Guerre asymétrique d’Afghanistan : vers un échec inéluctable ?

Chef de bataillon Cyrille CARON

Collège interarmées de défense. Promotion Maréchal Lyautey.

Trimestre 2010

« Le conflit sera gagné par l’adhésion de la population, non par la destruction de l’ennemi[1]. » Cette redéfinition des buts de guerre en Afghanistan par le général McChrystal, commandant la force de l’OTAN, marque l’impuissance des armées oc­cidentales face à un ennemi irrégulier. A la lumière de cet échec annoncé, les services de renseignements publics et privés forment dorénavant des outils de compréhension et d’anticipation des crises, mais aussi d’influence politique discrète et efficace. A défaut de pouvoir toujours imposer sa volonté par la puissance des armes.

« Pour autant qu’ils aient la mobilité, la sécurité, le temps et la doctrine, la victoire reviendra aux insurgés, car les facteurs algébriques sont finalement décisifs et contre eux la perfection des moyens et la lutte des esprits restent vaines[2]. » Le théoricien et praticien de la guerre insurrectionnelle que fut le colonel Lawrence semble convaincu de l’inéluctable défaite d’une armée régulière face à ces formes de combat déstabilisantes que constitue la guerre asymétrique.

Insurrection, rébellion, guérilla ou terrorisme, les formes de cette lutte sont multiples, à tel point qu’il semble difficile de livrer une définition de l’asymétrie. Est-ce une forme nouvelle de conflit ou un procédé resurgi du fond des manuels d’histoire pour s’opposer aux ambitions contemporaines des armées, où la technologie est un gage de puissance ? Car l’embuscade, le harcèlement, le rapt ou les frappes contre des cibles civiles sont des moyens de combat que toutes les civilisations, de toutes les époques, ont employés. Résistance espagnole aux armées de Napoléon en 1808, ou celle des patriotes tyroliens aux mêmes armées sont autant de manifestations de la « petite guerre » identifiée par Clausewitz comme participant d’un procédé asymétrique. Cependant, l’Histoire récente et l’actualité livrent le sentiment que ces engagements militaires prennent une acuité particulière : péninsule Indochinoise, Algérie, Territoires palestiniens, Liban ou Iraq sont les exemples archétypiques de guerres où des armées puissantes ont été mises à mal, voire défaites, par des adversaires perçus comme faibles car peu structurés ou mal armés. Ainsi, le présent conflit en Afghanistan semble constituer la matrice de la guerre dans l’environnement de violence diffuse du xxie siècle, au point d’orienter de façon exclusive les choix de doctrine, d’entraînement et d’équipements militaires occidentaux vers la lutte contre-insurrectionnelle. Mais la question de la victoire tactique se pose avec force à l’aune des exemples passés et des engagements actuels : est-elle possible face à un adversaire irrégulier ? Constitue-t-elle une illusion stratégique qui consacre une forme d’impuissance militaire des forces occidentales face aux défis sécuritaires du nouveau siècle, dont l’impact politique à terme est encore mal perçu ? Ou la capacité à infliger malgré tout des revers militaires aux insurgés ne doit-elle pas être accompagnée, voire précédée, d’un projet politique novateur à destination des territoires en faillite étatique, porté par une capacité d’influence affirmée sans complexes ?

La forme elle-même de ces guerres non conventionnelles dicte la réponse : les armées ne peuvent vaincre un adversaire pour qui la victoire n’est pas synonyme de maîtrise du terrain ou de destruction de troupes, mais s’inscrit dans des logiques psychologiques et sociétales. Le propre de la guerre asymétrique est de prendre le contre-pied culturel de nos sociétés, cartésiennes et avides d’information, ancrées dans l’immédiateté de l’événement et sans profondeur de champ pour la lutte. Le paradoxe ultime de cette guerre est que l’adversaire ne peut lui non plus vaincre par ses moyens militaires qui restent limités. Ainsi, lorsque nous croyons impo­ser le silence à ses armes, il fait parler notre faiblesse : le soulagement de ne plus consacrer d’effort financier et humain pour une guerre extérieure toujours longue, qui conduit inéluctablement à la recherche de partenaires politiques pour une paix rapide. À la notion de End State se substitue insensiblement celle de End Date, dont l’impérieuse nécessité est le plus souvent dictée par des considérations de politique intérieure.

L’étude de ces formes de violence sociale contemporaines conduit à la conclu­sion que les moyens militaires ne peuvent imposer seuls une paix par ailleurs in­saisissable. Mais les États ne sont pas totalement démunis et livrés à la fatalité : ils disposent depuis le siècle dernier d’instruments perfectionnés de lutte clandestine et d’influence politique qui, dans une action combinée aux armées convention­nelles, peuvent permettre un rétablissement du rapport de force psychologique. Cependant, la capacité des moyens ne peut se substituer à l’essentiel : la volonté politique de les employer, que précèdent toujours la conscience collective du dan­ger, la vision éclairée des élites et la perception eschatologique de sa propre finitude, comme homme, comme pays, comme culture.

Des violences résurgentes

Le siècle qui commence comme les dernières années du précédent donnent une impression diffuse de violence incontrôlée, non réglementée, dont les objectifs semblent échapper à toute logique. Guerres civiles, guerres privées, guerres irré­gulières ont fait voler en éclats les chimères de paix durable que la sanctuarisation des territoires européens et américains depuis la Seconde Guerre mondiale pouvait entretenir.

Cependant, alors que le nombre des engagements des armées occidentales est en augmentation permanente, le sentiment de guerre au sein des sociétés européennes n’est pas prégnant. Car les conflits au sein desquels interviennent nos forces sont d’une nature inédite et d’intensité irrégulière, quoique souvent peu élevée. En fait, la nature de la guerre semble s’être modifiée en profondeur : « L’essentiel de la vio­lence internationale ne repose plus aujourd’hui sur l’emploi des forces convention­nelles, mais sur l’expression plus ou moins coordonnée, plus ou moins organisée de violences sociales de toute nature. Ces violences ont la caractéristique d’être mani­pulées par des acteurs infra-étatiques, d’être plus ou moins liées à des mouvements sociaux et d’exprimer la plupart du temps la faiblesse institutionnelle des États au sein desquels elles s’exercent […]. On comprendra que la « menace » se déplace des États vers les sociétés[3]. » Ainsi, en partant en guerre contre un mouvement terro­riste, nos armées se trouvent dorénavant aux prises avec les Afghans eux-mêmes, sociétés claniques, montagnardes, guerrières. Les objectifs géopolitiques de l’inter­vention militaire sont confrontés aux logiques régionales.

