« Quel avenir pour l’Atlantique ? »

L’Académie de Géopolitique de Paris (AGP) a organisé, mardi 13 mai 2025, un colloque intitulé « Quel avenir pour l’Atlantique ? », au 5 rue Conté à Paris.

Les pays côtiers du bassin atlantique, deuxième du monde (étendue, nombre d’États, poids économique), partagent des intérêts directs et interconnectés, et font face à divers problèmes menaçant son économie (pêche illégale et autres problématiques liées à la pêche, catastrophes naturelles, trafic illicite…). En septembre 2023, ils étaient trente-deux à lancer le Partenariat pour la coopération atlantique, première instance multilatérale à réunir autant de pays de l’Atlantique Nord et de l’Atlantique Sud, et abordant un large éventail de questions (développement économique, environnement, science et technologies…). 

Mais suite à l’investiture de Donald Trump à la présidence des États-Unis, la question de l’avenir du bassin méditerranéen, trop peu examinée, se pose à nouveau. Quel avenir pour l’alliance atlantique ? Quel avenir pour le Groenland, le Canada, le canal de Panama ? Le Partenariat pour la coopération atlantique ? Quelles conséquences sur le commerce international, notamment dans l’Atlantique ? Le colloque a pu fournir des éléments de réponse à ces questions au travers d’approches variées.

COMPTE-RENDU

Dr. Ali RASTBEEN, Président de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), « L’Atlantique, miroir des puissances et des incertitudes mondiales ».

Mesdames, Messieurs,

L’océan Atlantique, vaste espace qui relie les continents européen, africain et américain, occupe depuis plusieurs siècles une place centrale dans l’histoire des relations internationales. Longtemps perçu comme un espace de conquête, de commerce et de rivalités, il s’impose aujourd’hui comme un théâtre complexe, où se croisent dynamiques de puissance, vulnérabilités régionales et mutations globales. Dans un contexte marqué par la montée de la multipolarité et les recompositions stratégiques, l’Atlantique constitue un miroir des rapports de force contemporains et des incertitudes qui traversent l’ordre mondial.

Le bassin nord de l’Atlantique reste dominé par les puissances euro-américaines, qui en ont fait historiquement un espace de stabilité, de coopération sécuritaire et d’intégration économique. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en est l’expression la plus emblématique, en tant qu’alliance politico-militaire assurant la défense collective de ses membres. L’importance des échanges commerciaux transatlantiques, soutenus par un réseau dense de ports, de câbles de communication et de corridors logistiques, renforce le caractère stratégique de cette zone, véritable épicentre de la mondialisation occidentale.

En revanche, l’Atlantique Sud révèle des dynamiques plus contrastées. Si des États comme le Brésil, le Nigeria, l’Angola ou l’Afrique du Sud renforcent progressivement leur présence navale, diplomatique et économique, la région souffre encore d’une gouvernance maritime fragmentée. La piraterie dans le golfe de Guinée, la pêche illégale, ou encore l’absence de structures sécuritaires intégrées freinent l’émergence d’un ordre régional cohérent. Ce déficit de coordination ouvre la voie à des interventions extérieures, notamment de la Chine, dont l’expansion économique s’appuie sur le financement d’infrastructures portuaires et la sécurisation de ses routes commerciales.

Trois carrefours maritimes jouent un rôle structurant dans l’architecture atlantique : le détroit de Gibraltar, point de passage stratégique entre Atlantique et Méditerranée ; le canal de Panama, trait d’union entre Atlantique et Pacifique et maillon essentiel des chaînes de valeur globalisées ; enfin, la mer des Caraïbes, interface logistique de plus en plus convoitée, notamment dans le contexte des tensions géopolitiques en Amérique latine. Ces zones de transit sont au cœur des logiques de puissance, de contrôle des flux énergétiques et de projection militaire.

