Philippe VALMENIER
Directeur Afrique et Moyen-Orient
Résumé
Les Frères Musulmans ont connu en Egypte une évolution rapide de leur capacité d’influence idéologique et politique. La confrérie est ainsi sortie de l’ombre en passant d’une d’organisation clandestine locale à une organisation internationale reconnue. Mais son passage au pouvoir de juin 2012 à juillet 2013 ne s’est pas traduit par un enracinement institutionnel et, au contraire, a abouti au retour de la hiérarchie militaire aux affaires lors du coup d’État du 3 juillet 2013. L’explication de ses succès et de son incapacité à pérenniser son accession au plus haut niveau de l’État réside dans l’histoire récente de la confrérie.
Summary
The Brothers Muslims knew in Egypt a fast evolution of their capacity of ideological and political influence. The brotherhood so went out of the shadow in passing of one from the local secret organization to a recognized international organization. But its accession in the power from June, 2012 till July, 2013 was not translated by an institutional implanting, and, on the contrary, ended on the return to the military hierarchy in power during the coup d’état of July 3rd, 2013. The explanation of its successes and of its incapacity to perpetuate its access to the highest level of the State resides in the brotherhood’s recent history.
À la mort du fondateur de la confrérie des Frères Musulmans, Hassan Al Banna, le 12 février 1949, le New York Times publia un article[1]1 décrivant la confrérie comme « une organisation politique à connotation mystique et fasciste et ses supporters comme des fanatiques ». Il serait évidemment réducteur de se limiter à cette affirmation simpliste formulée outre-Atlantique en 1949 pour comprendre une organisation qui a su s’imposer dans « les ruelles intimes de la société[2]2 » égyptienne à partir de 1928 avant que le jeu démocratique l’impose à la tête de l’État après la révolution du 25 janvier 2011.
Même si l’islamisme en Égypte prend sa source dans la pensée de Rashid Rida, il se définit au travers de la confrérie d’Hassan al-Banna et demeure aujourd’hui le principal courant idéologique et politique. Son développement se confond avec l’ascension des Frères Musulmans qui suivent une stratégie de conversion des cœurs de l’individu à celui de la population, et de conquête des rives du Canal au palais de l’Ourda. La confrérie passe ainsi du statut d’organisation clandestine locale à une organisation internationale reconnue. Cependant, elle ne parvient pas à transformer son idéologie en organisation politique capable de gérer la société au travers des institutions. Sa parenthèse institutionnelle (juin 2012-juillet 2013) renforce en effet le pouvoir des militaires et permet au maréchal Abdel Fattah al-Sissi d’organiser le nouveau régime lors du coup d’État du 3 juillet 2013.
De la reforme théologique au parti politique
« Notre groupement, ce sera en premier et foncièrement une Idée, avec toutes ses significations et toutes les actions qu’elle implique. Nous sommes des frères au service de l’Islam, nous sommes donc les Frères musulmans. »
La création de la confrérie des Frères Musulmans, Jamiat al-Ikhwan al-Muslimin, en 1928 par Hassan al-Banna s’inscrit dans un contexte marqué par le déclin politique de l’islam et la domination des États européens principalement anglais et français.
A la veille de la première guerre mondiale, l’Empire Ottoman lutte pour enrayer sa chute. L’expansionnisme des puissances européennes, la faiblesse de ses structures face au dynamisme de la modernité en occident, la perte de territoire liées aux défaites militaires depuis un siècle, la montée du nationalisme et la recrudescence des troubles dans les Balkans, autant d’évènements qui avec la participation de son armée aux côtés des forces allemandes pendant la première guerre mondiale conduiront à son effondrement. Le traité de Sèvres du 10 août 1920 marquera définitivement la fin d’un ensemble culturel et religieux de plus de 500 ans par le partage de son empire au profit des États européens.
Il convient aussi de noter que l’Egypte, bien que territorialement Province de l’Empire, est occupée militairement depuis 1882 par la Grande-Bretagne, suite à l’intervention des troupes anglaises contre les nationalistes de Arabi Pacha.
Ces derniers au pouvoir depuis 1881, menaçaient directement les intérêts anglais. En effet, Londres propriétaire du Canal de Suez est en mesure d’assurer des lignes de communication avec le reste de son empire par le canal. De toute évidence, un mouvement nationaliste local aurait pu couper l’axe maritime stratégique anglais et le détourner à son profit. Ce que réalisera Nasser quelques années plus tard en nationalisant le Canal.