Ces formes de violence, mettant aux prises les populations avec les armées, ou obligeant celles-ci à évoluer au milieu de celles-là, trouvent leur origine dans deux facteurs majeurs qui ont marqué l’Histoire sociale et politique des décennies pré­cédentes :

  • la décolonisation, d’une part, a fait apparaître des acteurs supplémentaires sur la scène internationale, dont l’économie de rente coloniale peine à assumer sa transition vers l’économie de marché. Ces États restent ainsi à de faibles niveaux de développement, propres à fragiliser leurs structures sociales. De plus, la faiblesse de l’État de droit a conduit à la résurgence de tensions internes et de confiscation des revenus par des groupes d’intérêts privés utilisant la violence ou la générant, consacrant ainsi la faillite étatique. Dans ce cadre, le terrorisme apparaît comme une forme particulière de violence infra-étatique, un mode d’action de la guerre subversive : plutôt que d’attaquer l’État par le sommet, celui-ci est coupé de sa base par des actions violentes contre les cadres administratifs ou représentants de l’autorité publique, afin de lui faire perdre tout crédit aux yeux de sa population. Le terrorisme neutralise l’État à défaut de le détruire, en particulier s’il s’agit de struc­tures de gouvernement mises en place par une armée d’occupation. Les attaques coordonnées des talibans contre les centres administratifs de Kaboul en janvier der­nier en sont un exemple marquant ;
  • l’émergence d’une démocratie d’opinion dans les États occidentaux, d’autre part, du fait de la libéralisation des médias et de la très forte diffusion des informa­tions, en temps réel aujourd’hui par Internet (« web 2.0 » en particulier). Les opi­nions sont ainsi devenues particulièrement vulnérables aux phénomènes violents, qu’ils soient d’origine terroriste ou qu’ils touchent les forces armées natio Ils ont de ce fait un impact immédiat sur les choix politiques et militaires. Par ailleurs, cette médiatisation des sociétés s’est accompagnée d’une intrusion de la justice dans le domaine militaire, multipliant les règles d’engagement et responsabilisant au sens pénal l’action individuelle du soldat[4]. Une des conséquences de cette épée de Damoclès judiciaire réside dans la limitation de la liberté d’action du chef, contraint d’élaborer sa manœuvre en sachant qu’elle sera rendue publique aussitôt engagée et qu’il devra rendre compte de toute erreur commise, de toute vie menacée. Les plaintes pénales déposées par les familles des soldats français morts dans l’embus­cade d’Uzbin, tout comme la diffusion d’images de frappes aériennes sur des sites civils forment des données nouvelles et incontournables de l’action militaire. « Le regard acéré des médias conditionne aujourd’hui dans une large mesure la manière de mener des guerres. Le chef n’est plus seulement responsable de ses décisions de­vant ses hommes, il l’est devant l’humanité tout entière. La vraie « asymétrie » résulte donc davantage de l’évolution de la société que des méthodes de combat[5]. »

L’évolution constatée des formes d’affrontement ne suffit pas, en effet, à définir les guerres asymétriques qui caractérisent notre temps. Trouvent-elles leur singulari­té dans leurs objectifs ou dans leurs méthodes ? L’encyclopédie militaire américaine[6] définit l’asymétrie comme l’emploi de moyens tactiques pour atteindre des objectifs stratégiques. Souvent adoptée, cette définition est cependant insuffisante, car elle ne permet pas de distinguer l’asymétrie des approches indirectes, souvent motivées par des déséquilibres capacitaires entre les adversaires. L’asymétrie est avant tout à rechercher dans les objectifs poursuivis : « Les approches asymétriques recherchent un effet psychologique, un choc ou la désorientation, qui affecte l’initiative, la vo­lonté ou la liberté d’action d’un adversaire […]. Elles peuvent être appliquées à tous les niveaux de guerre et à travers tout le spectre des actions militaires[7]. »

Ainsi, la faible structuration souvent constatée des milices, bandes armées ou guérillas, qui par ailleurs constitue pour elles un facteur de force, ne doit pas mas­quer la violence et la radicalité des buts du combat, qui s’inscrivent dans la conti­nuité entre la politique et la guerre. L’asymétrie s’inscrit dans la tradition de la pensée aristotélicienne, que Machiavel et Clausewitz ont théorisée à leur tour. Le fait politique, qui motive l’action insurrectionnelle ou terroriste, ne doit pas tou­jours être compris selon des normes cartésiennes, mais peut s’inscrire dans un plan général de déstabilisation de l’action des États, à travers leurs réseaux de communi­cation ou leurs approvisionnements en matières premières. À cet égard, la volatilité des marchés financiers et leur réactivité aux variations de coût des énergies fossiles constituent une vulnérabilité majeure pour nos sociétés industrielles, comme pour les puissances émergentes. Car les cours des énergies restent en grande partie dé­pendants de la sécurité des sites d’extraction et des routes d’acheminement. Lorsque Oussama Ben Laden évoquait ses projets d’attentats contre les États-Unis, il se jus­tifiait autant par la volonté d’imposer al-Qaida sur la scène politique islamique que par le fait qu’une augmentation du prix du baril de pétrole au-delà de 140 dollars déstabiliserait durablement les économies occidentales.

La guerre irrégulière, qu’elle soit autonome dans ses revendications et ses ap­provisionnements, ou qu’elle devienne le bras armé indirect d’autres États qui la soutiennent (le rôle de l’Iran et du Pakistan sur la scène afghane est maintenant connu), dispose de moyens militaires et de propagande, et reste motivée par une volonté politique. L’association de moyens et de volonté constitue une menace, au sens étymologique, contre un pays, une culture, une économie. Devant son carac­tère déstabilisant, les réactions possibles sont limitées, et l’action militaire souvent impuissante.

