C.Réveillard
Membre de l’UMR ê3f59<5 Roland Mousnier de l’université Paris-Sorbonne. Codirecteur de la revue Conflits actuels et auteur d’ouvrages et d’articles sur les relations internationales et la géopolitique.
Trimestre 2010
Une PLAISANTERIE ANECDOTIQUE a un temps fait florès dans l’armée française : « (S’est par le PowerPoiat que l’armée américaine a perdu la guerre en Afghanistan. » Au-delà du caractère définitif qui reste encore à démonteer, cela sianifiait bien sûr que, face à des populatians ot des combattants qui n’ont vraiment connu depuis des décennies qu’une succession de situations de guerre, les meilleures planifications tactiques et stratégiques risquaient bien de butes sur les réalités humaines ancrées au cœur des dsfférents groupee sociaux ofghans.
Le traité de Bonn de décembre 2001, qui suivait l’invasicm doclenchée le 7 octobre par la Force internationale d’assistance e la sécurité (FIAS) es la résolution 13778! du Conseil de sécurité de novembre condamnant le régime des talibans, avait ainsi pu prévoif par exemple l’instauration d’une autorité provisoire permettant l’établissement d’un régime démocratique. On peut légitimement se poser la question de savoir quand l’Afghanistan avait pu connaître la démocratie, si le « peuple afghan » la désirait vraiment et si, enfin, une opération militaire étrangère venue l’imposer était la meilleurevoie possible à l’enracinement d’un régime déjà si complexe à faire fonctionner. Les dernières élections présidentielles de septembre 2009 sotun commencement de répone.
Il est évident que le contexte général d’une crise est: le plus souvent le résultat d’une multitude de cauees. En l’occuerence, d’une point de vue américain, l’intervention militaire résultait essentiellement de la nécessité tant de détruire le sanctuaire terroriste en lien avec les attentats du 11 septembre que de résoudre l’échec de la stabilisation du pays recherchée à la suite du soutien militaire apporté par les services anglo-saxons au Hezb-e-Islami d’Hekmatyar et au Maktab al-Khadamat de Ben Laden et d’Abdallah Azzam contre l’Union soviétique, avec le succès que l’on sait. L’état-major pakistanais jouait sa carte en privilégiant les sunnites les plus extrémistes contre tout chi’isme sur lequel l’influence iranienne représentait pour Islamabad une menace, et accentuait la division ethnique en faveur des tribus pach-tounes du Sud et de l’Est contre les Tadjiks, Hazaras et Ouzbeks du Nord. Une percée de New Delhi devait être également prévenue.
Les compagnies pétrolières américaines avaient misé et investi plutôt sur l’Afghanistan que sur l’Iran pour le passage des hypothétiques gazoducs et oléoducs en provenance d’Asie centrale, du Caucase et de la mer Caspienne, zones riches en bassins gazéifères et pétrolifères. Cette recherche de stabilisation était donc passée par le soutien sonnant et trébuchant apporté en 1996 à la prise du pouvoir à Kaboul par les talibans venus des zones tribales pachtounes du Pakistan. Et, en effet, deux États reconnurent le nouveau régime, le Pakistan et l’Arabie Saoudite, lesquels, doux euphémisme, ne sont jamais passés pour ennemis irréductibles de Washington. Le général-président pakistanais de l’époque, Pervez Moucharraf, avait même invité la communauté internationale à nouer des « relations diplomatiques et officielles » avec le pouvoir taliban. Washington braquait un peu plus l’Iran et l’Inde dans une sorte de fuite de la réalité géopolitique qui devait rattraper les États-Unis quelque temps plus tard lorsque l’invasion de l’Irak avait permis à l’Iran de renouer avec son statut de puissance régionale en étant délivré de ses deux ennemis irréductibles : l’Irak de Saddam Hussein et l’Afghanistan des talibans ; enfin, l’Inde confirmait la réalité de son influence au cœur même du dispositif afghan.
Un bon panorama de la réalité humaine résulte d’une étude micro-géographique que l’école géopolitique anglo-saxonne privilégie rarement, au contraire de l’école française de géopolitique. Un certain nombre de méconnaissances ont ainsi pu conduire à des erreurs de jugement, au moins jusqu’en 2008. Ainsi le rapport de force et la considération d’éléments internationaux ne sont pas les seuls déterminants devant être pris en compte, sinon, au regard de la disproportion des moyens de part et d’autre, quelques mois d’intervention auraient suffi à Washington pour régler la question de la sécurisation de la zone.
