Le Moyen Orient et la guerre des paradigmes géopolitiques : vers un Sonderweg moyen-oriental ?

Jure Georges

Géopoliticien et écrivain franco-croate

Résumé

Depuis le XIXe siècle, le Moyen Orient est la cible privilégiée d’une succession de paradigmes culturels, religieux, mais aussi de paradigmes géopolitiques qui ont le plus souvent servi de légitimation d’un discours politique colonial et néo impérial euro-centriste dominateur. Chaque société se trouve, quelle que soit l’époque, dominée par une certaine façon de percevoir le monde ou une partie du monde, par un système de représentation, c’est-à-dire par un paradigme (en allemand : Weltanschauung).

En effet, l’expérience des paradigmes géo-constructivistes a montré le décalage entre théorie et pratique, entre l’« ordre géopolitique » même primitif en vigueur et la « géopolitique-discours » sophistiqué – par exemple des néo-conservateurs américains – qui fait dangereusement abstraction. De sorte que d’une part le Moyen Orient connaît récemment une succession ravageuse d’axes géopolitiques, alors que d’autre part les administrations américaines traitent leurs propres démons.

Cela est d’autant important de reprendre cette démarche des paradigmes, avec l’expérience acquise, en raison de contenir et neutraliser la capacité déstructrice de plus en plus massive et exploitée de l’Etat islamique, d’autre part en raison de l’impératif de penser l’« après-Califat », afin de reconstruire les conditions de vie et de paix normales pour des générations entières qui n’ont connu que la guerre traumatisante. Seule une démarche differenciée, transversale et profonde sera en mesure d’appréhender l’espace moyen-oriental.

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Depuis le XIXe siècle, le Moyen Orient fait l’objet d’une succession de paradigmes culturels, religieux, mais aussi de paradigmes géopolitiques qui ont le plus souvent servi de légitimation épistémologique et sémantique d’un discours politique colonial et néo impérial euro-centriste dominateur. Chaque société se trouve, quelle que soit l’époque, dominée par une certaine façon de percevoir le monde, par un système de représentation, c’est-à-dire par un paradigme, (en allemand : Weltanschauung).

Le paradigme géopolitique a longtemps été conçu comme un système de représentation géopolitique, une vision du monde particulière souvent idéologique et réductionniste, destiné à imprégner et mobiliser les dispositifs humains et technico-opératoires géopolitiques sur le terrain. Le paradigme géopolitique s’inscrit dès lors, dans une logique et une dynamique de conflictualité et de guerre de représentations comprise comme une guerre symbolique avec des ressorts immatériels (mental, inconscient, émotionnel) à la fois  informationnelle et psychologique, qui précède et légitime les guerres militaires réelles. Depuis le 11-septembre et la guerre totale et globale annoncée contre le terrorisme, le Moyen Orient a été le théâtre de prédilection d’expérimentations de nombreux paradigmes géopolitiques occidentalo-américains, qui peuvent se résumer à un géo constructivisme aventureux, contradictoire, palliatif et artificiel qui loin d’avoir stabilisé, structuré et organisé ce vaste et complexe espace hétérogène sur le plan religieux, social et politique, l’a davantage déstructuré, fragilisé et déstabilisé, et paradoxalement préparé un terrain propice à l’avènement d’un autre paradigme religieux islamiste de sanctuarisation avec la réactualisation du mythe du Grand Califat en tant que terre promise et refuge pour tous les musulmans, qui s’est substitué au paradigme pan-arabiste.

Incertitudes et ambiguïtés sémantiques : Middle East, Near East, Levant

Le Moyen-Orient a toujours été un espace géopolitique et stratégique «  fort »  longtemps convoité par les grandes puissances mondiales. Cela explique l’ambiguïté sémantique des nombreuses appellations constructivistes attribuées à cette macro-région du monde, ainsi que le conflit entre les représentations, l’imaginaire et les paradigmes successifs qui légitimèrent tour à tour les constructions et les déconstructions souvent brutales de cette région hétérogène et vulnérable. C’est ainsi que le Moyen Orient dans sa signification anglo-saxonne de Middle East s’oppose au concept de Proche Orient de Near East qui désigne pour certains les Balkans et l’Empire ottoman mais peut aussi s’appliquer au Moyen-Orient[1]. La délimitation territoriale de cette espace reste floue, fluide et mobile, commençant à l’Ouest par l’Egypte et s’étendant à l’Est jusqu’à l’Iran. Pour certains, cette région inclut au Nord la Turquie et au Sud le Yémen. Néanmoins ce qui reste encore valide de nos jours, c’est que le concept de Moyen Orient est éminemment une conception géopolitique qui renvoie à des stratégies de « containment » et de reflux, d’équilibre des pouvoirs et «  de pivot régional », ce qui explique que dès le XIXe siècle, elle fut l’enjeu fondamental afin de lutter contre l’expansionnisme russe vers le sud.

La projection géostratégique américaine dans cette région apparait déjà au début du XXe siècle dans la doctrine militaire navale d’Alfred Mahan, qui emploie le mot Middle-East le premier dans un article de la National Review en 1902, lequel milite pour le développement d’une flotte permettant d’assurer la suprématie militaire américaine dans la région. Le Moyen-Orient est une région du monde importante en termes de jeu d’acteurs par un ensemble d’éléments dont certains sont les ressources. La géopolitique du pétrole explique très bien qu’à partir des années 1920, les grandes compagnies pétrolières émergèrent et prirent des intérêts économiques et politiques dans les régions du Moyen-Orient. L’actuelle déconstruction géopolitique et la fragmentation ethno-confessionnelle ou plutôt le triomphe du paradigme religieux islamiste avec l’Etat Islamique, ne peuvent se comprendre sans prendre en compte le jeu des rivalités et des enjeux stratégiques mondiaux générateurs de conflictualités importantes et permanentes. Ce concept du « Moyen Orient » de nature géostratégique, s’oppose au concept de la Question d’Orient au sens d’une interrogation sur l’avenir de l’Orient.

