Pour une sécurité des êtres humains, par les êtres humains, pour les êtres humains
Laurent Ladouce
Laurent Ladouce est chargé de recherches à la Fédération pour la paix universelle, et directeur de l’Espace Culture et Paix (www.culture-et-paix.org), qui publie des études sur la diplomatie des villes et conseille les gouvernements et les élus locaux pour créer un réseau de villes internationales de la paix.
Safer families in a world of greater freedom
Human security of human beings, by human beings, for human beings
The Covid 19 pandemic revealed the insufficiency of the collective security mechanisms inherited from 1945. International institutions, in particular the UN, have revealed how unprepared they were to face such a crisis. Some major political, economic and military powers have suffered excessive loss of life, despite their medical capacities. The warlike rhetoric used by several leaders to talk about the virus showed a form of blindness. Upon witnessing the extreme vulnerability of strong and self-confident states, predominantly Western, a reflection on a new global security appears to be necessary. Some very developed countries, which have adopted another philosophy of national and international security, seem to have faced the pandemic and its economic consequences, in a much more efficient way.
Our collective security mechanisms are proving inadequate to cope with certain threats. They can even make the situation worse. But if a new philosophy of security is to guide us tomorrow, it will have to remove its theoretical ambiguities and display its ambitions. Nothing indicates that the states which practice it will dare to unite and propose a new form of global governance. It is therefore up to international public opinion to invent the rules for a world that is both safer and more free. While human beings have been forced to find at home, in their family, the best protection and shelter against the virus, it would be appropriate to sketch a global geopolitics of the family. This article will attempt to do so by referring to the prophetic insights of the painter Norman Rockwell.
La pandémie de Covid 19 a révélé l’insuffisance des dispositifs de sécurité collective hérités de 1945. Les institutions internationales, notamment l’ONU, sont restées discrètes. Certaines grandes puissances politiques, économiques et militaires ont accusé des pertes humaines excessives, malgré leurs capacités hospitalières. Le vocabulaire guerrier de plusieurs dirigeants face au mal montrait une certaine cécité. L’extrême vulnérabilité d’États forts et sûrs d’eux, majoritairement occidentaux, pourrait favoriser la réflexion sur une nouvelle sécurité globale. Car pendant ce temps, des pays très développés, ou parfois moins développés, acquis à une autre philosophie de sécurité nationale et internationale, semblent mieux affronter la pandémie et ses séquelles économiques.
Nos mécanismes de sécurité collective s’avèrent inadaptés devant certaines menaces. Pire, ils peuvent les aggraver. Mais si une nouvelle philosophie de la sécurité doit nous guider demain, elle devra sortir de l’ambiguïté théorique et afficher ses ambitions. Rien ne dit que les États qui la pratiquent oseront s’unir et proposer une nouvelle forme de gouvernance mondiale. C’est donc à l’opinion publique internationale d’inventer les règles d’un monde à la fois plus sûr et plus libre. Alors que les êtres humains ont été contraints de trouver chez eux, en famille, le meilleur refuge contre le virus, il conviendrait d’esquisser une géopolitique planétaire de la famille. Cet article s’y essaiera en rappelant les aperçus prophétiques du peintre Norman Rockwell.
La Pandémie de la Covid 19[1] est la première crise à menacer directement tous les êtres humains aussi directement et simultanément dans leur quotidien. La crise sanitaire a rapidement concerné la planète entière. Nous en vivons tous en direct l’évolution, nation par nation, heure par heure, qui transforme l’humanité en vaste salle d’attente.
Pendant trois mois (mars-mai 2020), ce sujet a saturé l’actualité, éclipsant d’autres dossiers. D’ordinaire, l’actualité est largement dominée par les enjeux traditionnels de sécurité qui animent et perturbent la vie des États : l’activité diplomatique, le jeu des institutions internationales, le déploiement d’armées dans les conflits, la mobilisation des forces de police pour protéger les populations contre le terrorisme, la violence, et assurer la sécurité des biens et des personnes. Dans cette crise, tout l’appareil sécuritaire de l’État régalien, censé rassurer la population contre une menace, s’est révélé impuissant. Au début de la pandémie, certains chefs d’État, ont parlé d’une guerre héroïque contre le virus, abusant du vocabulaire militaire. Aux États-Unis, à l’annonce de la crise, bon nombre d’américains se sont rués sur … les armureries. Le Los Angeles Times du 18 mars indiquait que les ventes d’armes avaient fortement augmenté dans les États américains comptant alors le plus de cas de coronavirus, à savoir la Californie, l’État de Washington, et New York. Devant une crise sanitaire, une partie de la population voyait se profiler une crise économique et sociale incitant à s’armer.[2]
Sécurité traditionnelle et sécurité humaine
De plus, au nom d’une philosophie contestable de la sécurité, certains gouvernements ont envisagé des suspensions excessives des libertés publiques, voire individuelles. D’autres États faisaient au contraire du citoyen libre et responsable le principal acteur pour se protéger et protéger autrui.
Mais alors, comment appeler cette forme de sécurité qui n’est pas étatique et régalienne, mais touche les personnes dans leur quotidien ? On l’appelle la sécurité humaine. Ses principes furent formulés en 1994 dans le Rapport sur le Développement humain du Programme de Développement des Nations unies.
