté ses fruits et des taux de croissance qui frisaient les 10 % malgré d’énormes disparités régionales ont permis en une génération démographique à la Chine de redevenir la grande puissance qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être. Finies donc les horreurs de la socialisation (1952-1958), l’ignoble campagne des « Cent Fleurs » (1956-1957), la catastrophique démence du Grand Bond en avant (1958-1961) et les atermoiements du « il nous faut marcher sur deux jambes » (1962-1966), tout comme la folie dévastatrice de la grande Révolution culturelle prolétarienne (1966-1976).
Il faut toutefois considérer que si la Chine, première puissance démographique sur notre planète, deuxième puissance du monde par son PIB, fait montre aujourd’hui de chiffres quantitativement satisfaisants, ces derniers rapportés au niveau de l’individu ne permettent pas encore de classer le pays au sein des nations développées. Heureusement, toute une série de retards sont peu à peu comblés, ceux concernant en particulier la production per capita, le revenu national par habitant, l’indice de développement humain, les statistiques de consommation, les chiffres relatifs aux progrès du système des retraites et aux avancées de la médecine de masse. Mais ici comme ailleurs, la croissance économique a provoqué trois types de méfaits. Tout d’abord, l’augmentation de plus en plus insupportable des inégalités sociales, d’autant que les nouveaux riches chinois manquent particulièrement de discrétion. Ensuite, l’augmentation des inégalités sectorielles qui ne saurait durer car les migrants, nouveaux esclaves de la Chine du xxie siècle, se rebellent de plus en plus souvent et ouvertement. Enfin l’augmentation encore plus profonde et donc plus pérenne des inégalités régionales qui vient rompre l’harmonie et l’équilibre d’un pays de plus en plus marqué par la coupure entre paysans et citadins.
Parallèlement, avec les réformes effectuées depuis 1978 par un parti communiste qui continue de monopoliser le pouvoir et dont le slogan est « il est glorieux de s’enrichir », la Chine est entrée de plein pied dans la mondialisation, mondialisation économique d’abord, mondialisation culturelle ensuite. Mais la mondialisation économique fait peser de graves dangers sur l’avenir de la Chine car cette dernière ne peut continuer d’être l’atelier du monde alors même que la montée des salaires et l’amélioration des conditions de vie la rendent de moins en moins compétitive sur le marché international. De même, sa course effrénée à l’importation de matières premières et de sources d’énergie indispensables au maintien de sa croissance la fragilise économiquement, politiquement et diplomatiquement. Le défi économique de la Chine aujourd’hui est donc de passer du quantitatif au qualitatif et de créer aussi un marché intérieur qui viendra peu à peu se substituer à ses clients
les plus importants que sont précisément l’Union européenne et les Etats-Unis. Parallèlement, la réussite économique chinoise a fait du pays un énorme détenteur de capitaux. Chacun sait que c’est la Chine qui possède désormais l’essentiel des avoirs financiers des Etats-Unis d’Amérique et de l’Europe et que ce sont ses paysans qui en épargnant ont permis la prospérité des pays capitalistes développés par ailleurs aujourd’hui tous victimes de la crise de la dette américaine.
Ainsi en cet automne 2011, la Chine est à la croisée des chemins, car elle ne peut conserver des degrés aussi élevés de dépendance économique vis-à-vis du marché mondial et d’un système financier international et transnational. Ils la mettent à la merci de la bonne santé économique mondiale. C’est pourquoi les Autorités de Pékin redoutent actuellement beaucoup la défaillance du dollar et les problèmes de survie de l’euro. De ce fait, on peut heureusement compter sur la Chine pour continuer de venir au secours d’un capitalisme financier apatride devenu certes moralement indéfendable mais dont la survie conditionne également celle de l’actuel « modèle chinois ». Ce terme de « modèle » récusé par le PCC est néanmoins révélateur du cheminement économique suivi par ce pays depuis 1978. Mais il n’empêche qu’il faudra assurément que le PCC change peu ou prou sa vision économique du monde, modifie ses priorités sociales intérieures et change sa diplomatie trop favorable aux « pays voyous » du monde comme la Corée du Nord, le Soudan, la Syrie, le Pakistan, etc. Sans ce changement radical, la politique du Parti sera d’autant plus contestée qu’elle sera par trop contestable. A ces nuages noirs et à ces interrogations, il faut ajouter que la politique démographique maoïste, celle de l’enfant unique, va provoquer d’ici 2050 un véritable séisme, à savoir un processus catastrophique de vieillissement de la population chinoise telle qu’on en aura jamais vu jusqu’alors dans l’histoire du monde. Il sera d’autant plus grave que la population désormais plus urbaine que rurale devra subsister, une fois arrivée à l’âge de la retraite, dans des grandes métropoles modernes sans que des systèmes de retraite suffisants aient pu être mis sur pied durablement pour l’ensemble de cette population.
De fait, la réussite chinoise que chacun se complaît à décrire est réelle et le monde entier ne peut que s’en réjouir. Il n’empêche qu’elle est porteuse de toute une série de fragilités et de problèmes qui ne peuvent être résolus qu’à l’échelle d’un continent au minimum, sinon à celle de la planète toute entière. En réalité, la dépendance chinoise vis-à-vis de l’Occident est totale. Celle des Occidentaux vis-à-vis des Chinois également.
A un autre niveau d’analyse, la fragilité culturelle de la Chine du xxie siècle semble patente et cette civilisation millénaire, même si elle reste profondément confucéenne, semble parfois avoir perdu son âme, confrontée à une modernité et donc à une occidentalisation par trop acculturantes. Les paysages urbains chinois en sont une parfaite illustration. Mais cette fragilité culturelle réside aussi dans un isolement culturel et mental millénaire qui s’était révélé jusqu’au début du xxe siècle un rempart solide contre la modernité. Enfin, la fragilité culturelle chinoise procède également de la fragilité politique et idéologique d’un PCC qui prône « l’économie socialiste de marché » et qui a indéniablement réussi à mettre sur pied la liberté économique mais en maintenant le régime du parti unique. Il en résulte toute une série de distorsions intellectuelles, de contradictions et de confusions mentales et donc de fragilités sociales. A cela il faut ajouter que les méthodes brutales de gouvernance sont de plus en plus mal supportées par les masses chinoises. En même temps, la pénétration des médias à l’occidentale, l’utilisation de l’internet par 500 millions de personnes ont profondément changé la société chinoise. C’est ainsi par exemple qu’on assiste à la naissance d’une opinion publique, en particulier chez ceux là même qui avaient le plus profité du système, parce qu’ils étaient, la plupart du temps, proches du PCC.
A l’échelle du monde, la puissance militaire chinoise, le rôle désormais important de sa marine, la diplomatie développée par Pékin sont également des facteurs importants qu’il faut prendre en compte si on désire de manière raisonnable imaginer l’avenir d’un pays qui, dès 2030 aura une population inférieure à celle de l’Inde. On sait les atouts du monde indien en matière de high-tech à l’occidentale et les immenses possibilités d’une élite de plusieurs centaines de millions de personnes déjà parfaitement intégrées, grâce à son anglophonie, à la marche du monde occidental.
Le réveil chinois est incontestable et le rôle de la Chine dans le monde n’aura jamais été aussi grand. Il en va de même de sa dépendance vis-à-vis du reste de la planète. Pour toutes ces raisons, il ne faudrait pas que la réussite chinoise soit obérée par des freins internes de plus en plus difficiles à accepter par sa population en même temps que sa politique mondiale pourrait être remise en cause par des concurrences sérieuses issues d’autres pays émergents.