BALKANS : UNE ROUTE, UNE « ZONE GRISE », LE CRIME

Xavier Raufer

Directeur des études au Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, université Paris II Assas, directeur de collection aux éditions du CNRS

2eme trimestre 2011

RENDONS HOMMAGE À LA SOLIDITÉ et à la résistance (on dirait « résilience » en jargon du jour) des entités criminelles. Voici plus de quarante ans que la « route des Balkans » existe. Or souvenons-nous des péripéties de l’histoire mondiale – et notam­ment de l’histoire de l’Europe du Sud-Est – depuis les années 1970 : effondrement de l’une des deux superpuissances, puis abolition de l’ordre mondial bipolaire, vagues de terrorisme, éclatement de la Yougoslavie, guerres subséquentes. Au total, disparition de l’ordre et de la stabilité dans la région, dérive vers le chaos ; le tout suivi d’une accalmie certes durable, mais dont rien n’assure aujourd’hui qu’elle est définitive.

L’increvable « route des Balkans »

Or, pour l’essentiel, la « route des Balkans[1] » fonctionne aujourd’hui comme hier, sans avoir jamais pu être coupée, ni même durablement handicapée. Et même, le 11 septembre 2001 fut pour les trafiquants, balkaniques ou autres, qui la fré­quentent, une plutôt divine surprise : enjoints par les États-Unis de se consacrer à la lutte antiterroriste, les impécunieux États de la région, bien incapables de créer une police antiterroriste à côté de la police antinarcotiques, se livrèrent à l’opération dite en langue populaire « déshabiller Pierre pour habiller Paul » et, donc, dégarnirent le front de la lutte antidrogues. Devenus ainsi une passoire, les Balkans virent les quantités d’héroïne remontant la fameuse route passer d’environ deux tonnes par mois en 2000 à quelque cinq tonnes par mois en 2005.

Début 2011, notre « route » injecte ainsi dans la riche Europe occidentale les stupéfiants (d’abord, l’héroïne) venus d’Afghanistan via la Turquie[2]. Selon Europol, l’Union européenne consommerait environ 150 tonnes d’héroïne par an, dont 120 pénètrent en Europe via la « route des Balkans ». Et, malgré les guerres et les sou­bresauts continentaux, cette route a su accueillir d’autres trafics illicites :

  • De l’Orient vers l’Europe, stupéfiants bien sûr, mais aussi migrants clandestins, armes de guerre (destinées avant tout au milieu criminel de l’Europe occidentale) et, toujours plus, biens contrefaits (issus du monde turcophone) : confection, ma­roquinerie, pièces automobiles, parfums, cédéroms, etc.
  • De l’Europe vers l’Orient : stupéfiants chimiques comme les amphétamines, l’ecstasy, etc. ; cocaïne, et naturellement énormes sommes d’argent liquide, des di­zaines de millions d’euros, résultant des ventes illicites en Europe, du racket, de l’exploitation de clandestins, etc.

Partant de la route des Balkans, les trafiquants de stupéfiants issus de la région opèrent massivement en Europe. Vu l’ampleur du sujet, impossible de multiplier ici les exemples, sous peine de donner à cet article une tournure encyclopédique -bornons-nous à un exemple récent[3].

À la toute fin de l’année 2010, la police antinarcotiques autrichienne annonce le démantèlement d’un vaste réseau de trafic d’héroïne, surnommé la « mafia de Francfort », cette entité criminelle contrôlant le marché de l’héroïne dans la mé­tropole allemande (mais pas seulement, elle domine aussi Vienne, Autriche) ; cette héroïne était vendue au détail de 30 à 40 euros le gramme.

Entamée en 2007, cette opération policière massive se solde trois ans plus tard par 400 arrestations (300 en Allemagne, environ 60 en Autriche, une trentaine en Macédoine). Sans oublier de nombreuses saisies de biens immobiliers, de restaurants, d’héroïne (170 kilos en Allemagne, 27 en Autriche) et de sommes en espèces. Selon les policiers, un réseau, discipliné et efficace, sachant livrer sa « marchandise » en flux tendu, selon les canons du commerce moderne.

Au long de la « route des Balkans », les profits immenses[4] générés par ces trafics suscitent d’équivalents besoins en blanchiment, en récupération des profits crimi­nels dans l’économie licite ; tout comme – l’un supposant l’autre – une corruption massive. Là encore, bornons-nous à un exemple, pris à l’orée même de la « route des Balkans », en Bulgarie. À l’intersection précise de la corruption, du blanchiment et du brûlant besoin de reconnaissance sociale éprouvé par les grands bandits, dès lors qu’ils s’enrichissent et s’estiment intouchables, le football[5].