De plus, il s’oppose au concept français de Pays du Levant – vision géographique et politique-on parle de protectorat civilisationnel catholique français – qui postule une continuité entre la géomorphologie du Liban, de la Syrie et de la Palestine. En effet ce concept de Moyen-Orient va s’implanter à partir des années 1920 et 1930 notamment à travers la constitution des grandes compagnies pétrolières et la consolidation de régimes politiques comme par exemple en Arabie Saoudite qui sont installés par les pays occidentaux. Les guerres sémantiques de représentations se traduiront par des démarches et des dispositifs différents de légitimation des politiques des grandes puissances dans la région : le concept anglo-saxon de Moyen-Orient se substituera (en se renforçant après la Seconde guerre mondiale) progressivement à la politique Levantine résultant de la vision francophone du Levant qui ne survivra pas à la décolonisation. En effet lors de la Seconde guerre mondiale le Moyen-Orient devait soutenir l’effort de guerre et éviter qu’il se rallie aux puissances de l’Axe.

Le concept de Moyen-Orient constitue une vision non seulement géopolitique mais aussi géoéconomique et géo-énergétique occidentale, souvent pensée exclusivement en référence au conflit israélo-palestinien, qui servira au cours de l’histoire à la légitimation d’un découpage arbitraire des frontières (géopolitique des mandats) et des fonctions stratégiques dans cette région. En termes de perception, Le Moyen-Orient apparaît pour l’occident comme une zone chaotique mouvante, d’incertitude, une zone complexe qui exige la mise en place de systèmes de contrôle et de précaution. Il y a un double paradoxe de la position américaine dans les années 1950 avec une doctrine qui d’un côté vise à appuyer la libération nationale des peuples, d’un autre côté, appuyer des révolutions en marche mais dont on ne connaît pas l’issue et se retournant souvent contre les américains et ses alliés, ce qui ressemble aujourd’hui au scénario contemporain dans le cas de l’Etat islamique[2] et des printemps arabes.

D’autre part, l’une des constantes de la géopolitique occidentale et américaine est l’ingérence dans les affaires locales au nom d’un impératif stratégique. Ainsi en raison de l’importance des ressources énergétiques, la position américaine cumulera la nécessité de maintenir des liens historiques et culturels avec les alliés européens traditionnels tels que l’Angleterre et la France et l’impératif d’intervention pour des raisons de gestion politique. Cette double position engage plusieurs stratégies possibles : la stratégie du contaimnent : produire des alliances pour contrer le communisme, comme par exemple le Pacte de Bagdad de 1955 qui s’associe autour de la Grande-Bretagne, l’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Irak. Dont le but est de limiter l’avancée de l’influence communiste ; la stratégie de remplacement ou de substitution : se substituer à une ancienne puissance coloniale comme par exemple la Grande-Bretagne notamment en Arabie Saoudite, en Irak….

D’autre part, cette  géopolitique à double volet se traduira sur le plan doctrinal et conceptuel par un discours politique néo impérial (fondé sur le binôme amis/ennemis) et un géo constructivisme dont les principaux outils conceptuels et techniques opératoires seront soient alternativement réactualisés soit nouvellement concoctés et expérimentés sur le terrain tels que : Bandwagoning State – il s’agit d’une stratégie qui consiste à influer et de « ramener l’État vers soi ». Pivotal State : c’est un État capable de structurer et de stabiliser une région. Backlash States : Cuba, Corée du Nord, Iran, Irak et Libye. Ce sont des États qui n’ont pas de dimension démocratique et qui ont un pouvoir de nuisance belliqueux. Rogue States : ce sont des États qui atteignent à la paix mondiale en recourant à un régime autoritaire, restreignent la liberté humaine et qui financeraient ou utiliserait le terrorisme comme un mode d’assurance de leur pouvoir[3].

L’échec des paradigmes géo constructivistes

Les paradigmes géopolitiques américains successifs, se sont montrés inopérants dans la reconfiguration et la stabilisation du Moyen Orient. En raison de leur nature spéculative, futuriste voir néo fondamentaliste, ils n’ont fait qu’exacerber les conflits éthno-confessionnels latents, la bipolarisation Islam/Occident, et ont provoqué des déséquilibres géopolitiques, démographiques et sociologiques profonds dans la région. La conjonction de ces trois paradigmes eurocentristes a  abouti à la mise en place de stratégies de domination qui ont eu pour corollaire le repli identitaire et la crispation fondamentaliste religieuse du monde musulman, qui se reconnaîtront à leur toujours dans le paradigme religieux de la sanctuarisation. En dépit de l’ampleur des divisons éthno-confessionnelles, et de la fragmentation territoriale et politique de cette région, le temps n’est plus aux vastes projets englobants et uniformisateurs mais au contraire nécessite une approche différenciée, restructurante et stabilisatrice horizontale et verticale sur le plan macro-régional de cette espace, à travers une approche géoculturelle et multipolaire.

Le paradigme civilisationnel

C’est la thèse de Samuel Huntington, membre du Conseil de Sécurité́ nationale, auteur de plusieurs livres sur le politique, l’armement, la culture et la stratégie, et qui dans un article en 1993 The Clash of Civilizations soutient que le monde se divise en civilisations : occidentale, tao-confucéenne, Islamique, Hindoue, orthodoxe, latino-américaine. L’idée est de diviser le monde pour dominer proposant une stratégie impériale d’alliances. « La civilisation judéo-chrétienne »  repose sur le principe de la stratégie impériale classique faite d’alliances. Selon lui, les cultures ne sont pas « mixables ». La seule modernité possible est occidentale caricaturant l’Islam et le présentant comme un danger. Le problème des best-sellers est que ce genre d’ouvrage diffuse des perceptions simplistes.

Le paradigme cognitif

Il s’agit de paradigmes qui se rapportent aux « guerres de l’information », et « guerres de la connaissance » (« la guerre de la troisième vague ») qui ont été étudiés et présentés par Alvin et Töffler, sociologues et futurologues et auteurs en 1970 du Choc du futur Future Shock »). Le concept religieux de « choc des civilisations » est écarté. Pour eux, la nature du conflit est entre des civilisations agraires, industrielles et informatiques. Le leadership ne peut être que fondé sur l’information au centre de toute guerre à venir. Information et connaissance vont de pair. Seul le maintien du monopole de la connaissance – non-partage et supériorité – permet de jouer sur l’information qui ne se partage donc pas[4].

