Jure georges VUJIC
Géopoliticien et écrivain franco-croate.
1er trimestre 2013
L’article analyse, à travers les typologies modernes des conflits et des guerres, l’évolution des formes épistémologiques de la conflictualité contemporaine. La seule approche géographique ne suffit plus à expliquer et à interpréter les nouvelles formes de conflits asymétriques et les guerres de quatrième génération, lesquels requièrent une nouvelle approche pluridimensionnelle et pluridisciplinaire qui combine les aspects socioculturels, identitaires, géoéconomiques et géopolitiques des conflits. L’auteur développe l’idée d’une approche spectrale qui interprète le langage et les multiples signes des conflits postmodernes déterritorialisés dans le cadre d’une lecture diachronique pour expliquer les phénomènes de transferts et de contagion des conflits.
L’importance que l’on attribuait jadis à la géographie physique classique afin d’’expliquer la nature d’un conflit semble aujourd’hui insuffisante voire inadaptée. On se souvient, certes, de la belle leçon de la pensée stratégique antique lorsqu’Hérodote au Ve siècle parlait de la configuration de la géographie du champ de bataille afin de trouver « un terrain fortifié par la nature ». Bien sûr, aujourd’hui dans un monde globalisé et de plus en plus déterritorialisé, l’apport de la géographie afin de déceler et de déterminer les facteurs et les causes des conflits s’avère toujours utile. Il existe encore, il est vrai, à l’aire des conflits asymétriques et des nouvelles guerres de quatrième génération une spatialisation géographique des conflits armés du XXIe siècle que l’on pourrait répertorier, voire dessiner, en fonction des zones polémogènes de concentration des conflits, en insistant sur la fréquence et la durée des conflits : Afrique sahélienne et subsaharienne, Moyen-Orient, Pakistan (conflits indo-pakistanais), le sous-continent indien et l’Afghanistan, le golfe arabopersique, l’espace postsoviétique et l’espace eurasien (le « trou noir » des Balkans occidentaux de Z. Brzezinski), les fameux arcs de crise qui caractérisent la permanence des tensions. La nouvelle contemporanéité de l’espace global postmoderne n’ignore pas non plus les pesanteurs géographiques des espaces « forts » et des « lieux » d’importance géostratégique à forte potentialité polémologique : les espaces frontaliers, l’espace maritime, les passages maritimes, les détroits (un bon exemple de permanence des conflits est l’actuel conflit entre la Chine et le Japon en mer de Chine autour des îles de l’Archipel Senkaku/Dyanou), les canaux, les routes fluviales, l’espace océanique (l’océan arctique et l’océan Pacifique, l’océan Indien). Il convient de rappeler que le nombre de conflits a augmenté, mais ce qui caractérise le contexte conflictuel contemporain c’est la transformation de la nature des conflits qui, même si ils prennent souvent le caractère de guerres civiles inter-ethniques ou ethnoconfessionnelles visent, non plus le seul contrôle d’un territoire, mais le contrôle du pouvoir qui s’insère dans le cadre d’une dialectique moins territorialiste et plus géoconstructiviste de déstabilisation/chaos/répression/ renversement des rapports de pouvoir. D’autre part, la question du représentable et des limites de l’imaginaire polémologique, dans le cadre de la conflictualité contemporaine, a largement modifié les codes socioculturels de l’épistémologie guerrière classique et a généré une nouvelle manière de penser le rapport entre la violence conflictuelle et sa représentation autrement qu’en termes de reproduction mimétique mais de façon heuristique.
