Mohamed TROUDI
Juillet 2005
Le risque d’escalade est aujourd’hui réel dans le conflit entre Israéliens et Palestiniens. Les autorités israéliennes actuelles ne manquent aucune occasion de pousser à outrance leur stratégie de provocation. Ce risque est d’autant plus affligeant que la paix entre Israéliens et Palestiniens paraissait au début de l’année 2000, plus proche que jamais. La situation actuelle est une immense régression, l’absence de perspective politique encourage la poursuite de confrontation et fait le jeu des extrémistes des deux bords, comme en témoigne les menaces des mouvements extrémistes religieux qui menacent d’envahir la mosquée d’Al Aqsa, lieu combien symbolique non seulement pour les palestiniens mais pour l’ensemble du monde arabe et musulman. La défiance, la peur et le ressentiment mènent malheureusement trop souvent à la radicalisation des esprits, à la violence et à la haine réciproque.
Manifestement, le gouvernement d’Ariel Sharon met tout en oeuvre pour priver l’Autorité palestinienne de son rôle de partenaire politique légitime. L’absence d’une position clairement affirmée de l’Union européenne vis-à-vis de la politique israélienne dans les territoires palestiniens contribue à l’instabilité générale de la région.
Nous redoutons de nous retrouver devant un conflit d’une importance aussi capitale pour notre avenir commun que la guerre du Vietnam il y a plus de trente ans.
Au fond il s’agit ici d’une lutte pour une décolonisation élémentaire et pour les droits inaliénables du peuple palestinien consacrés par la notion du droit des peuples de disposer d’eux mêmes, de choisir leur propre voie politique et économique, . En somme, c’est la crédibilité des Nations unies et l’ordre du droit international qui sont ici en jeu. En effet, les résolutions onusiennes ont été approuvées pour qu’elles soient appliquées et respectées. Il ne suffit pas de condamner la violence, il faut lui opposer une réponse active fondée sur une approche positive des sociétés israélienne et palestinienne qui souhaitent la paix.
Dès lors, quel rôle l’Union européenne (UE) peut-elle jouer dans cette nouvelle phase cruciale -qui engage non seulement l’avenir de la région mais celui du monde entier, pour le règlement du conflit israélo-palestinien ? Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’Union se trouve aujourd’hui confrontée à un véritable tournant de son histoire du fait de l’élargissement de dix nouveaux membres et de la modification en cours de son cadre institutionnel. Il ne s’agit pas de revendiquer pour l’Union un rôle en terme de puissance politique, mais son engagement s’explique : d’abord l’Europe est un partenaire privilégié d’Israël et de la Palestine et elle a également un intérêt direct à ce que la paix s’installe durablement dans la région. Le poids du passé commun de l’Europe et du Proche-Orient est marqué par la période mandataire ou la Seconde Guerre mondiale, comme par les enjeux du présent, en terme de stabilité, de sécurité et de développement économique de l’espace méditerranéen, plaident en faveur d’une plus grande implication de l’Union dans le processus de paix.
Cet engagement s’impose d’autant plus que l’UE a des intérêts économiques dans la région et qu’elle est directement concernée par le conflit. D’un côté, les rapports entre Israël et l’Europe sont forts et de nombreux ressortissants israéliens ont la double nationalité en partagent la leur avec celle d’un Etat européen. De l’autre, de nombreux Etats membres abritent une importante population d’origine arabe, très sensible aux conséquences du conflit israélo-palestinien. Pour toutes ses raisons, le conflit israélo-palestinien constitue à bien des égards pour de nombreux Etats membres de l’Union un sujet ayant un fort impact sur leur politique intérieure. Nous pensons que l’Europe a un rôle important à jouer notamment par le biais de son futur Président. L’Union européenne peut et doit imposer le droit international comme la base d’une solution politique au conflit israélo-palestinien en mettant en avant les deux résolutions 242 et 338 (1) des Nations unies posant les termes de la solution du conflit. Pour jouer pleinement ce rôle, l’Europe doit cependant s’insurger contre le droit du plus fort et refuser ce nouvel ordre mondial fait de domination militaire et de guerres préventives dont les conséquences sont dramatiques comme le montre la triste situation en Afghanistan et surtout en Irak aujourd’hui.
