Olivier Hanne
Enseignant et chercheur aux Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan (France)
Résumé
Il existe une rhétorique de Daech contenue et répétée dans l’ensemble de ses interventions, vidéos, discours, communiqués et prêches. La sémantique des terroristes islamistes obéit à une logique évocatoire et poétique et les exécutions ont valeur de khutba en actes et non en paroles, d’enseignement moral et religieux. De même, alors que les médias européens considèrent une telle déclaration comme celle d’un fou et que Daesh a perdu la guerre, Baghdâdî crée toutes les conditions intellectuelles de légitimité du modèle daechiste pour les vingt ans à venir. L’analyse de cette rhétorique par les Occidentaux a été jusqu’à maintenant assez délaissée ; il est devenu crucial qu’elle soit étudiée de façon érudite, fine et rationnelle.
Summary
There is a rhetoric of Daech contained and repeated throughout the interventions, videos, speeches, communiqués and sermons. Semantics of the Islamist terrorists obey a provocative and poetic logic, and the executions have value of khutba in acts and not in words, of moral and religious teaching. Also, while the European media consider that such speech is that of a madman and that Daesh lost the war, Baghdâdî creates all the intellectual conditions of legitimacy of the daechist model for the next twenty years. The analysis of this rhetoric by the Westerners was so far quite neglected; it has become crucial that it be studied in an erudite, fine and rational manner.
L’organisation terroriste dite État islamique (EI ou Daech) a développé dès 2014 de nombreuses brochures justificatives dans la plupart des langues parlées en pays d’islam. Parmi ces magazines numériques figure Dar al-Islam, en français. À la fin de chaque numéro se trouve une rubrique intitulée « Dans les mots de l’ennemi », censée permettre aux fidèles de l’EI et, au-delà, à tous les musulmans, de comprendre la sémantique perverse de l’Occident et de ses alliés : Israël, les dictatures militaires, les capitalistes sionistes, les chrétiens et les athées dissimulés sous le masque de la religion.
L’analyse en détail de la propagande de Daech n’a pas suscité de semblable rubrique dans les revues grand public en Europe, si bien que les institutions et les populations, même musulmanes, se retrouvent démunies face au discours djihadiste, incapables d’opposer un « contre-discours » ou un « contre-narratif », qui soit efficace et crédible.
L’épouvante médiatique
La publicité des exactions constitue la partie la plus glaçante et la plus connue de la médiatisation de Daech. En s’adressant à ses adversaires, l’organisation les discrédite et crée une terreur qui précède son action militaire. En novembre 2014, près de 4 000 déserteurs manquaient à l’appel dans l’armée irakienne, en partie à cause de cette terreur qui précédait les combattants de l’organisation. Les images du carnage de 1 700 soldats irakiens en juin 2014 ont fait le tour des réseaux sociaux.
Les enregistrements de décapitation des journalistes anglais et américains enlevés, qu’il s’agisse de James Foley le 19 août ou de Steven Sotloff le 2 septembre, répondent à une théâtralisation de la mort en direct : le désert jaune-ocre à perte de vue, un djihadiste masqué habillé de noir, une victime à genoux en tunique orange ; les couleurs très contrastées créent une esthétique irréelle, sans émotion, le bourreau accomplissant son œuvre avec assurance et détachement. Le message est explicitement adressé aux États-Unis, et immédiatement reçu : nous irons jusqu’au bout… Après le sentiment d’horreur, le spectateur ne peut que s’interroger et douter de la capacité de l’Occident démocratique à lutter contre Daech[1]. L’incrédulité précède l’indécision, qui est déjà un embryon de défaite.
Au-delà de la communication d’épouvante, l’ensemble des moyens médiatiques de Daech appuie son message religieux. La mort des infidèles, l’élimination du vice à Raqqa, la grandeur du message coranique, l’abnégation des guerriers de l’islam, toute l’action de Daech est illustrée positivement afin d’emporter l’adhésion des musulmans, à grand renfort de citations des hadiths et des juristes de la Sunna.
Un langage évocatoire
Philippe-Joseph Salazar, dans son ouvrage essentiel pour cerner la puissance médiatique de Daech[2], a montré que la sémantique des terroristes islamistes obéissait à une logique évocatoire et poétique. Celle-ci mêle le raisonnement par analogie, par images – voire par paraboles –, les décisions juridiques des fatwas médiévales et les vieilles traditions de la khutba (le sermon du vendredi donné par un imâm). Les exécutions ont valeur de khutba en actes et non en paroles, d’enseignement moral et religieux. L’exécutant passe pour un sacrificateur avant d’être un terroriste, et le spectacle public des décapitations fait figure de liturgie : les suppliciés confessent leurs fautes avant d’être amputés ou tués, et leur bourreau les embrasse pour bien montrer que le pardon leur est acquis à travers un châtiment qui transforme la victime en coupable pardonné.