C’est Wikileaks qui nous autorise ce coup de projecteur dans les bas-fonds obs­curs du foot business criminel, grâce à l’aide (involontaire) des dépêches diploma­tiques de l’ambassade des États-Unis à Sofia.

Qu’y lit-on ? Que « presque tous » les clubs de football de la première divi­sion bulgare sont contrôlés par des criminels de haut rang (Levski Sofia, CSKA Sofia, Litex Lovech, Slavia Sofia, Cherno More Varna, Lokomotiv Sofia, Lokomotiv Plovdiv, etc.). Devenue un pur et simple outil criminel, cette ligue sportive bulgare ne préside plus qu’à une litanie de matchs « arrangés », paris frauduleux, salaires au noir, blanchiment d’argent – sans oublier la fraude fiscale.

Ainsi, la fortune des criminels régionaux, leur contrôle d’éléments de prestige, comme les clubs sportifs, les célébrités du monde de la nuit et du spectacle, don­nent au milieu criminel, dans toute la région, accès au monde politique ; elle fait de ces criminels des acteurs politiques au plein sens du terme. Avec à la clé la com­plaisance d’administrations locales, donc l’ouverture (notamment) de véritables couloirs d’immigration clandestine, etc.

Telle est la « route des Balkans ». Mais au fond, tout cela est connu, en Europe comme à proximité, et ne constitue pas une surprise majeure. Certes, désagréable­ment, l’Europe vit avec la « route des Balkans » à son flanc sud-est, depuis quatre décennies. À Bruxelles, Londres, Paris ou Berlin, tout un chacun sait que 80 % de l’illicite infiltré dans l’Union européenne – la drogue, les migrants clandestins, les kalachnikovs servant aux braquages, les faux et contrefaçons – passe par cette vraie back-door criminelle. Tout cela est su – même si c’est mal vécu et mal toléré.

Et, de ce fait, ce n’est pas le plus grave car, comme les règles du décèlement pré­coce l’établissent désormais, « dans la société de l’information, le plus dangereux, c’est ce qu’on n’a pas vu – pas pu ou pas voulu voir[6] ».

Or ce que l’Europe voit peu, mal ou pas du tout dans l’Europe du Sud-Est, c’est le danger majeur représenté par la « Bosnie-Herzégovine », État croupion qui est en fait plutôt, si les mots ont un sens, une vraie zone grise.

une coquecigrue : la « Bosnie-Herzégovine »

D’abord, un bref rappel historique concernant la « Bosnie-Herzégovine[7] » :

  • En avril 1992, la Communauté européenne, les États-Unis (et bien d’autres pays) reconnaissent la « Bosnie-Herzégovine » comme État indépendant.
  • S’ensuit une guerre civile de trois ans, provoquant quelque 100 000 morts et le déplacement d’une moitié de la population de la zone. À l’époque, la très activiste administration Clinton est désireuse d’appliquer in situ, en Europe, ses recettes soi-disant miraculeuses, idéologie de la « diversité » et nation building. Pendant ce temps, quelques stars médiatiques agitent l’opinion, façon Malraux – guerre d’Es­pagne -, aggravant encore la confusion.
  • Suite à des négociations tenues à Dayton (Ohio), les « Accords de Dayton » sont signés à Paris le 14 décembre 1995. La « République de Bosnie-Herzégovine » est créée, sous les auspices de politiciens et hauts fonctionnaires, nationaux et inter­nationaux, issus des deux rives de l’Atlantique.

Une république tout sauf « souveraine » car ses fondamentaux supposés « in­violables et éternels » (démocratie, droits de l’homme, etc.) sont prédéterminés, car dictés par Dayton.

Sur le terrain, la machine politico-administrative alors installée doit peu à Montesquieu, et tout ou presque aux Shadoks. Qu’on en juge :

  • Une présidence tripartite (un Serbe orthodoxe, un Croate catholique, un « Bosniaque » musulman) obligés de fonctionner par consensus[8].
  • Un Parlement bicaméral, à veto ethnique intégré.
  • Un mille-feuille administratif à quatre niveaux (État, entité, district, canton), suscitant illico une bureaucratie gravement obèse[9].

L’idée est alors que la machine tournera quand même du fait d’une carotte, l’adhésion à l’Union européenne. Celle-ci conduira les factions locales à coopérer et à s’entendre, permettra stabilité et progrès – une sorte de spirale vertueuse rêvée par les tenants du nation building.

