À LA RECHERCHE DE L’INTROUVABLE ARRIÈRE-PAYS GÉOPOLITIQUE…

Patrick DOMBROWSKY

Directeur de l’Observatoire d’analyses des relations internationales contemporaines

1er Trimestre 2011

MuSTAPHA KEMAL AtatÙRK, le fondateur de la Turquie républicaine et moderne, avait coutume de répéter que le drame géopolitique de son pays était sa situation géographique : trop à l’ouest pour être considéré comme un pays asiatique, et trop à l’est pour être accepté comme un des leurs par les États européens. Cette constatation de pur bon sens a été historiquement aggravée par les circonstances de la fin de l’Empire ottoman, contemporaine de la Première Guerre mondiale. En faisant le choix de s’allier aux puissances d’Europe centrale, le gouvernement de Constantinople[1] espérait préserver le peu qu’il lui restait d’influence dans les Balkans, en même temps qu’il contrait une nouvelle fois son ennemi traditionnel russe. Il fut puni de ce choix par le traité de Sèvres, particulièrement sévère à l’égard du vacillant Empire. Non seulement celui-ci fut amputé de multiples territoires et se trouva désormais confiné dans les limites du rectangle anatolien ; mais encore fut-il privé de toute échappatoire géopolitique. Les rivages de l’Égée lui furent confisqués au profit de la Grèce, la création d’une Arménie indépendante et le projet d’un Kurdistan lui aussi souverain le coupèrent du Proche-Orient, et une large zone démilitarisée tout autour du Bosphore et du pourtour de la mer de Marmara l’isolèrent du continent européen. C’en était trop pour les nationalistes turcs, de plus en plus critiques envers la soumission du sultan Mehmet VI vis-à-vis des puissances victorieuses de la guerre. Rassemblés autour de Mustapha Kemal, ils réussirent bientôt à abolir définitivement le sultanat et à renégocier une part significative des clauses du traité de Sèvres, rendu définitivement caduc par l’évolution des rapports de force militaires sur le terrain.

Redevenue pleinement maîtresse de son territoire et de sa souveraineté, la Turquie kémaliste n’a toutefois pas pu jouer par la suite le rôle géopolitique auquel elle aurait pu prétendre. Les années de la reconstruction économique et de la mise en place d’une société laïque, républicaine et moins inégalitaire monopolisèrent toute l’attention du pouvoir, à tel point que, dès le début du deuxième conflit mondial, le président Inônù proclama la neutralité turque[2]. Ayant fait le choix de l’alignement occidental afin de contrer les ambitions soviétiques sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles, la Turquie devint le seul État membre de l’OTAN disposant d’une frontière significative avec l’Union soviétique[3]. Cela lui conféra un rôle stratégique éminent, mais limita les ambitions géopolitiques régionales qu’elle aurait pu nourrir. Durant la guerre froide en effet, les Balkans étaient intégralement dominés par la communauté socialiste, à l’exception de la Grèce avec laquelle les relations étaient trop tendues pour permettre le moindre rapprochement ; la mer Noire était pour l’essentiel un lac soviéto-turc, impropre à offrir une quelconque aire d’influence à la Turquie ; quant aux voisins arabes, déjà réticents à admettre de la part d’Ankara d’éventuelles ambitions qui auraient trop rappelé la longue présence coloniale du défunt Empire ottoman, ils furent gouvernés à partir de 1958 (pour l’Irak) et de 1963 (pour la Syrie) par le parti Baas, dont le nationalisme panarabe et le socialisme sous-jacent les détournaient du voisin turc.