Le « calife » Abû Bakr al-Baghdâdî dose ses interventions pour préserver son aura. Son phrasé de l’arabe classique et son respect des règles du tadjwîd – la récitation coranique – sont parfaits. Il mêle les citations de versets et de hadiths à ses propres déclarations. Nul doute qu’il soit inspiré. Dans son dernier discours de l’année 2016, diffusé le 2 novembre, en pleine bataille pour la libération de Mossoul, Abû Bakr al-Baghdâdî propose un texte d’une quinzaine de minutes (20 000 signes à peu près), soit la durée habituelle d’une khutba. Il est soigné et imprégné de références coraniques. Le discours se veut universaliste et appelle l’ensemble des musulmans à se lever contre les ennemis de la foi. Le manichéisme est absolu et vise à imposer à ses auditeurs un choix définitif, entre le bien et le mal. Quel que soit le contexte militaire en Irak, Baghdâdî reste dans sa logique d’affrontement et de djihâd, exigeant de ses hommes qu’ils résistent jusqu’au bout, refusant toute négociation, alors que les théories anciennes du djihâd acceptent des négociations opportunistes. Une telle attitude est perçue en Occident comme de l’aveuglement face à une situation militaire dramatique, alors qu’elle est perçue sur place comme une forme de conviction et de fidélité à l’islam et au djihâd. Cette attitude, tragique pour une armée, pourra être utilisée dans quelques années, après l’échec de l’EI, par de nouveaux groupes, qui brandiront la fermeté du « calife », son obéissance à la loi islamique, et son absence de compromissions, contrairement à Jabhat al-Nosra, groupe terroriste de Syrie qui a coupé les ponts avec Al-Qaeda. Alors que les médias européens considèrent une telle déclaration comme celle d’un fou, Baghdâdî crée toutes les conditions intellectuelles de légitimité du modèle daechiste pour les vingt ans à venir.
De la rhétorique coranique à la légitimité califale
Pour peu qu’on les prenne au sérieux, ces discours de propagande religieuse sont riches en symbolique, mais doivent être décryptés avec soin. Le 29 juin 2014, le chef de l’EI prononçait son premier prêche en tant que « calife » dans la grande mosquée de Mossoul. Le propos semble suivre un plan particulièrement décousu, répétitif, en 9 séquences distinctes :
1 – Il se remet dans les mains de Dieu lui et la communauté musulmane, et montre son attachement à la piété et à la lutte contre les fautes.
2 – Le mois de ramadan est présenté comme un temps privilégié pour le pardon de Dieu.
3 – Ce mois est aussi propice au djihâd qui offre des récompenses matérielles et spirituelles.
4 – Pour assumer le djihâd, il faut un pouvoir politique fort (un sultân selon la tradition médiévale), capable de défendre l’islam et ses règlements.
5 – La restauration du califat permet d’assumer le djihâd, même si Baghdâdî s’avoue indigne de cette charge.
6 – Le pouvoir exige l’obéissance de tous les musulmans et leur serment d’allégeance ; il faut obéir au souverain comme à Dieu.
7 – Reprise du discours sur le djihâd, notamment contre l’impiété, l’hypocrisie religieuse et les tyrans (c’est-à-dire les régimes autoritaires arabes au service de l’Occident).
8 – Reprise du discours sur le ramadan.
9 – Dernière séquence sur le rappel de la foi et les bienfaits de la piété.
Une telle structure de pensée ne répond nullement aux cadres rhétoriques hellénistiques et latins auxquels les populations occidentales sont habituées. Inspirés par les méthodes utilisées pour scruter la Bible, les travaux scientifiques des philologues ont, depuis dix ans, révélé la cohérence interne du Coran, dont la composition et le regroupement des versets obéissent à des symétries de thèmes, renforcées par la logique de la prosodie. De nombreuses sourates forment des paires dont les sujets se répondent ou au contraire s’opposent. Dans la sourate 101, dite « La Fracassante », trois thèmes se répètent selon une construction ABC / C’B’A’, c’est-à-dire sur un mode non-linéaire, comme en miroir, procédé renforcé par les rimes des onze versets[3].