C’est pourquoi nous pensons que le courage et la sagesse politique sont nécessaires afin d’obtenir une majorité politique soutenant un point de vue européen propre loin du suivisme ou de l’immobilisme.
La première prise de position forte politiquement de l’Europe
De par la proximité du Proche-Orient avec le continent européen et la divergence de sensibilités de ses Etats membres sur la question, le conflit israélo-arabe et israélo- palestinien est pour l’Europe un sujet majeur de préoccupation. La guerre « éclair » de 1967 dite la guerre des six jours et surtout celle de 1973 dite de Kippour, ont amplement divisées les membres de l’Europe notamment la France gaulliste plutôt pro-arabe, l’Allemagne et les Pays-Bas proches d’Israël. La crise du pétrole et la menace arabe d’un boycott des pays arabes les amènent à mettre en place un dialogue euro-arabe en 1974 à l’issue du sommet de Copenhague.
Si la Communauté économique européenne en attend des avantages économiques, ses partenaires du Sud comptent sur davantage d’implication et sur une avancée politique, notamment sur le dossier palestinien.
La déclaration de Venise (2) adoptée par le Conseil européen les 12 et 13 juin 1980 met un terme aux divergences des Etats membres de la Communauté européenne sur la question du conflit israélo-palestinien. Elle marque la première véritable prise de position politique de l’Europe sur le dossier. Déja en 1971, la déclaration commune, appelée document Schumann du nom du ministre français des affaires étrangères, avait appelé au respect de la résolution 242 du Conseil de sécurité de l’ONU du 22 novembre 1967 demandant le « retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés lors du récent conflit » et reconnaissait le droit au retour des réfugiés consacré par la résolution 194 des Nations-Unies.
Si l’Allemagne s’est déclarée contre le texte affirmant même qu’il n’avait aucune valeur, les Etats membres se prononcent pour :
- la reconnaissance du droit à l’autodétermination des Palestiniens ;
- la fin de l’occupation israélienne ;
- l’illégalité des colonies juives et des actes de lois modifiant le statut de Jérusalem ;
- la nécessaire implication de l’OLP dans les négociations de paix.
Depuis la communauté économique européenne, puis l’Union européenne ont gardé la même position à l’égard de la question israélo-arabe.
La déclaration de Venise fixe pour la première fois et de manière claire la position européenne sur le conflit israélo-palestinien et fait part de l’attachement des neuf « au dialogue euro-arabe sur tous les plans et la nécessité d’en développer la dimension politique ».
Une position réaffirmée et précisée par le Conseil européen
L’Union européenne plaide depuis la déclaration de Venise de 1980, en faveur de l’organisation d’une conférence internationale pour la paix au Proche-Orient fondée sur les principes qui sous-tendaient la conférence de Madrid. Ce processus de paix a été lancé sous l’égide conjointe de la Russie et des Etats-Unis à la conférence de Madrid d’octobre 1991 sur la base des résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité des Nations unies qui donnent corps au principe « de la restitution des territoires en échange de la paix ». Cette conférence constituait le premier grand essai de solution juste et durable du conflit israélo-arabe depuis 1948. L’Union européenne a approuvé la structure de Madrid, coparrainée par les Etats-Unis et la Russie et a joué un rôle conforme aux idées qu’elle nourrit depuis toujours au sujet du processus de paix au Proche-Orient, mais néanmoins sous la direction du leadership politique des Etats-Unis. Les déclarations politiques les plus significatives à ce propos sont celles des Conseils européens de Luxembourg (décembre 1997), Florence (juin 1996) et de Dublin (décembre 1996), l’appel à la paix lancé par le Conseil d’Amsterdam (juin 1997) et la déclaration du Conseil « affaires générales » de Luxembourg (octobre 1996). L’Union européenne cherche à jouer un rôle en tant qu’acteur politique et économique de premier plan dans le processus de paix israélo-arabe.