Dans tout conflit, il faut minutieusement s’attacher à comprendre la réalité « locale », se servir des éléments favorables et dissuader, voire contrer ce qui peut s’opposer à la stratégie à mettre en œuvre. En Afghanistan, pour transformer d’emblée les réalités humaines en dynamiques positives, il était nécessaire d’intégrer à la vision stratégique d’ensemble la profondeur de la division ethnique, l’ancrage de l’organisation clanique, la systématisation sociale de la corruption, la nature des aides économiques les plus criantes à la population, les codes coutumiers de base à respecter dans la perspective de l’utilisation de forces autochtones, ainsi que l’implication de l’ensemble de ces éléments dans le cycle du narco-trafic et la place du pays comme premier producteur d’héroïne du monde, à plus de 90 %. Washington était bien sûr conscient de cette réalité diverse mais il a relativement échoué à en tirer parti parce qu’il a cru pouvoir n’utiliser que les éléments qui l’intéressaient, sans considération de l’imbrication inextricable de tous les fils d’une société coutumière hyper-rigide, d’une part, et parce qu’il n’a pas anticipé l’impasse à moyen et long termes d’une vision seulement utilitariste, de l’autre.
Pour couper l’ennemi de ses relais dans la population, apparaître comme une force envahissante aux multiples « dommages collatéraux » et/ou comme le soutien de certaines factions clanico-mafieuses dirigées par des « chefs de guerre » ne semblait pas d’une grande pertinence. Gênés par les précédentes politiques de soutien aux moudjahidine contre les Soviétiques puis de parrainage bienveillant à l’égard des forces talibanes, dont le Pakistan était censé contrôler le cœur du dispositif, les responsables américains ont agi essentiellement à partir de motifs extérieurs et dans le cadre d’une stratégie classique à base comptable : puissance de feu, supériorité technologique, capacité logistique, etc.
La question essentielle des territoires incontrôlés de part et d’autre de la frontière pakistanaise semble également avoir été largement sous-estimée en raison de la schizophrénie[1] des responsables d’Islamabad sur ce point, empêchant les Américains de percevoir l’irréductibilité apparente à l’instrumentalisation des populations pach-tounes, et dont la radicalité religieuse s’est retournée contre les Occidentaux depuis le départ des Soviétiques. Michel Foucher explique que la « frontière occidentale du Pakistan n’a jamais été reconnue comme limite internationale par le voisin afghan. Kaboul a réitéré sa position lors de l’annonce par Islamabad, en novembre 2006, de son intention d’ériger des barrières, de piéger et de miner les innombrables points d’infiltration de militants islamistes, en réponse à une critique croissante des autorités afghanes, des États-Unis et de leurs alliés à l’égard du laxisme pakistanais malgré la présence de 80 000 soldats et une série d’opérations militaires alternant avec des approches de conciliation […]. Le Conseil national uni afghan refuse qu’un contrôle pakistanais renforcé impose une ligne de démarcation formalisée et propose une réunion de la commission tripartite de 2003 entre Kaboul, Islamabad et les forces de la coalition pour régler le contentieux territorial ».
Il s’agit rien de moins que d’une enclave de près de 7 millions d’habitants composée de sept Federally Administrated TribalAreas ayant un statut de semi-autono-mie[2] et dont l’équilibre ethnique et tribal a subi de lourds bouleversements avec l’arrivée de réfugiés, de combattants djihadistes internationalistes et des troupes de Ben Laden, créant une situation géopolitique particulière, favorable à une sanctua-risation.