C’est dire si, en 1991, la disparition soudaine de l’Union soviétique est apparue en Turquie comme une chance géopolitique majeure et inespérée. Ni vers l’Europe, dont les multiples atermoiements commençaient déjà à lasser les élites turques, ni vers le Proche-Orient arabe, toujours enfermé dans la seule rhétorique anti-israé­lienne, le gouvernement d’Ankara ne pouvait espérer pousser en avant sa volonté de coopération. Avec l’irruption de nombreux États sur les décombres de la commu­nauté socialiste, la Turquie sentit possible la mise en place, enfin, de l’arrière-pays géopolitique à l’égard duquel elle pourrait jouer le rôle de régulateur que lui laissaient espérer sa stabilité politique retrouvée, son économie dynamique, sa force militaire. Trois espaces, principalement, attirèrent aussitôt l’attention des décideurs turcs, tous trois situés sur l’ancien territoire de la défunte Union soviétique : le Caucase méri­dional, la mer Noire et l’Asie centrale. Pour chacun d’entre eux, Ankara pouvait s’ap­puyer sur des atouts significatifs, lui permettant d’espérer surmonter des obstacles non moins négligeables. Une période d’euphorie diplomatique s’ouvrit en Turquie, alors dirigée par le très eurasiste président Turgut Ozal, pendant laquelle la diplo­matie nationale multiplia les initiatives tournées vers ces trois voisinages nouveaux. Vingt années plus tard, le bilan en est singulièrement modeste. Les réalisations et les rapprochements significatifs ne suffisent guère à faire oublier les initiatives sans lendemain, voire quelques échecs cuisants. Aucun des trois espaces géopolitiques ouverts à proximité de la Turquie par le démantèlement de l’Union soviétique n’est devenu l’arrière-pays tant espéré. Aucun, non plus, n’est resté indifférent aux avances turques. Mais le bilan des coopérations ouvertes reste notoirement insuffisant pour faire de la Turquie un pôle d’influence majeur, aux confins eurasiatiques.

L’inégal destin caucasien de la Turquie

Sur le versant méridional des monts du Caucase, trois États (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie) ont resurgi des décombres soviétiques. Éphémères républiques inventées par les puissances occidentales au lendemain de la Première Guerre mondiale pour éloigner le nouveau pouvoir bolchevik des champs pétroliers du Proche-Orient, ces trois entités n’avaient pas tardé à être englobées dans l’ensemble soviétique, au sein duquel leurs dirigeants avaient su obtenir une influence sans commune mesure avec l’importance des territoires concernés[4]. Forts de leur brève accession à la sou­veraineté internationale, les trois États ont naturellement renoué avec elle lors de la dissociation soviétique de 1991. Leur horizon géopolitique se restreignait alors à trois voisins : la Russie, l’Iran et la Turquie[5]. Compte tenu du passé colonial de la première et de l’infréquentabilité diplomatique du deuxième, la Turquie bénéficiait dans cette région d’un avantage considérable, qui ne donna de résultats réels qu’en Azerbaïdjan.

Vis-à-vis de l’Arménie, en effet, il apparut tôt qu’aucun terrain d’entente n’était envisageable. Les divergences étaient en effet radicales entre les deux États, concernant le massacre de plus d’un million d’Arméniens vivant sur le territoire de l’Empire ottoman en 1915. Pour les Arméniens, il s’agit d’un génocide dont doit rendre compte la Turquie, alors que cette dernière estime ne pas être responsable d’une politique menée avant sa création. Il fallut attendre presque deux décennies pour qu’un accord soit enfin signé, le 10 octobre 2009, établissant un prudent calendrier de normalisation des relations entre les deux voisins[6]. Tous les deux en ont besoin, la Turquie pour étayer son influence dans le Caucase, l’Arménie pour desserrer l’étau qui pèse sur son enclavement. Mais les timides progrès des relations arméno-turques restent de toute façon largement tributaires des mouvements politiques radicaux qui, dans les deux États, maintiennent au sein de l’opinion publique une vive animosité réciproque.