Dans ce contexte historique, l’islamisme de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, qui se pense comme un mouvement intellectuel et culturel évolue vers une tendance plus politique et idéologique. Ainsi, le projet d’Hassan al-Banna qui s’inscrit dans le courant des écoles réformatrices inspirées principalement par Jamāl Al-Dīn Al Afghani (1838-1897), Muhammad Abduh (1849-1905) et son disciple Rashid Rida[3] (1865-1935), propose de remédier au déclin de l’aire arabo-musulmane par un retour de l’islam au centre de l’organisation sociale de la vie des croyants. Proche d’un courant conservateur de la réforme, il est inquiet de l’abolition du califat Ottoman par Mustafa Kemal Atatürk en 1924 qui exprime la fin d’une entité unificatrice et représentative du monde musulman. En effet, le courant conservateur aborde l’émancipation de l’islam au sein d’une structure politique représentative dans un État islamique. Pour Rida, l’État Islamique est « une source d’inspiration pour sa génération et les générations futures, il doit constituer un stimulant pour une action politique »[4]. Al Banna reprend ce principe fondamental comme finalité de son action politique et l’inscrit dans le projet politique de la confrérie publié en 1936 sous le titre Manifeste en cinquante points : « Resserrer les liens entre les pays musulmans, particulièrement entre les pays arabes en vue d’un rétablissement du califat ». Stéphane Lacroix, dans son article L’Islamisme au prisme des Frères Musulmans[5], apporte une précision sémantique quant à la traduction d’État islamique, dawla islamiyya en arabe. Il indique que « le terme dawla n’est utilisé dans ce sens que depuis le XIXème siècle pour traduire le concept d’État importé de la tradition politique européenne ». Il est intéressant de préciser cette traduction car elle indique clairement l’état d’esprit dans lequel se situent les réformistes. Ils sont en opposition directe avec la situation politique de l’époque, dominée par les pays européens, et veulent légaliser voir légitimer leurs actions politiques par l’utilisation de termes identiques. Il y a un ainsi une volonté d’égalité dans une période marquée par la colonisation.
Pour atteindre la finalité de son action, al-Banna définit une stratégie de réforme comme un véritable programme de conversion des croyants. Ainsi, la confrérie a l’obligation de former l’individu, puis sa famille, puis la société dans laquelle il évolue, puis le gouvernement qui régit la société, puis l’État et enfin la communauté des musulmans (oumma). Dans ce cadre, le projet est à la fois politique, éducatif, religieux, social et moral. L’action politique se confond avec l’action caritative, religieuse et éducative permettant subrepticement la refondation de l’individu et de la société en s’appuyant sur les préceptes fondamentaux d’un islam rigoriste. Au-delà de la restauration d’une entité musulmane inscrite dans un territoire et représentative, le projet de retour à l’islam des origines veut apporter des réponses théologiques à une société sous domination européenne. Sur le terrain le projet d’al-Banna se développe depuis les quartiers populaires auprès d’une population délaissée qui offre un accueil favorable au discours « frèriste ».
Il profite du malaise général de la société sous domination anglaise, terreau facilitateur, pour créer des associations caritatives, des lieux de culte, des écoles, des universités et occuper par des actions sociales un terrain délaissée par le pouvoir public. De fait, la confrérie s’assure une base sociale solide qui lui permet progressivement de s’étendre sur l’ensemble du territoire et d’augmenter son influence dans la population.
Elle passe donc légitimement d’organisation sociale et religieuse à une organisation politique.
Mais la légitimité n’est pas suffisante pour que la confrérie puisse s’affirmer comme force indépendante dans le jeu politique d’un pays sous « tutelle » anglaise. Depuis sa création en 1928, la Confrérie s’applique à dérouler son plan de conquête des cœurs, des esprits et du terrain par de la prédication et des actions sociales concrètes dans des domaines réservés normalement à un état régalien. Comme l’individu et son environnement sont pris en charge dans leurs besoins humains et spirituels par la Confrérie, le plan initial élaboré par al-Banna peut naturellement se poursuivre en dépassant son rôle de supplétif pour devenir un acteur majeur et un interlocuteur indispensable dans la vie politique égyptienne, d’autant plus que la croissance de l’organisation évolue rapidement.