L’impuissance militaire

« Le principe de la guerre moderne consiste à rechercher l’armée ennemie, le centre de sa puissance et la détruire au combat[8]. » Lorsque Lawrence énonce ce principe, il met immédiatement en lumière son inadaptation à la contre-insurrec­tion, que les combats contemporains d’Afghanistan viennent confirmer.

Parmi les niveaux d’analyse[9] que Lawrence a développés pour caractériser la guerre irrégulière, l’algébrique lui apparaît comme déterminant. Il implique le vo­lume de troupes que l’adversaire devra déployer pour tenter de vaincre une gué­rilla. Car occuper et pacifier un territoire demandent une présence permanente en chaque point de celui-ci pour le contrôler, c’est-à-dire réagir à chaque mouvement identifié de la rébellion, contrer toute attaque, si faible soit-elle, montrer à toute la population d’un territoire l’autorité représentée par son armée. Cette présence militaire ne peut bien entendu être obtenue de façon immédiate et l’extension de la zone contrôlée constitue en soi un but de guerre. Les nouvelles techniques d’information et de communication (NTIC) permettent aujourd’hui de pallier en partie la question des effectifs en multipliant les capteurs et les capacités à traiter simultanément plusieurs informations tactiques, donc à orienter la force et à gagner en efficacité. Mais en aucun cas elles ne peuvent perturber des systèmes de com­munication clandestins ni remplacer l’effet psychologique produit par la présence d’une section dans un village. Occuper le terrain, affirmer sa présence et imprimer sa marque sur un territoire et une population demandent des effectifs nombreux : en Algérie, entre 1954 et 1962, la France a ainsi engagé près d’un demi-million de soldats dans ses trois anciens départements. La doctrine française fixe les rapports de force théoriques à un militaire pour cinquante habitants, ou vingt militaires pour un rebelle. Très difficilement atteints[10], de tels ratios exigent désormais de combattre en coalitions d’États, ce qui pose un problème d’une autre nature : les restrictions d’engagements de troupes (caveat), répondant la plupart du temps à des préoccupations de politique intérieure. Ainsi, sur 42 pays représentés au sein de la coalition en Afghanistan, seuls 18, dont la France, n’imposent aucune restriction à l’emploi de leurs troupes. Mobiliser des moyens humains est le défi majeur de la guerre asymétrique. C’est celui que le président Obama doit aujourd’hui relever auprès de ses alliés.

Le rapport entre le volume de troupes et l’espace à occuper est une des clés du rapport de force, plus psychologique que militaire, entre les deux adversaires, ré­gulier et irrégulier. Les deux parties en présence emploient de petites unités, d’une articulation quasi atomique, afin de gagner en mobilité. « La somme fournie par les combattants individuels est au moins égale au produit d’un système composé[11].» Si, pour la guérilla, cet ordre de bataille témoigne d’une optique résolument offensive, qui vise à épuiser l’armée adverse par le nombre d’actions simultanées, la force ré­gulière l’emploie dans un autre objectif. Car le combat en détachements interarmes vise surtout à occuper le terrain, à démultiplier ses capteurs et ses possibilités d’ac­tion. Bref, à éviter de constituer une masse militaire qui viendrait à se couper de son environnement. Dans une guerre irrégulière, le danger pour une force ne vient pas de la dispersion, mais du regroupement[12].

Car la guerre irrégulière ne se caractérise pas par le contact entre deux forces, mais par l’éloignement. Le milieu doit être pour la force régulière un obstacle, une zone d’insécurité qui vise à restreindre sa manœuvre et sa liberté d’action. De là l’importance pour les insurgés de mener des attaques contre les flux logistiques de la force (convois, routes, voies ferrées, dépôts), afin qu’elle perde sa capacité à durer, donc à se déployer dans un espace étranger et hostile. La population est aussi partie intégrante de ce milieu, à la fois physique et humain, et constitue un enjeu du com-bat[13], vivier de recrutement autant que source d’approvisionnement pour la guérilla et objet politique pour la puissance occupante. Il s’agit donc d’une guerre contre la motivation de l’adversaire, où le lien social entre les soldats, et entre les soldats et la société civile (l’« arrière ») prend une importance particulière. Cette dernière renvoie à la légitimité ressentie de l’action militaire menée en terre lointaine : la guerre d’Indochine comme celle d’Afghanistan peut-être ont été perçues par l’opi­nion publique comme des campagnes « exotiques », ne concernant qu’un corps de militaires professionnels, qui ont progressivement perdu le soutien de la nation.

Le lien entre les soldats constitue quant à lui la force morale première d’une unité. Or, le travail en petits niveaux interarmes, regroupant des personnels de provenances et de cultures professionnelles différentes, conduit à altérer le lien tac­tique. Dans la conception occidentale, le régiment est en effet, par son identité et sa force d’attraction, un creuset social en même temps que le garant d’une unicité d’entraînement. De la même façon, mener une action résolument offensive consti­tue un facteur puissant de maintien du moral de la force, plutôt que d’adopter une attitude de réaction offrant l’initiative aux insurgés. Il faut donc définir des objectifs tactiques adaptés à la force, qui doivent être quantifiables afin que la progression tactique puisse être mesurable. C’est ainsi que la task force française en vallée de Kapisa a choisi de mener des opérations offensives telles que Diner Out en vallée d’Alasay, conduite par le 27e bataillon de chasseurs alpins. Cette notion de me­sure et de comparaison constitue autant un facteur de moral pour la force qu’un argument à destination de l’adversaire et de la société civile. Cependant, vouloir atteindre des objectifs tactiques nécessite d’analyser avec rigueur la capacité essen­tielle que son ennemi détient et qui est la source de sa force : son centre de gravité.