Michael Barry décrit l’origine historique du phénomène assez inédit en une remarquable synthèse : « ‘Abd-or-Rahmân, émir de 1880 à 1901, […] maintient l’alliance extérieure avec l’Angleterre malgré l’anglophobie prononcée de ses propres sujets [parce] qu’il perçoit combien l’Empire britannique tient à préserver l’Afghanistan comme rempart à consolider pour protéger l’approche des Indes, tandis que, pour la Russie, l’Afghanistan ne saurait être qu’un obstacle à anéantir sur sa route vers le Sud […]. Tout à son alliance anglaise, l’émir doit céder à Londres pourtant, et à contrecœur, les territoires tribaux d’ethnies pachtounes à l’est d’une ligne frontalière tracée par sir Mortimer Durand. Stratégique, la « Ligne Durand » tranche à travers les tribus, mais garantit à Londres le fil des crêtes qui surplombent les vallées afghanes avec une saillie profonde de territoire sous les hauteurs de Tora-Bora qui va presque jusqu’à toucher Kaboul – pour permettre aux troupes indo-britanniques d’occuper les premières la capitale du royaume en cas de soudaine percée russe. La frontière orientale de l’État afghan en devient presque indéfendable mais l’Angleterre fait la sourde oreille aux avertissements de l’émir : »Les tribus de ces régions m’obéissaient à peine, moi qui suis de leur sang et de leur religion, croyez-vous qu’elles se soumettront à vous ? » L’explosion de révoltes tribales en 1897 convaincra Londres d’accorder à ces territoires tribaux à l’est de la ligne Durand une complète autonomie – en dehors de trois routes dirigées vers la frontière. Il en est résulté, jusqu’à nos jours, la plus vaste zone de non-droit de la planète : échue, depuis 1947 et le retrait britannique des Indes, au nouvel État du Pakistan. Autre héritage : la rancœur des Afghans qui ne renoncent pas à la perte de leurs territoires ethniques et refusent de reconnaître la légitimité de cette ligne Durand imposée par la force[3]. »
La corruption de toutes les institutions afghanes est également un élément que les forces américaines n’ont pris en compte que dans le cadre d’un rapport utilitaire, alors qu’elle devait être analysée comme étant systémique de la société afghane. Les responsables américains ont eux-mêmes créé la confusion dès la sous-traitance à l’Alliance du Nord et aux « Seigneurs de la guerre » de la première phase de l’opération pour éviter les pertes américaines et progressivement diriger la mobilisation du contingent américain directement vers l’Irak. Ce sera le choix du tout-aérien, avec l’extrême difficulté d’opérer une réorientation de la stratégie à partir de 2008 après des années de frappes destructrices et de dommages collatéraux, meilleurs pourvoyeurs de recrues aux talibans que toute propagande.
De même, les « Seigneurs de la guerre », dûment rémunérés pour faire la guerre puis assurer l’ordre dans les zones sous leur contrôle, n’ont pas vocation à reconstruire ni créer des infrastructures propices à la réorganisation sociale au bénéfice des populations. Une nouvelle fois, à l’incompréhension succédera le ressentiment entre civils afghans et forces occidentales. D’autant que l’évaporation dans les sphères gouvernementales des sommes colossales que les Occidentaux destinaient à des projets de reconstruction civils a tissé les fils de futurs lourds antagonismes. D’une part, les populations n’ont vu venir que ce que les gouvernants corrompus ont accepté de leur laisser, juste pour empêcher l’explosion, et d’autre part, les bénéficiaires des détournements se sont ainsi construit des fiefs et des réseaux d’obligés, concurrençant les filières officielles contrôlées par les Occidentaux.
À titre d’exemple, on peut considérer le marché juteux des contractors et sa lente récupération par le milieu d’affaires local. Selon Georges-Henri Bricet des Wallons, « si l’on s’en tient aux projections actuelles, le contingent privé pourrait atteindre un volume compris entre 120 000 et 140 000 privés pour 120 000 à 130 000 militaires réguliers (dont 100 000 Américains) d’ici à la fin 20 1 0[4] », essentiellement sur le marché de la formation par les sociétés militaires privées (SMP) des forces de police et de l’armée nationale afghane (ANA). L’expert en questions de défense de l’institut Choiseul précise que « 15 milliards de dollars (11,2 milliards d’euros) ont déjà été consacrés à cet effort depuis 2001 (23 milliards pour l’Irak), avec des résultats pour le moins mitigés. L’administration Obama prévoyait de dégager une enveloppe supplémentaire de 2 milliards de dollars pour l’année fiscale 2009 afin de renforcer l’assise des forces de sécurité et d’augmenter leur volume à 400 000 hommes (une somme qui représente le double du budget du gouvernement afghan). Une part substantielle de ce montant a déjà été aspirée par le secteur militaire privé », avec des sociétés comme Dyncorp, Blackwater – rebaptisées Xe Services ou Aegis. Mais ce que nous apprend Bricet des Wallons, c’est que les sociétés de sécurité afghanes se développent et prolifèrent, « le modèle américain de privatisation de la guerre a fait des émules parmi les seigneurs de guerre, fraîchement reconvertis en commandants de police […]. Les firmes occidentales doivent désormais faire face à une concurrence féroce de la part des sociétés locales, dirigées par des Afghans et répondant au seul droit local. Un coup de filet retentissant avait eu lieu en 2007 et abouti à l’arrestation de plusieurs dirigeants occidentaux. L’objectif officiel du gouvernement Karzaï était alors d’écarter les moutons noirs, mais la réalité est bien plus triviale : prendre des parts de marché aux Américains et aux Anglais […]. Plusieurs SMP afghanes ont émergé depuis. On citera entre autres Asian Security Group, détenue par un cousin de Karzaï, forte de 10 000 miliciens et dont le capital est à 100 % national ; Khawar, fondée par Din Muhammad Jorat, ancien directeur de la sécurité du ministère afghan de l’Intérieur; ou encore Sherzai (qui a signé 39 contrats avec l’armée canadienne), dirigé par l’ancien gouverneur de la province de Kandahar, Gul Agha Sherzai, un des plus vieux soutiens de Karzaï. Difficile de ne pas voir les collusions fécondes de ces firmes avec le pouvoir en place de la République islamique et les responsables du narcotrafic ». Frédéric Pons, dans un article au titre révélateur, confirme en effet que le propre frère d’Hamid Karzaï, Ahmed Wali Karzaï, serait « directement mis en cause » dans les détournements d’argent public et dans le trafic d’opium[5]. Nathalie Nougayrède évoque ainsi la coupure de Kaboul en deux par une sorte de « zone verte », comme à Bagdad, dans laquelle surgissent « des constructions baroques, maisons à colonnades et à dorures, qui signent la « narco-architecture » des barons de l’opium, bien introduits en haut lieu[6] ». Rappelant également la disparition de 87 000 armes sur les 242 000 livrées par l’armée américaine à l’ANA entre 2004 et 2008, probablement passées directement dans les mains des talibans, Bricet des Wallons conclut que « la »guerre juste » d’Obama est loin de promettre des lendemains enchanteurs aux forces supplétives de l’OTAN, françaises au premier chef ».