conflits et société du risque
Le raisonnement géographique met en relief les rapports de force et les rivalités de pouvoir sur les territoires. Pourtant, et plus précisément depuis la fin du monde bipolaire en 89 et l’apparition d’une nouvelle reconfiguration géopolitique multipolaire du monde, le conflit ou les conflits, en tant que dispositif polémogène exprimant une rivalité autour d’un espace ou d’un objet, semblent échapper à la seule logique de la géographie physique classique. Le conflit devient de plus en plus une sorte de géographie culturelle, identitaire et obsidionale comme dirait F. Thual , « pluridynamique » qui s’autonomise et restructure l’ordre territorial à tel point que les nouvelles formes de conflits asymétriques voire virtuels informationnels, cognitifs, transforment sans cesse les structures et les moyens postmodernes de régulation des conflits. La pluralité des enjeux et des jeux de pouvoir en présence, sur un territoire donné, modifient et fabriquent des structures de territoires sui generis. La mutation du concept de territoire s’est accompagnée d’une mutation épistémologique du concept de conflit dans la pensée stratégique classique. L’apparition des NIT, des nouvelle technologies de l’information, l’importance stratégique des villes-mégalopoles (phénomène de métropolisation et de clustérisation urbaine), des villes-États, des zones portuaires, tout comme l’apparition des nouvelles formes de conflictualité terroristes, asymétriques, la militarisation accrue du cyberespace et l’importance accrue des cyberconflits sont autant de phénomènes qui ont bouleversé la grille de lecture classique des conflits. La prolifération des risques liée à la « société du risque » d’U. Beck dans laquelle nous vivons, le changement climatique, les nuisances technologiques, les flux migratoires, le nouvel environnement global caractérisé par l’enchevêtrement des flux et d’une économie de réseaux, de même que les phénomènes extrêmes d’accélération, de vitesse et de mobilité étudiés par P. Virilio, tendent à tisser une nouvelle trame de conflits déspatialisés, « accidentels », périphériques et « moléculaires ». La société de risque, comme dans un mouvement irréversible, engendre fatalement une société de conflits. Cette nouvelle forme de conflit sociétal et accidentel n’est plus perçue et pensée en termes d’issue et de finalité (compromis, accord, désaccord) mais en terme de gestion : résolution, pacification et assainissement.
guerre de fronts et nouvelle conflictualité diffuse
Les conflits contemporains ne sont plus réductibles à la seule localisation géographique des frontières. Bien sûr, les conflits frontaliers et transfrontaliers persistent d’une manière vivace dans les régions caucasiennes de l’espace ex-soviétique et de l’Afrique subsahélienne, le Moyen-Orient, alors que la tendance est a à la diminution des conflits frontaliers. La nature de la localisation géographique des conflits postmodernes reste directement liée à la nature des menaces asymétriques plus diffuses, moins identifiables dont l’efficacité dépendra surtout de la perception et de la représentation symbolique qu’en font les medias à l’échelle globale. En effet, la binarité et le manichéisme symboliques qui caractérisaient la conflictualité bipolaire de la guerre froide, en tant que « guerre des blocs » et de « fronts », a laissé la place à une conflictualité fluide, opaque, diffuse, protéiforme, « globalisée » et pluridimensionnelle qui s’étend à diverses menaces et domaines de la sécurité, de la santé publique, de la démographie incontrôlée, de l’immigration et le problème des réfugiés, le réchauffement climatique et les menaces naturelles et biologiques sans compter les menaces de prolifération des armes légères.