Le discours sur la sécurité humaine reste méconnu. En effet, ses analyses portent trop souvent sur les populations vivant dans les zones dites à risque, essentiellement au sud de la planète. L’insécurité humaine nous parle plus que la sécurité humaine. Alors qu’est-ce que l’insécurité humaine ? Dans les pays en voie de développement, les balles ne sont pas les seules à tuer, blesser et mutiler. Des populations peuvent survivre en paix dans l’insécurité permanente, car elles manquent de tout : on ne mange pas assez et pas bien, les logements sont exigus et insalubres, l’eau, l’électricité et les sanitaires peuvent être un luxe, l’éducation est de médiocre qualité, les routes sont dangereuses, les infrastructures hospitalières sommaires. Comment se projeter dans l’avenir, alors ? La sécurité humaine était longtemps synonyme de développement humain, de droits de l’homme, de précarité, d’incertitude, évoquant le tiers-monde et la grande pauvreté. Or en 2020, on découvre que la plus forte probabilité de mourir du coronavirus ou d’hypothéquer l’avenir ne concerne pas ces contrées-là, mais les pays les plus développés. Des experts avaient envisagé le risque d’une crise sanitaire majeure, mais qui pensait qu’elle frapperait prioritairement le nord-ouest aisé du globe ?
Le monde atlantique, homme malade de la planète
Autre paradoxe : la pandémie est bien mieux maîtrisée près de son foyer d’origine, la région Asie Pacifique, là où elle a sévi le plus longtemps. Elle a par contre frappé massivement la région atlantique, touchée plus tardivement mais qui comptabilise bien plus de morts. Actuellement, le monde atlantique, pilier de la civilisation depuis des siècles, se montre le plus durablement désemparé pour sortir de la crise. Serait-il l’homme malade de la planète ?
Mortalité par million d’habitants | Rang mondial économique(PIB) | Membre de | ||
1. | Belgique | 864 | 24 | UE |
2. | Pérou | 638 | 51 | |
3 | Royaume-Uni | 622 | 6 | G7, P5, G20 |
4. | Espagne | 616 | 13 | UE |
5. | Italie | 586 | 8 | G7, UE |
6. | Suède | 570 | 23 | UE |
7. | Chili | 569 | 42 | |
8. | Brésil | 536 | 9 | G 20 |
9 | États-Unis | 531 | 1 | G7, P5, G20 |
10 | Mexique | 468 | 15 | G 20 |
11 | France | 452 | 7 | G7, P5, UE, G20 |
12 | Panama | 441 | 74 |
Tableau 1 : nombre de morts par million d’habitants, vendredi 21 août 2020.[3]
UE = Union européenne
G7 = Le groupe rassemble 7 des 10 pays avec le plus important PIB du monde (États-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Canada).
P5 = les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, vainqueurs de la 2e Guerre mondiale : États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France
G20 = Groupe de 19 pays + l’Union européenne.
Dans la région atlantique, certains des États les plus solides politiquement, militairement, économiquement, ont dû déplorer beaucoup de morts, malgré l’ampleur des moyens sanitaires mobilisés. Le tableau 1 montre que les 12 pays où le virus tue le plus sont tous situés en Europe (6) et dans les deux Amériques (6). Or ces six nations du continent américain furent conquises et colonisées par des peuples européens.
Parmi ces 12 pays, on trouve les trois piliers de l’Alliance Atlantique : le Royaume-Uni, les États-Unis et la France sont les trois alliés de la deuxième guerre mondiale, trois puissances nucléaires, trois membres du Conseil Permanent de Sécurité (P5). Ils comptent parmi les dix premières économies du globe, dont l’Italie et le Brésil font également partie. Ajoutons que l’Espagne fut jadis la première puissance mondiale. Bertrand Badie commente : « cet ancien monde de la puissance et de la modernité découvre, soudainement et dans la peur, la tragédie du ‘‘risque global’’, un phénomène pourtant entré depuis longtemps dans la banalité des chroniques internationales (…) Par une ironie des hasards ou de mystérieuses nécessités, les États les plus puissants ont été plus atteints que les autres. Étrangement, les pays du P5 paient plus cher que les autres le prix de cette crise … » [4]
Bertrand Badie regrette ici l’échec du P5 au Conseil de Sécurité des Nations unies. Certes, la Chine semble avoir bien géré la crise sanitaire, mais c’est elle l’a générée. Son manque de transparence initial a vivement choqué, ainsi que son arrogance à donner des leçons. La Russie fait mieux que les pays occidentaux, si tant est que ses données soient fiables. Mais Bertrand Badie souligne surtout l’échec flagrant des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, à prendre responsabilité ensemble, dès le départ, et à coopérer pour l’humanité entière. Pire encore, il n’est question, désormais, que d’une possible guerre froide entre la Chine et les États-Unis, alors que les 5 grands auraient dû d’emblée donner l’exemple et chercher un terrain d’entente.
Cette vulnérabilité d’États forts fait dire à Bertrand Badie : « Le Sud et beaucoup d’émergents semblent, pour le moment, en marge de la pandémie. Plus encore, l’arrogance n’a pas porté ses fruits : ceux des États qui ont abordé la crise par bravade, à l’instar des États-Unis, de la Grande-Bretagne ou du Brésil, ont été durement frappés. » Il rappelle que diverses maladies continuent de tuer chaque année beaucoup de personnes dans le tiers-monde. Mais quand ce sont les pays les plus développés qui accumulent des dizaines de milliers de victimes d’une pandémie, leur fausse assurance retient l’attention.
À l’inverse, dans la région Asie-Pacifique, des pays très développés mais moins puissants, ont mieux géré la crise. Parmi les pays aux plus faibles taux de mortalité, on trouve le Japon et la Corée du Sud (respectivement 8 et 6 morts par million d’habitants), Taïwan, Singapour, Hong Kong, mais aussi l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le différentiel est frappant. Y aurait-il donc deux types de civilisation développée ? Cela peut sembler caricatural, mais le virus tue jusqu’à cinquante à cent fois plus de gens dans les grands pays développés de la civilisation atlantique que dans les pays développés de l’Asie-Pacifique. L’expérience antérieure de la crise sanitaire du Sras qui les avait durement touchés et mis en garde y est aussi pour quelque chose.
