Michel FOURNIER
Amnesty International, Responsable région Moyen Orient
3eme trimestre 2012
Introduction
En Arabie Saoudite la notion de droits humains continue d’être considérée par les autorités comme une doctrine étrangère qui ne les concerne pas. Il n’est donc pas étonnant que le catalogue des violations de ces droits soit étendu et fourni. Cela n’empêche pas qu’une société civile très consciente de ces droits ait commencé à se développer, comme le montre la création, à partir de 2004, d’organisations qui se consacrent à leur défense. Ce mouvement, stimulé depuis le début de l’année dernière par le printemps arabe, prend de plus en plus d’ampleur. Face à cette contestation, le gouvernement, s’il a fait des concessions de caractère économique pour maintenir le calme dans l’ensemble de la population et éviter ainsi une contagion qui deviendrait très dangereuse pour lui, ne répond à ceux ou celles qui le défient que par une répression accrue.
Ce pays qui n’a pas voté pour l’adoption en 1948 de la Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies reste totalement fermé aux chercheurs d’Amnesty International. Nous parvenons cependant à obtenir des informations mais de façon plus limitée que si le pays nous était accessible Notre site y a même été bloqué quelques jours l’année dernière parce que nous avions publié un projet de loi antiterroriste et écrit qu’il présentait des failles considérables et pouvait servir à sanctionner des personnes exprimant sans incitation à la violence des critiques du gouvernement ou proposant des réformes jugées inacceptables..
Nous demandons régulièrement à nos membres de relayer nos préoccupations par lettre, carte postale, courriel, réseaux sociaux, pétitions, etc., mais ne recevons jamais aucune réponse. L’Arabie Saoudite est sans doute trop riche pour se soucier de son image internationale.
La liberté d’expression
Les restrictions imposées à cet égard ont été, dès les premiers mois de 2011, étendues à l’Internet et encore renforcées. Les infractions liées à la sécurité, définies de façon très vague et très générale dans le cadre commode de la lutte contre le terrorisme, permettent de détenir arbitrairement des milliers de personnes parmi lesquelles figurent certainement des prisonniers d’opinion. Des cas précis d’arrestations fondées sur d’autres motifs peuvent également être mentionnés, par exemple avoir plaidé pour la reconnaissance d’un parti politique ou des droits de la minorité chiite, appelé à des réformes, notamment l’institution d’une monarchie constitutionnelle, tenté de créer une association, refusé de renoncer à toute activité politique, avoir en sa possession des livres interdits, avoir dénoncé la pauvreté à Riyadh, porté atteinte à la réputation de l’État, pratiqué la sorcellerie, « aiguillonné l’opinion publique » ou, tout simplement, « désobéi au souverain »». On peut, après avoir été détenu au secret pendant quelque temps et souvent torturé et forcé d’avouer ses « crimes », croupir en prison pendant des périodes allant de quelques semaines à une dizaine d’années au moins et être libéré sans jamais avoir été inculpé et sans aucune explication.
Des procès sont également organisés, et même de plus en plus fréquemment, en particulier pour les réformistes. Seize hommes ont ainsi été condamnés en novembre 2011 à des peines allant de cinq à trente ans de prison. Neuf d’entre eux, qui avaient voulu fonder une association de défense des droits humains et fait circuler une pétition demandant des réformes, avaient été incarcérés en février 2007 et tous n’ont été inculpés qu’en août 2010 sans que des indications détaillées sur ces charges, au-delà de vagues accusations de blanchiment d’argent pour financer des activités terroristes, aient été données à leurs avocats et à leurs familles, qui n’ont pas été admis dans la salle où a eu lieu le procès. Un de ces hommes, qui était alors en liberté sous caution, aurait même été emprisonné pour avoir ri au tribunal. Les peines sont souvent assorties d’une interdiction de quitter le territoire après la libération. Une telle interdiction a également été signifiée quelques jours avant son départ à un avocat spécialisé dans la défense des droits humains qui devait se rendre aux États-Unis afin de suivre des cours sur un sujet hautement subversif – la démocratie.
Au lieu de châtier les défenseurs, les autorités saoudiennes feraient mieux d’enquêter sur les violations des droits humains qu’ils ont révélées.
Bien entendu, les blogueurs ne sont pas épargnés. On peut, par exemple, risquer la pendaison pour des tweets jugés insultants pour le Prophète Mohammed. C’est le cas d’Hamza Kashgari, qui avait notamment écrit à son sujet « Pour ton anniversaire je ne me prosternerai pas devant toi, je n’embrasserai pas ta main. Je vais la serrer comme si tu étais mon égal », ce qui lui a valu d’être écroué pour apostasie.
Les chiites
La grande majorité des Saoudiens sont des musulmans sunnites et le wahabisme, qui est une variante du sunnisme, est la doctrine officielle, avec laquelle le chiisme est jugé incompatible. Il existe dans l’est du pays une minorité chiite qui fait face à toutes sortes de restrictions quand elle cherche à pratiquer sa religion comme elle l’entend. Tout membre de la communauté chiite risque à tout moment d’être arrêté et détenu arbitrairement. L’organisation de prières collectives, la célébration de fêtes chiites ou la construction de mosquées chiites et d’écoles religieuses sont particulièrement visées. Les prisonniers de cette communauté se comptent depuis longtemps par milliers et leur nombre est encore accru par le fait que leurs proches risquent d’être incarcérés eux aussi quand ils demandent leur libération ou un jugement équitable.