Or, si les armées régulières sont établies sur des principes « réseaucentriques », le point fort s’identifiant le plus souvent à une capacité matérielle ou un effet tactique, les guérillas, les insurrections ou les groupes terroristes sont structurés de façon totalement opposée[14]. Le centre de gravité est multiple, tout est fondamental, mais rien n’est déterminant. Qu’une capacité vienne à être altérée (capacité de diffusion de la propagande par exemple) et le combat peut se poursuivre selon une autre logique, mettant en scène un autre centre de gravité (la mobilité des combattants). Si un groupe perd son chef ou son artificier, un autre groupe peut frapper d’autres cibles. Dans le cas de la guérilla des talibans en Afghanistan, le centre de gravité a été assimilé aux liens qui unissent les combattants à la population, ce qui explique la volonté du général McChrystal d’agir prioritairement sur cette dernière. Mais le centre de gravité pourrait également être constitué par les relations ambivalentes des talibans avec les services spéciaux d’Islamabad, le refuge dont ils disposent dans les zones tribales du Pakistan, ou les revenus considérables que leur procurent la culture du pavot et son exportation dans le monde entier, par l’intermédiaire de réseaux qui dépassent le cadre et l’implication des paysans d’Asie centrale. Parler de l’« adversaire » constitue en soi une erreur sémantique, certes pratique pour justifier une guerre, mais impropre sur le fond. En Afghanistan, au contraire du FLN algérien ou du Viêt-minh, il n’existe pas de force talibane, pas de structure politique cohérente, pas de stratégie d’ensemble : dans chaque vallée, chaque tribu peut avoir une raison propre de combattre les forces de la coalition. Par vengeance, par opportunisme, par goût du pouvoir des chefs de guerre ou sous la contrainte[15]. Les adversaires sont locaux et multiples, leurs centres de gravité aussi.

Face à de tels adversaires, une armée ne peut combattre selon ses règles tradition­nelles, car elle ne peut se fixer d’objectifs, tant ils sont nombreux et fuyants. De fait, elle doit repenser la nature des objectifs qu’elle se fixe. Les opérations cinétiques, par la violence qu’elles génèrent, peuvent aussi avoir pour corollaire paradoxal l’alié­nation de la confiance de la population, alors que cette dernière constitue l’enjeu véritable et indirect de la guerre. La notion même de victoire est bouleversée : si une armée régulière recherche la destruction de moyens de combat (moyens matériels et quantifiables) pour un retour au statu quo ante sur le plan sécuritaire au moins, une force irrégulière n’a pour seul objectif que d’empêcher la victoire de son adversaire. Qui ne perd pas gagne, quels que fussent les objectifs initiaux des forces en pré­sence. Ainsi, au facteur matériel comme critère de réussite se substitue une notion morale : la détermination personnelle à résister. Elle se fonde sur l’appartenance à une communauté, une identité, un territoire. Dès lors, une opération militaire ne vise plus exclusivement un succès tactique, mais un succès psychologique. Quelles armes peuvent le contrer ?

Le paradoxe de l’asymétrie

S’il est admis qu’une force régulière ou irrégulière peut obtenir un succès mi­litaire dans un espace-temps limité (contrôle d’une ville, d’une vallée, destruction de caches d’armes ou de dépôts logistiques), la victoire tactique définitive semble impossible pour chacune des deux parties. Elle impose donc un transfert de la guerre dans la sphère de l’information et de la psychologie (l’« infosphère »). Pour l’ennemi asymétrique, il peut s’agir d’attaques contre des cibles civiles (terrorisme) ou de la médiatisation d’un succès tactique limité (embuscade contre les forces françaises à Uzbin le 18 août 2008). Dans les deux cas, l’objectif est d’atteindre la résilience de la société adverse, sa capacité à supporter des pertes humaines et à augmenter mal­gré tous ses efforts militaires. Dans des démocraties d’opinion, cette capacité trouve rapidement ses limites, car il s’agit dans la plupart des cas d’une guerre extérieure, dont l’objectif ne paraît pas immédiatement vital pour les citoyens de la métropole. Le gouvernement néerlandais a ainsi démissionné suite à la division de la coalition au pouvoir sur l’éventualité d’une prolongation d’un an de l’engagement de ses troupes en Afghanistan[16]. Cette problématique de la perception est cruciale, car elle engage la capacité à endurer des efforts humains, politiques et financiers. La capacité à durer.

La question du coût de la guerre est déterminante et induite en grande partie par le facteur algébrique de Lawrence. Le maintien de troupes toujours plus nom­breuses et d’équipements sophistiqués sur un théâtre d’opérations éloigné de la mé­tropole se traduit inéluctablement par un endettement des États, voire une perte de points de PIB pour ces derniers, donc de compétitivité sur la scène internationale[17]. Sensible à ces questions, l’électorat peut alors s’opposer aux dirigeants politiques et ces derniers remettre en cause des orientations stratégiques. La question du coût financier fut une des causes qui conduisirent le général de Gaulle à vouloir mettre un terme à la guerre d’Algérie, afin de mener une politique de modernisation de l’industrie et de la défense, en particulier par le développement d’une aviation de chasse et d’un corps de bataille modernes, ainsi que de la dissuasion nucléaire. Aujourd’hui, alors que les effectifs militaires français engagés en opérations exté­rieures ont diminué de 40 % en 2009 par rapport à l’année précédente, le budget consacré à ces opérations s’est accru de 5 %, la différence devant être imputée au coût des opérations en Afghanistan[18]. Et le général Georgelin, ancien chef d’état-major des armées, d’observer : « Dans une période où le coût des opérations est devenu un principe directeur de prise de décision, leur durcissement a de fortes conséquences sur les budgets et la préparation de l’avenir. »

Le basculement de la guerre irrégulière dans l’« infosphère », du fait des fai­blesses militaires de l’ennemi asymétrique, conduit à une augmentation de la durée de la guerre, donc de son coût, en même temps qu’à un affaiblissement politique et social de son adversaire régulier. Cet enchaînement paradoxal peut se résumer en quatre étapes chronologiques, constituant quasiment une ligne d’opérations pour l’adversaire :