Un ordre ancien va-t-il vaciller ? Patrick Pouyanné, directeur de Total, a cette formule : « Le multilatéralisme wilsonien, celui de la Société des nations, est dépassé. Nous l’avons bâti autour de l’axe atlantique, qui dominait l’époque, alors qu’aujourd’hui, sur les 7 milliards d’habitants de la planète, 4 milliards vivent en Asie. C’est désormais autour du Pacifique que le monde tourne. »[5]
Cette crise, répétons-le, touche à la sécurité humaine. Dans le monde développé, plusieurs pays ont déjà une culture de sécurité humaine poussée, qui facilite une gestion de crise plus assurée, efficace et sereine. Quel est leur profil ? Parmi ces pays qui maîtrisent mieux la crise, on retrouve les premiers de la classe de l’indice global de paix[6], à savoir les États les plus pacifiques du globe : les pays scandinaves, la Nouvelle Zélande, le Japon, quelques pays d’Europe centrale. Des études ont aussi montré que les pays où la culture de parité entre hommes et femmes est avancée, et plus précisément, les pays dont la culture permet un meilleur accès des femmes aux postes de responsabilité, s’en sortent mieux.
Mais les pays puissants militairement peuvent émettre une objection. Quand l’histoire vous a confié un mandat d’assurer la sécurité du monde et que le budget de la défense est à la hauteur de ses ambitions, peut-on s’investir autant dans la sécurité humaine ? Celle-ci n’est-elle pas le luxe de pays protégés qui n’ont pas trop à se soucier de leur défense quand de plus forts s’en occupent pour eux ? Cette analyse ne tient pas en Corée du sud ou à Taïwan, où l’insécurité militaire est permanente. Malgré une protection (toute relative pour Taïwan) de l’allié américain, ces deux pays consentent d’immenses efforts à leur défense. Pourtant, ils comptent parmi les États sûrs du globe, la violence et la criminalité y sont très réduites, la transition vers une culture de sécurité humaine est très avancée. Ils sont la preuve que les deux types de sécurité peuvent coexister. Surtout, la Corée malgré une longue histoire d’insécurité militaire, s’est permis, en tant que deuxième pays le plus touché du monde par le virus après la Chine, de relever un triple défi : garder les frontières ouvertes, éviter le confinement, tenir des élections législatives en avril. Les clés d’une telle réussite sont la transparence de la communication, la mobilisation de la société civile, le civisme des habitants, le bon emploi de l’intelligence artificielle. Alors que la Corée du Nord a occupé le devant de la scène en 2017-2018 pour ses défis périlleux à la sécurité nucléaire du globe, la Corée du sud brille en 2020, par ses prouesses en sécurité humaine. De plus, assez sainement, l’opinion sud-coréenne reste mitigée sur la gestion du gouvernement, estimant qu’on doit faire mieux. Le gouvernement de Moon Jae-In tire donc des bénéfices politiques limités de son action. Il faut s’en féliciter. Les victoires en sécurité humaine doivent inciter à une modestie de l’État, car le principal ressort en est le civisme.
Pertinence et ambiguïtés de la sécurité humaine dans la crise du coronavirus
Les études de sécurité humaine privilégient deux paramètres : garantir à l’être humain de pouvoir vivre « à l’abri du besoin » et « à l’abri de la peur ». Ensuite, on distingue plusieurs niveaux de sécurité humaine. Dans notre quotidien, nous espérons trouver des filets de sécurité fiable pour nous procurer des revenus décents et nous nourrir (sécurité économique et alimentaire), avoir accès aux soins (sécurité sanitaire), et pouvoir exprimer librement nos opinions religieuses ou politiques sans être stigmatisé ni menacé (sécurité communautaire, sécurité politique).
La pandémie nous met au cœur du sujet. Dans un premier temps, toute personne vivant sur terre en 2020 vit avec l’inquiétude d’être contaminée par une contagion qui a tué rapidement plus de 600 000 personnes, puis de contaminer d’autres personnes. Le virus instille la peur, et aussitôt, presque toute la planète veut être à l’abri du virus et de la peur qu’il propage. La solution radicale, imposée ou consentie, est le confinement absolu. Dans un deuxième temps, le confinement prolongé fait qu’on n’est plus du tout à l’abri du besoin : avec le chômage de masse, les difficultés d’approvisionnement, des dizaines de millions de personnes risquent de connaître une perte de revenus importante et la précarité.[7] A cela s’ajoutent d’autres insécurités. L’éducation est moins garantie, même qu’en temps de guerre. En l’absence de vie communautaire, de sorties, de loisirs, toute la condition humaine devient aléatoire, incertaine. Si le confinement en famille peut procurer une relative protection physique, il peut aussi générer l’insécurité psychologique.
On touche ici à un aspect qui pourrait devenir central au 21e siècle : la sécurité métaphysique et existentielle. En effet, l’être humain n’est pas seulement un animal qui a des besoins physiques, c’est un être spirituel, une personne qui doit donner un sens et une valeur à sa vie. En somme, je ne trouve pas seulement de justification à mon existence par mes actes, mon métier, ma position et ma fonction sociales. Des études suggèrent que la pire torture du confinement, pour certains sujets, tourne autour des verbes « être » et « aimer ». Si je dois rester chez moi chaque jour, avec les miens, qui dois-je être, comment vais-je aimer et servir mes proches, alors que, socialement, je ne sers plus à grand-chose ?
Dans le meilleur des cas, le confinement montre qu’un autre monde, pas du tout utopique, est possible, si les êtres humains sont suffisamment mûrs pour cela et ont un vrai projet familial. Dans une journée de confinement réussie, le mari et la femme vont chacun pouvoir exercer une partie de leur activité professionnelle chez eux, par télétravail et avec un minimum de visio-conférences professionnelles avec leur hiérarchie, leurs collègues. Les enfants pourront rester scolarisés en ligne, mais avec des parents plus présents que d’habitude. Une partie de la vie religieuse et communautaire reste possible, en ligne. Certes, il est préférable d’habiter une maison bien connectée avec un jardin. Là où le lien familial est solide, le confinement est loin d’être une punition. C’est l’occasion de vivre une vraie retraite familiale. Mais un foyer soudé et aimant est une ressource plus rare de nos jours.
