Le recteur Gérard-François DUMONT
Juillet 2005
Au début du XXe siècle, aurore d’un côté, nuages sombres de l’autre
1913 : du 18 au 23 juin se tient à Paris, au 184 boulevard Saint-Germain1, le premier congrès panarabe des populations du Moyen-Orient, avec la participation d’environ 300 délégués. Cette année-là, l’essor des populations du Moyen-Orient paraît plus sûr que l’avenir de l’Europe car de nombreux facteurs d’unité s’en dégagent : une large part de ces populations utilise une langue commune et pense appartenir au même peuple arabe ;
nombre d’entre elles sont unies dans le souci de recouvrer la liberté que l’empire ottoman ne leur accorde pas. Les ferments d’unification semblent donc promettre un bel avenir au Moyen-Orient.
Au contraire, les tensions sont multiples en Europe : par exemple, la France et l’Allemagne restent divisées sur la question de l’Alsace-Lorraine qui nourrit en France une volonté de revanche depuis la guerre de 1870. Deux autres puissances, l’Autriche-Hongrie et la Russie, s’opposent à propos de la question balkanique. En outre, les ambitions des grandes nations européennes dans les colonies multiplient les sources de conflits, même si l’Entente cordiale, conclue en 1904 entre la France et le Royaume-Uni, a apaisé certains différends. Ces multiples tensions constatées en 1913 sont à la source de la Première Guerre mondiale, qui jouera elle-même comme un facteur lointain de la Deuxième Guerre mondiale, deux guerres qui sont d’abord des guerres civiles européennes.
Tandis que l’Europe se meurtrit dans ses guerres intestines, au Moyen-Orient, la domination ottomane est balayée et l’indépendance des peuples se met progressivement en place en dépit des interférences des grandes puissances. L’indépendance de l’Egypte est acquise en 1922, celle de la Jordanie en 1928, celle de l’Irak en 19322 et celle de la Syrie en 1941.
Au milieu du XXe siècle, une Europe meurtrie, la naissance d’une organisation régionale au Moyen-Orient
Le 22 mars 1945, au Moyen-Orient, un pacte créant une association volontaire d’États souverains est signé entre sept pays arabes : l’Arabie Saoudite, l’Égypte, l’Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie et le Yémen du Nord. Il a pour but de resserrer les rapports entre les États en instaurant une coordination politique visant une collaboration étroite. De nombreux arguments plaident pour un avenir favorable dans cette région. D’abord, la Ligue des pays arabes est la première organisation régionale créée après la Seconde Guerre mondiale, et elle est marquée du sceau de l’unité et du progrès. Elle soulève d’autant plus d’espérance qu’elle se dote, dès sa création en 1945, d’un drapeau. Ce drapeau, en plus des éléments traditionnels de l’Islam que sont la couleur verte et le croissant, fait apparaître le nom de l’organisation au centre, une chaîne dorée, symbole d’unité, elle-même entourée d’une couronne de laurier, symbole de paix.
Autre élément, la suppression des contraintes coloniales laisse entrevoir en même temps la libération des capacités de développement. En outre, l’unité des territoires appartenant à cette organisation régionale, puis de ceux qui vont la rejoindre au fil des années, apparaît grande. En effet, au Moyen-Orient, mis à part l’Égypte, l’Iran, la Turquie et, dans une moindre mesure, le Maroc, aucune des nouvelles entités territoriales n’a connu auparavant de frontières au sens international du terme : de tout temps, les populations de ces régions se déplaçaient librement. Enfin, les populations sont habitées par le rêve de l’unité arabe, qui est un ressort puissant. Seulement trois années après, un événement géopolitique majeur semble devoir ajouter de l’unité au Moyen-Orient. Même s’il s’agit d’une unité renforcée par la reconnaissance internationale d’un État dont la présence est rejetée, l’acceptation d’Israël par l’ONU est, a priori, un facteur de consolidation des liens des États du Moyen-Orient, en raison précisément de leur hostilité commune à l’égard d’Israël.
Ainsi s’accumule une multiplicité de chances d’unité au Moyen-Orient.