Ainsi, la crédibilité de la Confrérie passe par une structuration de son organisation. C’est à partir du 3ème Congrès en mars 1935 qu’un règlement intérieur définissant les niveaux de responsabilité et la structure hiérarchique est adoptée. Il met en évidence une structure pyramidale avec au sommet un Guide – murshîd âmm- secondé par un bureau d’orientation restreint, dont les membres sont choisis par le Guide. Un conseil consultatif représente la base et des sections sont en charge des activités. Le système de grade est appliqué entre les Frères avec une promotion possible après une période de « service » soumise à l’épreuve du temps. Cette période permet de confirmer la motivation du jeune Frère et surtout sa loyauté au message du Guide. Les textes sacrés et la doctrine frériste avec les épitres du fondateur sont les enseignements de base. Dès lors, la Confrérie est en ordre de marche : un projet, des militants, une organisation, un chef. Al Banna en qualité de Guide suprême est devenu le chef d’une organisation politique qui rayonne sur le territoire national et qui s’internationalise en s’exportant dans les autres pays arabophone comme le Soudan, la Palestine, la Syrie et l’Arabie Saoudite. Les rapports avec la dynastie Saoud s’exprime au travers d’un soutien politique et financier. Son charisme lui attire aussi les bonnes grâces du pouvoir égyptien qui voit la Confrérie comme un instrument utile pour endiguer l’influence du parti nationaliste Wafd. Une aide financière gouvernementale leur est attribuée qui est complétée par celle des autorités anglaises, même si ces derniers considèrent la Confrérie comme une menace à l’ordre public[6].
Al-Banna a ainsi réussi à transformer une « simple théorie réformiste » en une « pratique politique ».
« Une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un État et une nation, ou encore un gouvernement et une communauté. C’est également une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. C’est également une culture et une juridiction, ou encore une science et une magistrature. C’est également une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse. C’est également une lutte dans la voie d’Allah et un appel, ou encore une armée et une pensée. C’est enfin une croyance sincère et une saine adoration. L’islam, c’est tout cela de la même façon ».
Lors du 8ème congrès de 1945, un avenant au règlement de 1935 est fixé statutairement qui stipule que chaque Frère devra faire un serment d’obédience envers le Guide:
« Je m’engage envers Dieu, le Très-Haut, le Très-Grand, à adhérer fermement au message des Frères musulmans, à combattre (jihâd) pour lui, à vivre selon les règles de ses membres, à avoir entière confiance dans son chef et à obéir totalement en toute circonstance heureuse ou malheureuse. Je fais le serment par Dieu le Très Grand et je prononce par Lui mon serment d’obédience. Dieu est garant de ce que je dis ». Le culte de la personnalité en la personne d’al-Banna est acté. Cette profession de foi est considérée comme le ciment de toute l’organisation qui justifiera certainement les actions à venir.
De l’échec de l’action politique à la radicalisation
Le projet initial de la Confrérie d’un retour à un islam traditionnel par la conversion des individus, de la société et de l’État, sur un double terreau favorable constitué par le malaise général de la société égyptienne du début du XXème siècle et par l’occupation anglaise, est remis en question. D’une part parce qu’elle intègre dans ses fondements le Jihad. D’autre part parce qu’elle accepte dans ses rangs des activistes dont l’ambition va dépasser la pensée politique d’al Banna en rentrant dans des logiques de confrontations violentes avec le pouvoir.
Dans sa Lettre des enseignements destinée aux combattants, al Banna définit le Jihad. C’est d’abord un combat personnel de l’individu par rapport à ce qui l’éloigne de la perfection islamiste, jusqu’au combat armé pour Dieu, c’est-à-dire l’islamisation d’une population dans un territoire, par des procédés militaires. Il justifie ainsi l’emploi de la force lorsque la prédication au travers des activités religieuses et sociales ne suffit plus.
« Par cela tu sauras le sens de notre devise que tu dois toujours garder « La guerre sainte est notre voie » […]. Au stade de l’exécution, le mouvement consiste en une guerre sainte sans merci, en un labeur ininterrompu pour parvenir à notre objectif ; c’est une épreuve que seuls peuvent supporter les véridiques et, à ce stade, la perfection de l’obéissance seule peut garantir le succès. Tel est l’engagement qu’a pris la Première Ligne des Frères musulmans »[7].