Pour une philosophie complète de la sécurité humaine
La philosophie de la sécurité humaine souffre d’une ambiguïté longtemps restée inaperçue, mais qui a soulevé de vifs débats pendant le confinement : une idée noble mais incomplète de la sécurité humaine pourrait entraîner un recul massif de nos libertés. C’est un comble, quand on sait que ses deux slogans (« à l’abri du besoin », « à l’abri de la peur ») sont tirés d’un plaidoyer majeur du vingtième siècle pour la liberté.
Remontons aux origines du discours de la sécurité humaine.
Nous sommes le 6 janvier 1941, les États-Unis n’entreront en guerre que le 7 décembre 1941, avec l’attaque japonaise contre Pearl Harbor. Le président américain Franklin Delano Roosevelt, qui a déjà achevé deux mandats présidentiels et vient de se faire élire pour un exceptionnel troisième mandat[8], sort graduellement son pays de la terrible crise économique grâce au New Deal. Il ignore qu’il devra bientôt guider tout son peuple dans un conflit mondial qui se soldera par 50 millions de morts et l’emploi de l’arme nucléaire.
Il sait son opinion publique rétive à une guerre contre Hitler. Très préoccupé par le danger militaire qui menace la planète, tout en ayant encore du recul par rapport à ce danger, Roosevelt va donner au discours sur l’État de l’Union des accents prophétiques. Dans la pandémie actuelle, tous les dirigeants actuels et toutes les opinions publiques devraient redécouvrir ce discours et son passage sur les quatre libertés. C’est un tournant du discours politique au 20e siècle. Sûr de son effet, Roosevelt demandera aussitôt aux artistes d’illustrer le thème des quatre libertés, qui inspirera d’ailleurs la création de l’ONU et, plus tard, la naissance des études de sécurité humaine. Le discours sur les quatre libertés a la force de quatre grandes évidences énoncées avec une simplicité biblique :
« Dans les jours à venir, que nous cherchons à rendre sûrs, nous entrevoyons un monde fondé sur quatre libertés essentielles.
La première est la liberté de parole et d’expression — partout dans le monde.
La deuxième est la liberté de chacun d’honorer Dieu comme il l’entend — partout dans le monde.
La troisième consiste à être libéré du besoin — ce qui, sur le plan mondial, suppose des accords économiques susceptibles d’assurer à chaque nation une vie saine en temps de paix pour ses habitants — partout dans le monde.
La quatrième consiste à être libéré de la peur — ce qui, sur le plan mondial, signifie une réduction des armements si poussée et si vaste, à l’échelle planétaire, qu’aucune nation ne se trouve en mesure de commettre un acte d’agression physique contre un voisin — partout dans le monde. »
Ces quatre libertés, apparemment simples, reposent en fait sur un équilibre profond et complexe. Dans cette vision, l’être humain est défini comme liberté, laquelle est une harmonie entre la liberté de l’esprit et celle de la chair. Si le mot « liberté » semble constituer le leitmotiv du discours, il ne faut pas oublier le contexte précis de la première phrase : « Dans les jours à venir, que nous cherchons à rendre sûrs … »
Au moment où Roosevelt prend la parole, il sait qu’une partie importante du globe connaît une insécurité angoissante, qui perturbe totalement les calendriers, les prévisions, les certitudes. La guerre en Europe a déjà tué des millions de personnes, anéanti des États. Deux spectres totalitaires menacent l’humanité simultanément : le nazisme et le communisme. Dans ces deux projets messianiques, le mensonge idéologique et la terreur sont sans limite. Face à des menaces aussi colossales, la liberté et la sécurité peuvent paraître en sursis. Les nations qui veulent résister aux menaces totalitaires n’ont pas un appareil idéologique et une puissance militaire capables de l’emporter sur l’ennemi. Roosevelt malade et vieillissant finira par mobiliser tout son peuple dans une guerre sur deux fronts pendant 4 ans, contre l’Allemagne et le Japon, en faisant un pacte inévitable avec Staline. A la terreur nazie succéderont 40 années de Guerre froide dominée par la terreur nucléaire.
Pendant plusieurs décennies, l’esprit des quatre libertés guidera le monde libre d’après-guerre. Il permettra d’inclure les anciens ennemis. Les trois anciens pays de l’axe (Allemagne, Japon, Italie) se sont reconstruits dans un partenariat de réconciliation, de reconstruction et de prospérité. En 1975, trente ans après la fin de la 2e guerre mondiale, les puissances alliées atlantiques (États-Unis, Royaume-Uni, France, Canada) et les 3 anciens pays de l’axe forment le G7, sorte de directoire idéologique et économique du monde. 14 ans plus tard, en 1989, le Mur de Berlin tombe. L’Union européenne adopte alors à son tour un programme de quatre libertés : libre circulation (a) des biens, (b) des capitaux, (c) des services, (d) des personnes. L’UE abolit les frontières dans l’Espace Schengen, adopte une monnaie commune (l’euro) et surtout parvient à intégrer en 2004 les anciens membres ennemis du Pacte de Varsovie : la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, la Slovénie ainsi que les trois pays baltes (Lituanie, Estonie, Lettonie) qui faisaient jadis partie de l’URSS ! Tous ces pays muselés ont retrouvé les libertés de culte et d’expression, se libérant aussi de la peur et de la pauvreté. Ils jouissent aussi des quatre libres circulations. Toutes ces libertés furent ensuite octroyées à la Roumanie et la Bulgarie à leur entrée dans l’UE. Pourtant, en 2020, l’élan européen est en panne, la pandémie semble l’avoir encore affaiblie, avec la fermeture des frontières et le spectre de la crise économique. Les dirigeants européens ont conscience d’être à un tournant, et vont devoir puiser au plus profond du rêve européen pour dépasser cette crise.