Avec le traité de Maastricht, l’UE qui succède aux communautés, se dote d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cette avancée censée conforter un moment donné le rôle politique de l’UE,, alors même que le processus de paix marque une nouvelle fois le pas, avec l’arrivée au pouvoir de la coalition dirigée par M Benjamain Netanyahou à partir de mai 1996. C’est dans ce contexte difficile que le Conseil va désigner un représentant spécial pour le Moyen-Orient M.Miguel Moratinos, chargé de relayer les propositions européennes et de faire des offres de garanties aux différentes parties au conflit. Avec la révision des articles du traité de Maastrich consacrés à la PESC, par le traité d’Amsterdam, entré en vigueur en 1999, l’Union s’est même dotée d’un Haut représentant pour la PESC en la personne de M. Javier Solana. Néanmoins, force est de constater que l’Union européenne qui est le premier partenaire économique d’Israël et le premier contributeur au titre de l’aide internationale apportée aux territoires palestiniens, n’est pas considérée par les parties comme un véritable interlocuteur.
Ecartée par les différents gouvernements israéliens qui lui reprochent sa partialité et un tropisme pro-arabe supposé, l’Union européenne n’est pas davantage considérée par les Palestiniens, comme acteur majeur du processus de paix lui préférant les Etats-Unis qu’ils considèrent comme les seuls à pouvoir imposer une solution à Israël.. En dépit de ces atouts, il est décevant de voir l’action politique de l’Union se caractériser aujourd’hui par une certaine culture de la dépendance qui s’explique notamment par l’absence d’une véritable politique étrangère commune capable d’infléchir les positions américaines elles mêmes alignées sur des positions israéliennes.
Une certaine culture de la dépendance
Après une décennie de politique active au Proche-Orient autonome par rapport à Washington, l’Europe s’est rangée dans le camps allié aux côté des Etats-Unis durant la guerre du Golfe. De cet alignement, elle ne retire aucun avantage et a été même marginalisée durant la conférence de Madrid où elle n’a eu que le statut « d’observateur ». Si l’UE est inexistante en tant que telle, les Européens, eux, sont présents. Divisés et réduits à un rôle presque quasi-économique, Paris et Berlin montrent une présence européenne face à l’unilatéralisme américain (3). En effet, c’est dans la contradiction entre une impossible parole unique des Quinze (et aujourd’hui des Vingt-cinq )et une prise de position indépendante de certains Etats que réside le nœud gordien d’une politique étrangère commune, créée par le traité de Maastricht en 1992.
La question de l’efficacité et de l’existence même de l’Europe sur l’échiquier international ne se résume pas à un débat sur la souveraineté et le fédéralisme. Elle tient essentiellement, à l’histoire, aux mentalités et à la nature même de la construction européenne, à ses contradictions comme à ses blocages. La politologue Nicole Gnesotto résume bien que l’ « autolimitation de la construction européenne aux aspects économiques » s’est conjuguée avec l’« allégeance aux Etats-Unis et à l’Alliance atlantique » (4).
Faut-il le rappeler, la crise avec l’Irak révèle ces divergences sur l’évolution de l’ordre mondial et la gestation conflictuelle d’un discours européen distinct de celui des Etats-Unis. Le suivisme et l’alignement de l’Angleterre, ou encore le soutien de l’Espagne au début de la guerre voire des Pays-Bas, ne sont que la manifestation extrême et combien révélatrice d’un attachement traditionnel à Washington (5). Rares sont donc les dirigeants européens qui contestent le principe d’un leadership américain même parmi les plus critiques. Tout ou plus certains Etats revendiquent-ils un rôle plus avantageux, comme la France qui en 1998 tenta de négocier en vain son retour officiel au sein des organes militaires de l’OTAN contre un commandement militaire régional. Selon M. Jannis Sakellariou, député européen social démocrate allemand, « chacun espère que le maître lui sera reconnaissant ».