Le paradigme du chaos constructeur

L’un des modèles en genre du paradigme géo constructiviste est incarné par l’initiative du « Grand Moyen-Orient ». Ce projet provenant tout droit des laboratoires néo-conservateurs de l’administration Bush, tentait d’appliquer à la région du Moyen Orient, le nouveau concept idéologico-utopiste de la « nation building », à savoir la transposition paradigmatique (si besoin s’en faut, par la force) dans cette partie du monde des principes de démocratie et du libéralisme libre échangiste. Cette initiative se fondait alors sur un diagnostic décrété dans le rapport « Tendances globales 2015 », une étude prospective du conseil national américain du renseignement qui dressait un sombre tableau de la situation politico-économique dans la région : explosion démographique et « poussées de jeunesse » (« Youth bulge »), disproportion de réserves énergétiques, effet néfaste de la mondialisation, radicalisation des mouvements islamistes, fracture ethnique et culturelle.

Selon les mêmes protagonistes du dit rapport, seule une gouvernance nationale et internationale en tant que « pilote-conductrice » sous la botte américaine était en mesure de corriger les symptômes « pathogènes », socio-politiques et économiques, des pays de la région, par l’instauration d’une vaste zone de contrôle et de stabilité qui s’étendrait du Maroc au Pakistan. L’opération consistait à vendre un vaste projet géopolitique, afin d’instaurer un vaste marché libre échangiste et intégré dans la région, dont les grandes compagnies multinationales américaines seraient les principales bénéficiaires, en évinçant au passage les alliés traditionnels européens du monde arabe.

En fait, soucieux de contenir les poussées terroristes en Afrique, soit dans les pays du Maghreb, au Mali, au Niger, au Tchad, en Erythrée, en Ethiopie, etc., qui sont autant de bases arrières logistiques pour les réseaux terroristes transnationaux, Washington avait alors déployé des contingents militaires dans tous ces pays et entendait étendre la sous-traitance de la sécurité à tous les pays alliés. Ce concept avait été mis en pratique dans l’initiative « Pan Sahel » dont l’objet était de fournir entrainement et équipement à quatre pays (Mali, Mauritanie, Tchad, Niger). Ce nouveau dispositif qui s’étendait à l’Algérie permettait de sécuriser les routes pétrolières qui vont de la Méditerranée orientale, de la Mer Rouge au Golfe de Guinée (région stratégique pour les Etats-unis, compte tenu des importantes ressources), donc à la façade ouest de l’Afrique, dont le pétrole devrait couvrir dans les dix prochaines années de 15% à 25% de la consommation américaine et remplacer en partie les approvisionnements du Golfe Persique Sur un plan militaire, le projet d’un « Otan-sud »  avaient pour but d’aller au-delà de l’opération « Active Endeavor », de surveillance aérienne et maritime initiée après les attentats du 11 septembre, et appliquée à l’Est de la Méditerranée et autour de Gibraltar (« Strog »  et « TFE »), et tente d’établir une coopération militaire et politique plus étroite avec l’Algérie, l’Egypte, la Jordanie, Israël, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie.

Le continent africain deviendrait, en application d’une nouvelle doctrine Monroe renouvelée, une chasse gardée et un réservoir énergétique servant les intérêts américains dans la région. En même temps, et c’est là un danger mortel pour l’Europe, les Etats-Unis, par pays arabes et musulmans interposés, parachèverait l’encerclement de l’Europe et de la Russie, les condamnant toutes deux à l’asphyxie et à l’implosion dans les décennies sinon le siècle à venir.

En 2005, alors que les opérations militaires en Iraq étaient en cours depuis deux ans, le Secrétaire d’état américaine Condolezza Rice parlait d’adopter une stratégie de « chaos constructif » dans le cadre d’une refonte du « grand Moyen Orient ». Une décennie plus tard, la vision géopolitique états-unisienne a produit une désintégration du tissu économico-social des états de la région avec la crise migratoire en toile de fonds[5]. D’autre part, la stratégie américaine du Grand Moyen Orient  avait consisté à déstabiliser la région par la création des conditions politiques et sécuritaires de nature à exacerber les tensions ethniques et confessionnelles.

Cette stratégie du « chaos constructif » chère aux néo conservateurs lui permet d’assurer, non seulement une hégémonie sans partage sur la sécurité de ses approvisionnements énergétiques, mais aussi de faire tourner sans discontinuer la machine de l’industrie de guerre au détriment des peuples visés. Le but ultime est d’affaiblir le mouvement de résistance contre l’occupation étrangère par la stratégie « diviser pour régner » afin de servir les intérêts des États-Unis, d’Israël et de la Grande-Bretagne dans la région.[6] « Le projet du « Nouveau Moyen-Orient » a été présenté publiquement par Washington dans l’espoir de faire du Liban le point sensible servant à réaligner l’ensemble du Moyen-Orient et à libérer les forces de pression du « chaos constructif ».

Le redécoupage et la partition du Moyen-Orient depuis les rives de la Méditerranée orientale du Liban et de la Syrie à l’Anatolie (Asie Mineure), de l’Arabie, du golfe Persique et du plateau iranien répondait aux grands objectifs économiques, stratégiques et militaires relevant d’un long plan du Royaume Uni, des États-Unis et d’Israël dans la région. Entre-temps, une guerre de représentation informationnelle devait influencer l’opinion publique dans le sens d’une confrontation entre chiites et sunnites qui est en jeu.[7] »

Le paradigme de la modernité tardive (néo-impérialisme libéral)

Ce paradigme résulte de la thèse émise par Robert Cooper[8] que le monde serait divisé en États pré-modernes, modernes et modernes tardifs.

La classification « moderne » désigne les États selon l’entendement classique que nous en avons. Ils sont les moins nombreux désormais, laisse entendre Cooper, et en voie de disparition. Les deux autres catégories sont les plus intéressantes ; elles sont en pleine évolution et répondent à une nouvelle situation.

Les États pré-modernes sont des pays qui ont subi une évolution décisive et souvent brutale (décolonisation, désoviétisation) dans lesquels triomphent des forces incontrôlées, illégales, totalement déstructurantes (banditisme, mafias, trafics divers, tribalisme, etc.). Ces pays tendent d’ailleurs à perdre leurs attributs géographiques en plus de leur souveraineté, les frontières deviennent incertaines, elles sont incontrôlées, etc.

Les États modernes tardifs représentent le modèle, selon Cooper, de l’adaptation réussie aux nouvelles conditions de la civilisation. Ils ont écarté toute possibilité de conquête et d’agression violente entre eux. Ils ont accepté des règles, voire des lois communes. Ils acceptent l’existence de nombreuses institutions internationales. Ils ont transféré une partie de leur souveraineté à ces institutions qui les lient entre eux.