  • Première étape : création d’un fait insurrectionnel autour d’une personnalité charismatique, développement d’une doctrine et publicité par des actes violents symboliques mais de faible portée militaire (attentats, assassinats, tel celui du com­mandant Massoud), créant des « vides régaliens » qui décrédibilisent l’État. En réaction, déclenchement d’opérations de police, sans impact réel le plus souvent.
  • Deuxième étape : généralisation de la violence par le recrutement de combat­tants (volontaires ou forcés), et création de fait d’une force irrégulière. Le projet po­litique de l’insurrection se structure, se diffuse et donne naissance à une propagande ouverte, à la recherche de soutiens internationaux. L’État (ou une partie étrangère) s’engage avec son armée : c’est le début de la guerre proprement dite.
  • Troisième étape : face à l’accroissement de l’engagement militaire de l’État et en capitalisant sur ses succès premiers, la guérilla se structure comme une force armée régulière, allant jusqu’à se constituer en divisions interarmes, comme le Viêt-minh[19]. Elle maîtrise l’emploi des feux d’infanterie dans la profondeur, peut dispo­ser de feux indirects, fait manœuvrer ses unités. À partir de cet instant, combattant de façon dissymétrique, elle enregistre ses premières défaites militaires ponctuelles face à une armée régulière plus puissante, et ne peut atteindre ses objectifs tactiques. L’enjeu devient alors le contrôle d’une zone stratégique, celle des ressources le plus souvent, comme le fut le delta du Tonkin durant la guerre d’Indochine, ou d’une zone permettant les ravitaillements, comme les zones tribales afghano-pakistanaises (dans lesquelles les forces américaines et la CIA font porter leur effort aujourd’hui).

– Quatrième étape : alors que le potentiel militaire de la guérilla est au plus bas, le coût humain, matériel et financier consenti pour combattre cette dernière est difficilement supporté par les forces régulières ; l’autorité politique cherche des interlocuteurs et engage des négociations pour mettre fin aux combats. « Le succès stratégique se construit sur les succès tactiques de l’adversaire[20]. » Les tentatives pour trouver des interlocuteurs parmi les « talibans modérés » entrent-elles dans ce cadre, de même que les annonces (officieuses) de retrait de la force de l’OTAN avant la fin du mandat de Barack Obama ?

Si le modèle colonial français du xixe siècle inspire aujourd’hui les stratèges amé­ricains, force est de reconnaître qu’il semble cependant difficile, voire impossible à reproduire dans les actes comme dans l’esprit. Il ne s’agit plus en effet de demeurer sur un territoire conquis dont la population serait soumise durablement à une puis­sance extérieure, mais d’imposer une solution politique et sécuritaire avant de quit­ter le pays, donc de retirer les forces qui auraient pu maintenir les gains obtenus. Les populations concernées, comme les adversaires, le savent : les opinions publiques ont joué en cela un rôle déterminant, puisqu’elles ont modifié en profondeur les conditions de la guerre en Occident par leur sensibilité au fait militaire et à son prix. En Occident seulement[21].

La contre-influence politique

S’il apparaît que l’action militaire se montre impuissante à obtenir un résultat déterminant dans la lutte contre un ennemi asymétrique, c’est essentiellement pour des raisons qui engagent le domaine politique. C’est donc dans ce champ qu’il convient d’agir et de se forger des outils de lutte adaptés aux caractéristiques des conflits irréguliers, afin de vaincre l’adversaire sur son territoire stratégique. « Toute conquête doit en effet [selon Gallieni] user de la connaissance de la société que l’on entend pénétrer, l’action politique devant précéder l' »action vive », celle-ci devant être aussi courte que possible[22]. » Si l’affrontement ou l’usage de la force armée ne peut être évité, celle-ci devra autant que possible rester clandestine, afin d’échapper aux logiques de défaite déjà évoquées. Plus encore, il apparaît comme indispensable pour les États de développer une véritable stratégie de contre-influence politique afin de « désarmer » le conflit avant que celui-ci prenne une dimension militaire. Les acteurs étatiques, internationaux et privés sont autant d’outils d’anticipation pour construire une logique d’influence, plus efficace dans le temps que celle d’im­position unilatérale de sa volonté : la puissance.

Pour agir face aux réseaux clandestins et échapper au piège de la médiatisation, les États disposent de moyens nouveaux et souples d’emploi : les services spéciaux. Si l’espionnage est en soi une activité sans âge, l’organisation et la structuration en administrations, voire en outils de combat, restent un héritage de la Seconde Guerre mondiale comme de la guerre froide, qui fut véritablement un affrontement de services de renseignements. Au sein des sociétés démocratiques, ils représentent un atout majeur, l’exigence publique de transparence et de publicité des informa­tions, comme la grande réactivité des gouvernements aux opinions étant par nature peu favorables aux opérations militaires ouvertes de longue durée. Les menaces transnationales et la domination des conflits asymétriques dans le paysage sécuri­taire renforcent aujourd’hui leur rôle central. Parce qu’ils agissent eux aussi dans la clandestinité, ils permettent de toucher des cibles à haute valeur ajoutée telles que des dirigeants politiques ou des chefs de réseau, des voies d’approvisionnement en armement et en ressources financières[23]. Pour Lyautey, s’inspirant de l’expérience de Gallieni à Madagascar, « toute action politique doit consister à discerner et mettre à profit les éléments locaux utilisables, à neutraliser et à détruire ceux qui ne le sont pas[24] ». Les services de renseignements et les forces spéciales permettent ainsi d’atteindre plus directement le (ou les) centre(s) de gravité de l’adversaire, pour peu que ces derniers aient été identifiés. Ils permettent aussi de contrer des influences politiques afin de faire perdre leur crédit aux soutiens de l’adversaire ou à ses chefs eux-mêmes, soit en agissant directement auprès de cercles dirigeants adverses, soit en échangeant leurs données avec des services d’États susceptibles d’influer sur l’ad­versaire et ses alliés. C’est ainsi que la fin du soutien politique, financier et militaire de l’Iran à l’Armée du Mahdi en Iraq a été obtenue par l’action conjointe de la diplomatie officielle américaine et de la CIA, permettant une baisse de la pression sécuritaire dans le Sud de l’Iraq et au général Petraeus de remporter des succès tactiques remarquables dans sa politique de surge[25], que les Américains voudraient reproduire en Afghanistan. Pour ce faire, l’emploi de moyens clandestins reste le plus adapté pour le versement de fonds à certains groupes rebelles, afin qu’ils ces­sent leurs attaques et contribuent à créer une dynamique de sécurité locale. C’est en particulier le rôle que joue l’Arabie Saoudite à l’égard de chefs de guerre afghans et des services pakistanais, ces derniers ayant récemment contribué à l’arrestation de chefs talibans. L’argent est aussi une arme de guerre.