Même dans le cas du conflit israélo-palestinien où un véritable objectif politique commun lie les Européens (la création à terme d’un Etat palestinien viable et durable à côté d’Israël), l’hégémonie des Etats-Unis n’est nullement contestée. Ainsi M. Christian Jouret, conseiller de M.Miguel Angel Moratinos, représentant spécial de l’Union au Proche-Orient (remplacé en juillet 2003 par le belge Marc Otte), reconnaît-il que, dans la région, le rôle de l’Europe est surtout «d’avoir des idées»… et de l’argent. En effet, première donatrice, celle-ci est réduite à financer alternativement les programmes de construction puis de reconstruction des bâtiments et des infrastructures détruits par Tsahal.
Dans le même registre, M. Francis Wurtz, député européen français, membre du parti communiste déclare : «l’attitude des dirigeants européens relève parfois d’un manque de courage politique» qui, «dans le contexte de l’après 11 septembre 2001, risque d’alimenter la déstabilisation de l’ordre mondial». Cette situation révèle l’existence dans certains pays d’une «culture de la dépendance» et notamment parmi les nouveaux membres vis-à-vis des Etats-Unis. Cette dépendance de l’UE s’explique par ailleurs par le manque de moyens notamment militaires et de renseignements en dépit de la création d’une Force d’action rapide en 2000 (60.000 hommes mobilisables en 2003) et d’un centre satellitaire basé à Torrejon en Espagne. L’UE est par conséquent dépendante largement de la technologie et de l’armement américain. Les interventions dans les Balkans l’ont cruellement montré. S’agissant du Proche-Orient, souligne M. Jouret, cette dépendance «limite la crédibilité de
l’Union car, dans la région, seul celui qui peut montrer sa force est écouté».
Par ailleurs la plupart des Etats membres n’ont pas de tradition en matière de politique étrangère. Certains se revendiquent même comme officiellement pays neutres (Finlande, Autriche, Irlande).
Seule la France a, historiquement, défendu l’idée d’une Europe puissante et autonome vis-à-vis des Etats-Unis, appuyée sur une défense commune (6).
Selon certains observateurs (7), cet isolement français tiendrait à l’inconscient collectif d’une Europe qui répugne à l’idée même de la puissance. Une idée probablement associée aux ravages des deux guerres mondiales, à la politique d’extermination nazie et au passé colonial. La résistance de la France dans les longues négociations qui ont précédés la guerre contre l’Irak a sans doute été encouragée par l’attitude intransigeante de l’Allemagne de plus en plus active sur la scène mondiale. Les déclarations du chancelier allemand Gerhard Scrôder condamnant la guerre contre l’Irak seraient surtout un signal adressé Quel rôle pour l’Europe dans le règlement du conflit israélo-palestinien aux Européens, soulignant ses divergences en matière de vision de politique étrangère par rapport à la diplomatie américaine.
Pour l’instant, les objectifs assignés à la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) (8), comme la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) prévue par le traité de Nice de décembre 2000, sont surtout humanitaires. Les missions sont essentiellement tournées vers la gestion des crises et l’assistance humanitaire ce qui limite les ambitions politiques de l’Union.
La nomination d’un haut représentant de l’UE pour la PESC en 1999 et la création de nouveaux instruments décisionnels (stratégies et positions communes) par le traité de Maastricht devaient être le creuset où s’élaborent des visées communes plus vastes. Cependant selon M.Wurtz, «les Etats, conscients d’ouvrir la porte à des actions qu’ils ne maîtriseraient pas totalement, adoptent des textes insipides et fades» . En outre le choix de M. Javier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN, rappelle s’il en était besoin, la mainmise des Etats-Unis. Si l’UE arrive à faire entendre sa voix, son poids politique reste faible de même que sa légitimité. Les stratégies communes sont rares et peu novatrices.
Le projet américain de Grand Moyen-Orient que les Etats-Unis veulent imposer dans la région moyen- orientale rappelle avec insistance l’absence politique de l’Europe en dépit de quelques tentatives européennes de retour sur la scène politique. De quoi s’agit-il ? À partir d’une hégémonie bienveillante (benevolent hegemony) un plan ambitieux vise à transformer le paysage politique et économique d’une région qui s’étend du Pakistan à la Mauritanie soit (600 millions d’hommes formant 10% de la population mondiale et près de 5% de la richesse mondiale) et cela par une stratégie avancée (advanced strategy) de démocratisation, de développement et de sécurité.