Si le discours des quatre libertés a rempli sa mission de vaincre les deux totalitarismes du vingtième siècle (nazisme et communisme) et de résoudre en grande partie le fossé idéologique entre l’est et l’ouest, ce discours peine à s’imposer face aux grandes menaces sur le 21e siècle : la menace d’une radicalisation des discours religieux et politiques, et donc d’une « liberté d’expression » intolérante. Et la menace d’une précarisation généralisée de centaines de millions de vie, en l’absence d’un vrai modèle de développement durable.
Les nouvelles radicalisations qui nous menacent
Une immense partie du monde musulman et quelques États communistes demeurent quasi hermétiques aux libertés de culte et d’expression. Bien plus, la menace islamiste s’est installée durablement au cœur du monde occidental. Ce dernier a redécouvert la peur de l’état de guerre, de l’état d’urgence dont il se croyait libéré. Partout dans le monde, il y a par ailleurs une montée des radicalisations, et d’une dérive de la liberté d’expression vers le discours de haine. Elle est venue d’une expansion quasi incontrôlée des réseaux sociaux, souvent en dehors de tout cadre législatif. Certains se félicitent que tout être humain équipé d’un clavier soit maintenant libre d’exprimer 24 heures sur 24 ce qu’il veut sur la toile et d’écouter et voir ce qu’il veut. En réalité, on s’éloigne de la liberté d’expression classique, sur de nombreux points : les internautes n’ont aucune obligation de donner des sources, sont libres de colporter des fausses nouvelles qui seront reprises, beaucoup entrent dans une véritable addiction. Derrière la gratuité des réseaux sociaux, de gros intérêts financiers contrôlent la toile, espionnent l’internaute, le manipulent. Surtout, le monde virtuel ignore le socle de la liberté d’expression dans le monde réel : la maîtrise de soi. Dans un vrai régime de liberté d’expression et de débat contradictoire, la connaissance progresse par le dialogue, où l’on doit pouvoir exprimer franchement ses opinions et accepter qu’elles soient aussitôt nuancées, contredites, ou bien au contraire approfondies par autrui.
L’autre problème majeur du discours des quatre libertés est d’être demeuré vain pour impulser une vraie dynamique de développement durable, en tout cas jusqu’à l’année 1994 et le début des études de sécurité humaine. Depuis la fin de la guerre froide, les libertés publiques et individuelles, les droits de l’homme, ont progressé dans les pays en développement d’Afrique, d’Amérique du sud et d’Asie. Mais, même en se pacifiant et en se démocratisant, de nombreux pays gardent un indice de développement humain faible. L’insécurité humaine y reste chronique. Soudain, en 1994, on voit apparaître une nouvelle discipline, la sécurité humaine, qui met en exergue les deux dernières libertés rooseveltiennes (« se libérer de la peur », « se libérer du besoin »), mais omet curieusement de citer les deux premières (« liberté de culte », « liberté d’expression »), alors que les quatre constituent un tout. Le risque de l’approche axée prioritairement sur la peur et les besoins, c’est de réduire l’être humain à un rôle d’individu assisté sans lui montrer la voie pour devenir une personne libre, qui maîtrise son destin.
Sécurité des êtres humains, par les êtres humains, pour les êtres humains
Le problème est d’une actualité brûlante. Avec la crise du coronavirus, la sécurité sanitaire (« se libérer de la peur ») est soudain devenue la priorité absolue. Aussitôt, les économistes s’en sont émus. Si la sécurité sanitaire devient un absolu, cela affectera très vite la sécurité économique (« se libérer du besoin »). De plus, les mesures de confinement prolongées diminuent les libertés principales de circuler, de se réunir, de suivre un culte religieux. Conscientes de ces enjeux, les autorités coréennes ont joué la carte de la liberté. Au début de la pandémie, les pratiques de l’église Shincheonji de Jésus en font rapidement le principal foyer de propagation du virus en Corée. Une pétition de 500 000 signatures demande alors la dissolution de cette église déjà impopulaire. Obtenant des excuses publiques de son dirigeant, puis la coopération de ses fidèles contre le virus, les autorités ont renoncé à la tentation de réprimer ce groupement, car cela aurait créé une entorse à la liberté religieuse, un pilier de la Corée moderne. Alors que les dirigeants du monde entier consultaient le président Moon Jae-in pour sa bonne gestion, une pétition d’un million de personnes a pourtant demandé sa démission, certains coréens l’estimant inefficace. En réponse, une pétition d’un million de signatures louant son action et demandant son maintien a calmé les esprits. Les élections législatives d’avril ont eu lieu. Ces respects appuyés des grandes libertés illustrent qu’un pays démocratique, même en cas de crise sanitaire aiguë, peut préserver les quatre grandes libertés.
Il importe de comprendre pourquoi. Une sécurité humaine qui se contenterait de nous libérer de la peur et du besoin serait une sécurité pour les êtres humains, mais pas une sécurité des êtres humains et par les êtres humains. Si la sécurité devait se faire pour le bien de tous mais sans responsabiliser personne, elle aboutirait à la tentation du matriarcat d’État. C’est l’inscription fâcheuse du principe de précaution dans la Constitution et la tentation du Nanny State, l’État-nounou[9]. Mais dans une famille saine, justement, les parents ne cherchent pas à surprotéger leurs enfants. Ils s’efforcent de les responsabiliser, pour qu’ils soient les acteurs de leur propre sécurité tout au long de leur vie. Être libre, c’est se maîtriser, devenir sûr de soi. Quand Roosevelt évoquait le monde plus sûr des jours à venir, il évoquait l’avènement d’une société de personnes beaucoup plus sûres d’elles-mêmes et capables, par le bon usage des quatre libertés, d’asseoir une sécurité naturelle des êtres humains, par les êtres humains et pour les êtres humains. Et l’école de la sécurité humaine, c’est la famille.