Ce paradigme de la modernité tardive qui vante les mérites du sacrosaint modèle libéral de la démocratie de marché triomphante, constitue le modèle auquel devraient tendre tous les états pré-modernes, par adhésion volontaire ou par force, et constituerait une sorte de néo impérialisme libéral, un « retour au colonialisme ». Il va de soi que le monde musulman et le Moyen Orient font partie intégrante de cette zone chaotique prémoderne qu’il convient de « pacifier » si besoin est en recourant à l’interventionnisme humanitaire ou militaire. Néanmoins, ce paradigme a été depuis les aventures belliqueuse des Balkans à l’Afghanistan, remis en cause par les faits eux-mêmes et se sont soldés par un échec sur le terrain car  incapable d’instaurer un ordre cohérent et acceptable par tous les parties.

Le paradigme du marché intégrateur

C’est la thèse d’Anthony Lake, universitaire à la John Hopkins University, conseiller à la sécurité nationale du président Clinton. Il est le promoteur de la notion de « enlargement », qui fabrique une ouverture par une économie de marché. À partir du moment où on ouvre les États à une économie de marché, l’idée est qu’on va aboutir à une libéralisation politique qui va créer un grand marché mondial et instaurer une paix mondiale[9]. Il ne s’agit plus de contenir l’ennemi ou ses alliés mais au contraire de produire de l’enlargement par une économie de marché elle-même ouverte – et qui s’oppose à la command economy –. « Enlargement » soit élargissement par l’économie vise par effet de ricochet un enlargement politique soit l’ouverture de régimes considérés comme bloqués et dirigistes et anti-démocratiques.

Le nouveau monde globalisé s’articule  avec la consolidation du noyau dur des démocraties de marché : Etats-Unis, Canada, Japon et Europe ; la consolidation des « nouvelles démocraties » : Amérique latine, Afrique du Sud, Nigeria. Les États contre la démocratie et l’économie de marché mais aussi les États fondés sur des régimes militaires et ou la religion font partie de la « zone barbare » en marge du monde des démocraties de marché[10].

D’autre part, Alain Joxe[11] appréhende la géopolitique américaine à partir de 1993 en termes de « stocks de représentations impériales »  qui peut être rapportée aux figures suivantes :

  • la structure autistique : il n’y a plus d’interaction à rechercher avec l’autre et il n’y a pas de compréhension du monde ;
  • le leadership des États-Unis est réaffirmé ;
  • la recherche d’un principe d’intervention expéditionnaire minimaliste. On ne va plus s’investir sur des champs bancals

Le paradigme religieux victimaire du regroupement pan-musulman.

Les sociétés du Moyen-Orient ont connu comme les autres une évolution majeure entre le début du XXe siècle et l’orée du XXIe siècle, avec un changement de paradigme, puisqu’elles sont passées d’un paradigme panarabe à un paradigme religieux, même si le second n’efface pas entièrement le premier[12]. Il convient de rappeler que le paradigme religieux prend donc aussi de l’importance non seulement au Moyen Orient et dans le monde arabe mais aussi en Israël dans la mesure où la sanctuarisation s’accompagne d’une coupure avec les populations voisines.

Il en résulte, par exemple, la progression de l’idée consistant à essayer d’exclure les populations arabes de la citoyenneté israélienne dans le cadre d’un échange éventuel de territoires. Cette sanctuarisation israélienne accentue la fermeture, non seulement physique, mais aussi intellectuelle, des Territoires palestiniens, favorisant indirectement le paradigme religieux qui peut, d’une part, théoriser sur des arguments religieux la situation des Palestiniens et, d’autre part, argumenter d’un djihad pour violer le sanctuaire voisin. Un autre élément ouvre un champ élargi au paradigme religieux dominant : le fait que le Moyen-Orient se trouve moins diversifié qu’auparavant avec l’émigration constante de minorités religieuses non musulmanes. L’accentuation de l’homogénéisation religieuse, c’est-à-dire la promotion d’une géographie religieuse uniconfessionnelle, fondée sur l’affirmation que certains territoires sont terres exclusivement musulmanes par nature, est fréquente au Moyen-Orient. Au début du XXe siècle, il a été observé sur les territoires de la Turquie naissante, avec le génocide arménien, puis avec les déplacements de populations actés par le traité de Lausanne.

Après le non-respect du traité de Lausanne, prévoyant certains cas de liberté religieuse, la poursuite d’une sorte de purification religieuse par diverses mesures a conduit à l’émigration presque totale des populations non musulmanes vivant en Turquie, faisant de ce pays un des États les plus uniconfessionnels au monde. Finalement, la substitution, au Moyen-Orient, entre le début du XXe siècle et celui du XXIe siècle, du paradigme religieux au paradigme panarabe peut se résumer par une seule expression médiatique, lorsque des journalistes parlent du conflit du Proche-Orient comme un conflit judéo-musulman, alors qu’auparavant il était désigné comme israélo-arabe. Ce succès du paradigme religieux résulte notamment de la frustration d’une population prise entre, d’une part, une pauvreté qui ne diminue guère et des dirigeants souvent jugés corrompus et, d’autre part, des récriminations d’Arabes qui se sentent humiliés au Proche-Orient par le traitement de la question palestinienne. La montée du paradigme religieux implique de considérer le Moyen-Orient tel qu’il est, ce qui est évidemment fort difficile du point de vue d’une Europe fortement sécularisée. Pourtant, qu’il soit devenu religieux est un fait, même si le discours religieux n’hésite pas à recourir à la rhétorique de l’arabisme lorsqu’il le juge profitable. Mais la vraie question pour l’avenir n’est pas seulement de savoir quel est l’adjectif qualifiant le paradigme dominant au Moyen-Orient. Elle est de savoir comment le paradigme moyen-oriental pourrait aussi se nourrir d’un paradigme de paix et de développement. De la réponse à cette interrogation, qui reste entière, dépendra ce que sera le monde de demain.