La position européenne sur le GMO :
un retour timide à un certain rôle politique
Les pays de l’UE, se sont montrés circonspects quant aux fonctions réelles du concept du Grand Moyen-Orient ou à son champ d’application géographique, voire rétifs à s’associer à un projet qui puise sa source dans une sorte de «destinée manifeste» (manifest destiny » dont l’Amérique se sentirait à nouveau investie. Dans une interview, l’ex-Ministre français des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, reflétait assez bien la position européenne: « la très grande majorité des peuples de la planète vivent soit en démocratie, soit sont engagés dans un processus d’ouverture de leur société… c’est pourquoi la démocratie ne saurait être garantie par un simple changement de dirigeants politiques et encore moins dictée de l’extérieur d’autant qu’il n’y pas un modèle unique et que tous les pays ne peuvent avancer au même rythme» ( Politique Internationale, 2004).
Il faut rappeler que c’est sous la pression des pays européens que le concept a été rebaptisé lors du sommet du G8, « Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord ». Le texte de la nouvelle initiative européenne insiste sur le fait que la réforme souhaitée « ne doit nullement être imposée de l’extérieur » et devrait être impulsé de la région elle-même. De plus il souligne la spécificité de chaque pays tout en ajoutant que cette spécificité ne doit pas constituer un obstacle pour la réforme. Les Européens avaient protesté contre l’appellation « Grand Moyen-Orient » qui rappelait trop le projet hitlérien de la « Grande Allemagne », mais également le projet de Milosevic de « Grande Serbie » ou celui des extrémistes israéliens de « Grand Israël » (Journal Al-Hayat, 11 juin 2004).
Les Européens ont obtenu qu’un long paragraphe sur le conflit israélo-palestinien figure dans la déclaration adoptée : « Notre action en faveur de la région ira de pair avec un soutien à un règlement juste, global et durable du conflit israélo-palestinien». La Déclaration finale fait même mention de la « feuille de route». Cette nouvelle mouture du projet témoigne de l’influence des idées européennes elles-mêmes influencées par les réactions arabes hostiles à ce projet. Globalement, un consensus se dégage entre Arabes et Européens quant à l’urgence de vider la région des abcès de fixation tels que le conflit israélo- arabe, si on veut donner une réelle substance au processus de réforme préconisé justement par ce projet de Grand Moyen Orient.
Le projet initial américain de GMO a subi des retouches importantes entre le moment de son lancement et le sommet de l’Otan à Istanbul (juin 2004). Dans sa version finale, le projet a été ramené à de plus modestes propositions du moins pour le moment et a donc perdu son caractère prescriptif. Le modèle de la démocratie imposé de l’extérieur est remplacé par celui, plus rassurant de partenariat. L’action de l’Europe en Méditerranée et dans le monde arabe et son rôle de «conciliateur » en raison de la proximité géographique, de l’histoire commune, de l’expérience et du poids économique de l’Union ont été clairement reconnus.
Ainsi, l’Europe peut se vanter d’avoir pour le moment infléchi le dogmatisme américain. Elle a pu le faire sous l’impulsion des idées émises par les ministres français et allemand des Affaires étrangères mais aussi des pressions discrètes des pays arabes et des intellectuels arabes. Ceux-ci sont très nombreux à rejeter ce «télé-évangélisme d’un genre nouveau » mais sont unanimes à rappeler l’urgence de la réforme qui ne peut plus être ni ignorée ni repoussée sous de fallacieux prétextes. Certains, comme Abdul Monem Saïd de l’Institut d’Etudes Stratégiques d’Al Ahram, vont jusqu’à dénoncer le fait que « les droits du citoyen arabe demeurent suspendus au mur palestinien » (in Al-Ahram al arabi, 2 mars 2004) ou prisonniers d’une sorte de « culture du conflit avec autrui » (Al-Ansari abdul Hamid in Al-Sharq al-Awsat, le 17 mars 2004) ou « des théories de la conspiration ». Mais tous reconnaissent, à l’instar de Samir Kassir, que «pour sortir du malheur, il faudrait que les Arabes le fassent eux-mêmes » et acceptent l’idée que les valeurs démocratiques ne sont ni un patrimoine européen ou américain, mais un patrimoine de l’humanité.