technodéterminisme et approche diachronique de la conflictualité sociétale
Bien sûr, afin de mieux répondre à cette nouvelle forme de conflictualité, les États et les organisations internationales mettent en place de nouvelles formes de stratégies qui cumulent les méthodes douces de dissuasion et de persuasion (Softpower and policy) et les méthodes répressives plus conventionnelles (Hardpower). D’autre part, aujourd’hui la grille d’analyse du phénomène polémologique s’est transformée au fur et à mesure de l’émergence de nouvelles formes de conflictualité et de guerres : « guerre économique », « guerre cognitive », « infoguerre ou guerre d’information », la « guerre en réseau », opérations basées sur les effets « guerres de représentations », de sorte que l’herméneutique classique du phénomène conflictuel jadis fondée sur le dualisme ennemi/ami, territoire/acteurs en présence s’est lourdement complexifiée. Evidemment, si l’on s’accorde à dire que la conflictualité ou l’agonalité constituent une constante fondamentale et permanente de la condition humaine et de la vie des États, les stratégies, les méthodes et les techniques de la conflictualité, comme l’a si bien montré Colin Gray, sont évolutives et modifient la nature des conflits. Ainsi, au-delà de la thèse qui soutient un certain déterminisme technologique, il convient de constater que l’apparition des nouvelles technologies de communication et d’information, Internet, les satellites, le fameux « cyberspace » a favorisé l’avènement d’une conflictualité plus diffuse et irrégulière c’est-à-dire une conflictualité sociétale qui ne s’insère plus dans les schémas rigides et conventionnels des guerres interétatiques. Bien entendu, l’argument iréniste selon lequel la guerre est un phénomène obsolète demeure encore mal fondé, car l’actualité de tous les jours démontre, en dépit de la globalisation des échanges, de la démocratisation des sociétés, de la maîtrise des armements, le rôle régulateur et préventif des institutions internationales, combien la guerre et la conflictualité restent encore des phénomènes vérifiables et vivaces et constitutifs de l’essence historique des sociétés humaines. Même les avancées de la technologie militaire, tout comme la « révolution dans les affaires militaires » (RMA), n’ont pas abouti à la supériorité du bloc occidentalo-américain et à l’éradication des conflits asymétriques, le terrorisme en tant que « guerre des pauvres » qui grâce à des moyens rudimentaires peuvent résister à toute une armée dotée de moyens militaires sophistiqués. Les lacunes et le réductionnisme de l’interprétation technodéterministe de la conflictualité résultent de l’absence d’une approche holiste et diachronique qui pense chaque conflit en qualité de phénomène belligène sui generis, qui s’inscrit dans une culture spécifique et un contexte (ou des contextes), une contingence socio-politique singulière . Trop souvent l’on oublie que toute approche guerrière et conflictuelle unilatéraliste et déterministe génère une conflictualité collatéraliste souvent non identifiable immédiatement en temps réel. C’est pourquoi il convient d’accorder une place particulière aux guerres de représentation, et à l’approche perceptiviste car toutes les cultures nationales, locales et ethno-religieuses appréhendent différemment les stratégies conflictuelles et les guerres auxquelles elles sont confrontées.
Localisation géographique des conflits et non-lieux
La géographie en tant que concept et discipline semble aujourd’hui, à elle seule, insuffisante et parfois équivoque pour définir l’essence des conflits contemporains. Renvoyant à l’idée de trace « graphein » et à l’analyse spatiale des phénomènes naturels et humains. La seule approche territoriale, c’est-à-dire la localisation précise sur la terre du conflit ne saurait à elle seule appréhender la nature et la dynamique intrinsèque d’un conflit, d’autant plus qu’au-delà de la seule science de la terre, on parle aujourd’hui d’une spatialité extraterritoriale (l’espace) voire virtuelle (le cyberspace, l’hypertexte) tout comme l’on relève qu’il existe un certain langage sémiologique de la terre (l’étude des signes et des traces) et une orogenèse du territoire des frontières (comme l’a si bien étudié Michel Foucher). Il existe une morphogenèse complexe de la conflictualité contemporaine qui, au-delà du seul ancrage géographique dans le lieu (géo), s’inscrit