L’idée d’un sanctuaire transnational pour tous les musulmans de la région du Moyen Orient, victime des politiques impérialistes et coloniales successives ne date pas d’hier et est à l’œuvre dans l’esprit des partisans d’un Califat. Ainsi la grande « Nation arabe», que Nasser entendait constituer autour de lui depuis le Maroc jusqu’au Levant baasiste, entendait supprimer les anciennes frontières tout comme le voulurent, par le passé, les grands conquérants musulmans successifs qui se donnèrent pour ambition l’instauration ou la restauration du pouvoir califal, les Ottomans, de 1525 à 1923, en représentant le dernier avatar.

Al-Qaïda et son successeur Daesh ne parlent plus jamais d’« Arabes » mais de « Musulmans », dont ils feignent de considérer que l’appartenance religieuse vaut pour une appartenance nationale supérieure. Mais de l’autre côté, de nouvelles constructions, qui évoquent furieusement les grandes nations européennes émergentes au XIXe siècle, s’affirment sans ambages. La première d’entre elles, l’Egypte, bataille déjà sur ses frontières, en Cyrénaïque libyenne, contre les islamistes, au Sinaï et à Gaza contre ce dernier bastion des Frères musulmans alliés plus au sud à une véritable anarchie bédouine et, bientôt inévitablement, au Soudan pour sauver ce pays frère de l’Egypte d’une destruction plus grande encore que la sécession qu’il a déjà subie. À l’Ouest de cette construction centrée sur le Nil et Le Caire, le Maghreb prépare sans doute une convergence et une concertation que facilitent évidemment l’éclipse du courant islamiste et la réaffirmation d’un occidentalisme moderne lié, grâce à l’influence française, à la notion encore nouvelle de démocratie constitutionnelle. Au nord enfin, l’Iran, au nom d’une identité surtout religieuse, aura conquis, fut-ce au prix d’un vaste choc opératoire qui s’appelle Daesh, en Syrie et en Irak un vaste ensemble de provinces associées qui lui assurent un débouché sur la Méditerranée.

Il restera alors à une Turquie décillée de ses illusions islamo-ottomanes de s’arroger l’hégémonie politique sur tous les sunnites modérés d’école hanafite de la Syrie et de l’Irak. Cela passera nécessairement, pour équilibrer la nouvelle puissance iranienne, par une réconciliation spectaculaire et laïque avec les nouveaux Kurdes, ce qui implique, en Turquie même, par la reconnaissance institutionnelle de la minorité kurde (plus de 20% de la population du pays). À un moment donné, cette multiplication pacifique d’allégeances contradictoires devra impliquer la naissance d’un « couple turco-iranien » dont l’ampleur géographique inclurait sans doute l’Azerbaïdjan post soviétique et toute l’Asie centrale -Afghanistan compris. Cette véritable super puissance en gestation ne ferait que concrétiser pour notre nouveau siècle la remarquable stabilité d’un couple de civilisations turco-iranien qui n’aura jamais disparu, avec ses identités remarquables : 20% d’Alevis chiites en Turquie, 20% de sunnites en Iran, un quart de la population turque formée de Kurdes iranophones et près d’un tiers de la population iranienne de langue turque -azérie- jusqu’au cœur du pays à Téhéran.

Le paradigme de la Balkanisation du Moyen Orient

Ce paradigme serait la conséquence directe de l’interventionnisme militaire américano-occidental dans la région en Lybie, Irak et Syrie.

Le conflit actuel en Syrie a profondément fragmenté le pays de sorte qu’il est difficile d’imaginer que ces lignes de fracture puissent un jour s’estomper. Il en va de même avec l’Irak qui est aujourd’hui divisé en trois zones, ce qui n’exclut  pas d’ailleurs de nouvelles scissions avec l’émergence de pseudo-territoires autonomes. Ce risque touche aussi le Liban qui très divisé d’un point de vue confessionnel. Au sein de chacun de ces Etats, les scissions sont certes confessionnelles mais aussi claniques : une même confession religieuse est parcourue localement par des oppositions de clans, ce qui affaiblit à terme le rôle de l’Etat central.

La balkanisation éthno-confessionnelle, tribale et régionale est à craindre au  Liban, en Irak, au Yémen. Ces pays ont échoué à mettre en place une véritable intégration nationale ; la séparation de communautés religieuses et/ou ethniques ne parvenant plus à s’entendre autour d’un projet politique commun (un État-nation, un régime, voire une identité) serait à terme une solution bénéfique à tous, selon les tenants américains du vieil adage « diviser pour régner. » Le Liban en est l’illustration : un regain de tensions est apparu depuis que le Hezbollah est entré en Syrie pour combattre aux côtés du régime en juin 2013. D’un point de vue politique, le Liban est tiraillé entre l’alliance parlementaire du 8 mars favorable à l’intervention en Syrie, à laquelle appartient le Hezbollah et ses alliés (notamment les chrétiens du général Michel Aoun), et celle du 14 mars, qui regroupe notamment le Courant du Futur de Saad Hariri (le fils de Rafiq Hariri), les Forces Libanaises chrétiennes (Samir Geagea) et les Phalanges (famille Gemayel), plutôt isolationnistes en ce qui concerne la politique extérieure du Liban au Moyen-Orient.

L’Irak est également touché par le conflit syrien : depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, l’État central irakien n’a cessé de s’affaiblir au point que l’on évoque désormais la dislocation du pays. D’autre part, il n’est pas à exclure dans le cadre de la reconfiguration  régionale, des projets d’intégration régionale des quatre mers[13]. La veille du soulèvement syrien, le régime de Damas cherchait de nouveau à diversifier ses alliances au Moyen-Orient. On peut certes douter, au vu de la situation actuelle, de la viabilité de ces alliances dont certaines ont de fait déjà été rompues (comme avec la Turquie et le Qatar), mais ce bref tour d’horizon rétrospectif fait clairement apparaître ce qui constituait encore il y a peu une véritable stratégie de désenclavement de la part de la diplomatie syrienne. Sous la pression des milieux d’affaire turcs (notamment dans le secteur industriel du textile), la signature en 2005 d’un accord de libre-échange (entré en vigueur en janvier 2007) entre Damas et Ankara a entraîné une diminution considérable des droits de douane entre les deux États, renforçant ainsi les échanges économiques.

Vers un  paradigme multipolaire moyen-oriental ?