[A] « La fracassante. [finale : qâri‘a]
[B] Qu’est-ce que la fracassante ? [qâri‘a]
[B] Qu’est-ce qui te fera connaître ce qu’est la fracassante ? [qâri‘a]
[C] C’est la journée où les hommes seront comme des papillons dispersés, [mabthûthi]
[C] où les monts seront comme flocons de laine cardée. [manfûshi]
[C’] Alors, celui dont lourdes seront les œuvres [mawâzînuhu]
[C’] connaîtra une vie agréable, [râdiya]
[C’] tandis que celui dont légères seront les œuvres [mawâzînuhu]
[C’] s’acheminera vers un abîme. [hâwiya]
[B] Qu’est-ce qui te fera connaître ce qu’est cet abîme ? [ma hiya]
[A] C’est un feu ardent ! » [hâmiya]
D’autres agencements symétriques ont été repérés obéissant à une logique ABC / C’B’A’ et ABC / D / A’B’C’. Les versets qui articulent le passage d’une séquence ou d’un thème à l’autre seraient ainsi les plus importants de chaque sourate. Dans la longue description des délices charnels du Paradis (sourate 55, 46-76), le verset central donnerait le véritable message éthique du Coran : « Quelle est la récompense du bien sinon le bien ? » (55, 60). Comme l’a démontré Michel Cuypers, « les énoncés qui occupent le centre [d’une sourate ou d’une séquence] se révèlent parfois plus universels et fondamentaux que les règles particulières qui les entourent »[4]. Cette subtile rhétorique sémitique est fréquente dans le livre et d’une grande force poétique. Mais elle n’est pas si aisée à exhumer, même pour les fidèles qui connaissent bien le texte[5].
Or, Baghdâdî, qui est homme de science religieuse, quoi qu’on en dise, obéit exactement à cette structure rhétorique coranique, et l’on peut alors recomposer le plan de son prêche, qui devient ainsi plus limpide et sa logique évidente :
– Séquence 1 = [thème A : la piété et la soumission à Dieu].
– Séquence 2 = [thème B : le ramadan].
– Séquence 3 = [thème C : le djihâd].
– Séquence 4 = [thème D : le pouvoir].
– Séquence 5 = [thème E : le califat].
– Séquence 6 = [thème D’ : le pouvoir].
– Séquence 7 = [thème C’ : le djihâd].
– Séquence 8 = [thème B’ : le ramadan].
– Séquence 9 = [thème A’ : la piété].
Le thème E constitue ainsi le cœur du prêche, encadré par des thèmes secondaires qui y conduisent (de A à D) ou qui y prennent leur source (de D’ à A’), et se répondent les uns les autres (A’ répond à A ; B’ à B ; etc.). La construction du discours est entièrement bâtie autour du pivot rhétorique qu’est le califat. La proclamation d’indignité du nouveau calife n’est pas seulement une argutie de pure convenance, mais répond à la profession de foi en Dieu, dans le ramadan et le djihâd. Baghdâdî prend le califat comme un fardeau, malgré son indignité, car plus personne ne respecte l’islam. Il restaure le califat comme les ‘Abbâsides le firent en 750 contre la dynastie pervertie des Umayyades. Que sa désignation ne soit pas démocratique n’a aucune importance dans un tel contexte à la fois historique, mémoriel et spirituel. Si la comparaison n’était pas dérangeante, un telle prétention à incarner seul la restauration du pouvoir légitime pourrait être comparable à l’Appel du 18 Juin.
Pour dépasser l’effet de sidération provoqué par l’ultra-violence de Daech, ce type de travail d’analyse paraît un outil efficace, authentiquement occidental, car profondément rationnel et critique. Plutôt que de s’abandonner à des « contre-narratifs » douteux et insipides, l’esprit cartésien reste la meilleure arme intellectuelle et rhétorique…
[1] « Obama, votre politique d’intervention en Irak visait la préservation des vies américaines et de leurs intérêts : pourquoi suis-je en train de payer de ma vie le prix de votre interférence ? » demande Sotloff face à la caméra, Site Monitoring Service Enterprise, 2 septembre 2014.
[2] Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande terroriste, Paris, Le mieux Éditeur, 2015.
[3] Nous utilisons la traduction de Régis Blachère.
[4] M. Cuypers, La composition du Coran, Pendé, Gabalda et Compagnie Éditeurs, 2012 (Rhétorique sémitique).
[5] A. Neuwirth, Studien zur Komposition der mekkanischen Suren, Berlin, 1981 ; M. Cuypers et G. Gobillot, Le Coran, Paris, 2007 (Idées reçues), p. 47-51.