le plus souvent aujourd’hui et plus particulièrement dans le cas du terrorisme et de la guerre asymétrique dans le « topo » des non-lieux : les ports, les aéroports, les cinémas, les places publiques, des lieux de transit. Marc Augé parlait à juste titre de non-lieu , pour qualifier les contours du milieu sociétal occidental qui sont constitués d’espaces interchangeable de réseaux, de moyens de transport, des grandes chaînes hôtelières, des supermarchés où l’être humain reste anonyme, dans lesquels l’homme est en perpétuel mouvement, gestation et transit. Il s’agit de lieux communs : voies rapides, échangeurs, aéroports, chaînes hôtelières aux chambres interchangeables, grandes surfaces ou stations-service, camps de transit des réfugiés… non-lieux qui constituent la trame de la « surmodernité ». Les attaques terroristes contre les civils dans l’espace de ces non-lieux constituent à eux seuls, avec leur imprévisibilité, leur caractère incontrôlable, leur « instantanéité » ; leur « potentialité d’accidentalité meurtrière », et leur « vitesse de propagation terrifiante » une nouvelle forme de conflictualité « sur-moderne » qui ne s’ancre plus dans les topos géographiques et anthropologiques précis, identifiables et classiques. Ainsi, le réel européen moderne qu’intégraient encore les lieux anciens et identitaires, a subi une mutation, ou plutôt une migration sémiotique vers l’Occident sur-moderne hypersignalétique, caractérisée par trois excès fondamentaux que sont l’excès événementiel, l’excès spatial et l’excès d’individualisation et, d’autre part, par la multiplication de l’expérience des non-lieux comme le métro, le supermarché ou l’autoroute. La conflictualité contemporaine semble prendre les traits de l’espace occidental anonyme, désincarné, désarticulé qui n’a pas de centre et de foyers précis, privée de « sanctuarisation indentifiable », mais elle constitue une conflictualité de « l’entre-deux » partagée entre plusieurs identités, intérêts. La nouvelle conflictualité s’inscrit dans « ce lieu commun planétaire » (du latin locus (lieu, loci au pluriel) et communes (communs) ce réseau global regroupant et rassemblant une communauté nomade de signes, de repères, d’émotions, d’affects et d’imaginaires communs, en dépit des différents codes culturels et sociaux. Il s’agit d’une conflictualité dont la propagation et le succès émotionnel, en termes de guerres psychologiques et de représentation symboliques, reste directement liée à la philosophie dominante de l’« instantanéité », du « présentisme et du bougisme » surabondants et de l’omniprésence médiatique qui pulvérisent ces non-lieux d’informations, d’images chocs surabondantes en temps réel.
complexes belligènes et zones d’incertitudes
Les fameux « complexes belligènes » collectifs et les situations déclenchantes proposées par les pères de la polémologie, Gaston Bouthoul et Louis Weiss, ne sont plus concentrés sur un seul lieu géographique mais dispersés et disséminés dans plusieurs lieux à la fois dépassant la seule dialectique centre-périphérie. Il ne s’agit plus d’aborder le phénomène de conflictualité dans le cadre d’une grille de fréquence ou de baromètre des conflits violents mais de prendre en compte la démultiplication croissante des phénomènes de risques et leur impact sur la création de zones d’incertitude conflictuelle. Il s’agit ici de déceler les conditions psychologiques et matérielles dans lesquelles naissent les zones d’incertitude conflictuelle. En effet, les conflits contemporains ne sont pas uniquement identitaires, économiques ou militaires mais peuvent résulter d’une zone d’incertitude, c’est-à-dire d’une faille belligène dans les règles de défaillances socio-techniques, de pressions économiques et sociales, de processus discriminatoires, lesquels génèrent un dysfonctionnement d’organisation sociale ou territoriale. La stratégie appropriée à ce type de conflit consisterait dans le pouvoir de contrôle, la maîtrise de cette zone d’incertitude. Certes, il reste encore des variables de schémas explicatifs anthropologiques et socioculturels qui peuvent interpréter la nature de certains conflits contemporains. C’est ainsi que l’opposition entre sociétés chaudes et sociétés froides de l’anthropologue Lévi-Strauss me semble encore pertinente pour la transposer au cas d’opposition entre une certaine conflictualité chaude et néocoloniale de type étatsunien et une conflictualité