Un rôle économique de premier plan
Faible, voire absente politiquement (marginalisée durant le processus de Madrid où elle n’hérite que du statut d’observateur), l’Europe concentre alors son action sur le terrain économique. Dès les années 70, elle avait conclu des accords bilatéraux de coopération avec Israël (1975), l’Algérie, la Tunisie, le Maroc (1976), la Syrie, l’Egypte et le Liban (1977). L’Europe a également étendu son aide économique aux territoires occupés : en 1986 elle accorde un régime préférentiel pour les produits provenant de ceux-ci et en décembre 1987 et sur pression européenne, Israël accepte l’exportation directe de produits palestiniens vers l’Europe. Avec les conseils européens de Corfou (juin 1994), Essen (décembre 1994) et Cannes (juin 1995), l’UE se fixe un objectif plus ambitieux: un partenariat euro-méditerranéen destiné à faire de la région «une zone d’échanges et de dialogue garantissant la paix, la stabilité et le bien-être». Le 27 novembre 1995, la première conférence euro-méditerranéenne s’ouvre à Barcelone. Les vingt-sept Etats participants entérinent formellement la nouvelle stratégie de l’Union en direction du Sud:
la mise en place d’une zone de libre échange, appelée ainsi à mettre fin au système préférentiel dont bénéficiaient auparavant ses partenaires.
Des accords d’association sont signés avec plusieurs Etats dont Israël dès la fin 1995, son premier partenaire économique dans la région et l’autorité palestinienne en 1997. L’Europe qui contribue depuis 1971 au budget de l’Office de secours et de travaux des Nations-unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), se place également en tête des bailleurs de fond des territoires palestiniens .
De 1994 à 1997, l’aide européenne s’est élevée à plus d’un milliard et demi pour l’aide économique en plus des aides européennes pour l’entraînement et le financement des forces de police et de sécurité et une assistance pour les élections palestiniennes de 1996 et de 2004.
Les pays européens sont convaincus que la dimension économique et financière constitue l’une des clefs de voûte de la stabilité de leurs voisins du sud de la Méditerranée. Ils ont dès 1993, apporté une aide financière et technique à l’Autorité palestinienne et aux autres pays engagés par la conférence de Madrid. Ainsi l’aide de l’Union européenne aux Palestiniens s’est élevée à 1, 68 milliards d’écus entre 1993 et 1997, faisant de l’Union, de loin, le premier soutien financier du processus de paix dans la région. Dans ce contexte, le processus de Barcelone PEM ou (processus euro-méditerranéen) a eu pour but de renforcer le processus d’Oslo. Tous les accords passés appellent au dialogue, au respect des droits de l’homme et de la démocratie, à l’établissement d’un zone de libre-échange compatible avec
l ‘Organisation mondiale du commerce, à la coopération économique dans de nombreux secteurs ou à la coopération dans le, secteur social et la migration. En somme le processus euro-méditerranéen vise à crier une aire de stabilité et de prospérité économique dans la région instaurant un partenariat politique, économique et social.
Le déclenchement de la seconde intifada à l’automne 2000 a eu deux conséquences majeures pour l’action européenne.
D’abord l’arrêt de l’aide au développement dans les territoires palestiniens au profit de l’aide humanitaire. La seconde est un retour un peu timide de l’Union sur la scène politique moyen orientale notamment par la participation aux travaux du Quartet (rassemblant l’UE, les Etats-Unis, l’ONU et la Russie) et surtout par la mise en place de la «feuille de route » du Quartet rendue publique en avril 2003, prévoyant notamment l’établissement d’un Etat palestinien courant fin 2005. Ce retour politique de l’UE s’est manifesté notamment par une dénonciation commune de l’occupation israélienne des territoires palestiniens, les nouvelles implantations ou encore le recours excessif à la force face aux Palestiniens. Fin juin 2004, en marge du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à Istanbul, le président Jacques Chirac déclarait: « il n’est pas très prudent, dans une stratégie de retour à la paix, de vouloir isoler le président de l’Autorité palestinienne.».