Les services spéciaux sont surtout les seuls outils étatiques à même de dialo­guer ou négocier avec des partenaires de niveau et de logique différents de ceux des États, de pénétrer le tissu social de l’adversaire, voire d’exploiter des discordes chez ses dirigeants ou ses soutiens. L’expertise dont ils disposent permet de chasser les idées préconçues sur l’adversaire et de mieux déterminer les moyens d’action. Par exemple, le terrorisme n’est pas un instrument de combat visant des objectifs à haute valeur ajoutée militaire, mais il forme un moyen de publicité pour des revendications particulières, répondant à des situations locales dégradées. Il appa­raît ainsi que les terroristes ayant agi contre des cibles occidentales aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en Espagne ne provenaient pas de camps d’entraînement afghans, ces derniers étant essentiellement destinés à former des insurgés. De même, al-Qaida aurait perdu sa structure centrale (au demeurant très rudimentaire) dès 2002 dans l’attaque des grottes de Tora-Bora, et ne constituerait plus aujourd’hui qu’un « label » pour des groupes islamistes disparates, non une multinationale du terrorisme anti-occidental. Plutôt que la lutte antiterroriste, qui vise à intercepter les auteurs, il est donc préférable de développer des mesures de contre-terrorisme, qui ambitionnent de désamorcer les motivations locales qui conduisent au recrutement de « combattants ». L’emploi des services spéciaux ne doit donc pas se limiter à la recherche de l’information secrète, mais servir à son exploitation, son analyse, sa compréhension, pour savoir l’employer à des fins politiques immédiates. Le rensei­gnement de documentation doit donc être privilégié par rapport au renseignement de police. En effet, les journalistes d’investigation, les lettres confidentielles, les indiscrétions et les moyens modernes de diffusion des informations ne permettent pas de conserver cachée une information pour une durée longue. Dès lors, sa quête n’est plus le seul objectif, mais sa compréhension en vue d’une exploitation poli­tique et d’une anticipation stratégique devient un enjeu de pouvoir.

Le temps du monde fini

« Toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts impré­vus de toutes parts, engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonance dans une enceinte fermée […]. Des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Les plus experts se trom­pent : le paradoxe règne[26]

Plusieurs années avant la Seconde Guerre mondiale, Paul Valéry avait compris que l’action de chacun des États produit désormais des effets sur l’ensemble du spectre géopolitique, modifiant les équilibres comme les perceptions. Sur le plan militaire, le déclenchement d’hostilités peut conduire des puissances régionales à créer des coalitions de fait, à soutenir l’un des adversaires, sinon publiquement, du moins par la fourniture d’armes, d’argent ou d’une tribune politique. Dans le cadre d’un affrontement asymétrique, cette situation est un déclencheur pour la défaite inéluctable de l’armée régulière engagée dans le conflit. L’époque contemporaine nous apprend que le rejet des valeurs occidentales dans certaines parties du monde suffit à créer de telles alliances, aussi bien sur les champs de bataille que dans les enceintes internationales[27]. Car ces dernières sont devenues des terrains d’affron­tement où les équilibres du monde sont jugés au crible de la relation « humiliant-humilié », qu’elle soit réelle ou fantasmée. L’une des conséquences de cet état de fait réside dans la difficulté à justifier la Responsability to Protect au sein de l’Assemblée générale de l’ONU, pour permettre la mise sur pied d’une opération de maintien de la paix, en particulier si cette dernière est proposée par un pays occidental, comme ce fut le cas pour les missions au Tchad et en Centrafrique ou au Soudan. Plus en­core en Afghanistan. La crédibilité et la capacité des nations occidentales à peser sur l’avenir du monde reposent désormais davantage sur leur influence politique que sur leur puissance, sur le plan militaire en particulier.

Services officiels et « sous-traitants » officieux forment ainsi un instrument d’in­fluence et de contre-influence politique, mais aussi d’anticipation de la « surprise stratégique ». L’anticipation reste en effet le seul moyen de prendre l’ascendant sur la volonté politique de l’adversaire afin d’éviter l’écueil de l’affrontement militaire : « Faire d’un adversaire un ami, but stratégique ultime qu’on n’obtiendra jamais par la menace ou l’emploi de la force seule[28]. » Ce but demande que soit développée une politique internationale ambitieuse, nécessairement multilatérale, qui conserve une vision précise des valeurs qu’elle porte comme des intérêts qu’elle défend. Si son rôle est de veiller à éviter le conflit, elle ne doit pas s’interrompre lorsque ce dernier prend corps. En effet, les outils d’anticipation et d’analyse des crises n’ont de valeur que par la volonté de les employer : la réponse aux conflits asymétriques, si elle ne peut être militaire, doit être politique. Le paradigme qui veut que la sécurisation précède toute autre action mérite d’être révisé, car l’action des forces armées ne trouvera aucune légitimité si une solution d’avenir n’est pas présentée aux popula­tions concernées, qui justifie que des moyens militaires la défendent. L’inverse est faux, car la guerre ne peut trouver de raison d’être que par et pour la politique, elle ne peut être une fin en soi. Dans ce cas, elle ne génère en effet que haine et frustra­tions qui sapent par avance toute tentative de reconstruction étatique et sociale. La guerre asymétrique reste clausewitzienne.