froide asymétrique, ethno-confessionnelle et identitaire. Pour Lévi-Strauss, les sociétés chaudes correspondent ainsi à un modèle de développement qui comprend les grandes sociétés modernes, et que Lévi-Strauss fait remonter à l’apparition des « grandes cités-états du bassin méditerranéen et de l’ExtrêmeOrient » . Ce type de sociétés est éminemment prométhéen et constructiviste car elles s’efforcent de produire du changement, de construire une histoire cumulative et, finalement, d’exporter leur modèle progressiste, tout comme le font les ÉtatsUnis sous la bannière de la civilisation occidentale, du progrès, de la démocratie de marché et de la liberté. Au contraire, les sociétés froides, souvent « pauvres » voire « primitives » sont le plus souvent antihistoricistes voire a-historiques car elles résistent au changement historique et à toute modification de leur structure sociale religieuse et culturelle statique qu’on lui impose du dehors. C’est le cas des nouvelles formes de résistance djihadistes islamistes, des mouvements identitaires ethnoconfessionnels. A ces modèles de sociétés correspondent, d’une part, une conflictualité chaude qui prédomine dans le monde entier avec son hégémonie culturelle et médiatique et militaire, laquelle en dépit d’une stratégie néo-impériale militaire conventionnelle, multiplie les stratégies de contre-insurrection et de guerres irrégulières , et une conflictualité froide résistante subversive, identitaire et défensive qui, néanmoins, s’est adaptée à l’extrême mobilité et à la dynamique des moyens techniques et militaires de la conflictualité chaude.
genèse diachronique, synchronie et collatéralité du conflit
L’importance du facteur technologique, de l’information toute-puissante et des phénomènes de vitesse propre aux XXe et XXIe siècles a, d’autre part, fondamentalement modifié la perception et la représentation des conflits. Les causes et les effets des conflits contemporains sont aujourd’hui, malgré leur effet de soudaineté et d’imprévisibilité, éminemment synchroniques, car ils revêtent au-delà de la seule causalité classique polémologique, des traits géoculturels, sociologiques, géopolitiques et géoéconomiques. Pourtant une lacune persiste dans l’analyse, l’herméneutique des conflits qui reste trop souvent de nature diachronique qui privilégie l’explication ponctuelle, événementielle, l’instantanéité, l’immédiateté, le court terme. Ce type de synchronisme conflictualiste tend à favoriser le situationnisme donné d’un conflit, sans prendre en compte la genèse souvent complexe et multiforme du conflit. L’approche diachronique privilégie l’insertion des conflits dans une interprétation holistique qui intègre les pondérables de la durée, les changements, les facteurs sociopsychologiques, culturels, géographiques. On s’intéresse davantage à un domaine, afin de mieux pouvoir décrire les changements dans le temps. Tout conflit porte en lui un pouvoir polémogène synchronique qui s’inscrit dans l’instant présent, avec des effets dévastateurs qui se comptent souvent par seconde et par minute, dont l’extension et l’inscription dans le champ herméneutique restera, cependant, diachronique c’est-à-dire plus complexe, pluridimensionnel et fatalement plus long. Aujourd’hui, toute forme de conflit, en raison de la vitesse d’amplification et de retransmission médiatique, qu’il soit de forme locale, tribale, ethno-confessionnelle, interétatique ou irrégulière, engendre fatalement des effets collatéraux dont la perception et la gestion appartiennent à l’histoire globale. C’est à ce titre qu’il serait préférable d’interpréter, d’une part, les conflits contemporains dans le cadre d’une approche néo-braudeliene et systémique qui prendrait en compte l’interaction du poids culturel religieux et historique du local dans le cadre d’un temps long et, d’autre part, l’influence et le rôle joués par les institutions politiques et économiques du moment donné, le système économique et le niveau technologique qui s’inscrivent dans le temps présent global. Afin de mieux comprendre la genèse d’un conflit contemporain il conviendrait donc de reconstituer la trame des flux temporels et événementiels qui permettent de mieux décrypter les interactions entre acteurs et territoires, mais aussi de déchiffrer les processus cognitifs et analytiques par l’étude du changement de paradigmes d’une période à une autre et d’un conflit à un autre.