Le Moyen Orient, pourrait être à long terme le centre d’une reconfiguration macro-régionale multipolaire. En effet les puissances régionales, au cours de l’histoire, ont toujours été particulièrement impliquées dans cette zone de conflit située entre le Proche et le Moyen-Orient. Cette région dont le découpage des frontières remonte aux accords de Sykes-Picot, déstabilisée depuis toujours, est en proie à un affrontement entre puissances régionales et internationales qui rend l’issue d’un conflit syrien par exemple très difficile. En effet, si  l’on fait abstraction du fait que l’entité nommée État islamique (EI)  a été le fruit d’un jeu très dangereux entre les monarchies sunnites et wahhabites du Golfe persique, d’un côté, l’Iran et leurs alliés, et du géo constructivisme américain dans la région, de nombreux pays jouent aujourd’hui un rôle actif dans la résolution du conflit, ce qui fait de cette région un véritable laboratoire de ce qu’est la multilatéralité à l’échelle régionale et au-delà – au niveau international.

Néanmoins l’impératif de faire un front commun face à l’EI ne doit pas faire oublier les erreurs  stratégiques commises par tous les acteurs, dans la région. La polarisation radicale confessionnelle dans la région vu le jour sous l’influence de groupes djihadistes financés par les pays du Golfe eux-mêmes allies traditionnels des Etats Unis. Cette situation est très largement entretenue par l’Iran qui y voit une opportunité de revenir comme un acteur majeur sur la scène internationale et de régler son dossier nucléaire. Le discours devant l’Assemblée générale des Nations unies du Président Hassan Rohan, le 25 septembre 2014, est la preuve la plus récente de ce retour en puissance de l’Iran. La Turquie, menant une politique régionale équivoque, a laissé passer des combattants vers la Syrie et a participé à la prise de la ville de Kassas par le front Al Nosra et l’Armée de l’Islam le 21 mars 2014, et membre de l’OTAN, son rôle est aujourd’hui plus que flou face au soutien que les Occidentaux fournissent aux Kurdes en lutte contre l’EI, alors que l’achat de leur pétrole qui transite par son territoire semble encore ininterrompu. La Russie, depuis son intervention en Syrie, s’est transformée en puissance de « re-positionnement » multipolaire, et de « re-equilibrage régional », voyant aussi une opportunité dans son soutien sans faille à la Syrie de Assad pour tenter de réduire une pression, surtout européenne, sur elle en Europe centrale.

Si la multipolarité doit prendre forme au Moyen Orient, alors c’est dans cette région, avec certainement la formation d’un axe chiite allant de Beyrouth à Damas, Bagdad et jusqu’à Téhéran, partageant un monde sunnite entre le sud et le nord de cet axe. Les États-Unis, qui ont été pris de court par l’intervention russe en Syrie contre l’EI, perdent leur position de leadership mondial et de puissance organisatrice dans la région du Moyen Orient. Néanmoins, ils tenteront de jouer un rôle fondamental surtout après la normalisation des relations avec l’Iran, dans la reconfiguration géopolitique et géoénergétique de cette région dont 90% des exportations de pétrole seront destinées aux pays asiatiques en 2035. Les Etats Unis tenteront de tirer profit de cette nouvelle donne multipolaire, moins leurs propres approvisionnements qu’ils tentent d’assurer, mais au contraire une volonté de contrôler ceux de leurs créanciers européens et asiatiques qu’ils recherchent au travers d’un retournement du rapport de forces en Syrie et au-delà.

Le rééquilibrage de la position politique française au Proche-Orient

La France dont la présence culturelle et géopolitique au Moyen Orient reste aujourd’hui indéniable, pourrait jouer (à condition de redéfinir ses orientations géopolitiques dans un sens multipolaire et indépendant des intérêts géostratégiques atlantistes), un rôle de premier plan dans la reconfiguration multipolaire de ce vaste ensemble régional, mais seulement en renouant avec sa politique arabe traditionnelle fondée sur le principe de respect de souveraineté des peuples et le principe d’équilibre proche-oriental chère au général De Gaulle. Rappelons que ce dernier avait déclaré le 19 février 1969 lors d’un déplacement en Arabie Saoudite,  que « l’équilibre au Proche-Orient est nécessaire pour l’humanité ».

En réalité, la politique arabe du général de Gaulle ne se sépare d’aucune manière de l’ensemble de la politique étrangère, telle la reconnaissance de la Chine ou le rapprochement avec la Russie. Le repositionnement russe au Moyen Orient  et en Syrie  exprime, de manière globale, sa méfiance face à ces « révolutions » instrumentalisées, selon elle, par des forces extérieures. La Syrie, qui abrite une base russe, est son dernier bastion dans la région, perçu comme un verrou sécuritaire stabilisateur des tensions frontalières.
Dans la vision russe, les instabilités arabes constituent une menace, déclinée en deux temps. Dans un premier temps elles expriment un recul sensible de la Russie sur l’échiquier arabe. Dans un second temps, Moscou redoute une contagion révolutionnaire dans son espace politique intérieur (Caucase, Oural) et extérieur (Asie centrale), où la population musulmane est courtisée par l’idéologie émancipatrice de l’Islam radical[14]. D’autre part, la stratégie moyen-orientale russe est inséparable de la stratégie eurasiate continentale russe qui vise à renforcer l’axe eurasien pour contrebalancer l’hégémonie de la gouvernance mondiale néo-libérale de l’axe américain. En effet la Russie prône une approche plus équilibrée au Moyen-Orient, notamment en Syrie, pour éviter la déstabilisation de la région et de cette manière empêche une contagion islamiste sur sa périphérie caucasienne et eurasienne.

Puissance axiale occidentale et puissances multipolaires acéphales

Comme l’a démontré N.S. Eisenstadt, avec l’avènement des Lumières en Occident, les systèmes traditionnels de pensée axiale[15], A Sociological Approach to Comparative Civilisations: the Development and Directions of a Research Program, Jérusalem, The Harry S. Truman Research Institute for the Advancement of Peace ont laissé progressivement la place à des idéologies (sous la forme souvent de religions séculières) détachées des dogmes théologiques ou des systèmes, le monde a cru un temps que la foi en un progrès continu et le rationalité triomphante allaient s’imposer partout comme la valeur universelle fondamentale et que ces mêmes valeurs allaient être reconnues et  intégrées par les sociétés acéphales récalcitrantes. Néanmoins, cette parousie axiale de l’histoire ne se produira en dépit même des paradigmes « endistes » sur la fin de l’histoire avec le triomphe planétaire de la démocratie de marché, (Fukuyama) suite à la chute du communisme. Le processus d’unification planétaire sous l’égide des valeurs occidentales du marché, du progrès, de l’individualisme  promue en sotériologie séculière échouera et sera remis en cause notamment par une recrudescence de la quête et du repli identitaire et le succès des fondamentalismes religieux.