Échec sur toute la ligne et amorce d’une spirale, elle, fort vicieuse. Rapidement, chaque canton ethnique se ferme à ses voisins. Dans un mouchoir de poche de 52 000 kilomètres carrés, d’hermétiques frontières internes permettent de juteux rackets de bandits déguisés en fonctionnaires. Rien ne progresse plus, la stagnation s’installe.

Les Américains et stars médiatiques (physiquement ou intellectuellement) pru­demment partis vers d’autres cieux, l’Union européenne hérite du fardeau. Devant la paralysie, l’OHR (Office of High Representative, bureau du haut représentant de l’UE) est, en 1998, doté de tous pouvoirs (Bonn Powers) pour devenir le dictateur de facto, au nom de l’UE. Ainsi, depuis treize ans, l’OHR prend toutes les décisions sérieuses, édicte les lois et révoque qui bon lui semble, élu ou pas, à son gré[10].

Malgré cela, diront les optimistes, de ce fait, pour les pessimistes, la situation se dégrade encore depuis l’instauration des Bonn Powers[11].

Venons-en à l’actualité. Le 3 octobre 2010, des élections générales (plutôt frau­duleuse selon Le Monde[12]) ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine, pour y élire une nouvelle présidence tripartite de BH, les représentants du Parlement central et des Parlements de deux entités : serbe et bosno-croate[13].

Comme le dit encore l’analyse de l’Institut des études de sécurité de l’UE (op. cit.), les dirigeants des trois entités « sont bien plus intéressés par leurs objectifs sécessionnistes-ethniques que par l’édification du nouvel État bosniaque ». Et de fait – aujourd’hui comme hier – les présidents victorieux : serbe (Nebojsa Radmanovic, orthodoxe), bosniaque (Bakir Izetbegovic, musulman) et croate (Zeljko Komsik, catholique) ne semblent partager qu’un seul désir, celui de voir éclater le bricolage « Bosnie-Herzégovine ».

Comme le dit le directeur du principal journal bosniaque de Sarajevo : « La sécession nous menace, notre économie est en pleine récession, la pauvreté est gé­nérale et la corruption explose[14]. » Le Fonds monétaire international n’est guère plus optimiste, qui signale en juillet 2010 qu’en 2009 l’économie de la Bosnie-Herzégovine s’est contractée de 3,4 %, le chômage touchant ce mois-là 43 % de la population active. Un bilan si piteux que, début 2011, la « Bosnie-Herzégovine » n’a toujours pas sollicité son adhésion à l’Union européenne.

Une situation grave pour l’Union européenne, dont la Bosnie-Herzégovine représente l’engagement civilo-militaire extérieur le plus important de toute son histoire ; la crédibilité de l’UE comme acteur international majeur dépendant beau­coup de son succès, ou de son échec, à Sarajevo.

Que faire ? Prolonger indéfiniment et à grands frais les Bonn Powers : Until an internally self-sustainingpolitical of human dignity emerges[15] ? Laisser le monstre éclater ? En tout cas, impossible de laisser la situation perdurer, sous peine de voir la gangrène criminelle envahir le pays et déborder sur toute la région.

une dimension criminelle majeure

La « Bosnie-Herzégovine » constitue une sorte de paradis pour les bandits : douze forces de police au minimum cohabitent dans cet espace réduit : une police serbe dans la Republika Srpska, une bosno-croate dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine, et une police dans chacun des dix cantons de cette Fédération. Comme le dit un gendarme français détaché à Sarajevo : « Le plus gros problème reste l’ab­sence de coopération entre les diverses polices (fédérale, de la fédération…). Mais aussi avec les agences et la justice. Ainsi, la confiance est rompue entre la justice (les procureurs) et la police. » Et « les instructions, la plupart du temps, sont des plus sommaires ».

Résultat : la « Bosnie-Herzégovine » abrite une criminalité florissante – à peine entamée par des polices atomisées, encore fragilisées par des salaires minimes : ré­seaux de trafiquants de véhicules volés (d’usage, en Europe occidentale), gangs juvé­niles violents, trafics de stupéfiants, extorsion et racket d’entreprises et commerces, corruption criminelle de dirigeants policiers, liens étroits avec les mafias turques, vols à main armée, assassinats sur commande, etc. -, sans oublier de préoccupants réseaux islamistes.

Telle est la situation de la « Bosnie-Herzégovine » en ce début 2011.

