Sanctions économiques américaines et dollarisation de l’économie mondiale

Jean-Luc Baslé, vice président de l’institut Locarn

Tout le monde se souvient de l’amende de 8,9 milliards de dollars que le fisc américain a imposé à BNP Paribas au prétexte que la banque avait contourné les embargos américains à l’encontre du Soudan, de l’Iran et de Cuba. Peu de personnes, en revanche, savent que les Etats-Unis ont menacé d’exclure la Russie du système SWIFT qui est utilisé par plus de 10.000 banques pour effectuer leurs transferts interbancaires internationaux. Cette volonté des Etats-Unis d’imposer leurs vues ne serait pas possible sans la dollarisation de l’économie mondiale. Quelles en sont les origines, les effets et les limites ?

Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis sont sans contexte la première puissance économique au monde. Le gouvernement américain détient 22.000 tonnes d’or, soit 72% du total des réserves mondiales. A titre de comparaison, la Grande-Bretagne n’en détient que 1.400 tonnes et la France 490 tonnes. C’est sur cette puissance que repose la dollarisation de l’économie mondiale. La première étape sera la convocation par le gouvernement américain d’une conférence internationale dans une station balnéaire du New Hampshire (Bretton Woods) à l’été 1944 pour décider du nouveau système monétaire international appelé à remplacer le système de la livre sterling qui s’est effondré en septembre 1931 après un siècle de domination.

Après de longs débats, en particulier entre le représentant américain Harry Dester White et son homologue britannique, John Maynard Keynes, les Etats-Unis imposent le dollar comme monnaie de réserve internationale. La valeur de l’or est fixée à 35 dollars l’once, et la valeur de toutes les monnaies est définie en termes de dollar. Cette valeur est fixée. Elle ne peut être modifiée qu’avec l’accord d’une nouvelle institution, le Fonds monétaire international que les Etats-Unis contrôlent grâce à leur veto. Est aussi créée la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, plus connue sous le nom de Banque mondiale, et dont l’objectif est d’aider à la reconstruction de l’Europe.

Ainsi est créé un système au centre duquel se trouve la banque centrale américaine – la Réserve fédérale – autour de laquelle gravitent toutes les banques centrales. Ce qui était vrai alors, l’est encore plus aujourd’hui puisqu’à la liste des banques centrales de l’après-guerre, il faut ajouter la Banque centrale de la Russie, The People’s Bank of China, et de nombreuses autres banques centrales qui n’étaient pas présentes à l’origine du système. Derrière ces banques centrales, on retrouve les banques commerciales des états-membres : BNP Paribas, Société Générale, Royal Bank of Scotland, HSBC, Deutsche Bank, Commerzbank, etc. etc. Toutes interconnectées par le biais de leur banque centrale, et de la Réserve fédérale.

Ainsi donc, la Réserve fédérale est-elle la banque centrale mondiale de fait. Aujourd’hui, environ deux-tiers des transactions commerciales internationales sont libellées en dollar. Les prix des matières premières et des céréales sont libellés en dollar, tout comme l’est le prix d’un Boeing 737 ou d’Airbus A320. Le dollar est la première monnaie de réserve internationale. Les opérations de change sont conduites essentiellement en dollar. Wall Street est la première bourse mondiale avec une valorisation égale à la moitié du total mondial. A titre de comparaison, la bourse chinoise ne représente qu’un cinquième de la bourse américaine. Dans ces conditions, on comprend qu’il est impossible pour BNP Paribas de se couper du dollar et des marchés financiers américains. Face au fisc américain et bien que l’amende fut extraterritoriale, donc illégale au regard du droit international, la banque n’avait d’autre choix que de se soumettre à la volonté américaine.

Il en irait de même pour la Russie si les Etats-Unis décidaient de l’exclure du système SWIFT sauf que Vladimir Poutine a fait savoir par l’intermédiaire du gouverneur de la Banque centrale russe, qu’il considérerait cette décision comme un casus belli.