Il n’en est pas de même vis-à-vis de la Géorgie, qu’aucun contentieux historique n’éloigne de la Turquie. Mais la faiblesse récurrente des pouvoirs successifs de Tbilissi perturbe de façon significative leurs relations avec tous leurs voisins, dont la Turquie. Obligés de se définir par rapport à un État qui vit quasiment en situation conflic­tuelle de façon permanente depuis son indépendance, les dirigeants turcs doivent veiller à ce que leur présence aux côtés de la Géorgie n’interfère pas sur leurs autres politiques régionales, notamment vis-à-vis de la Russie. Le voisin géorgien est pour­tant essentiel pour la Turquie, car il est le seul des États caucasiens à posséder une ouverture maritime sur la mer Noire. Il est donc[7] un débouché privilégié des hydro­carbures extraits sur la façade occidentale de la région caspienne. Or, à la fois pour mieux maîtriser le transit de ces productions et pour soulager l’équilibre écologique des détroits commandant la sortie de la mer Noire, la Turquie a fortement soutenu la construction de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), désormais en service, de même qu’elle appuie le projet de gazoduc Nabucco. Ces deux axes conditionnent son importance dans la géo-économie du transit des hydrocarbures entre l’Asie cen­trale et l’Europe. C’est pourquoi Ankara n’entend pas mettre en péril cet objectif par la conflictualité récurrente de la Géorgie. La Turquie se livre donc à un savant jeu d’équilibre entre une prudente neutralité (notamment pendant la guerre russo-géorgienne de 2008) et un investissement diplomatique raisonnable pour tenter de contribuer à la résolution des conflits locaux (notamment dans le cas de l’Abkhazie).

Rien de comparable avec l’engagement indéfectible qui est le sien aux côtés de l’Azerbaïdjan. Tout d’abord, les deux peuples sont ethniquement proches. De plus, l’Azerbaïdjan est le seul État indépendant du Caucase à être majoritairement mu­sulman. C’est ainsi que, dès 1991, de très nombreux partenariats entre acteurs éco­nomiques des deux pays ont été noués. Durant la guerre qui a opposé l’Azerbaïdjan à l’Arménie au sujet du contrôle de l’enclave du Nagorny-Karabagh, la Turquie a résolument soutenu le premier, allant jusqu’à fermer sa frontière avec la deuxième, aggravant considérablement son enclavement. Et, dans le contexte de timide rap­prochement qui s’opère désormais avec l’Arménie, Ankara veille bien à ne pas nuire aux intérêts de son allié azerbaïdjanais[8]. Non seulement celui-ci constitue un consi­dérable débouché pour les entreprises turques, mais il est également le principal pourvoyeur en pétrole de l’oléoduc BTC, que boudent la plupart des autres États producteurs de la région.

 

La déception centrasiatique

Cette réticence des grands producteurs de la façade orientale de la Caspienne à injecter leur pétrole dans l’oléoduc porté à bout de bras par la Turquie est le symbole de l’échec de cette dernière dans son implantation au cœur de l’Asie médiane. Lors de la dislocation soviétique, cette région paraissait pourtant naturellement vouée à tomber sous l’influence turque. Quatre des cinq États constituant l’immense espace centrasiatique[9] apparaissaient comme le prolongement naturel de la Turquie, comme l’arrière-pays géopolitique qu’elle ambitionnait de constituer. D’ailleurs, porté par le contexte d’euphorie reconstructrice qui marqua le début des années 1990, le gouvernement turc se fit le promoteur d’un projet géopolitique qui devait lui ouvrir les vastes espaces centrasiatiques : dès 1992 en effet, le président Ozal proposa à ses collègues du Kazakhstan, du Kirghizstan, d’Ouzbékistan et du Turkménistan de se réunir en sommets réguliers des chefs d’État turcophones, qui accueilleraient également le président azerbaïdjanais. Ankara choisit en effet d’insister sur la communauté linguistique pour justifier sa prétention à se poser en chef de file du nouvel espace centrasiatique. La proximité culturelle devait devenir la justification à l’irruption économique, ainsi que le ciment du rapprochement géopolitique. Soucieux de se démarquer de l’omniprésence russe, les nouveaux États indépendants de la région accueillirent avec un intérêt certain le partenariat turc, et les cinq présidents sollicités posèrent avec bienveillance pour la photo de famille de ce que les observateurs ne tardèrent pas à baptiser de l’ambitieux nom de communauté turcophone. Le malentendu était déjà installé, qui allait amener cet ensemble de déception en déception.