L’importance économique de l’Atlantique est incontestable : plus de 90 % du commerce international transite par la mer, et des ports tels que Rotterdam, New York, Lagos ou Santos figurent parmi les plus actifs du globe.

L’Atlantique est également au centre des enjeux énergétiques, notamment à travers les importantes réserves offshore d’hydrocarbures localisées au large de l’Afrique de l’Ouest et du Brésil. Ces ressources attisent les convoitises, en particulier de puissances comme la Russie ou la Chine. Mais cette richesse s’accompagne d’enjeux écologiques majeurs : la surpêche, la pollution marine, la dégradation des écosystèmes fragilisent durablement la biodiversité atlantique, posant la question d’un développement plus durable des zones maritimes.

L’Atlantique joue en outre un rôle déterminant dans la régulation du climat mondial. Des phénomènes tels que le Gulf Stream, en redistribuant la chaleur entre les tropiques et les latitudes tempérées, influencent directement les climats européens et africains. Or, le réchauffement climatique, l’acidification des océans, la montée du niveau de la mer et l’augmentation de la fréquence des événements extrêmes menacent cet équilibre. Ces perturbations imposent une réponse coordonnée, fondée sur une coopération internationale renforcée, tant sur le plan scientifique que politique.

Dans ce cadre, l’OTAN réaffirme son rôle dans l’Atlantique Nord, en réponse aux tensions croissantes avec la Russie et à la contestation des normes occidentales. On observe une intensification des manœuvres militaires, une modernisation des capacités de surveillance et une attention accrue portée aux infrastructures critiques, notamment les câbles sous-marins. À l’inverse, le Sud de l’Atlantique demeure un espace en quête de structuration. L’absence d’une architecture de sécurité comparable à l’OTAN laisse place à des initiatives régionales ou Sud-Sud, mais aussi à des vulnérabilités face aux menaces transnationales.

Par ailleurs, l’essor des technologies émergentes reconfigure les logiques de puissance maritime. Les systèmes de surveillance satellitaire, l’automatisation des infrastructures portuaires ou encore l’exploitation des énergies marines renouvelables redéfinissent les rapports entre États, entreprises et sociétés civiles. Dans ce nouveau contexte, la capacité à intégrer ces innovations de manière souveraine et durable devient un enjeu stratégique.

En définitive, l’Atlantique n’est plus uniquement un espace de domination ou de concurrence : il devient un espace à gouverner collectivement. La coexistence entre les zones intégrées du Nord et les dynamiques plus fluides du Sud dessine une géopolitique à plusieurs vitesses, où les rapports de pouvoir se combinent avec les impératifs environnementaux et économiques.

Face aux défis globaux – qu’ils soient sécuritaires, climatiques ou technologiques – les États riverains sont appelés à repenser leurs modes de coopération. Il ne s’agit plus seulement de contrôler l’Atlantique, mais de construire ensemble un ordre maritime fondé sur la sécurité partagée, la durabilité des ressources et la solidarité régionale.

M. le Recteur Gérard-François DUMONT, Professeur à la Sorbonne Université, Économiste et démographe, Président-fondateur de la revue Population & Avenir, Vice-Président de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), « L’océan Atlantique est-il une frontière ? ».

Merci beaucoup, Monsieur le Président et merci pour la belle organisation de cet après-midi de réflexion autour de l’océan Atlantique. Donc, qu’est-ce qu’une frontière ? Une frontière se définit de façon simple par une limite qui sépare. Donc, il s’agit de savoir si l’océan Atlantique est une limite ou non. Et pour cela, je vais vous proposer d’abord de considérer que la réponse à la question posée est négative. Puis, nous verrons ensuite si elle est positive. Et enfin, je vous proposerai une courte synthèse.