Ce potentiel d’unité ne concerne peut-être pas tout le Moyen-Orient, mais l’on peut aussi se dire que l’unité est contagieuse et, donc, que la Ligue des pays arabes peut diffuser autour d’elle le souci d’unité et de paix sur lequel elle se fonde.
Tout en restant en cette même année 1945, retournons désormais en Europe, continent exsangue et éclaté. La Seconde Guerre mondiale laisse des millions de morts militaires et, plus encore, de morts civiles, des millions de personnes déplacées de force, des destructions considérables, des démocraties à reconstruire là où leurs principes ont été bafoués : en Allemagne, en Italie, mais aussi en France. À l’Est, c’est la prison soviétique qui se prépare. Au Sud, c’est la guerre civile en Grèce et le totalitarisme qui s’installe, en Albanie comme en Yougoslavie. Dans la péninsule Ibérique, le Portugal demeure un régime autocratique tandis que le régime autoritaire espagnol maintient par tous les moyens l’isolement de son pays, symbolisé matériellement par une largeur différente des voies ferrées. Certes, la guerre est finie mais, presque partout, la situation est catastrophique, au plan politique, économique ou social.
Bien entendu, Winston Churchill a proposé, dès le 21 mars 1943, un Conseil de l’Europe, mais qu’est-ce que cela signifie, deux ans plus tard, dans une Europe qui n’a même plus de quoi se nourrir en raison des destructions et des désorganisations de la guerre, et tandis que s’installe la coupure Est-Ouest – d’ailleurs en mouvement permanent – au fur et à mesure que l’URSS prend le contrôle, par la force et la violence politique, des pays de l’Est ?
Lorsque l’année 1945 se termine, la comparaison entre les deux régions du monde, le Moyen-Orient et l’Europe, livre un jugement sans appel. Là, un continent effondré, menacé par l’empire soviétique dans les pays où ce dernier ne s’est pas encore installé, subissant des régimes dictatoriaux ou connaissant des règlements de compte, comme la France où l’après-guerre est ponctué par environ 30 000 morts. En revanche, au Moyen-Orient, une organisation régionale, portée par une langue et une histoire en partie communes, réunissant une part significative du territoire, affirme son unité et une volonté de paix propice au développement.
Qu’en est-il soixante ans plus tard, au début du XXIe siècle ?
La volonté unitaire transcendant les revendications territoriales
2005 : même si tout n’est pas parfait dans une Europe qui, par exemple,a connu les terribles guerres et purifications ethniques de l’ex-Yougoslavie3, une véritable réunification s’est accomplie, le 1er mai 2004, avec le cinquième élargissement de l’Union européenne. Pourtant, encore au début de 1989, bien peu envisageaient une telle évolution puisque le communisme devait durer « mille ans »4. Pour qui veut être objectif, le bilan de la construction européenne est considérable : la paix, la démocratie et le développement.
La paix d’abord. Les pas franchis en Europe, depuis la Seconde Guerre mondiale, montrent combien la volonté d’organisation régionale peut concourir à la paix. Pour cela, citons quelques pommes de discorde qui, au vu de la situation de 2005, témoignent d’une certaine concorde là où existe la volonté de privilégier la paix.
Pendant des décennies, la Sarre, qui fut un département français lors de son annexion par la France révolutionnaire, entretient des différends entre la France et ses voisins. À la Restauration de 1815, la France restitue la Sarre à la Rhénanie. En 1918, les Alliés refusent l’annexion demandée par Clemenceau mais accordent à la France la propriété des mines et décident de faire administrer la Sarre par la Société des Nations pendant 15 ans. À l’échéance, en 1935, un plébiscite décide le rattachement de la Sarre au Reich, qui rachète les mines. Après 1945, la Sarre se trouve rattachée à la France et demeure un motif de difficultés entre la France et l’Allemagne.
Finalement, en 1955, un référendum demande le rattachement à l’Allemagne de la Sarre, qui devient officiellement un Land allemand en 1960. Depuis cette date, la question sarroise n’est plus à l’ordre du jour grâce à la volonté commune de la dépasser au profit de l’unité européenne.