D’autre part, la révolution des télécommunications a eu d’autres conséquences : elle a substitué au tandem cultures populaires/cultures élitaires des sociétés d’hier un tandem cultures de masse/cultures techniques et savantes dont les traits géographiques ne sont pas les mêmes. Les cultures cessent de se transmettre localement et de trouver une partie de leur justification dans les lieux où elles ont muri. La disparition des cultures populaires aggrave ainsi la crise identitaire, en forçant tous ceux qui se contentaient de vivre comme leurs parents à repenser ce qu’ils sont. La géographie culturelle du monde qui se restructure sous nos yeux se marque par deux autres traits fondamentaux. Elle mobilise des systèmes de valeur largement renouvelés, par suite de l’effondrement des idéologies de progrès et des philosophies de l’Histoire : le succès des mouvements localisés et régionalistes en Europe occidentale, des passions nationalistes en Europe de l’Est, la montée des fondamentalismes dans le monde islamique, en Israël, aux Indes ou dans certaines communautés chrétiennes, la mode des philosophies orientales aux Etats-Unis, la multiplication des sectes dans l’ensemble du monde chrétien et en Amérique, la transformation de l’écologie en idéologie de la nature dans les pays industrialisés, tout ceci confirme l’ampleur des mutations en cours et le renouvellement profond qui en résulte (Treballs de la Societat Catalana de Geografia – Núm. 50 – Vol. XV, Paul Claval, Les aires culturelles hier et aujourd’hui).

L’ironie de l’histoire contemporaine voudra que les civilisations naguère axiales et holistes d’hier tels que l’Islam, la Chrétienté et l’Orthodoxie avec des systèmes de pensée traditionnels sont aujourd’hui devenues dans une multipolarité croissante des puissance acéphales qui ‘s’opposent de plus en plus à une civilisation occidentalo-américaine matérialiste et individualiste post-axiale, qui s’évertue d’imposer par le biais du paradigme de marché global unique, une uniformisation accrue et oppressante des valeurs, des modes de vie et pensée fondées exclusivement sur la raison utilitaire, l’individualisme, et le bien-être matériel , ainsi que la foi dans un progrès continu. Cette approche géoculturelle a le mérite de penser et d’appréhender l’espace Moyen-Oriental en tant que non seulement espace géopolitique conflictuel mais aussi en tant que « voie particulière », une sorte de « sonderweg » islamique qui dans sa composante perse-chiite et arabe-sunnite, s’articule encore autour de référents culturels et civilisationnelles pré-modernes traditionnels holistes mais culturellement polycentrique  et qui ne doit pas automatiquement s’aligner sur « la voie générale et uniformisatrice » et monoculturelle de la démocratie de marché occidentale.

Il est à noter qu’en Occident aussi en tant qu’expression du repli identitaire et sécuritaire surtout après les attentats parisiens de l’EI, est en vogue un courant de pensée de retour vers un « sonderweg européen et chrétien » comme le note le philosophe coréen Byung-Chul Han[16], dans le cadre d’un mouvement qui oppose l’Occident chrétien à l’islamisme, voir par amalgame à l’islam, dans un processus d’« extériorisation de la peur ». Liée au romantisme allemand, idéalisant le Moyen Âge chrétien, la théorie du Sonderweg prône une « voie particulière » pour l’Europe, car depuis le Moyen Âge, la sécularisation et l’éloignement de la religion chrétienne auraient conduit l’Europe dans les abimes de la modernité. Ce discours contre la modernité, s’opposant aux démocraties libérales et revendiquant une société aux fondements antérieurs à l’Europe moderne d’une certaine manière rejoint paradoxalement le discours intégriste musulman.

Approche géoculturelle: penser le Moyen Orient en termes de vie et de paix

Il convient de rappeler que l’espace Moyen-Oriental est avant tout ensemble spatial – que l’on ne peut réduire au seul critère religieux, car il recoupe diverses aires géoculturelles et inclut de nombreuses ethnies. Et tout comme l’islam en tant que catégorie religieuse et culturelle plurielle, Le monde musulman du Moyen Orient ne correspond pas à un système géopolitique unitaire et, c’est la raison pour laquelle qu’il convient pour mieux comprendre les évolutions de cet espace en appliquant des différents niveaux d’analyse à la fois diachroniques et synchroniques.  Du point de vue symbolique et de l’imaginaire collectif musulman, le Moyen-Orient constitue le centre théologique, historique et géographique du monde musulman -,  mais aussi carrefour stratégique écartelé entre des rivalités de puissance. Dans une perspective strictement géopolitique multipolaire, il n’y pas d’Etat-piémont-pivot qui serait aujourd’hui en mesure d’unifier les divers acteurs de cette zone et de former un ensemble géopolitique à peu près unifié. Pourtant en termes de « pluriverzum » géoculturel et géopolitique, le Moyen Orient pourrait devenir le centre d’une reconfiguration multipolaire régionale et internationale complexe.

Les crises géopolitiques entre, d’une part la Syrie et l’Iran, d’autre part les États occidentaux et leurs alliés régionaux constituent le cadre structurel du paysage moyen-oriental à la veille du soulèvement syrien au printemps 2011. En l’espace de moins de dix ans, le régime syrien a été tour à tour isolé sur la scène internationale (2005), réintroduit en grandes pompes en 2008, puis de nouveau isolé à partir de l’été 2011. L’internationalisation constitue une des principales caractéristiques de cette crise. Les interférences sont multiples, leurs impacts aussi, à différents niveaux. Derrière les belligérants qui s’affrontent en première ligne sur le terrain syrien se jouent des rapports de force déjà anciens.

En outre, la cristallisation de ce rapport de forces régional et international dans la situation politique interne du Liban est devenue particulièrement apparente dans les années qui ont suivi l’assassinat du premier ministre Rafic Hariri en 2005. C’est l’évolution générale de ce même rapport de forces qui a conduit à une nouvelle stratégie syrienne de désenclavement, laquelle s’illustrait encore à la veille de la crise actuelle par une diplomatie réactive et la recherche de nouvelles alliances régionales.