Est-ce une surprise ? Non. Car, pour la région entière, tout était dit et an­noncé voici douze ans, le 19 juillet 1999, dans une modeste lettre de lecteur alors adressée à l’hebdomadaire américain Time. Comment, disait ce Genevois inconnu : « L’OTAN est-elle assez stupide pour jubiler devant la soi-disant capitulation de Milosevic ? » En exactement douze lignes, ce visionnaire annonçait tout ce qu’il advint depuis. Et concluait en une formule prodigieusement drôle et juste : « La mouche annonce fièrement qu’elle a conquis le papier tue-mouches. » L’OTAN partie, le rôle peu valorisant de la mouche est désormais joué par l’Union euro­péenne. Espérons que ses dirigeants trouveront en eux-mêmes les ressources de sagesse et d’autorité pour s’en sortir.

  1. Cf. site Bruxelles 2, L’Europe de la défense et de la sécurité, http://bruxelles2.over-blog. com/ article-la-mission-de-police-en-bosnie-va-se-recentrer-sur-le-crime-organise-41477174. html.

[1]Pour une présentation détaillée de la « route des Balkans » dans les décennies 1990-2000, aller sur le site du Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines, université Paris II, www.drmcc.org, à la page « Notes d’alerte » et télécharger l’étude « Route des Balkans 2006, des trafics toujours plus intenses vers l’Union européenne ».

[2]Selon la note de la police judiciaire du 28 décembre 2010, intitulée « Impact de la criminalité organisée turcophone en France », la Turquie a saisi en 2009, sur son sol ou à ses frontières, 16,3 tonnes d’héroïne. Quelque 8 tonnes de cette drogue ont été saisies en 2008, en Union européenne + Norvège.

[3]BBC News, 31-12-2010, « Macedonian heroin ring broken up in Europe ».

[4]« Profits immenses » : soyons précis : après coupage et conditionnement, 170 kilos d’héroïne se vendent au détail un minimum de 21 millions d’euros (à 30 euros le gramme).

[5]AFP, 4 janvier 2010, « Bulgarian football’s ‘mafia links’ exposed in cables ».

[6]Voir Xavier Raufer, Les nouveaux dangers planétaires. Chaos mondial, décèlement précoce, CNRS Éditions, 2009, sur ce point mais aussi, plus bas, sur le concept de zone grise.

[7]Voir sur ce point : Vox (Europe), 3-1-2011, « Dayton’s unfinished business » ; Le Monde, 6-10-2010, « Le séparatisme serbe reste le principal obstacle en Bosnie » ; International Herald Tribune, 4-10-2010, « Nationalist favored in Bosnian election » ; European Union Institute

for Security Studies, Occasional Paper, 83, mars 2010, « The EU in Bosnia and Herzegovina : powers, decisions and legitimacy » ; The Economist, 14-02-1998, « Bosnia, the protectorate ».

[8]Rappelons que, dans les territoires de Bosnie-Herzégovine, les haines tribales-communautaires sont séculaires, remontant parfois plus loin que l’Empire ottoman, voir Xavier Raufer et François Haut, Le chaos balkanique, La Table ronde, 1992.

[9]Rompu aux délicatesses toutes britanniques de l’understatement, l’Institut des études de sécurité de l’UE (op. cit.) écrit à ce propos : The international institutional structure in Bosnia is a matter of some complexity.

[10]The Economist (op. cit.) cite un anonyme haut fonctionnaire de l’OHR, qui, un peu éberlué quand même, dit ceci : We dont know what we can’t do.

[11]Institut des études de sécurité de l’UE (op. cit.) : The ongoing political problems in Bosnia are unlikely to be resolved by an internal non-violent solution. […] The current political atmosphere is, according to some observers, as tense anddangerous as before the war. […] The situation in Bosnia has increasingly deteriorated. […] One of turmoil and chaos.

[12]« Le séparatisme serbe reste le principal obstacle en Bosnie », 6 octobre 2010.

[13]Une opération toute simple, que ce 6e scrutin général (présidentiel, législatif et cantonal) depuis la fin de la guerre de 1992-1995. En Republika Srpska, on élit le Parlement mais aussi un nouveau président et un vice-président pour quatre ans. La Fédération de Bosnie-Herzégovine (entité bosno-croate) élit les membres de la chambre basse du Parlement et les députés des dix (!) assemblées cantonales à majorité bosniaque et croate. Tout ça pour quelque 3,1 millions d’inscrits sur les listes électorales.

[14]International Herald Tribune, 4-10-2010 (op. cit.)

[15]Institut des études de sécurité de l’UE (op. cit.).

 

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