En insistant sur la dimension culturelle de sa parenté avec l’ancien espace cen-trasiatique soviétique, la Turquie oubliait, ou feignait d’oublier, que cet aspect était en réalité extrêmement marginal. Turcophones, ses nouveaux partenaires l’étaient certes à l’origine. Du moins leurs langues appartenaient-elles au même ensemble ethnolinguistique, issu des contreforts altaïens de l’Himalaya, que le turc parlé en Anatolie ou sur les bords du Bosphore. Mais Ankara a très largement sous-estimé le fait que plus d’un siècle de présence coloniale de l’Empire russe, suivi de soixante-dix années d’assimilation culturelle au sein de l’entité soviétique, avait très large­ment coupé les nouveaux États centrasiatiques, ainsi que leurs sociétés, de leurs racines culturelles. D’ailleurs, au moment des indépendances de 1991, aucun des présidents de ces pays ne parlait sa langue nationale. Au point que le premier som­met des chefs d’État turcophones se déroula intégralement en… russe, avec traduc­tion simultanée pour le président turc ! Certes, la nécessité d’affirmation, au plus vite, d’une conscience nationale à l’intérieur des nouvelles frontières passait par la promotion des langues locales au détriment de celle de l’ancien colonisateur. Mais, contrairement à ce qu’espérait la Turquie, le développement du kazakh, du kirghiz, de l’ouzbek et du turkmène[10] fut loin de rapprocher les États concernés dans un espace linguistique commun. Au contraire, chacun s’attacha à multiplier les par­ticularismes de sa langue, afin de mieux se singulariser par rapport à ses voisins[11]. Et aucun en tout cas ne considéra le turc d’Anatolie comme référent commun, à la grande déception d’Ankara. En effet, en même temps qu’ils se réappropriaient leur passé, les États centrasiatiques redécouvraient que le rapport ethnoculturel qui les liait avec la Turquie n’était pas celui mis en avant par celle-ci. En réalité, ce sont des rameaux isolés de peuples centrasiatiques[12] qui ont quitté le noyau commun pour migrer plus à l’ouest, dans l’actuelle Anatolie, durant les xie et xne siècles. L’antériorité de l’identité nationale appartient aux peuples centrasiatiques, et pas aux Turcs. De plus, depuis, jamais l’Empire ottoman, ni un quelconque État turc n’ont conquis les territoires de l’ancienne Asie centrale soviétique. Bien vite, les dirigeants de cette région firent donc comprendre à leurs interlocuteurs turcs que si communauté culturelle il devait y avoir entre eux, il n’y avait aucune raison pour que sa direction soit aux mains de la seule Turquie. Les aléas de l’histoire venant de les émanciper de la tutelle russe, ce n’était certainement pas pour qu’ils se placent sous une autre tutelle, turque celle-ci.

Pour les États centrasiatiques en effet, le seul intérêt représenté par un rappro­chement avec la Turquie, une fois passé le besoin initial d’affirmer leur existence sur la scène diplomatique, résidait dans la coopération économique avec un État bien plus développé qu’eux, dont ils espéraient qu’il jouerait le rôle d’une loco­motive régionale accélérant leur transition postsoviétique. Là aussi, la déception fut au rendez-vous. Tout d’abord, il apparut assez vite que les besoins d’aide au développement des économies centrasiatiques dépassaient très largement ce que l’économie turque était en mesure de fournir. Les succès furent réels et rapides dans le domaine du bâtiment, des infrastructures hôtelières, des transports, mais notoirement insuffisants pour reconstruire les structures politico-administratives, créer un système financier, ou moderniser une industrie orpheline des mots d’ordre du plan soviétique. D’autre part, au fur et à mesure qu’il devenait évident que les espoirs d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne s’amoindrissaient, l’avantage que pouvait constituer le fait d’être arrimé à une économie intégrée à l’ensemble européen apparut vain. À tout prendre, les États centrasiatiques ne tardèrent pas à considérer que seule l’économie russe avait à la fois l’intérêt[13] et les moyens de les aider à amorcer leur développement indépendant. Dans ce contexte, il n’est guère surprenant que les sommets turcophones aient progressivement perdu de leur in-térêt[14], pour devenir des rituels sans enjeu particulier. Faut-il dès lors accorder un grand crédit à l’initiative du dixième sommet des chefs d’État turcophones, qui s’est tenu à Istanbul en septembre 2010 ? À l’occasion de cette réunion, les pays participants ont décidé de transformer leur forum de rencontres informelles en une vraie organisation internationale : le Conseil de coopération des États turcophones (CCET). Il est bien sûr trop tôt pour conjecturer l’avenir de cette institution. Le fait que le prochain sommet doive avoir lieu au Kazakhstan, État connu pour son activisme diplomatique, peut être considéré comme encourageant. Mais sitôt après, en 2012, c’est l’instable Kirghizstan, miné par ses divisions internes et par sa fai­blesse géopolitique, qui aura en charge le destin du CCET. Il n’est pas sûr que ce soit de bon augure.