Lorsque la chute des régimes égyptien et tunisien a incité la population d’autres pays de la région à se faire entendre, le gouvernement saoudien, profitant de la marge de manœuvre que lui confèrent ses ressources en hydrocarbures, a pris des mesures qui ont eu pour effet d’accroître le niveau de vie. Les appels à manifester ont pratiquement cessé dans la majeure partie du pays, mais pas à l’est. Le 5 mars, à la suite d’arrestations de manifestants opérées la veille, le ministère de l’intérieur a confirmé que les manifestations restaient interdites en Arabie Saoudite. Une intense mobilisation des forces de sécurité, associée à des menaces, a empêché la tenue, le 11 mars, d’une « Journée de la colère » qui était organisée grâce à Facebook. Manifestations et arrestations n’ont jamais cessé depuis.
Des défenseurs ont dénoncé le traitement infligé aux chiites. L’un des plus connus est un jeune homme de 26 ans, qui, même après avoir été incarcéré, a récidivé dans sa demande justice et a été réemprisonné. Des religieux qui, comme le cheikh qui ont fait des déclarations du même ordre, ont subi le même sort.
Les femmes
L’Arabie Saoudite a ratifié la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), avec la réserve selon laquelle elle n’est pas tenue de respecter toute disposition de la CEDAW qui serait contraire à la loi islamique. Cette réserve est tellement large qu’elle est incompatible avec l’objet et le but de la convention.
En 2008, dans son premier rapport soumis au titre de la CEDAW, le gouvernement a déclaré catégoriquement qu’une femme « a le droit de choisir un mari et de ne se marier que si elle y consent », mais le Comité a noté que la « tutelle masculine, sans être juridiquement prescrite, semble être largement acceptée » et limite « la capacité juridique des femmes pour les questions relatives au statut personnel telles que le mariage, le divorce, la garde des enfants, etc. »
Même si le droit de voter et d’être éligibles aux élections municipales — en 2015 -leur a été accordé récemment, les femmes continuent de faire l’objet de toutes sortes de discriminations. Elles sont traitées comme d’éternelles mineures : sans l’autorisation d’un tuteur masculin, elles ne peuvent ni voyager, ni exercer un emploi rémunéré, ni faire des études, ni se marier. Leur témoignage en justice a moins de poids que celui des hommes. Elles n’ont pas le droit de conduire. Dans le cadre de la campagne Women2drive, relayée par Facebook et Twitter, cette interdiction a été bravée le 17 juin 2011 dans tout le pays par des dizaines de femmes qui ont vécu à l’étranger et sont titulaires d’un permis international. Certaines d’entre elles ont été arrêtées et contraintes de signer un engagement de ne pas recommencer. Plus de 20 000 sympathisants d’Amnesty International à travers le monde ont manifesté leur solidarité avec ces Saoudiennes.
Auparavant, le 21 mai, une consultante en sécurité informatique avait été interpellée au volant d’une voiture. Accusée d’avoir incité d’autres femmes à conduire, autorisé un journaliste à l’interviewer alors qu’elle conduisait et prévu de publier une vidéo d’elle au volant, elle a été détenue une dizaine de jours.
Depuis, des manifestations de femmes au volant ont été organisées dans différentes régions du pays. Plusieurs de ces femmes ont été forcées de signer une déclaration par laquelle elles s’engageaient à ne plus conduire. Certaines ont été poursuivies en justice et l’une d’elles a été condamnée à recevoir 10 coups de fouet — décision finalement invalidée en appel.
Quel paradoxe que cette interdiction pour un pays qui fournit de l’essence à des millions de femmes dans le monde !
Des femmes chiites sont nombreuses à participer aux manifestations organisées pour demander que les détenus soient libérés ou jugés équitablement. Amnesty International a eu connaissance de deux cas de femmes incarcérées pour ce motif mais il est loin d’être exclu qu’il y en ait eu d’autres.
Les employées de maison, dont beaucoup viennent de pays comme le Sri Lanka, l’Indonésie et les Philippines, sont souvent exploitées et maltraitées et n’ont pratiquement aucune possibilité d’obtenir réparation. Amnesty International a eu connaissance du cas d’une Srilankaise de 49 ans qui s’est vue enfoncer dans les mains, les jambes et le front des clous dont certains étaient longs de 5 centimètres et une aiguille, ainsi que du cas d’une Indonésienne déclarée coupable du meurtre de son employeur qui aurait été décapitée sans que le gouvernement indonésien et sa famille soient informés à l’avance de son exécution.
Il s’agit là d’un problème de grande ampleur, face auquel nous demandons instamment aux gouvernements de l’Arabie Saoudite et des pays d’origine de ces femmes de réagir vigoureusement.