Les modes de résolution des conflits irréguliers doivent intégrer, dès le début des affrontements, un projet politique, associant les élites locales comme les acteurs régionaux, fondé sur les renseignements collectés et les analyses de situation. Cette étape, fondamentale, permet d’éviter de fonder son action sur une erreur manifeste, comme celle de déclarer lutter contre l’application de la charia en Afghanistan, alors qu’elle fut accueillie avec soulagement par les femmes : le code pachtoune, le pach-tounwali, qui était en effet particulièrement rigoriste à leur égard, fut aboli par le régime des talibans. Fonder de tels projets politiques demande de former et d’enga­ger une classe de personnels politiques et de les associer dès l’origine de l’engagement aux côtés des chefs militaires. Sans pour autant établir de liens de subordination, l’association entre les décideurs permet de pallier les carences tactiques pour endi­guer les phénomènes de terrorisme et de guérilla. Car les deux points faibles de ces modes d’action restent leur capacité à recruter des volontaires, d’autant plus difficile que les populations pourront entrevoir un avenir différent du cycle de la violence et de la vengeance, fondé sur l’État de droit et le développement économique, au sein desquels ils doivent être en position de codécision. Les élites locales doivent ainsi rester des interlocuteurs privilégiés, à la condition que leur autorité soit reconnue des populations, ce qui exclut le recours à des notables exilés, comme le sont la plupart des actuels gouverneurs de province afghans.

De tels acteurs politiques demandent une culture de l’engagement au sein des théâtres d’opérations. Les personnels des organisations internationales ont dans ce domaine une riche expérience, mais les administrations nationales, qui disposent des ressources et de la volonté politique (les forces armées étant fournies par les États), sont le plus souvent absentes. La disparition du Service national en France a contribué à éloigner les élites militaires et civiles. Un des axes de sensibilisation pourrait ainsi résider dans une formation commune au Collège interarmées de dé­fense et à l’École nationale d’administration. Que les futurs préfets, administra­teurs, membres de cabinets ministériels et diplomates soient sensibilisés à la stra­tégie semble aussi important que les officiers soient initiés aux logiques propres de la politique. Tous marchent ensemble depuis la nuit des temps et le cloisonnement des corps d’État ne peut que nuire à une compréhension globale des champs de bataille contemporains. D’autres structures de formation peuvent être imaginées, comme le fut l’École coloniale, devenue l’École française d’outre-mer. Cette der­nière contribua à former les ingénieurs, cadres administratifs et entrepreneurs dont les nouveaux territoires avaient besoin pour se développer et être pacifiés. Son suc­cès, indéniable, se lit à travers le nombre de futurs chefs d’État et membres des gouvernements constitués après les indépendances, qui furent formés par la France au sein de cette école et qui constituèrent les premières élites de leur pays.

À l’échelle des théâtres d’opérations, plusieurs officiers ont émis l’idée de former des structures de service militaire adapté, sur le modèle des unités présentes dans les territoires français d’outre-mer, afin de former les populations et contribuer au développement local. Les forces de l’OTAN présentes en Afghanistan ont constitué 26 équipes provinciales de reconstruction (provincial reconstruction teams, PRT) dont on peut se demander si l’encadrement essentiellement militaire ne vient pas brouiller le message d’apaisement qu’elles sont censées véhiculer. Aussi les États-Unis ont-ils décidé de recruter et former des spécialistes civils ayant autorité sur les forces militaires pour mener ces opérations de reconstruction : neuf ans après le début du conflit, n’est-ce pas un peu tard ? Leur efficacité est mise en doute par le seul fait que chaque PRT est armée par une nation qui la finance et choisit les programmes à accomplir sur le terrain. Sans logique d’ensemble, l’action de ces PRT prend la forme d’une publicité désordonnée de chaque nation sans que l’on puisse à ce jour mesurer un effet positif durable et global. En tout état de cause, ces expériences demanderont du temps pour donner des fruits. Nos sociétés sont-elles prêtes à consentir un tel investissement ?

« Il n’y a pas de pas de solution militaire » : cet avertissement du général de Gaulle aux États-Unis lors du discours de Phnom-Penh en 1965 doit interpeller les décideurs politiques et militaires de notre temps. Car s’engager dans un combat de nature asymétrique est aujourd’hui synonyme de défaite, non par la faiblesse de nos armées, mais par l’inadaptation de nos sociétés à mener une guerre par essence longue et coûteuse, tant sur le terrain physique de l’engagement que sur celui, subjectif, de l’information. Les défis sécuritaires contemporains doivent trou­ver des réponses dans l’action clandestine et ciblée, qui n’est elle-même qu’une conséquence d’un échec politique. C’est en effet sur ce plan que doit se bâtir une stratégie d’influence préventive, reposant sur des outils d’anticipation, qu’ils soient publics ou privés. Etre capable de voir loin, c’est avoir la capacité de choisir, d’être « intelligent » : choisir la menace, celle qui fait peser un danger immédiat ou qui pourra, si elle n’est pas réduite, devenir trop importante pour être jugulée par des moyens de lutte aujourd’hui comptés.

En effet, le plus grand risque que les guerres asymétriques font courir aux na­tions occidentales n’est-il pas de les détourner d’une menace plus grande encore que les guérillas qu’elles doivent affronter ? Concentrer des moyens financiers et militaires, orienter la politique de défense, sa doctrine et les choix d’équipement vers le combat de contre-insurrection ne doivent pas faire oublier la résurgence de menaces majeures sur la scène internationale, sans doute plus « classiques » ou combinant plusieurs modes d’action, à l’image de la guerre de Géorgie en juillet 2008, ou du durcissement des conflits africains tels que ceux opposants le Tchad et le Soudan[29]. Le réarmement massif de la Chine, de l’Inde ou de la Russie, les consé­quences géostratégiques des bouleversements climatiques, les interdépendances fi­nancières de puissances comme les États-Unis et la Chine sont autant de facteurs de déstabilisation, voire de conflits à venir, que les armées doivent intégrer et auxquels elles devront être en mesure de répondre. Personne ne peut prophétiser comment ces conflits potentiels se dérouleraient, pas davantage que les choix politiques que les États devraient faire dès à présent. La voie de l’abandon des guerres irrégulières au profit d’une modernisation des équipements militaires, à l’instar de celle suivie par le général de Gaulle dès 1960, est-elle pour autant pertinente ? L’asymétrie n’est pas en effet l’apanage des pays en développement, comme en témoigne le livre des colonels chinois Qiao et Wang, écrit en 1999 : La guerre au-delà des règles : jugement de la guerre et des méthodes de guerre à l’ère de la mondialisation. Adaptée à des armées modernes et à des puissances mondiales, l’asymétrie est une arme dont nul ne peut se prémunir. Constitue-t-elle la stratégie de l’avenir ou agit-elle comme un leurre de la pensée ? Dans tous les cas, à la lecture de l’ouvrage des officiers chinois, comme à l’observation des conflits caucasiens, on comprend que l’engagement actuel en Afghanistan, s’il est une priorité de l’instant, ne peut constituer l’alpha et l’oméga des guerres du nouveau siècle.