approche heuristique et lecture générationnelle des conflits
À la fin de la guerre froide et dans le sillage des thèses iréniste, néokantienne et fukuyamienne sur la prétendue fin de l’histoire et sur le caractère obsolète de la guerre (voir la démarche prospectiviste de Philippe Delmas et le « passéisme guerrier » de John Mueller ), sont apparues de nouvelles grilles de lecture du phénomène conflictuel qui dépassent les typologies classiques bipolaristes ou tripolaristes (conflit interétatique, intra-étatique ou infra-étatique) et privilégient le champ heuristique des conflits de nouvelle génération, qui transcendent les cadres géographiques et polémologiques classiques depuis la période westphalienne jusqu’à la guerre froide. A ce titre, l’approche heuristique telle que la définit Michel Fortmann qui aurait pour but de « décrire et analyser ce phénomène avec plus de précision dans le temps et dans l’espace » (ibid.), constitue un apport considérable à la compréhension des conflits contemporains, car elle dépasse le seule cadre de référence spatiale géographique pour insérer la conflictualité dans le temps , dans le champ de l’intensité (la guerre limitée et la guerre totale) et de l’extension territoriale et la collatéralité de la guerre (les phénomènes d’embrasement en chaîne, l’extension des zones polémogènes aux zones voisines). L’approche heuristique permet, d’autre part, d’appréhender les dispositifs et les attitudes à mi-chemin entre la guerre ouverte et le conflit latent, larvé, sporadique voire psychologique dont la convergence permettrait d’évoluer en guerre ouverte: à ce titre, Dufour et Vaïsse parlent de guerres non ouvertes qui se manifestent par des actions d’hostilité, de guerre psychologique, économique et d’intoxication informationnelle. La lecture générationnelle privilégie la classification polémologiques en termes évolutifs et de génération. Kalevi Holsti considère que la guerre, depuis l’avènement du système westphalien, a connu une évolution entre les guerres de plusieurs générations. Les guerres de première génération (après 1648) sont des guerres institutionnalisées/ professionnalisées (1648-1792). Avec les guerres de la Révolution française et après la bataille de Valmy, les guerres deviennent totales avec la levée de masses/les citoyens en armes (1792-1945) . Cette approche a permis de constater que depuis la Seconde Guerre mondiale, la guerre contemporaine est entrée dans un processus de désinstitutionalisation. Certains analystes parlent de l’émergence des conflits de troisième type/génération. A ce titre Ghassan Salamé (Ghassan Salamé, « Les guerres de l’après-guerre froide », dans Marie-Claude Smouts, Les nouvelles relations internationales, Pratiques et théories, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 296) parle de guerres moléculaires et autres guerres du troisième type dans le caractère diffus ne peut s’insérer dans le cadre théorique des conflits à basse intensité. Ainsi, l’on peut identifier, dans le cadre de cette démarche pluridimensionnelle, différents types de conflits : les conflits infra-conflits, les micro-conflits, les médio-conflits, les macro-conflits, les hyper-conflits et les ultra-conflits alors que Raoul Girardet met l’accent sur les modalités et les dispositifs conflictuels (une guerre peut être conventionnelle, révolutionnaire ou subversive . Après le 11 septembre et dans le cadre de la nouvelle philosophie techniciste de la RAM (Révolution dans les Affaires militaires des années 1990 ), l’analyse du phénomène conflictuel s’est uniquement concentrée sur les techniques et les manières de conduites de la nouvelle guerre asymétrique . La guerre asymétrique postmoderne devient alors la nouvelle guerre de quatrième génération, la fameuse 4GW , qui au-delà des considérations de mobilité, de tactique inhérentes aux guerres modernes classiques, privilégie les groupes non-étatiques (terroristes, groupes criminels) qui, à l’aide de tactiques asymétriques, créent la confusion du côté des forces conventionnelles. Cette génération conflictuelle dite « insurrectionnelle » qui aurait émergé après la Deuxième Guerre mondiale, aujourd’hui suscite, de la part des États, l’élaboration et l’application de stratégies guerrières contre-insurrectionnelles .