Même si la notion de Frères Combattants est abordée lors du 5ème congrès de 1939, les Frères étaient militairement déjà présents en Palestine durant la grande révolte arabe (1936-1939) sous la forme de groupes armés constitués. Rapidement, la formation des combattants a été prise en charge par d’anciens officiers de l’armée royale ainsi que des membres du service actif. Si des officiers par définition loyalistes ont pu devenir membres ou simples sympathisants de la Confrérie, c’est parce que la population égyptienne à la veille de la IIème guerre mondiale, est imprégnée par la culture et l’idéologie frèriste. Elle s’étend ainsi dans l’ensemble de l’organisation de la société et des institutions, au niveau de l’éducation, de la santé, du religieux jusque dans les rangs de l’armée royale. Par conséquence, il est aussi légitime de penser que le noyau de l’organisation des Officiers Libres fondée en 1949 par Gamal Abdel Nasser a pris sa source au sein de la Confrérie tant au niveau religieux que politique. Certains des officiers de l’organisation comme Anouar el Sadate qui a connu al-Banna dès 1940, ont participé à l’entrainement des combattants. La proximité des deux organisations, celle des Officiers Libres et de la Confrérie, se concrétise durant la guerre du Canal en 1951 et lors du coup d’État de juillet 1952.
A la veille de la IIème guerre mondiale, forte de 60 000 membres actifs, de groupes armés et d’une position dominante sur l’ensemble de la société, la Confrérie refuse pourtant de se positionner dans le débat démocratique : « Si nous nous tenons à l’écart des partis et des groupes, c’est qu’il y a eu et qu’il y a toujours entre ces groupes de la rivalité, de la bataille, ce qui n’est pas en accord avec la fraternité musulmane. Le message musulman rassemble, il ne divise pas […] Voilà pourquoi nous avons choisi de nous tenir à l’écart de tous, quitte à être privés de nombreux éléments sains jusqu’à ce que le couvercle saute, que l’on comprenne enfin quelques vérités simples, et que l’expérience apprenne à retourner à la bonne orientation, le cœur plein de certitude et de foi »[8].
Ce louvoiement politique qui consiste à vouloir prendre le pouvoir sans être contraint par le jeu politique traditionnel, révèle l’ambiguïté et l’inconstance de la volonté de son fondateur. D’un côté al-Banna se sépare de certains membres favorables à une confrontation violente avec le pouvoir et de l’autre il assiste à l’impossibilité de concrétiser son projet initial dans le jeu électoral. Aux élections de 1943, à la demande du Premier ministre Nahhas, la Confrérie doit retirer ses candidats au profit de ceux du parti nationaliste Wafd et à celles de 1945, ils sont battus même dans les circonscriptions acquises à leur cause.
Ainsi, à la porte du pouvoir mais sans capacité pour le prendre, la Confrérie montre ses limites pour se positionner sur l’échiquier démocratique institutionnel. L’après-guerre est marqué par des tentatives d’alliances opportunistes. Tantôt un rapprochement avec le palais dans l’objectif d’inciter le roi Farouk à dissoudre les partis politiques afin de rassembler les forces de la nation dans un mouvement unique musulman. Tantôt une alliance avec le groupe communiste égyptien qui se concrétise par l’organisation de manifestations communes contre le gouvernement et les autorités anglaises durant les mouvements sociaux de 1946.
Parallèlement, la Confrérie envoie des groupes armés dans les contingents arabes en 1947 dans le cadre de la guerre contre Israël. A leur retour ils sont sommés de rallier l’armée égyptienne ou de rendre les armes. Contre l’avis d’al-Banna, les activistes refusent et intègrent la lutte armée dans la région du Canal prenant ainsi le pas sur le politique. La Confrérie forte de 2 millions de membres avec des groupes armés, assume désormais la confrontation violente. Face à la monarchie (1948-1949) qui décide de dissoudre l’organisation en décembre 1948 voyant en elle une menace réelle ; puis face au nouveau régime mis en place par Nasser après le coup d’état des Officiers Libres en 1952.
Cette période d’affrontements assumés est un nouvel échec puisqu’elle conduit à la répression contre les Frères Musulmans et finalement à l’interdiction de la Confrérie (1954).
L’assassinat d’Hassan al-Banna le 12 février 1949 officiellement commandité par le pouvoir, est révélateur de cet échec et des limites de son projet initial. L’engagement de la Confrérie dans une voie violente, les hésitations voire les revirements politiques au gré des évolutions du contexte social, religieux et économique, n’ont pas permis le passage d’une conquête sociale à une conquête de pouvoir.