Autre exemple de conflit intra-européen apaisé par la volonté de privilégier l’union de l’Europe par rapport aux sentiments nationaux ou régionaux : la question du Sud-Tyrol (pour les Autrichiens), ou Haut-Adige (pour les Italiens). Ce territoire, rattaché à l’Italie en 1919 lors du traité de Saint-Germain-en-Laye, de par la volonté des alliés de démanteler l’empire austro-hongrois, inclut des populations de langue allemande. Même si certains Tyroliens du sud revendiquent toujours davantage d’autonomie,l’accord de 1946, inclus dans le traité de Paris de 1947, leur garantit l’égalité de droits et de liberté culturelle, cette région bénéficiant d’un statut particulier d’autonomie au sein de la République italienne. En dépit de quelques manifestations périodiques locales, la volonté d’unité européenne fait que cette pomme de discorde est apaisée.
En Europe méridionale, l’Espagne a toujours revendiqué sa souveraineté sur Gibraltar, dont les Anglais s’emparèrent en 1704 lors de la guerre de succession d’Espagne, avant de faire reconnaître leurs droits sur ce territoire par le traité d’Utrecht de 1713. En 1967, l’Espagne ferme sa frontière avec Gibraltar. Depuis le retour à la démocratie de la péninsule Ibérique, la position du gouvernement espagnol n’a pas changé. Mais il lui est difficile de recourir à la violence au mépris des vœux de la population locale et compte tenu de son souci de privilégier son appartenance européenne. Aussi, en 1980, dans le contexte de son objectif d’intégration à l’Union européenne, l’Espagne accepte de rouvrir la frontière avec Gibraltar.
Depuis la fin du « rideau de fer », la construction européenne a de nouveau fait preuve de son efficacité pour assurer la paix entre ses pays membres, dans la mesure où l’appartenance à l’Europe requiert, de la part des divers gouvernements, des efforts pour apaiser des conflits latents. Parmi ces derniers, nous en citerons deux : ceux entre l’Allemagne et la Pologne, d’une part, et ceux entre la Hongrie et plusieurs de ses voisins, d’autre part.
La frontière actuelle entre l’Allemagne et la Pologne, sur la ligne Oder-Neisse, est une conséquence directe de la Seconde Guerre mondiale et, plus précisément, de la défaite allemande. En effet, cette frontière provisoire, approuvée par les accords de Postdam en 1945, signifiait l’affectation à la Pologne de 104 000 km?, autrefois allemands, en contrepartie des territoires polonais dont l’URSS s’emparait. Pourtant, ces territoires de Basse Sibérie, donc de l’est de l’Allemagne, étaient largement habités par des Allemands depuis de nombreuses générations. D’ailleurs, aujourd’hui, de nombreux Allemands viennent visiter les terres de leurs ancêtres et la capitale régionale, Unité européenne, unité du Moyen-Orient 49 Wroclaw, qui s’appelait encore Breslau jusqu’en 1945. Afin de privilégier la construction européenne, l’Allemagne d’Helmut Kohl a, dès la réunification allemande de 1990, reconnu officiellement comme frontière orientale de l’Allemagne la ligne Oder-Neisse, écartant un obstacle majeur à l’unification de l’Europe.
De même, la Hongrie se souvient du dépeçage de l’empire austro-hongrois du 4 juin 1920, lors du traité de paix du grand Trianon. La Hongrie perd alors deux tiers de sa superficie et un tiers de sa population. Cette perte continue de marquer fortement les consciences hongroises, mais il faut bien constater que la Hongrie, libérée du joug communiste depuis 1989, n’a pas cherché à modifier ses frontières. Elle a préféré privilégier l’intégration dans l’Union européenne tout en demeurant, bien entendu, attentive au respect des droits de ses minorités (évaluées à environ 2, 8 millions en 2004 5), notamment en Slovaquie et en Roumanie. Cette primauté donnée à l’Europe se trouve à la base de la capacité qu’ont eue les pays de l’Union européenne de réduire, pendant plus d’un demi-siècle, des sources de tension souvent fortes dans le passé.