Premier élément, effectivement, nous pouvons considérer que l’océan Atlantique n’est pas une frontière. Elle n’est pas une frontière si l’on considère d’abord les valeurs politiques des deux côtés des rives de l’océan Atlantique, puisqu’en fait, les valeurs de tout ce qui est l’Amérique sont largement nées dans la partie européenne de l’océan Atlantique. Y compris dans toute leur diversité, puisque l’on va trouver à la fois les Pères pèlerins avec leur logique puritaine, mais aussi l’attitude de William Penn, qui considère que ce territoire doit avoir le sens de l’altérité.

Deuxième élément, c’est toute la question évidemment des valeurs religieuses sur lesquelles je ne reviendrai pas, mais qui, elles aussi, ont largement traversé l’Atlantique. Et puis, bien sûr, les traits linguistiques, dans la mesure où l’Amérique parle différentes langues qui toutes viennent de l’Europe, y compris en Amérique latine, à la suite du fameux traité de Tordesillas de 1494. Et enfin, autre trait politique important, c’est le fait que toute une partie des territoires de l’Atlantique ont un héritage historique semblable, dans la mesure où les trois quarts de ces territoires ont été des colonies, et que ces pays ont réussi à se décoloniser vis-à-vis des peuples européens.

Deuxième élément de paramètre géopolitique, la question du peuplement. Là aussi, il est clair que le peuplement est largement d’origine européenne, même si bien sûr, il y avait des populations aborigènes avant la venue des Européens. Et je voudrais surtout ajouter que cette origine européenne a été très largement majoritaire jusque dans les années 1965, même si, malheureusement, s’est ajouté aux rives européennes, les populations venues de façon forcée dans le cadre de l’esclavage des rives africaines.

Troisième élément, la géopolitique des mobilités nous donne l’impression, là aussi, de l’absence de frontières, puisque l’histoire des mobilités au sein de l’Atlantique, c’est un territoire de plus en plus franchissable dans des délais raccourcis. Lorsque les Pères pèlerins veulent traverser l’Atlantique, donc en 1620, cela met 66 jours. Ensuite, si je suis maintenant en 1890, au moment où il y a tous ces bateaux qui partent de Cherbourg pour New York, il faut 7 à 10 jours. Si je regarde ensuite les vols aériens au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces vols sont quand même assez longs par rapport à aujourd’hui, puisqu’en 1946, on est encore autour de 24 heures. Pourquoi ? Parce qu’il faut 2 escales techniques, l’une à Shannon en Irlande et l’autre à Gander en Terre-Neuve. Donc, il faut attendre à la fois le progrès de l’aviation et surtout l’arrivée en 1960, en gros, de vols directs pour qu’il y ait cette possibilité beaucoup plus rapide de franchir l’Atlantique. Et ce développement des vols directs va concerner ensuite l’Afrique, avec aujourd’hui des vols directs de Casablanca à New York ou de Lagos à New York, ce qui efface dans une certaine mesure l’océan Atlantique.

J’irai rapidement sur un autre élément qui signifie là aussi l’absence de frontières, qui est la question de la géopolitique en matière de défense. Je note simplement que lorsque l’OTAN est créée, en réalité dans les premiers adhérents nous voyons tous les pays européens, riverains et qui ont donc des littoraux atlantiques, à l’exception de l’Espagne qui n’entrera dans l’OTAN qu’en 1982. Donc, en fait, s’organise une sorte d’union défensive de l’Amérique et de l’Europe. Et même si l’Afrique n’est pas dans l’OTAN par définition, du moins à cette époque – donc en 1949 – dans une certaine mesure, comme un certain nombre de territoires africains sont à l’époque des colonies de pays européens, indirectement nous pouvons dire qu’ils font un peu partie de l’OTAN et donc de la même zone de défense.