On est loin du programme d’action initié à Ismïlia par al-Banna : « former les enfants le jour, réveiller et mobiliser les parents le soir, méditer et prier la nuit ».
Face à l’échec de la prédication, commence le temps de l’action (haraka) qui paradoxalement prend sa source au fond des cellules des prisons égyptiennes. En effet, Sayyid Qutb[9], intellectuel égyptien qui a rejoint la Confrérie en 1953 va transformer son incarcération en combat idéologique et radicaliser les fondements de l’Islam politique révélé par Hassan al-Banna. Il reformule l’idéologie islamiste en replaçant Dieu souverain et maître dans tous les domaines (hakimiyya) y compris celui de la politique. Dès lors, la lutte contre la « sécularisation » et le caractère jahilite des régimes politiques du monde musulman sera le Jihad. De cette guerre émergera un État islamique.
Il y a donc une rupture réelle avec les principes d’al-Banna qui concevait le Jihad comme dernière alternative et réservait sa préférence à une prédication, préalable nécessaire à la conquête des urnes.
La radicalisation de la théorie qutbienne exprimée dans Signes de Pistes est aussi liée au changement structurel de la nature du régime politique égyptien. La « République arabe unie nassérienne » n’autorise plus la prédication de la Confrérie sous peine de répressions sévères et oblige l’organisation à trouver un nouveau mode d’islamisation de la société.
Une fois de plus, c’est le contexte historique qui va favoriser le développement de la pensée islamiste.
En effet, Nasser a provoqué la réaction hostile d’une partie de l’opinion imprégnée de la culture frèriste en tronquant le califat contre le nationalisme arabe avec pour ambition de créer un état nation moderne intégrant la laïcité et en se rapprochant de l’idéologie socialiste. Il est donc contraint de réintégrer du religieux dans son projet à la fois pour légitimer son action et pour en faire des relais de propagation de son idéologie.
De plus, la défaite des armées arabes durant la guerre des 6 jours en 1967 vécue comme un véritable traumatisme a été interprétée par certains comme une sanction divine et a donc entrainé un regain de la pratique religieuse dans la population égyptienne.
Dans ce contexte historique, la pendaison de Qutb en prison a un double effet. En refusant la grâce présidentielle parce que « sa mort aura plus de poids que ses mots », Qutb meurt en martyr et même si sa pensée est loin de faire l’unanimité, elle se pose comme une pensée fédératrice, révolutionnaire, universelle et atemporelle qui s’est donc étendue bien au-delà de la Confrérie.
Mais son œuvre reste inachevée et l’action prônée pour mettre en place un État islamiste reposant sur la souveraineté de Dieu n’est pas réalisée en Egypte.
Ainsi, à la mort de Nasser le 28 septembre 1970, la prise de pouvoir par Anouar el-Sadate ne modifie en rien la nature jahilite du régime. En revanche elle va permettre le retour des Frères Musulmans dans le débat public.
Le retour à l’action politique : de la réussite a l’échec
La renaissance de la Confrérie se fait en deux temps. Sous l’impulsion du pouvoir, elle se repositionne dans la population et l’espace public ce qui lui permet ensuite d’accéder au jeu politique institutionnel.
Sadate est un acteur de ce repositionnement dans la mesure où il a besoin de la Confrérie pour prendre en charge les services sociaux au moment où l’état met en place la libéralisation de l’économie, et pour infiltrer les espaces intellectuels et universitaires dans le but de contrer les mouvements de gauche.
Parallèlement, les Frères prenant leur distance avec la théorie qutbienne réaffirment le rôle essentiel de la prédication dans un espace sociétal où ils sont autorisés à le faire. Ce repositionnement sur le message initial d’al-Banna va conduire les tendances les plus révolutionnaires à quitter la Confrérie et à fonder des mouvements plus radicaux inspirés de l’idéologie qutbienne en marge de « la société impie ». Ces courants prônent le renversement par la force du régime égyptien et seront à l’origine de l’assassinat du président Sadate le 6 octobre 1981.
Bien que n’ayant pas de statut légal, la Confrérie consolide ses positions dans la population égyptienne. Les Frères utilisent la stratégie de conquête initiée par le « Père Fondateur » en diffusant l’idéologie frèriste au travers de la prédication et des actions sociales. Le statut particulier imposé par le régime permet à la Confrérie de ne pas être soumise aux contraintes légales imposées aux partis. De fait, elle bénéficie d’une certaine impunité dans son action auprès de la population.