 

L’incertain dialogue autour de la mer Noire

C’est dès lors peut-être là où on l’aurait le moins envisagé au début des années 1990 que la Turquie pourrait réussir à se constituer un arrière-pays géopolitique qui remplacerait la chimère européenne, tout en contrebalançant son intérêt de plus en plus marqué à l’égard du monde arabe. Après avoir longtemps considéré la mer Noire, qui la borde au nord, comme une impasse géopolitique, en raison du strict face-à-face avec la Russie que la géographie lui imposait, la Turquie comprend désormais qu’elle pourrait constituer le seul espace crédible d’une certaine influence régionale. Cette prise de conscience a été contemporaine de l’effondrement sovié­tique. C’est en effet le 25 juin 1992 qu’à l’initiative turque, par un accord symbo­liquement conclu sur les rives du Bosphore, fut créé le processus de coopération économique de la mer Noire. Ce forum, progressivement institutionnalisé au cours des années 1990, est devenu le 1er mai 1999 une organisation internationale au sens plein du terme. Il regroupe désormais douze États[15], qui ont pour particularité de ne pas être tous directement concernés par le voisinage de la mer Noire elle-même. C’est notamment à ce signe qu’on voit que la Turquie a une vision géopolitique d’ensemble de cette organisation, non limitée aux seuls aspects de la coopération maritime entre les six États riverains. Outre la Géorgie, qui est l’un de ceux-ci, la Turquie a œuvré pour qu’y participent également les deux autres États du Caucase, l’essentiel étant bien sûr pour elle d’y adjoindre son allié azerbaïdjanais, afin de mieux réguler le transit des hydrocarbures sur et autour de la mer elle-même. À l’opposé, la présence de l’Albanie, pays majoritairement musulman ayant jadis ap­partenu à l’Empire ottoman, est directement imputable à la Turquie, afin de contre­balancer l’inéluctable présence de la Grèce[16].

Les champs de la coopération mise en œuvre au sein de l’organisation sont multiples, et aussi divers que ceux de l’Union européenne (toutes choses égales par ailleurs, bien sûr). Leur objectif est de susciter l’émergence, autour de la mer Noire, d’une zone de coprospérité et de développement, s’appuyant notamment sur la si­tuation charnière de l’ensemble, entre Europe et Proche-Orient, qui correspond de plus en plus aux objectifs géopolitiques de la Turquie. Celle-ci dispose d’un atout indéniable au sein de ce processus, outre le contrôle de l’organisation elle-même, dont les instances permanentes sont situées sur son territoire : elle en est la princi­pale puissance, à l’exception de la Russie. Or, cette dernière est handicapée par les souvenirs de sa colonisation ou de son protectorat idéologique à l’encontre de tous les autres participants (sauf la Grèce), plus naturellement enclins à se tourner vers Ankara que vers la lointaine Moscou. Il n’est dès lors pas interdit de penser que le gouvernement turc trouve un intérêt majeur à avoir mis sur pied cette coopération, dans la mesure où celle-ci répond au désir de stabilité économique et politique ressenti par l’Union européenne[17]. Celle-ci est devenue, en accueillant la Bulgarie et la Roumanie en janvier 2007, un acteur présent sur le pourtour de la mer Noire. Or, pour des raisons diverses, dont il n’y a pas ici à apprécier la pertinence, elle ne souhaite pour le moment pas continuer à s’élargir aux autres États de cette région. Il n’est donc pas indifférent à Ankara d’apparaître comme le maître d’œuvre du seul ensemble de coopération est-européen qui ait réussi à ne pas être un simple sas d’attente pour États en mal d’adhésion à l’Union européenne. Et il n’est pas négligeable pour cette dernière de disposer d’une alternative à proposer à d’éven­tuelles demandes d’adhésion qu’elle jugerait politiquement ou économiquement irréalistes.