Diffusion de la démocratie et développement économique
Outre la paix entre ses pays membres et, surtout, le fait de calmer les différends pour donner la préférence à l’unité européenne, l’Union européenne peut porter à son actif la diffusion de la démocratie en Europe. En effet, l’engagement européen a installé, ramené ou conforté la démocratie en Espagne, au Portugal, en Grèce, et, bien entendu, dans les huit pays du cinquième élargissement, pays auparavant sous le joug soviétique.
En troisième lieu, outre la paix et la démocratie, l’Union européenne est source de développement puisque, depuis le traité de Rome de 1957, la croissance des économies les moins créatrices de richesses a toujours progressé plus vite que celles qui se trouvaient initialement dans le peloton de tête : cela s’est constaté d’abord en Italie, pays peu développé lorsqu’il adhère au traité de Rome, puis en Espagne et au Portugal, en Irlande, en Grèce et, désormais, en Hongrie ou en Pologne.
Le désastreux anniversaire de la Ligue arabe
Face aux résultats objectivement positifs de l’Union, même s’ils ne sont pas exclusivement positifs, et même si la construction européenne n’est pas un long fleuve tranquille6, l’année 2005 est, pour les pays de la Ligue arabe, dont ceux du Moyen-Orient, un grand anniversaire : les soixante ans de la Ligue arabe fêtés à Alger. Pourtant, sans même connaître le bilan politique, économique ou social de la Ligue, l’échec est évident à la lecture seule des membres présents à ce sommet. Sur les 22 pays de la Ligue, on ne compte que 13 chefs d’État, contre 9 absents, dont ceux de pays fondateurs comme la Jordanie et l’Arabie Saoudite… De telles absences illustrent les insuffisances de la Ligue alors qu’une telle réunion était prévue depuis un bon moment. Ce genre d’absence, sauf crise gravissime, serait impensable dans un sommet de l’Union européenne.
Commentant ce désastreux sommet, des journalistes arabes constatent que la Ligue n’a jamais parlé d’une seule voix, qu’elle n’est jamais parvenue à mettre en œuvre son pacte de défense lors les différents conflits arabes et qu’elle n’a en rien favorisé l’intégration des pays. Elle apparaît au mieux comme un forum de concertation ou plutôt de marchandage entre les gouvernements, d’autant qu’elle n’a créé aucune instance au sein de laquelle les sociétés arabes ou la société civile pourraient s’exprimer. La presse égyptienne du printemps 2005 va même plus loin, se demandant s’il ne faut pas brûler la Ligue arabe. Ces propos journalistiques sont conformes à des analyses plus scientifiques qui dressent un bilan objectivement négatif de la situation. En effet, selon le « Rapport annuel 2004 sur le développement humain dans le monde arabe » du PNUD (programme des Nations Unies pour le développement), le troisième publié depuis 2002, « la crise du développement arabe s’est approfondie et a atteint un degré de complexité tel qu’elle requiert le plein engagement de tous les citoyens arabes dans une réforme globale afin de provoquer une renaissance humaine dans la région ».
Si l’on considère désormais l’ensemble du Moyen-Orient, les nouvelles géopolitiques sont peu encourageantes. Quinze ans après la fin de la guerre entre l’Iran et l’Irak, aucun traité de paix n’a été signé même si, pour la première fois, le ministre iranien des affaires étrangères s’est rendu à Bagdad en 2005. Les frontières entre la Turquie et la Syrie, d’une part, la Turquie et l’Irak, d’autre part, continuent de créer des tensions périodiques. La frontière entre le Liban et la Syrie reste à parfaire, avec un contentieux sur la souveraineté du territoire occupé par Israël, où se trouvent les fermes de Sheba.