Il est plus que jamais nécessaire d’avoir une claire vision de la possibilité de guerre, de sa propre vulnérabilité, afin de mobiliser les forces morales de nos socié­tés et de forger les outils politiques et militaires pour y faire face. Si Lawrence misait la victoire sur le facteur algébrique, les Européens devraient à présent se concentrer sur le facteur psychologique. La guerre asymétrique nous montre désormais que nous sommes désarmés et que nous pouvons perdre. Le rêve européen d’un futur sans ennemis et de risques sans menaces a vécu. Le visage des quarante soldats fran­çais morts avec courage en Afghanistan nous le rappelle chaque jour.

[1]Général (US Army) Stanley A. McChrystal, ISAF Commander’s Counter Insergency Guidance, août 2009.

[2]Sir Thomas Edward Lawrence, « The Evolution of a revolt », Army Quarterly and Defence Journal, octobre 1920.

[3]Bernard Badie, entretien au Monde.fr, 25 août 2007.

[4]Le nouveau statut des militaires français fait exception dans ce domaine, puisqu’il déresponsabilise les soldats s’ils agissent dans le cadre des opérations militaires, dans le respect des lois de la guerre. Mais d’autres nations européennes, dont l’Allemagne, n’ont pas adopté cette mesure de protection judiciaire.

[5]Jacques Baud, La guerre asymétrique, ou la défaite du vainqueur, Éditions du Rocher, 2003.

[6]Édition 2000.

[7]Chief ofJoint Staff, US Army, Joint Strategy Review, Washington DC, 1999.

[8]Sir Thomas Edward Lawrence, op. cit.

[9]Lawrence a énoncé trois niveaux : biologique (capacité à épuiser l’armée adverse plutôt qu’à la détruire), psychologique (croire en sa victoire) et algébrique (le nombre de combattants engagés pour vaincre une rébellion).

[10]Les guerres de contre-guérilla menées en Algérie par l’armée française et en Colombie par l’armée nationale sont les seuls exemples où ces rapports de force ont été respectés, avec cependant des succès tactiques inégaux. En Afghanistan, avec près de 100 000 combattants, la coalition dispose d’un ratio d’un soldat pour 160 habitants (chiffres de janvier 2010).

[11]Sir Thomas Edward Lawrence, op. cit.

[12]Cette notion doit cependant prendre en compte la notion de masse minimale critique, variable selon les engagements, en dessous de laquelle la force offre davantage de vulnérabilités à l’adversaire qu’elle ne tire d’avantages tactiques.

[13]Particulièrement dans le cas des doctrines contemporaines de three blocks war : coercition, stabilisation, assistance.

[14]Théorie de la guerre de quatrième génération développée par le colonel Hammes (USMC), cité par le major Ronald Ruiters, « Bellum reductio : répétition des anciennes erreurs ? », Journal de l’armée du Canada, été 2005.

[15]Olivier Hubac et Matthieu Anquez, L’enjeu afghan, la défaite interdite, Éditions André Versaille, 2010.

[16]Près de 1 950 soldats néerlandais participent à l’action de l’OTAN dans le Sud de l’Afghanistan. 21 d’entre eux sont morts au combat. Le retour du contingent est prévu pour la fin de l’année 2010, mais les États-Unis avaient demandé que celui-ci soit maintenu jusqu’en 2011.

[17]Les États-Unis représentent à eux seuls 50 % des dépenses militaires mondiales, alors qu’ils fournissent 27 % du PIB mondial (chiffre en baisse). La seule guerre en Iraq aurait représenté un coût de 2 000 milliards de dollars, soit l’équivalent de 400 euros par Américain. Par comparaison, chaque Français consacre une somme équivalente chaque année pour la totalité du budget de la défense.

[18]Un soldat français en Afghanistan représente un coût annuel de 105 000 euros, soit deux fois plus que celui engagé dans une mission en Afrique, du fait du prix des équipements adaptés à un conflit plus « dur ».

[19]L’échec relatif de la rébellion algérienne est en partie dû à l’incapacité de l’ALN de former plus d’un bataillon. Incapable de réussir cette troisième étape, elle se réfugie dans l’action terroriste et politique.

[20]Jacques Baud, op. cit.

[21]Gérard Chaliand, Le nouvel art de la guerre, Éditions L’Archipel, 2008.

[22]Gérard Chaliand, op.cit.

[23]Durant la guerre d’Algérie, le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) s’est illustré par la destruction de cargos d’approvisionnement en armes et munitions du FLN, participant ainsi à l’affaiblissement de son potentiel militaire. L’actualité récente montre que le Mossad israélien organise des opérations ciblées similaires. Les services américains feraient de même dans les zones tribales afghano-pakistanaises pour « neutraliser » des chefs de la rébellion.

[24]Maréchal Lyautey, « Du rôle colonial de l’armée », Revue des deux mondes, 1900.

[25]Alexandre Adler, Le monde est un enfant qui joue, Grasset, 2009.

[26]Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, 1931, réédition Gallimard, 1945.

[27]Jean Ziegler, La haine de l’Occident, Albin Michel, 2008.

[28]Amiral Adam, « Modèles de conflits postmodernes », Europaïsche Sicherheit, 2006.

[29]L’armée tchadienne dispose aujourd’hui de chars, véhicules blindés et d’avions d’attaque au sol, bouleversant les rapports de force dans une aire géographique et culturelle où la guerre est fondée sur l’emploi du rezzou, un raid dans la profondeur effectué par des moyens légers et rapides.

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