Cette position de l’UE, considérée à tort comme trop ouvertement probable par Israël, amène toutefois le gouvernement israélien à se méfier de l’Europe et de limiter son poids politique en se tournant vers un allié «plus sûr» les Etats-Unis dont la politique étrangère vis-à-vis du conflit israélo-palestinien est un enjeu de politique intérieure majeur.
La question posée est de savoir si l’Europe pourrait faire entendre une voix forte et indépendante ? C’est ici que le doute est permis. Et c’est ici que l’on aurait besoin d’une totale redéfinition des rapports transatlantiques, pour une relation fondée sur l’indépendance et le respect mutuel et non sur une vassalisation héritée de Yalta.
Conclusion
Au tournant du millénaire, le problème pour l’Europe reste entier. L’Union européenne semble capable d’exercer une certaine influence internationale en usant d’instruments politiques et économiques : son poids économique et commercial donne à ses prises de position politiques une certaine portée. Mais cette influence a des limites. L’UE est dépourvue d’une véritable capacité de coercition, elle a échoué à gérer les grandes crises, dans les Balkans ou au Proche-Orient.
Elle est une« puissance douce» pour reprendre l’expression popularisée par Joseph Nye (9), ce qui ne saurait suffire dans un contexte où les menaces, plus diffuses et variées, nécessitent toujours une réponse militaire. L’UE a de nombreux défis à relever et plusieurs paliers à franchir : adopter le projet de constitution, clarifier la relation avec les Etats-Unis, renforcer la dimension stratégique de la PESC, mettre sur pied une véritable armée européenne capable de rivaliser avec l’armée américaine, améliorer le système institutionnel, abandonner définitivement la neutralité adoptée par certains Etats membres, renforcer les capacités militaires et notamment de projection de force et, surtout, clé de voûte de l’ensemble, raffermir la volonté politique sans laquelle rien n’est possible.
* Mohamed TROUDI, Chercheur à l’Université de Paris XII – Val-de-Marne et vice-Président du Centre d’Etudes et de Recherches Stratégiques du Monde Arabe – Paris.
Note
1 Ces deux résolutions forment avec les toutes premières résolutions 181 et 194 le fondement d’un règlement politique du conflit. Votées respectivement le 22 novembre 1967 et le22 octobre 1973, elles exigent « l’instauration d’une paix juste et durable au Moyen-Orient » qui passe par « le retrait des forces israéliennes des territoires occupés » et le droit au retour des réfugiés palestiniens .Elles n’ont jamais trouvé une application sur le terrain.
2 Cette déclaration des neuf pays européens entendait contribuer au développement de la coopération et de la compréhension réciproque entre l’Europe et le Monde arabe.
3 Lire Claire Tréan, « Irak : l’Europe impose l’ONU », Le Monde, 9 octobre 2002.
4 La puissance et l’Europe, Presse de Sciences-Po, Paris 1998.
5 Lire Ignacio Ramonet, « Vassalité », le Monde diplomatique, novembre 2002.
Lire Bernard Cassen, « L’introuvable défense européenne » et « L’Europe mots à maux », dans « L’euro sans l’Europe », Manière de voir, n° 61, janvier-février 2002.
Lire Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, Paris 1990, et Nicole Gnesotto, la puissance et l’Europe.
La « politique étrangère et de sécurité commune » est née avec le traité de Maastricht (1992) et a remplacé l’ancienne « coopération politique européenne ». Elle prévoit une coopération intergouvernementale dans le domaine de la politique étrangère sous la forme notamment de « stratégies communes », d’« actions communes », de « positions communes ».
Joseph Nye, le leadership américain, quand les règles du jeu changent, Presses universitaires de Nancy, 1992.