Enfin, cinquième élément plus récent, c’est que la technologie a détruit les frontières compte tenu de l’évolution de la géopolitique de l’information avec toutes les technologies de l’information et de la communication qui permettent des contacts instantanés entre toutes les rives de l’Atlantique. Et donc, dans une certaine mesure, l’Atlantique devient presque une Méditerranée, c’est-à-dire une zone de contact, grâce à cette évolution, et cette évolution qui se traduit aussi par un véritable changement structurel dans la mesure où les personnes qui immigraient en Amérique au 17ème siècle tournaient le dos complètement à leur pays d’origine, puisqu’elles ne pouvaient pas continuer de conserver des liens et des relations régulières avec leur pays d’origine. Là, c’est tout le processus de diasporisation qui a pu se mettre en place et se déployer depuis que la technologie a détruit les frontières.

Donc, en conclusion de mon premier point, on pourrait considérer que l’Atlantique n’est pas une frontière. Et pourtant, j’essaierai dans un second point de montrer qu’il y a quand même quelques arguments qui peuvent laisser penser que l’Atlantique est une frontière.

Le premier argument est lié d’abord aux diversités civilisationnelles et notamment aux diversités religieuses. Le changement qui s’est véritablement opéré, s’est surtout opéré entre d’une part l’Europe et d’autre part les autres rives de l’Atlantique, la caractéristique de l’Europe étant une montée très importante de l’athéisme qu’on ne constate pas sur les autres rives de l’Atlantique. Donc, c’est un changement significatif. Et on peut l’illustrer, si vous voulez, par un détail. À chaque fois qu’il y a un nouveau Congrès aux États-Unis, on bénéficie d’une statistique qui nous dit combien il y a de mormons, combien il y a de juifs, combien il y a de catholiques, etc., au sein du Congrès des États-Unis. Donc, on a une répartition religieuse des congressistes des États-Unis, ce qui ne se constate dans aucun pays d’Europe, évidemment pas en France qui est un pays laïque, mais dans les autres également.

Donc, ce changement est significatif d’un point de vue civilisationnel et s’ajoute à un autre élément, c’est-à-dire sans doute des approches prométhéennes qui me semblent plus fortes en Europe par rapport à ce qui existe notamment en Amérique, et peut-être que c’est lié au point précédent que j’ai évoqué.

Le grand changement qui est intervenu à mon sens, c’est surtout en matière de peuplement, puisqu’en gros, jusqu’en 1965, La réglementation des États-Unis fait en sorte que le peuplement américain reste à majorité anglo-saxonne avec une politique de quotas qui décourage la venue, notamment des Asiatiques, sur le territoire américain. La grande réforme, elle va se faire à ce moment-là, sous Kennedy et sous Johnson. Et là, je dirais que pour moi, les États-Unis se sont désatlantisés. Et on le voit d’ailleurs dans les chiffres, c’est-à-dire en même temps qu’on regarde les chiffres, on voit qu’il y a de plus en plus d’Africains aux États-Unis, mais en même temps, si vous regardez d’autres chiffres, vous voyez que les originaires de Chine et d’Inde aux États-Unis sont beaucoup plus nombreux que les Africains. Donc, c’est cette désatlantisation de la population, notamment des États-Unis, qui met en évidence que les États-Unis sont devenus ce que moi j’appelle un peu un « État-monde », dans la mesure où nous avons cette diversité de populations qui s’est développée depuis ces dernières décennies. Et dans une certaine mesure, l’Amérique latine suit un peu cette évolution, évidemment avec une intensité nettement moindre que celle des États-Unis.

Troisième élément, les questions de mobilité. Il y a quand même un problème, c’est que bien que l’Atlantique existe, et bien que j’ai essayé d’évoquer que cette frontière existait le moins possible, il y a quand même le phénomène que Paris ou Dakar ou Casablanca ne peuvent pas être à l’heure de New York. Ça, c’est quelque chose, géographiquement, qui a quand même une certaine importance, c’est-à-dire qui complique forcément l’unification autour de l’Atlantique, qui complique les relations. Et donc, vous voyez que si, par exemple, l’ensemble de l’Amérique se trouvait, je dirais, au niveau du Nigeria, donc en gros dans les mêmes fuseaux horaires, les problèmes relationnels seraient un peu différents et nous le vivons périodiquement dès qu’il y a des événements importants aux États-Unis où il faudrait changer nos horaires de sommeil pour pouvoir être parfaitement informés de ce qui s’y passe. Donc là, il y a une permanence géographique qui n’a pas été supprimée malgré toutes les évolutions technologiques que j’évoquais tout à l’heure.