Dans le cadre de cette recomposition identitaire et géopolitique, à l’opposé de l’ensemble des paradigmes géo-constructivistes qui se sont montrés inopérants et destructeurs, une approche géoculturelle du monde Moyen-oriental parait être la mieux adaptée afin d’appréhender ce vaste ensemble, ethniquement, historiquement et culturellement hétéroclite.  Car si les paradigmes géopolitiques constructivistes ont toujours recherche les moyens d’établir un « hégémon » quelque peu durable et vulnérable afin de contrôler les ressources énergétiques de cet espace, l’approche géoculturelle et multipolaire tend au contraire d’analyser les phénomènes géopolitiques dans le cadre des « temps longs » et à travers de la capacité des civilisations et en l’occurrence la civilisation occidentale à « transmettre la vie ».

En effet, l’expérience des paradigmes géo-constructivistes a montré le décalage entre théorie et pratique, entre la distinction faite par Agnew et Corbridge de l’« ordre géopolitique » et de la « géopolitique-discours ». La géopolitique-discours des Américains, qui combine des éléments de géopolitique civilisationnelle et de développement (mission civilisatrice et propagation des valeurs de la démocratie et des non-valeurs du néolibéralisme), laquelle constitue leur interprétation utopique de l’organisation hiérarchique de l’espace de la dite région, s’opposera dans la pratique à l’instauration viable et juste d’un ordre géopolitique dans cette même région. Ce géo-constructivisme occidental fait dangereusement abstraction, du reste comme tous les constructivismes idéologiques, des pesanteurs de la géographie, de l’enracinement des histoires comme continuités, concrétudes et dynamiques dialectales inhérentes à tous les peuples, du pluralisme culturel et ethno-religieux, puissants vecteurs irrationnels de la conflictualité, ainsi que des différents axes géopolitiques en présence : Israël/Turquie , Syrie/Irak/Iran, qui constitueront autant d’obstacles à l’édification d’un moloch « unificateur»  pseudo-géopolitique, aux allures « pharaoniques », qui, à la lumière des réactions négatives et l’hostilité virulente du monde arabe, semble succomber à la prédestination d’un projet mort-né.

Cela est d’autant important de réintroduire cette démarche en raison de la capacité destructrice et massive de l’Etat islamique, d’autre part en raison de l’impératif de penser l’« après-Califat », et de reconstruire les conditions de vie et de paix normales pour des générations entières qui n’ont connu que la guerre. Seule une démarche différenciée, transversale et profonde sera en mesure d’appréhender l’espace Moyen-Oriental à travers les rapports identitaires, sociétales et mémoriels  qui prennent en compte pas uniquement l’économie et les ressources mais aussi l’ethnicité, le temps, la religion, la perception collective, la nation et le rôle de la géographie naturelle dans son rapport aux populations.  Bien sur le poids de l’économie sera décisif dans la reconstruction et la consolidation des conditions de vie sociale, mais l’élément intégrateur et stabilisateur et restructurant qui fait défaut aujourd’hui reste encore de nature  purement  existentiels », à savoir « la capacité des civilisations islamiques sur cet espace de perpétuer la vie »[17].

Bibliographie et notes

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[1] Voir Guillemette Crouzet, « Les Britanniques et l’invention du Moyen-Orient : essai sur des géographies plurielles », Esprit, 2016, n° 5, p. 31-46, en ligne sur Cairn  Bernard Gueynard, « Near East ou Midlle East : histoire d’une terminologie », Outre-Terre, no 3, 2005/4

[2] En anglais : « Islamic State of Iraq and the Levant »

[3] Voir Quincy Wright (1890-1980) in A Study of War, 1942 , Kenneth Waltz in Theory of International Politics, 1979, Robert S. Chase, Emily Hill, and Paul M. Kennedy, The Pivotal State, 2000

[4] voir article : https://baripedia.org/wiki/G%C3%A9opolitique_du_Moyen-Orient)Anthony Lake, Confronting Backlash States, 1994

[5] Voir la critique d’Imran Khan, « The Iraq war : the root of Europe’s refugee crisis » on Aljazeera, 09.09.2015

[6] Mahdi Darius Nazemroaya. Plans for Redrawing the Middle East: The Project for a “New Middle East”, 18 novembre 2006; en français : Le projet d’un “nouveau Moyen-Orient”, publié le 11 décembre 2006 .

[7] Michel Chossudovsky, The Engineered Destruction and Political Fragmentation of Iraq. Towards the Creation of a US Sponsored Islamist Caliphate, 14 juin 2014

[8] Robert Cooper, La fracture des nations. Ordre et chaos au XXIsiecle, Editions Denoel, Paris, 2004

[9] Anthony Lake, Confronting Backlash States, 1994

[10] Voir Pierre Hassner, « Le Barbare et le Bourgeois », Politique internationale, 84, été 1999, p. 81-98 et Robert Kaplan, L’anarchie qui vient.

[11] Alain Joxe, Alain. L’empire Du Chaos: Les Républiques Face À La Domination Américaine – Dans L’après-guerre Froide. Paris: La Découverte, 2004.

[12] Gérard-François Dumont article Le changement de paradigme au Moyeni Orient. http://www.diploweb.com/forum/dumontmo07112.htm

[13] voir Yoav Stern, « Syria’s Four Seas strategy », Syria Comment, le 22 octobre 2009

[14] Voir Jean Geronimo, « La Pensée stratégique russe, Guerre tiède sur l’échiquier eurasien », Broche, Paris, 2011,

[15] voir EISENSTADT, N. S. (1982). « The axial age: the emergence of transcendental visions and the rise of clerics ». A: European Journal of Sociology, vol 23, n° 2, p. 294-314. (1986)

[16] article Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 18. Januar 2014, Byung-Chul Han: „Zuhören! Pegida ist kein politischer Protest, sondern ein Angstsymptom“

[17] [ Thomas Flichy de La Neuville (dir.) et Olivier Hanne (dir.), Guerres à l’horizon, Lavauzelle Graphic, 2014), Olivier Hanne, « État islamique en Irak et en Syrie : pour le combattre, il faut comprendre sa mentalité », Le Nouvel Observateur, le Plus,‎ 25 août 2014 Olivier Hanne et Thomas Flichy de La Neuville, « État islamique : le monde va voir naître une étatisation du djihadisme », Le Nouvel Observateur, le Plus,‎ 31 août 2014

 

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