guerre symbolique et stratégie de représentation
Les guerres contemporaines sont aussi et surtout des guerres symboliques de représentation et médiatico-sémiologiques car les stratégies de représentation consistent, non seulement, à analyser et répertorier des conceptions et les perceptions que peut avoir un individu ou un groupe d’individus par rapport à un sujet, un acteur belligérant (agent hostile) mais aussi à modéliser et orienter l’opinion publique en faveur de telle ou telle cause. Les axes d’analyses géopolitiques des conflits contemporains ne sauraient à eux seuls se limiter à l’analyse diatopique et multiscalaire (l’analyse d’une situation et d’un conflit à différentes échelles cartographiques) (analyse multiscalaire) sur des temps longs (plusieurs époques) et doivent indéniablement intégrer des approches pluriheuristiques qui, au-delà des pondérables de la seule géographie politique, intègrent et déchiffrent les facteurs de complexification et d’accélération des phénomènes conflictuels contemporains.
en guise de conclusion : sur la nécessité d’une analyse spectrale du conflit
C’est pourquoi, compte tenu du caractère complexe et diffus des conflits contemporains, en plus de l’approche cartographique multiscalaire, une analyse spectrale (voire multispectrale) conviendrait davantage afin d’interpréter, voire de prévenir l’émergence de conflits dérivés ou transférables. En effet, il est rare comme dans le passé qu’un conflit de type asymétrique soit localisable dans un unique espace-temps continu et exsangue, dans la mesure où la forme visible et violente est, le plus souvent, un des aspects d’une guerre multidimensionnelle dont le centre de gravité est mouvant et souvent délocalisé et délocalisable. Une approche holistique permettant d’insérer les conflits dans une grille de lecture d’ensemble permettrait ainsi de dégager quels sont les enjeux conjoncturels à court et à long termes, les variables psychologiques identitaires et économiques, et les causes voulues ainsi que celles qui sont autonomes et imprévisibles. La spectralité permet de traiter les manifestations d’un conflit comme des signes qui sont fonction de variables temporelles et de variables d’espaces donnés à un moment donné. L’analyse spectrale des conflits contemporains permettrait de mieux comprendre ces signes dans le domaine des fréquences-temps et fréquences-espaces et ainsi de découvrir et percevoir des constantes dans le domaine des transferts et des dynamiques territoriales de conflit. En effet, compte tenu de l’interdépendance conflictuelle du monde global, les conflits sont de plus en plus difficilement isolables. Par exemple, il existe des territoires de haut degré polémogène en raison de la concentration de dispositifs identitaires, pluriethniques ou bien des zones mouvantes d’immigration et de refugiés où le mouvement de refugiés et de population périphériques peuvent engendrer des conflits en cascade et menacer la stabilité régionale ou internationale. La gestion des conflits, tout comme la gouvernance, devient de plus en plus complexe et globale et nécessite un traitement spectral. En effet, dans le cadre d’une analyse spectrale de géopolitique, un système territorial (micro-régional, macro-régional ou global) génère un certain nombre de signaux et de paramètres qui permettent d’analyser en termes d’input et d’output la valeur polémogène d’une zone territoriale donnée. L’interdépendance et la superposition des conflits asymétriques requièrent une équation différentielle qui traitera les conflits en termes sinusoïdaux, c’est-àdire en termes de contagion, de transfert, d’amplification et de déphasage.
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