Enfin, dernier point de divergence, c’est évidemment tous les problèmes de géopolitique externe que l’on constate ces dernières années. J’en citerai deux.

Premièrement, disons un certain divorce que l’on est obligé de constater entre les pays d’Europe et les États-Unis en matière de conception de la défense et de leur rôle dans le monde. Et puis, le second élément, c’est l’attitude face à la Chine. À cet égard, l’Atlantique est complètement désuni, c’est-à-dire qu’on sent bien que les États-Unis sont dans une logique de rivalité. On voit qu’au contraire, en Amérique latine et notamment au Brésil, il y a l’idée de garder un équilibre entre la Chine et les États-Unis. Les pays africains, ils cherchent leurs intérêts, ce qui est normal et donc ils n’ont intérêt à se couper ni de l’un ni de l’autre, selon une logique que l’on comprend. Quant à l’Europe, chacun peut ici penser ce qu’il en veut. Moi, j’ai plutôt l’impression que l’Europe est en train un peu de se laisser dominer par la Chine, tant par les politiques énergétiques, industrielles et climatiques décidées par l’Europe ces dernières années et qui ont les conséquences que chacun sait.

En conclusion de cette présentation de la thèse et de l’antithèse par rapport à la question posée, j’ai tout simplement envie de terminer en citant et en rappelant la fameuse phrase d’André Siegfried, prononcée à Sciences Po si ma mémoire est bonne, qui disait : « Messieurs, l’Angleterre est une île et je devrais m’arrêter là ». Donc, j’ai envie de conclure en disant : « L’Atlantique est un océan et je devrais m’arrêter là ». Et je devrais faire évidemment comme Siegfried : ensuite, vous présenter une page blanche pour vous inciter à méditer la phrase que je viens de prononcer. Merci de votre attention.

Général Jacques PERGET, Contrôleur général des armées (2S), ex-chargé de l’enseignement en relations internationales (Université Paris-Dauphine) et ex-titulaire de la chaire « Pierre Massé » d’économie industrielle (Paris 2-Assas), « La relation atlantique vue par les États-Unis ».

Je vais traiter mon sujet à partir de la remarque suivante, à savoir qu’en Occident, du moins, nous semblons vivre un temps de sidération. C’est-à-dire que l’opinion, certes, mais surtout les responsables politiques, en Occident – j’insiste beaucoup – manifestent dans leur comportement une sorte de surprise. Alors, et ça va être mon point de vue que je vais essayer de développer, je pense que nous ne devrions pas être surpris, car dans le passé, bien des indices nous permettaient d’imaginer comment les choses allaient évoluer. À partir de là, je vais donc développer en trois parties aussi rapidement que possible mon propos. Première partie, les manifestations de la sidération. Deuxième partie, une tentative d’explication de cette sidération. Et dernière partie, puisqu’il n’y a pas en fait sidération, comment pouvons-nous envisager l’avenir, du moins dans ces perspectives prochaines ?

Alors, sur le premier point, la sidération. Bien évidemment, la sidération d’un point de vue formel. La sidération tient purement et simplement à la situation internationale et à son évolution, c’est-à-dire depuis quelque temps à une augmentation des tensions et à ce que rappelait le pape défunt François : Une guerre, une situation, un état de guerre par morceaux. Évidemment, il y a de quoi, devant les manifestations de cet état de guerre, d’être sidéré.