Ce pouvoir que le dollar confère aux Etats-Unis n’est donc pas illimité. Il l’est d’autant moins qu’il repose sur l’économie américaine qui, tout en demeurant la première économie, ne domine plus l’économie mondiale comme elle le faisait en 1944. C’est le corolaire du théorème précédent : si la puissance de l’économie américaine lui confère son rôle, son affaiblissement le réduit. Or, depuis plusieurs décennies, l’économie américaine souffre de graves handicapes. Son déficit budgétaire incontrôlé accroît son endettement qui désormais atteint 108% du produit intérieur brut américain. La dette publique est détenue à hauteur de 30% par des investisseurs étrangers. Standard & Poor’s en a abaissé la notation en 2013 de AAA – la meilleure notation possible – à AA+. Plus sévère, Dagong – l’agence de notation chinoise – la note BBB+, soit un degré au-dessus des obligations dites « pourries » ou « junk bonds » dans le lexique américain. Bien évidemment, le nationalisme joue un rôle dans ces évaluations. La bourse américaine est surévaluée. Les produits dérivés, responsables de la crise des subprimes, fragilisent le bilan des banques. Les étudiants sont surendettés, et l’inégalité ne cesse de croître. La guerre commerciale avec la Chine, si elle se prolonge, aura des effets négatifs sur l’économie américaine. L’hégémonie du dollar n’est donc pas immuable.

Elle l’est d’autant moins que, concomitamment, la Chine tisse sa toile. En 2001, elle crée l’Organisation de coopération de Shanghai qui regroupe 18 pays dont la Russie, l’Inde et le Pakistan, soit 42% de la population mondiale. En 2013, elle lance la Nouvelle route de la soie qui relie la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient. En 2015, le yuan est inclus dans le panier de monnaies qui définit la valeur des Droits de tirage spéciaux. Cette décision dont la portée est plus symbolique que réelle, fait entrer le yuan dans le club fermé des grandes monnaies : dollar, euro, livre sterling et yen. La Chine crée la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures avec pour objectif de financer les grands projets en Asie – un rôle jusque-là réservé à la Banque mondiale. Toujours en 2015, elle lance le CIPS, version chinoise du SWIFT pour les transactions libellées en yuan. Pâle copie du SWIFT dont il utile le langage et les codes, le CIPS peut le concurrencer à terme.

Deuxième puissance économique, la Chine peut-elle imposer le yuan comme monnaie de réserve dans un avenir proche ? Cela paraît improbable. Une monnaie de réserve doit être librement convertible. Le yuan ne l’est pas. Une monnaie de réserve doit être la monnaie d’une économie de marché. L’économie chinoise est une économie dirigée. Une monnaie de réserve doit jouir de la confiance des investisseurs. Cette confiance est liée à la nature de l’économie dont est issue la monnaie de réserve. Cette économie ne peut être qu’une économie de marché ce que n’est pas l’économie chinoise. Une monnaie de réserve interfère avec la politique monétaire de la nation par le biais de la masse monétaire qui évolue au gré des décisions des investisseurs. Enfin, l’économie chinoise en dépit de sa croissance a ses faiblesses : elle est très endettée et ses banques régionales sont fragilisées par des prêts douteux. En conséquence, il est peu probable que le yuan devienne un concurrent du dollar dans un avenir proche.

Que peut-on conclure de ce rapide tour d’horizon ? Que les Etats-Unis utilisent avec succès l’arme du dollar. Mais, ils auraient tort d’en abuser. Comme nous l’apprend la troisième loi de Newton : à toute action répond une réaction. On le voit avec la création du CIPS, ou avec la décision des Chinois de traiter en yuan et non plus en dollar. Le dollar est une arme qu’il faut utiliser avec circonspection si on ne veut pas la voir s’émousser. L’euro peut-il remplacer le dollar ? Non. Il souffre de défauts structurels auxquels il n’est pas porté remède. En conclusion, comme l’observe Barry Eichengreen, économiste américain spécialiste des questions monétaires internationales, le dollar est la monnaie de réserve car il n’a pas de concurrent.

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