Quatre libertés et quatre assurances
Revenons aux quatre grandes libertés de Roosevelt. La plupart des États y souscrivent en théorie aisément. Mais pourquoi n’arrivent-ils pas à procurer ces libertés ? La réponse est simple. Roosevelt partait d’une conviction chère aux Américains : l’être humain est digne d’être heureux maintenant, sur terre. La dignité est d’écarter le malheur et de chercher par tous les moyens un bonheur durable et complet. Le discours sur la liberté est inséparable d’une quête du bonheur. En renonçant au bonheur pour lequel nous sommes créés, nous invitons la peur. Toute vision du monde pessimiste identifie avant tout des menaces, des risques, les aspects tragiques de l’existence. Mais le monde moderne s’est bâti sur la conviction que les jours à venir seront meilleurs que les jours d’avant, en offrant plus d’opportunités. La société doit donc favoriser l’innovation et promouvoir des personnes créatives. Le plus sûr pilier de la démocratie ainsi conçue est la famille nucléaire, où les parents sont incités à donner à leurs enfants un statut meilleur que le leur.
Le discours des quatre libertés distingue deux types différents, mais complémentaires de liberté. Les libertés de culte et d’expression sont des libertés positives, que l’anglais exprime par freedom of. La langue française parle ici d’un droit de. Se libérer de la peur et se libérer du besoin est une freedom from que le français rend parfois par un droit à[10]. Il y a donc une liberté affirmative tandis que l’autre évoque l’absence de restriction ou de contrainte. On notera que dans la langue française, l’animal sauvage est dit « en liberté ». Il n’est pas pour autant un sujet libre, maître de son destin. Il n’a qu’une liberté extérieure, d’allées et venues, parfois bien plus grande que la nôtre, le monde naturel étant « sans frontière ». Mais l’animal est soumis à son instinct, et n’exprime sa subjectivité que dans un langage brut.
La liberté de culte et la liberté d’expression reconnaissent que l’être humain est une personne spirituelle, qu’il est le maître de son destin, libre de se tourner vers Dieu et d’exprimer ses sentiments, ses pensées, ses paroles. Par ces deux libertés positives, l’être humain est en projet, il construit sa vie. Les deux dernières libertés (se libérer de la peur, se libérer du besoin) sont bien plus en rapport avec notre condition charnelle, animale. Notre libre-arbitre spirituel s’accompagne d’une liberté d’action, laquelle est soumise à notre finitude, aux circonstances.
Dans la pandémie actuelle, il existait sûrement au départ des possibilités réelles de réduire les effets de ce virus, notamment le nombre de morts par millions d’habitants. Mais d’emblée, une volonté commune aura fait défaut. Pour des raisons inexcusables, le gouvernement chinois a décidé d’étouffer et de punir les médecins courageux de Wuhan qui voulaient alerter la population. Réprimer la liberté d’expression fut un crime contre la sécurité globale. Par la suite, les responsabilités face à la propagation du mal sont largement partagées
Représenter les quatre libertés, la leçon de sécurité humaine de Norman Rockwell
Avant de se définir comme une résistance à l’oppression extérieure, la liberté se définit comme une affirmation positive, une aspiration intérieure à la plénitude, à la joie. Ce regard positif et serein inspira le peintre Norman Rockwell pour illustrer le discours des quatre libertés de Roosevelt.
Liberté d’expression | Liberté de culte | Se libérer de la peur | Se libérer du besoin |
L’idéologie ou la politique sont absentes des quatre toiles de Rockwell, peintes en 1942. Les États-Unis entraient en guerre et devaient mobiliser leur population pour défendre la liberté. On aurait donc pu imaginer des scènes patriotiques avec des soldats en armes attaquant « les ennemis de la liberté » ou des masses serrant les poings et criant : « liberté ». Rien de tel chez Rockwell, fidèle à l’impassibilité rooseveltienne. Même s’il peint dans un univers où la terreur menace la liberté, Rockwell se projette dans le monde d’après, il représente le monde apaisé pour lequel on va se battre. On lui reprocha d’ailleurs son angélisme, comme s’il refusait d’entrevoir le coût de la liberté. D’autres artistes accusèrent Rockwell de peindre des tableaux naïfs, hors contexte, en ignorant le danger mortel que le monde connaissait.
Rockwell montre la liberté sous sa forme civile, l’associant au bien-être, à la vie ordinaire. Ce n’est pas l’irruption des situations héroïques qui réveille nos libertés, c’est une constance dans le quotidien. Angela Merkel, et d’autres dirigeants avec elle, ont affronté la Covid-19, avec une relative sérénité et une confiance de trouver des solutions.
Les tableaux de Rockwell représentent l’Américain moyen. Derrière la désolante « banalité », on retrouve la marque de fabrique de ce peintre : le respect du common man[11] (l’homme ordinaire) la dignité des gens simples. Il les montre en famille, comme des personnes ayant des attaches affectives, et non comme des individus isolés. « Se libérer de la peur » ne montre ni frayeur ni danger : une mère borde ses deux jeunes enfants dans un même lit. Le papa les regarde avec amour, un journal à la main. Rockwell montre ici que le premier lieu où on se sent en sécurité, c’est un foyer aimant et uni. Quelle leçon ! Presque toute la culture actuelle dépeint l’amour comme une force qui fait mal, qui génère la souffrance. Aimer est un art difficile, c’est vrai. Il y a une réelle transgression chez Rockwell pour montrer la force de l’amour qui fait du bien, qui unit l’homme et la femme, les parents et les enfants, le frère et la sœur. « Se libérer de la peur en temps de confinement » : un beau sujet pour les artistes en 2020 !