Cet ancrage dans la société lui permet de prendre progressivement le contrôle des syndicats professionnels (médecins, avocats, ingénieurs…). Ainsi peu à peu, elle infiltre les partis politiques et participe à toutes les élections où sa présence était permise ce qui lui permet d’intégrer les assemblées législatives. Bien que n’ayant pas de formation politique propre, les Frères obtiennent 8 sièges en 1984 et 39 en 1987. Malgré les tentatives de l’État pour stopper leur participation aux élections par un changement de scrutin et limiter leur influence au sein des instances représentatives de la société (étudiants et syndicats), la Confrérie devient la deuxième force politique du pays après le parti du président Moubarak (PND) lors des élections législatives de 2005.
Le choix politique posé en 1984 s’avère donc payant à savoir se distinguer des courants révolutionnaires d’inspiration qutbienne et s’engager pour prendre part au débat politique institutionnel. Un pas est franchi par rapport aux élections de 1943 et de 1945. Les institutions leur permettent d’imposer « clandestinement » des candidats grâce au scrutin de listes au moment où ils ont une volonté de peser sur les orientations politiques du pouvoir dans le cadre parlementaire.
Une nouvelle occasion s’offre à la Confrérie avec l’explosion sociale de 2011.
A l’instar des pays de la région, l’Égypte est en proie aux manifestations populaires depuis le 25 janvier. Érosion du pouvoir en place, pauvreté liée à la libéralisation de l’économie confirmée par les réformes ultralibérales, corruption institutionnalisée ; ce délitement du contexte national légitime les revendications de la population sur lesquelles les Frères Musulmans vont se greffer. Ainsi, et malgré la mise en garde du gouvernement, la Confrérie va s’engager dans le mouvement social en prenant appui sur sa capacité à mobiliser des moyens (médicaux, logistiques, service d’ordre). Elle lui donne une ampleur inattendue dont la conséquence la plus visible est la chute du président Moubarak et de son parti (PND) en février. Pour la Confrérie, son renversement marque une rupture essentielle qui représente la fin de l’ennemi historique c’est à dire le régime laïque et autoritaire lié à la décolonisation.
Surfant sur cette victoire et pour anticiper des élections à venir, la Confrérie créée le Parti de la Liberté et de la Justice en avril, parti reconnu par les autorités et dont la direction est confiée à Mohamed Morsi. Elle prend soin de créer un parti indépendant d’une organisation religieuse afin de ne pas être soumise aux interdictions du Conseil Suprême des Armées. De plus, elle laisse voir un visage d’ouverture et de modération en s’appropriant les slogans de la révolution « Justice » et « Liberté ». Pour renforcer cette image, la Confrérie ira jusqu’à confier la vice-présidence du parti à un copte. Cette stratégie fonctionne puisqu’à l’issue des premières élections législatives démocratiques de 2011 et 2012, le Parti de la Liberté et de la Justice devient la première force politique du pays : sur 498 sièges, les Frères en obtiennent 222 suivis par les Salafistes qui en obtiennent 112.
Certes cette victoire électorale est à nuancer. Les Frères ont en effet bénéficié d’un vote massif de la population pour le religieux dans le but de moraliser la vie politique, du discrédit des partis traditionnels et de l’ancrage de la Confrérie dans le paysage social. Malgré ces réserves, la victoire électorale n’en est pas moins éclatante et concrétise dans une certaine mesure le projet porté à l’origine par Hassan al-Banna.
La Confrérie a désormais les moyens légaux de mettre en place son projet d’islamisation de la société égyptienne. Pourtant un an après en décembre 2013, elle est déclarée organisation terroriste.
Cet échec rapide révèle l’incapacité des Frères Musulmans à exercer le pouvoir et à sortir de la clandestinité. Pour transformer l’essai, c’est-à-dire passer d’une victoire électorale à un exercice fructueux du pouvoir, la présidence aurait dû accepter de s’engager dans une démarche politique sans ambiguïté et conforme aux attentes des revendications du 25 janvier 2011. Or la présidence est prise entre le poids de l’opinion publique et les instigations de la Confrérie, entre la nécessité de mettre en place les réformes pour lesquelles elle a été élue et la réalisation du projet d’institutionnaliser l’islamisation de l’État. Le manque d’expérience du pouvoir, l’absence de cadre et de compétence, l’absence du contrôle des rouages de l’État (Police, Justice, Armée) conduit le président à s’engager dans la voie de l’autoritarisme. Ainsi, le choix de changer la constitution en décembre 2012 en inscrivant l’Islam au cœur de la constitution (Charia) s’écarte définitivement des attentes de la population au profit de la « frèrisation » des institutions.