Nous sommes également sidérés en Occident par le comportement des États-Unis. C’est-à-dire qu’on en arrive même à parler de traîtrise, de modification complète de la relation entre les États-Unis et l’Europe. Et donc, sidération qui peut conduire d’ailleurs à des propos extrêmes.

Et puis, vous avez un autre motif de sidération, vous l’entendez en écoutant la radio, en voyant, en regardant la télévision, les points de vue qui sont exprimés, y compris de la part de mes amis militaires, que je trouve d’ailleurs en l’espèce plutôt bons par rapport à beaucoup de civils dans des états de crise, qui ne sont pas si éloignés que ça. Je trouve qu’on est amené dans l’expression des commentaires sur l’évolution de la situation nationale à changer d’avis, à changer d’appréciation relativement rapidement. Alors bien évidemment, il y a de quoi être sidéré par tout ça.

Et, je pense que la cause de cette sidération, bien évidemment, cette sidération traduit une inquiétude latente, voire même une angoisse, face notamment au lendemain, puisqu’on est sidéré, on est encore plus gêné pour appréhender l’avenir. Alors pourquoi ? Pour moi, mais c’est un point de vue personnel, je pense que nous sommes restés très attachés, l’opinion et bien évidemment l’opinion formatée par les dirigeants, à une vision atlantiste du monde qui est très ancienne. Elle trouve son origine il y a très longtemps, mais qui a trouvé son expression concrète en 1945. Il est clair que par l’intermédiaire des États-Unis, le monde atlantique domine le monde. On n’a jamais été aussi près du rêve de beaucoup d’avoir une expression concrète du mondialisme avec une gouvernance globale. Les États-Unis sont l’allié de l’Union soviétique, qui entend d’ailleurs à l’époque le rester, allié des États-Unis, ne l’oublions pas. Et les États-Unis, mis à part l’emprise territoriale que représentaient l’Union soviétique et ses satellites, les États-Unis sont absolument partout sur la planète. Ils sont même en Chine. Ils sont partout.

Alors, nous avons donc une représentation de l’avenir du monde à partir de là, assez claire. Et c’est ce qui a conduit bien évidemment à lancer toute une série d’idées, notamment sur la façon dont les relations internationales, économiques, devaient évoluer. On ne va pas parler de ça parce que ça serait trop long, mais j’insiste beaucoup sur ce point. Les choses ont changé et elles ont changé de manière progressive, de manière certes progressive mais extrêmement significative. Aujourd’hui, bien évidemment, on ne peut plus parler d’un monde global, sauf quelques attardés. Mais qui sont restés attardés jusqu’à une époque relativement récente. Donc, en ce qui concerne le monde nous avons aujourd’hui manifestement deux blocs, chacun de ces blocs d’ailleurs étant de plus en plus fragmenté, voire même dans certains cas divisé. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Et donc, vous avez essentiellement deux blocs, vous avez le monde occidental, qui au fond se résume à l’Amérique du Nord et à la partie occidentale de l’Europe, et puis avec quelques enclaves ici et là de par le monde. Et puis c’est tout. Et puis tout le reste, c’est le monde des BRICS.

Et moi, j’ajoute une composante dont on ne parle pas (ou on en parle à propos d’autres sujets). Moi, j’attends beaucoup de surprises de la troisième force dont je vais parler, l’Islam. L’Islam, incontestablement, chevauche aujourd’hui, si vous voulez, géographiquement parlant et géopolitiquement parlant, s’étend de manière transversale et oblique à partir du Pamir et va jusqu’au sud du Sahel, etc. C’est-à-dire que pour ces deux blocs qui sont eux-mêmes par ailleurs divisés, ce monde musulman est lui-même très peu homogène, c’est le moins qu’on puisse dire. Il est même assez différencié, mais il n’en demeure pas moins que ce sont des forces qui n’ont cessé de s’affirmer.