Le tableau « se libérer du besoin » ne montre ni usines crachant des flammes et produisant en masse, ni moissons exceptionnelles. Le tableau nous parle d’une richesse non matérialiste et représente une famille où les grands-parents servent de la dinde à leurs enfants et petits-enfants. C’est une scène familiale, « où l’on partage ce qu’on a avec ceux qu’on aime ». La vraie richesse d’une nation, c’est un foyer soudé et uni. Le tableau parle d’autant plus aux Américains qu’il s’agit d’un repas de Thanksgiving (Action de grâce) la plus grande fête à la fois religieuse, familiale et patriotique aux États-Unis.
La liberté de culte n’est pas représentée par un édifice religieux, un livre saint, un clergé, mais par des inconnus priant en silence, les mains jointes : une famille de pratiquants anonymes. Le tableau est empreint de gravité, mais reflète la sérénité et la confiance. Les visages de profil semblent assurer le ciel de leur bonne foi. Enfin, « la liberté d’expression », seul tableau à connotation vaguement politique, montre un col bleu debout s’exprimant avec force dans une assemblée. Son buste occupe toute la moitié supérieure du tableau. Dans la moitié inférieure, plusieurs personnages encadrent l’homme qui parle. Deux cols blancs en cravate écoutent l’orateur avec admiration. Le tableau semble indiquer que les notables instruits sont fiers d’écouter l’homme du peuple qui parle avec son cœur et sans lire un discours préparé.
Des familles plus sûres pour un monde plus libre.
Le monde plus sûr où les êtres humains seront plus libres, exalté par Roosevelt et peint par Rockwell, ne se sera pas uniquement à force d’algorithmes, d’intelligence artificielle et de sécurités pour les êtres humains. Même dans des maisons sécurisées par des alarmes, des capteurs et tous les gadgets de la domotique, la sécurité fondamentale viendra des êtres humains et sera prodigués par des êtres humains mûrs, responsables les uns des autres. La plus solide institution pour y arriver est la cellule familiale. Dans une introduction à leur article Penser la famille aux temps du Covid-19 (sic), les auteurs écrivent :
En l’absence de vaccin ou de traitement contre le Covid-19 (sic), « stay home, save lives » (restez à la maison, sauvez des vies) est devenu un mot d’ordre planétaire. Mesure préconisée dans l’urgence par les épidémiologistes, le confinement à domicile est apparu comme une réponse collective indispensable pour gagner du temps contre la pandémie : début avril 2020, la moitié de l’humanité était sommée de rester chez elle. Dans ce premier temps (…), les États ont plus que jamais institué le foyer comme « cellule de base de la société », l’unité sans laquelle nous ne pourrions faire face à la crise. Loin d’y mettre un terme, le temps du déconfinement progressif continue à penser le foyer comme un rempart contre la propagation du virus, comme en témoignent les injonctions à la poursuite du télétravail ou la reprise prudente de l’école. La gestion de crise est un gouvernement des familles, et par les familles.[12]
A ces familles qui ont été appelées pendant des mois et pourraient l’être encore longtemps, à assurer la plus efficace sécurité humaine, nous voudrions recommander d’adapter le discours des quatre libertés :
- « Pouvoir tout dire à ceux qu’on aime », doit être le bréviaire de la liberté d’expression.
On rira d’être fraternel à tout moment
On sera bon avec les autres comme on l’est
Avec soi-même quand on s’aime d’être aimé
(Paul Eluard)
Pendant la pandémie, la liberté d’expression a servi de prétexte à un déchaînement de fake news, de théories du complot, de blâmes contre l’un et contre l’autre. Cette liberté d’expression servie par les réseaux sociaux s’éloigne de la vraie liberté d’expression. Dans un mariage et une famille, la seule liberté d’expression consiste à pouvoir tout dire à ceux qu’on aime, même et surtout si c’est douloureux. Richard Wagner l’exprima ainsi : « L’Art est en somme l’expression de tout le contenu positif de notre vie : il est aujourd’hui la manifestation la plus haute de l’Amour qui ne peut encore se réaliser directement par l’union complète, matérielle et spirituelle, de l’homme et de la femme, union qui permettrait aux deux êtres unis de développer toutes leurs possibilités, de s’accomplir entièrement l’un par l’autre. C’est cet avènement de l’Amour que souhaitent consciemment ou inconsciemment tous ceux qui espèrent en un avenir meilleur. » Dans une famille qui veut réussir son projet familial, on cherche sans cesse à trouver le mot juste, à écouter, faire preuve d’empathie. Le premier qui prétend avoir raison et imposer son point de vue est perdant. Dans une famille où la parole est libre, les parents ont aussi le devoir d’expliquer à leurs enfants comment ça se passe dans d’autres villes, d’autres pays, d’autres continents.
- « Laisser l’Absolu s’exprimer » est le pilier de la liberté et de la sécurité spirituelle dans une famille, et pour toutes les familles du monde. En temps de confinement, les familles pratiquantes n’ont pas d’institution, de clergé, elles sont libres de maintenir une vie de foi en faisant un effort de créativité qu’elles ne font pas forcément d’ordinaire. Là, il faut choisir les passages à lire et à étudier ensemble, faire des recherches, et au final s’adresser personnellement au Créateur. On voit aussi que la transcendance est le plus sûr chemin pour libérer l’être humain de toutes les idoles et de tous les ismes. En temps de confinement, on n’a moins l’occasion de vénérer ses idoles et ses stars habituelles, qu’elles soient sportives ou liées au spectacle. Le monde actuel, qui a cru vider le ciel et se débarrasser du transcendant, ne cesse d’aduler des idoles et de dresser des ismes les uns contre les autres. Quand on laisse peu le Créateur s’exprimer librement, les sectarismes de tous bords font vite de la planète une Babel idéologique où chaque tribu se replie derrière ses totems pour se donner une fausse assurance. La famille pratiquante, si elle veut rester libre d’inviter Dieu sans y être obligée, peut devenir la source d’un renouveau spirituel mondial dans nos sociétés sans repères. Pendant que les querelles entre les ismes poursuivent leurs vacarmes au dehors, nous voudrions encourager toutes les familles pratiquantes du monde, quelle que soit leur religion, à organiser des veillées de prière, de lectures sacrées, de dons charitables, en ligne. Elles feront progresser la présence de Dieu dans notre monde bien mieux que le dialogue interreligieux institutionnel.