Si la méthode de guerre contre-insurrectionnelle du général américain David Petraeus obtient certains résultats indiscutables (elle est notamment appliquée par le général McChrystal dans le cadre de l’opération de grande envergure déclenchée le 17 février dans le Helmand), la question reste toujours posée de la pertinence de la stratégie choisie au moment où le président américain borne tout gain décisif à l’échéance de l’été 2011, date du début du retrait des troupes alliées. Les Afghans condamnés à rester sur place doivent, eux, prendre en compte une perspective qui s’étend largement au-delà de l’échéance de retrait du contingent de la coalition. Comment s’expliquer autrement les « prises de participation » locales dans le business de la sécurité, les avances politiques du président Karzaï aux talibans, l’intensification des connexions, via les trafics en tous genres, dont l’exceptionnel maintien des flux prouve la réalité, entre représentants du gouvernement, chefs tribaux et seigneurs de guerre ?
Si les conditions d’une sortie honorable devaient être la considération prioritaire de la politique des États-Unis et de la coalition en Afghanistan dans les mois à venir, comme cela apparaît de plus en plus clairement, cela aurait pour signification que la stratégie choisie aurait essentiellement échoué en raison de la primauté donnée aux éléments extérieurs et internationaux sur les déterminants géopolitiques intrinsèques de l’Afghanistan.
Bibliographie succincte
- L’Afghanistan et nous, 2001-2009, ouvrage tiré de l’exposition du 31 octobre 2009 au 26 février 2010 au musée de l’Armée, hôtel des Invalides, photographies de l’Agence VII et de l’ECPA-d, Paris, éditions Nicolas Chaudin, 2009.
- Marc Charuel, Frédéric Pons, Les soldats de la liberté, Valmonde Éditions, 2009.
- Jean-Dominique Merchet, Mourir pour l’Afghanistan, Jacob-Duvernet, 2008.
[1]In L’obsession des frontières, Paris, Perrin, 2007, p. 87-88 ; du même auteur, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 3e éd., 2004.
[2]Bajaur (Tarkani et Utmankhel), Khyber (Afridi et Shinwari), Kurram (Turi et Bangash), Mohmand, Orakzai, Waziristan-Nord (Wazir et Meshud), Waziristan-Sud (Wazir et Dawar).
[3]« D’où vient l’Afghanistan ? », in L’Afghanistan et nous, 2001-2009, ouvrage tiré de l’exposition du 31 octobre 2009 au 26 février 2010, au musée de l’Armée, hôtel des Invalides, photographies de l’Agence VII et de l’ECPA-d, Paris, éditions Nicolas Chaudin, 2009, p. 21.
[4]Georges-Henri Bricet des Wallons, « En Afghanistan, une guerre privatisée », Libération, 29 mars 2010, p. 22 ; du même auteur : Irak, terre mercenaire, Favre, 2010. Voir également Rémy Ourdan, « Les mercenaires mettent le cap sur l’Afghanistan », Le Monde, 12 juin 2009.
[5]Frédéric Pons, « Le problème Karzaï », Valeurs actuelles, 15 avril 2010, p. 38.
[6]Nathalie Nougayrède, « L’Afghanistan en quête de destin », in L’Afghanistan et nous, 20012009, op. cit., p. 49.