Alors bien évidemment, toutes les idées, à partir de cela, sur le mondialisme, sur le multilatéralisme, sur beaucoup de choses qui se terminent en « -isme », sont un peu battues – et beaucoup – en brèche par l’évolution des choses.

Et bien évidemment, pendant très longtemps, on a voulu cacher tout ça. On n’a pas voulu, parce que ce n’est qu’une évolution quand même qui s’est effectuée, pas sur un siècle, mais sur les trois quarts d’un siècle. Donc, on aurait dû quand même être un peu plus éveillés. Voilà, c’est ça que je veux dire.

Alors, l’explication de notre sidération, du coup, elle est la suivante. Elle tient essentiellement à trois causes sur lesquelles je crois qu’il n’est pas mauvais de revenir.

La première cause, c’est que, comme je viens de vous le dire, cette ignorance des réalités, cette volonté absolue de refuser la réalité du phénomène national, même lorsque la notion de nation, au fil du temps, change, n’est pas la même. C’est une notion très plastique, mais il n’en demeure pas moins que ça reste une réalité fondamentale, niée en particulier dans certaines écoles françaises à laquelle d’ailleurs j’ai appartenu. Il n’y a pas de doute que le phénomène national est un phénomène qui, contrairement à ce qui a été dit, n’a cessé de s’affirmer sur cette longue période. Quitte à ce que la réalité nationale change. J’insiste beaucoup sur ce point. Il y a des propos généraux, mais je peux difficilement faire autrement.

La deuxième erreur est à mon avis due à une erreur intellectuelle d’analyse sur le sens de l’histoire. C’est-à-dire qu’on considérait qu’il y avait effectivement un sens de l’histoire et que ce sens de l’histoire allait vers la globalisation, et porté par des idées bien précises qui étaient celles d’un certain libéralisme. Souvenez-vous de Fukuyama et de la fin de l’histoire, c’est-à-dire du triomphe de certaines idées.

Et puis enfin, pour terminer, je pense qu’il y a une erreur sur l’appréciation que nous portons vue de l’Europe sur les États-Unis. C’est-à-dire que nous voyons les États-Unis, en tant qu’Européens.

Les États-Unis sont nés un peu de l’Europe, c’est le moins qu’on puisse dire, mais je rappellerai que les États-Unis – et à mon avis ça permet d’éclairer le comportement et la politique du président Trump actuel – les États-Unis, à cause même de leur origine, ont toujours été fascinés plus par l’Ouest que par l’Est. La conquête de l’Ouest a été, finalement, le moyen de faire les États-Unis, bien évidemment. Et au-delà de la conquête de l’Ouest, c’est le Pacifique. En tant que militaire, je peux vous assurer que certes, les États-Unis portent une très grande attention à l’OTAN, mais ils portent une attention encore plus grande au dispositif militaire qui doit être maintenu et développé dans la zone pacifique. Et les rapports de force ne sont pas du tout du même ordre.

Nous, nous sommes fascinés parce que nous croyons être encore le centre du monde. Eh bien, ce n’est pas le cas. Les États-Unis voient les choses totalement différemment. Ils voient différemment sur ce plan-là, mais ils le voient également sur d’autres plans. Et en particulier, nous sommes sidérés de voir la politique du président Trump.