- Partager ce qu’on a avec ceux qu’on aime. Nul ne sait si l’économie mondiale tiendra encore longtemps avec une telle accoutumance à l’endettement, une place excessive des finances, le recul d’une certaine économie humaniste. Rappelons que l’économie, étymologiquement, est la gestion de la maison (de oikos, maison, et nomos, gérer, administrer). On ne gère certes pas un budget national comme on gère un budget familial. D’ailleurs, le surendettement des ménages, ça existe aussi. Mais l’économie familiale est souvent réaliste. On constate que les pays les moins endettés avant la flambée de Covid 19, vont redémarrer leur économie plus facilement. Ce sont souvent des pays où le capitalisme dit familial reste fort, et l’Allemagne reste l’exemple d’un pays très fortement industrialisé, où la bourse compte peu et où des dynasties familiales ont donné au pays la plupart de ses fleurons industriels. Le pays pratique la concertation permanente entre les partenaires sociaux, le dialogue entre tous les acteurs de la production des biens est constant. On s’aperçoit aussi que ces pays plus stables économiquement contribuent souvent plus que d’autres, par des coopérations privées, émanant de la société civile, au développement des pays du tiers monde. Partager ce qu’on a avec ceux qu’on aime, c’est le propre de l’économie familiale, et une famille qui a un budget bien tenu est mieux à même de secourir d’autres familles. Si l’Europe veut retrouver une certaine dignité après la Covid, elle ne doit pas seulement convenir d’une solidarité responsable entre européens du nord et du sud, de l’est et de l’ouest. Elle doit penser à ses partenariats avec l’Afrique, avec le Proche-Orient. Ne pas avoir cette attitude montrerait que la Covid ne nous a rien enseigné.
- La paix est plus passionnante que la guerre. L’héroïsme du couple de la classe moyenne qui met ses deux enfants au lit dans le tableau de Rockwell paraît bien pâle à côté des mâles effigies et statues des héros morts pour la patrie. Jadis, « mourir pour les siens » était souvent la suprême vertu du citoyen. Mais Rockwell voulait un monde vraiment sûr, où on n’a plus à verser son sang. On ne meurt pas pour les siens, mais on vit pour les autres, et d’abord pour les membres de son foyer, de sa communauté. Les films de guerre, d’horreur, de nihilisme ont certainement encore de beaux jours devant eux. Qu’à cela ne tienne. Il existera, de plus en plus, un public désireux d’apprendre à vivre dans une vraie paix, laquelle, rappelait Spinoza, est bien plus que l’absence de guerre :
« Elle est une vertu qui a son origine dans la force de l’âme, puisque l’obéissance est une volonté constante de faire ce qui est bien selon la loi commune. Une cité où la paix repose sur l’inertie de ses sujets mérite le nom de servitude. Quand je dis que le meilleur État est celui où les gens vivent dans la concorde, je dis que les gens vivent une vie vraiment humaine, une vie qui n’est pas définie par la circulation du sang et les autres fonctions communes à tous les animaux, mais par la raison, la vertu de l’âme et la vraie vie. »
[1] Covid étant l’acronyme de corona virus disease, on dit la covid, la maladie du coronavirus (Académie Française). Dans le reste de l’article, quand nous citons d’autres auteurs disant le covid, nous ajoutons (sic), pour respecter l’usage des auteurs, mais signaler que leur choix orthographique pose question.
[2] Sur ce sujet, voir aussi https://www.lefigaro.fr/conjoncture/etats-unis-les-ventes-d-armes-a-feu-augmentent-dans-des-proportions-inedites-a-l-approche-de-l-election-presidentielle-20200821
[3] https://www.statista.com/statistics/1104709/coronavirus-deaths-worldwide-per-million-inhabitants/
[4] Bertrand Badie Le difficile apprentissage de la sécurité globale, 20/05/2020. Pour lire le texte complet de cette analyse pénétrante, consulter le site www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/le-difficile-apprentissage-de-la-securite-globale
[5] Patrick Pouyanné, Entretien au magazine Le Point, 16 juillet 2020
[6] Global Peace Index, voir http://visionofhumanity.org/indexes/global-peace-index/
[7] « J’ai plus peur de la faim que du Covid », lire l’article du Monde, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2020/08/21/au-mexique-les-domestiques-juste-bonnes-a-attraper-le-covid-19_6049548_4500055.html
[8] Le président américain est élu pour un mandat de 4 ans reconductible une fois. Roosevelt fut l’unique président à exercer trois mandats consécutifs. Réélu une quatrième fois en 1944, il meurt en 1945.
[9] Mathieu Laine, dans « la grande nurserie », écrit : « Cette spirale interventionniste et sécuritaire brise les énergies individuelles, étouffe la croissance économique et anéantit l’esprit de responsabilité. [Cela] revient à gérer les caprices de citoyens traités depuis trop longtemps comme des enfants. La Grande Nurserie, c’est (…) le moteur lancé à plein régime de l’infantilisation des citoyens. »
[10] Certains juristes distinguent les droits-libertés (droits de) et les droits-créances (droit à)
[11] Fanfare for the Common Man, l’œuvre musicale d’Aaron Copland, date aussi de 1942. Là encore, une œuvre patriotique est censée motivée les soldats. Mais on y trouve le même parti-pris de montrer le citoyen derrière le soldat, le même hommage aux gens simples.
[12] Céline Bessière, Emilie Biland, Sibylle Gollac, Pascal Marichalar et Julie Minoc. Voir http://www.cso.edu/fiche_actu.asp?actu_id=2608