Un changement de paradigme
Où se trouve l’explication de la différence de résultat entre l’unité européenne et celle du Moyen-Orient, depuis 1945 ? Une telle explication appellerait, bien entendu, l’analyse d’un faisceau de causes, mais les raisons fondamentales des progrès vers la paix, la démocratie et l’essor économique dans l’Union européenne de la seconde moitié du XXe siècle peuvent se trouver tout simplement dans la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman. Le ministre français des affaires étrangères précise alors dans sa partie liminaire : « Pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut, d’abord, qu’il y ait une Europe ». Puis la déclaration proprement dite commence ainsi : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix tant que l’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre.
L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait. »
Par ces rappels et comparaisons historiques, notre propos ne consiste pas à vanter la construction de l’Union européenne, d’ailleurs imparfaite et même insatisfaisante sur différents points, depuis la Seconde Guerre mondiale, et à se désoler de l’histoire européenne de la première moitié du XXe siècle. Il s’agit plutôt de réfléchir dans quelle mesure cette histoire européenne peut livrer des enseignements utiles. Dans ce dessein, il suffit peut-être de remplacer, dans la déclaration du 9 mai 1950, le mot « Europe »
par l’une quelconque des régions du globe et, par exemple, par « Moyen-Orient ». Et l’on comprend aussitôt le fond de la question : l’explication centrale de la réussite de l’Union européenne tient à ce que Robert Schumann a contribué à changer le paradigme des relations internationales en Europe par rapport à celui qui avait notamment dominé les relations franco-allemandes, depuis trois quarts de siècle, expliquant trois guerres meurtrières entre ces deux pays.
En Europe, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, ce que j’appelle « le paradigme nationaliste » est particulièrement à l’œuvre, de la guerre de 1871 à la guerre civile européenne de 1939-1945, malgré ceux qui tentent de le combattre, comme Jean Jaurès ou Aristide Briand. Il ne faut pas entendre ici par « nationaliste » son premier sens s’appliquant au souci d’obtenir le droit de former une nation contre une puissance occupante.
L’adjectif nationaliste se réfère ici à l’exaltation du sentiment national au point de provoquer de la xénophobie ou des démarches d’isolement, ou encore à une doctrine fondée sur l’idée de supériorité et subordonnant en conséquence toute politique au développement de la puissance nationale jusqu’à revendiquer sa puissance à l’extérieur sans limitation de souveraineté. Une telle conception nationaliste n’a rien à voir avec l’idée de nation que j’ai définie ainsi dans son projet et dans ses missions essentielles : « la nation est un projet incitant les habitants vivant sur un territoire commun à placer au-dessus des intérêts particuliers le sens du bien commun afin de remplir deux missions : empêcher sa destruction par elle-même, et empêcher sa destruction par d’autres, c’est-à-dire assumer la cohésion à l’intérieur et la sécurité extérieure, la concorde sociale et la paix avec les autres »7.
À l’opposé de l’idée positive de nation, le paradigme nationaliste repose sur l’idée qu’un pays ne peut être fort que s’il a des voisins faibles, qu’un pays ne peut s’enrichir qu’en affaiblissant ses voisins, qu’une nation ne magnifie sa singularité qu’en affirmant, notamment par des moyens militaires, sa supériorité sur les autres. En application de ce paradigme nationaliste,l’Allemagne de 1871 est satisfaite d’avoir annexé l’Alsace et la Lorraine car ainsi, elle affaiblit la France, tout en s’enrichissant des industries de la région annexée. Près d’un demi-siècle plus tard, la France de 1918 est satisfaite d’avoir obtenu, lors du traité de Versailles de 1918, des réparations qui doivent se traduire par des versements considérables susceptibles de l’enrichir tout en affaiblissant l’Allemagne. Mais, de même que « trop d’impôt tue l’impôt », « trop de demande de réparations tue la paix ». La France se considère obligée d’envahir la Ruhr en 1923 « pour faire payer l’Allemagne ». Avec le plan Dawes qui décide la France à évacuer la Ruhr en 1924, le paradigme nationaliste dominant commence à être battu en brèche : il prévoit des annuités allemandes en fonction de « l’indice de prospérité » de l’Allemagne. Mais il est déjà bien tard pour effacer les sentiments d’injustice que le traité de Versailles a répandus en Allemagne et dont Hitler s’empare dans sa propagande conduisant à la Seconde Guerre mondiale.