 

En guise de conclusion…

Quel que soit le devenir des initiatives diplomatiques qu’a multipliées la Turquie depuis la disparition de l’Union soviétique dans son voisinage immédiat, elles seront insuffisantes à modifier de façon sensible son positionnement géopolitique mondial dans les années proches. Pour l’heure, celui-ci dépend encore essentiellement du sort que les instances européennes feront à la volonté d’adhésion turque[18]. Or, sur ce sujet aussi, l’Union européenne paraît encore trop divisée pour qu’une décision soit prise dans un avenir prévisible. Il est dès lors de moins en moins impensable que la Turquie finisse par se détourner elle-même d’une adhésion qui prend désormais des airs de mirage géopolitique. Dans cette hypothèse, comme il n’est pas acquis que le récent refroidissement des relations avec Israël suffise à permettre avec les États arabes plus qu’une normalisation des principaux contentieux[19], les efforts turcs pour se doter depuis 1991 d’un arrière-pays géopolitique jusqu’alors introuvable prendraient toute leur signification et leur pertinence.

[1]Ce n’est qu’en 1930 que l’antique Byzance fut une nouvelle fois rebaptisée et prit son nom actuel d’Istanbul.

[2]C’est seulement deux mois avant la fin de la guerre que la Turquie sortit de cette neutralité et déclara la guerre à l’Allemagne, afin de participer à la conférence internationale créatrice des Nations Unies.

[3]529 kilomètres aisément accessibles, contre seulement 196 situés dans le Grand Nord norvégien.

[4]Outre les Géorgiens Staline et Béria, on peut notamment citer parmi ceux-ci l’Arménien Mikoyan et l’Azerbaïdjanais Aliev, tous membres du Bureau politique du PCUS pendant de nombreuses années.

[5]Cette dernière est d’ailleurs la seule à avoir une frontière commune avec les trois États caucasiens, même si celle avec l’Azerbaïdjan ne mesure que 9 kilomètres, et concerne la région séparée du Nakhitchevan.

[6]Cet accord avait été précédé de la visite historique du président turc Gùl à Erevan, le 6 septembre 2008, à l’occasion d’un… match de football.

[7]Et ceci depuis la fin du XIXe siècle.

[8]Tout visiteur en Azerbaïdjan est par ailleurs frappé par l’omniprésence de drapeaux, de produits, de références, de moyens d’information turcs dans le pays.

[9]Seul le Tadjikistan est persanophone et de tradition culturelle proche de l’Iran.

[10]Seul l’azéri est réellement proche du turc.

[11]Au point qu’aujourd’hui un Ouzbek et un Kazakh, par exemple, ont autant de difficultés à se comprendre qu’un Français et un Moldave, qui pourtant parlent tous les deux des langues latines.

[12]Turkmènes en l’occurrence, pour l’essentiel.

[13]Notamment pour contrôler les voies d’exportation des hydrocarbures régionaux.

[14]Une autre explication à cet inexorable déclin de l’organisme tient aussi au faible intérêt de la Turquie elle-même, les successeurs du président Ozal (précocement décédé en 1993) étant nettement moins intéressés par l’idée eurasiatique qu’il ne l’avait été lui-même.

[15]Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldavie, Roumanie, Russie, Serbie (membre non fondateur, accueilli en 2004), Turquie, Ukraine.

[16]La Grèce n’est pas riveraine de la mer Noire, mais en contrôle le débouché maritime, en raison de son hégémonie en mer Égée.

[17]Voir notamment Mondeil Marie-Françoise, La mer Noire, nouvelle frontière en Europe, in Enjeux diplomatiques et stratégiques, Economica, 2006.

[18]Dont on rappellera qu’elle date tout de même de.    1963 !

[19]Notamment celui sur les eaux du Tigre et de l’Euphrate, dont la Turquie contrôle les cours supérieurs.

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