L’indignation de la population égyptienne se retourne contre le président. Celui-ci est destitué par l’Armée le 3 juillet 2013 face à une nouvelle mobilisation populaire qui réclamait sa démission.
Le nouveau pouvoir se lance dans une répression contre les Frères Musulmans descendus dans la rue pour réagir au coup d’État qui les a privés du pouvoir. Leurs activités sont interdites et l’État prend le contrôle des dispensaires et des écoles bases traditionnelles de la prédication frèriste.
Étape ultime de cette répression : le 25 décembre 2013 la Confrérie est déclarée organisation terroriste.
Conclusion
« Former les enfants le jour, réveiller et mobiliser les parents le soir, méditer et prier la nuit ».
Cette phrase qui porte à elle seule la pensée politique d’al-Banna permet à la fois de comprendre le projet d’islamisation prôné par le Frères Musulmans et les raisons de leur échec en termes d’exercice du pouvoir.
En effet, dans un contexte marqué par la construction d’une société nouvelle sur les ruines de la décolonisation, il était finalement aisé d’investir les lieux ordinaires de la structure sociale pour répandre la pensée islamiste. Les Frères Musulmans pouvaient alors bénéficier d’une popularité forte puisqu’ils répondaient aux attentes d’une population dont les besoins étaient somme toute primaires et la Foi seule pouvait être l’instrument de la pénétration d’esprits prédisposés.
En revanche, lorsqu’il s’est agi d’infiltrer l’État, l’inexpérience de l’exercice du pouvoir a été un handicap trop lourd à surmonter et, finalement, l’excès de précipitation pour parvenir à l’islamisation des institutions a abouti à l’échec des Frères. Ils ont été dès lors soupçonnés de n’agir que pour servir leurs intérêts propres et non plus de mettre leur idéologie au service de la population. Sortant de la clandestinité, ils sont ainsi devenus impopulaires.
Pour autant, la pensée frèriste continue à irriguer la société même si la Confrérie est stigmatisée par le régime politique qui se sert d’elle et de la menace qu’elle représente, pour légitimer son pouvoir et occuper l’espace auparavant sous contrôle frèriste.
Malgré tout, l’islam politique dont les Frères Musulmans sont à l’origine, a réussi à s’affirmer au-delà des frontières de l’Égypte ce qui montre que leur projet est réalisable. Il semble donc qu’entre la prédication prônée par al-Banna et la radicalisation qutbienne, les Frères Musulmans égyptiens aient à trouver une autre voie. En effet, dans le contexte actuel, ils ne pourront plus revenir sur ce qui fit autrefois leur force.
[1] Albion Ross, “Moslem Brotherhood leader slain as he enters taxi in Cairo Street”, New York Times, 13/02/1949
[2] François Burgat, Comprendre l’Islam politique. Une trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste, 1973-2016, Paris, La Découverte, 2016.
[3] Rashid Rida exégète et apologiste de la Salafiyya se distingua de son maître en défendant un réformiste plus proche de l’islam d’origine et défendant un réformisme conservateur et traditionaliste.
[4] Charles Rizk, Entre l’Islam et l’arabisme : les Arabes jusqu’en 1945, Paris, Albin Michel, 1983.
[5] Sabrina Mervin, Nabil Mouline (dir.), Islams Politiques. Courants, doctrines et idéologies, Paris, éditions du CNRS, 2017
[6] Mark Curtis, Secret Affairs: Britain collusion with radical Islam, London, Serpent’s Tail, 2012
[7] Hassan al-Bannâ, Lettre des enseignements, 1943
[8] Extrait du discours Al Banna au 5ème Congrès de 1939, Olivier Carré, Michel Seurat, Les Frères Musulmans (1928-1982), Paris, L’Harmattan, 2002.
[9] Sayyid Qutb est condamné en 1954 à 10 ans de travaux forcés puis à mort et pendu le 29 aout 1966