L’inversion du paradigme nationaliste
Le paradigme de Schuman consiste à inverser le paradigme nationaliste précédent. Ce n’est pas « plus mes voisins sont faibles et plus je suis fort », mais « plus je suis en paix avec mes voisins, et plus cela profite à mon développement », ou « plus mes voisins sont développés et plus j’ai de chance d’être développé ». Or, au Moyen-Orient, dans les années 2000, ce retournement du paradigme nationaliste au profit du paradigme du développement n’est guère présent, ce qui ne veut pas dire qu’il soit d’actualité partout ailleurs dans le monde. Tel pays du Moyen-Orient pense que son appétit de puissance l’incite à vouloir empêcher l’essor de son voisin, alors que son propre développement ne peut se parfaire sans celui de son voisin. Tel autre pays du Moyen-Orient œuvre pour empêcher l’essor économique de telle minorité nationale d’un pays limitrophe, pensant que ses bons résultats nuiraient à l’intégration des mêmes minorités présentes sur son sol. Alors que c’est en permettant le développement des minorités qu’on peut les conforter à demeurer citoyenne de la même communauté étatique.
Pourtant, le paradigme du développement est incontestablement la vérité du XXIe siècle. Certes, certains pourraient penser qu’un riche voisin est dangereux parce qu’il a les moyens de disposer d’une forte logistique militaire, et il est vrai que la force militaire des autres peut exercer un pouvoir de nuisance mais nullement un pouvoir de développement. La réalité géopolitique actuelle montre que les foyers de tension ne naissent guère, ou ne s’enveniment guère du développement ou de l’enrichissement économique des pays, mais, au contraire, s’exacerbent lorsqu’on constate l’absence patente de développement ou son enrayement. Les principales menaces géopolitiques viennent de régimes qui préfèrent financer des canons plutôt que du beurre. La Corée du Nord ne fait pas peur parce qu’elle est économiquement développée, mais parce qu’elle a préféré l’arme nucléaire au financement de projets et à des politiques de développement. Autre exemple dans la géopolitique mondiale : les relations entre l’Algérie et le Maroc restent une source d’inquiétude8 non parce que leurs économies seraient prospères, mais parce que ces deux pays préfèrent entretenir financièrement et verbalement le conflit de l’ex-Sahara ex-espagnol plutôt que de chercher ensemble les voies qui permettrait leur développement réciproque, en commençant d’abord par ouvrir la frontière qui les sépare pour faciliter les échanges. La Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny, en plein développement économique, faisait le bonheur de ses voisins en contribuant à les enrichir et en favorisant la sécurité régionale. La Côte d’Ivoire appauvrie des années 2000 fait le malheur de ses voisins et de ses partenaires économiques même si cela enrichit quelques marchands de canons. La question de Taiwan9 éclaire tout particulièrement l’opposition entre le paradigme nationaliste et le paradigme du développement. Au nom du premier, la Chine continentale est prête à envahir Taiwan. Au nom du second, elle n’a certainement pas intérêt à l’envahir compte tenu des multiples conséquences négatives que cela aurait pour elle (et pour le monde) : faire s’effondrer une source importante d’investissements et contrarier les membres de l’OMC (Organisation mondiale du commerce)10
Le milliardaire Ben Laden et ses émules sont dangereux parce qu’ils utilisent leur manne financière non pour des projets de développement favorables aux territoires sur lesquels ils exercent des pressions, mais pour des projets belliqueux. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’un paradigme nationaliste mais plutôt d’un paradigme nihiliste selon lequel mon voisin doit disparaître pour que j’existe. En cas de réussite, c’est en fait ma propre existence qui perdrait tout sens puisqu’on n’existe que par rapport aux autres.
La mission première de l’Union européenne au Moyen-Orient
Ainsi, l’évolution de nombreux pays du Sud est source d’inquiétude pour les équilibres internationaux, non parce qu’ils se développent, mais parce que leur développement piétine.
Or, même au Moyen-Orient, tout atteste que la création de coopérations régionales est bénéfique pour la paix et le développement. Par exemple, même si ses réalisations demeurent modestes, le Conseil de coopération du Golfe a incontestablement apaisé certaines tensions territoriales entre ses membres depuis sa création.
Pour le Moyen-Orient, les conditions de l’unité et d’une triple réussite de la paix, du développement, et de la liberté passent par diverses démarches : la réalisation d’une zone de libre-échange pour organiser les échanges et les investissements entre les pays, investissements dont on ne peut que constater la faiblesse malgré l’importance des réserves en milliards de dollars dans les banques occidentales, et aussi pour défendre les intérêts économiques de la région face au monde extérieur. Une autre condition tient à des réformes politiques permettant la démocratisation des institutions, le respect des droits de l’homme et de la liberté religieuse, le pluralisme politique et médiatique.
Bien sûr, l’analyse géopolitique ne peut se contenter de mettre l’accent sur des principes idéaux. Elle ne peut ignorer la nature humaine, le souci des États, développés ou non, de défendre leurs intérêts, les rapports de force, l’usage de la puissance, ou même, phénomène souvent omis, la capacité de nuisance avec toutes ses armes disponibles, y compris écologiques11.
Mais rien n’interdit à l’analyse géopolitique de tirer des enseignements de ses recherches, de constater que le développement des peuples et de leurs économies se trouve inéluctablement limité dès que l’emporte le paradigme nationaliste, car il ne peut y avoir d’essor économique durable sans un climat de sécurité pour les entrepreneurs comme pour les échanges. En conséquence, dans leur politique au Moyen-Orient, les pays de l’Union européenne ont une mission essentielle, celle d’enseigner le paradigme du développement, en multipliant les exemples qui attestent de son efficacité pour le bonheur des peuples et de leurs gouvernants. Car peut-on imaginer qu’un gouvernement puisse se sentir malheureux lorsque son peuple est heureux ?
* Le recteur Gérard -François DUMONT est Professeur à l’Université Paris-Sorbonne et Président de la revue Population & Avenir
Note
1 Siège de la Société de géographie.
2 Même si ces indépendances s’effectuent avec des clauses particulières concernant les relations avec la puissance colonisatrice.
3 Cf. le dossier sur l’ex-Yougoslavie, in : Population et Avenir, n° 672, mars-avril 2005.
4 D’autant que la nature culturelle de l’Europe était oubliée. Cf. Dumont, Gérard-François et alii, Les racines de l’identité européenne, Paris, Éditions Economica, 1999.
5 Boulet, François, « Les minorités hongroises en Europe centrale »,
Population et Avenir, n° 669, septembre-octobre 2004.
6 Qu’il s’agisse de refus de la France de continuer à siéger au Conseil
européen de juillet 1965 à janvier 1966, de la demande du
gouvernement travailliste du Royaume-Uni, en 1974, de renégocier les
conditions d’adhésion acceptées par le précédent gouvernement conservateur, des nombreux marathons ministériels ou du projet de
traité constitutionnel rejeté en France par référendum le 29 mai 2005.
7 Dumont, Gérard-François, « La nation, l’identité et le droit à l’indifférence » paru dans : Géographie et cultures, n° 42, été 2002
8 À nouveau, en mai 2005, le roi du Maroc a refusé de se rendre au sommet de l’Union (factice) du Maghreb arabe, en raison de propos agressifs du président Bouteflika à la veille du sommet.
9 Dumont, Gérard-François, « Géopolitique et populations à Taiwan »,
10 Monde chinois, n° 1, printemps 2004.
11 On peut aussi penser que régler militairement la question de Taiwan,
12 après une période d’euphorie nationaliste en cas – loin d’être acquis –
13 de victoire rapide, supprimerait en même temps l’un des rares ciments
14 qui fait l’unité du parti communiste chinois : la rhétorique anti-Taiwan.
15 Pensons à Tchernobyl, cas singulier d’une nuisance communiste non préméditée sur l’Ouest.