Moi, pour ma part, je la trouve parfois s’inscrivant d’ailleurs dans la politique de ses prédécesseurs. Et surtout, je voudrais insister sur deux faits, c’est que le président Trump, certes, est protectionniste, mais les États-Unis l’ont toujours été. Le président Trump, il est protectionniste, c’est-à-dire qu’il veut protéger, il veut protéger un certain espace. Il se réfère à McKinley, donc à une époque qui commence déjà à être assez ancienne. Moi, pour ma part, je vais beaucoup plus loin dans le temps. Je pense qu’il faut rappeler plutôt Monroe, c’est-à-dire la doctrine Monroe. Avec, je vous le répète, je le précise, Monroe ayant une certaine idée de l’Europe et une certaine idée très distante des affaires européennes. Et donc le président Trump, à mon avis, s’inscrit parfaitement dans cette ligne, alors avec son style. Évidemment, le style du président Trump est un peu singulier par rapport à celui que pouvait être celui de McKinley ou de Monroe. Et ça s’explique d’autant plus que les États-Unis – et là je crois que le président Trump n’a pas tout à fait tort, parce que les faits, me semble-t-il, lui donnent raison – les États-Unis ne sont plus du tout dans la position qui était la leur en 1945. Ils ont perdu, comme on dit dans les écoles de commerce, d’énormes parts de marché. Et donc, la notion de devoir se replier sur l’espace de l’Amérique du Nord n’est pas si farfelue que ça. Donc, on pourrait développer tout cela.

Alors, si on intègre ces données, à savoir que les États-Unis cherchent à se refaire une santé, pour dire les choses simplement, étant entendu qu’ils ont perdu beaucoup de parts de marché dans tous les domaines à l’extérieur et également que leur situation intérieure n’est pas si bonne que cela. Elle est même plutôt mauvaise. Ce qui me permet de penser que l’élection de M. Trump n’a pas été aussi fortuite que certains commentateurs l’ont dit.

Alors, si on intègre tout ça, quelles sont les perspectives d’avenir ?

Pour ma part, encore une fois – c’est un point de vue personnel et donc je me livre avec hardiesse à vos critiques – je pense que sa politique, son comportement et sa politique, pour moi, sont appelés à échouer. Son calcul en matière de politique extérieure, tout le monde le connaît, il veut se rapprocher de la Russie et il voudrait faire former cet attelage pour mieux contrôler l’arrivée puissante de la Chine. Rompre l’attelage Russie-Chine, je crois, n’est qu’une vue de l’esprit. Même si l’entente entre ces deux pays n’a jamais été parfaite et même si ce n’est pas un modèle, ils ne peuvent pas se passer l’un de l’autre.

Deuxièmement, il faut bien se rendre compte aussi que la Russie, si elle ne veut pas forcément la guerre, elle doit gagner cette guerre. C’est absolument indispensable. À l’inverse, les États-Unis n’ont jamais voulu cette guerre, c’est pour ça qu’ils sont prêts à négocier, tout simplement parce que la situation ex ante avant l’invasion du Donbass leur était extrêmement favorable. Ils n’allaient pas donc déclarer une guerre alors même que la situation qui existait avant de 2022 leur était tout à fait satisfaisante. Donc, dès d’ailleurs les 4 premiers mois de la guerre de 2022, une autorité, et non des moindres, c’est-à-dire le chef d’état-major des armées américaines, le général Mia Li, s’est exprimé à quatre reprises pour dire : « Il faut soutenir l’Ukraine, mais il faut d’ores et déjà envisager la fin de cette guerre et négocier ». Il l’a répété à quatre reprises et avec une autorité, personnellement, qui m’a laissé un peu pantois. À mon tour d’être sidéré. Donc si vous voulez, les États-Unis, il faut qu’ils se libèrent de cette entrave qu’est cette guerre. Et donc, la stratégie de Trump, je ne vois pas comment elle peut aboutir.

Alors, si elle n’aboutit pas, qu’est-ce qui se passe ? Eh bien de deux choses l’une, ou il y a un affrontement, qui me paraît difficile, entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est (je ne pense pas qu’on arrivera à se battre pour l’Ukraine), la même chose en mer de Chine, et alors la messe est dite, donc il faut trouver une solution sur le plan diplomatique.

C’est par contre pour le Moyen-Orient que là, il risque d’y avoir des dérapages. Mais dans cette situation, personnellement, et ce qui se passe peut-être peut me donner raison, je pense qu’inévitablement, lentement mais sûrement, les trois pays, les États-Unis, la Russie et la Chine, vont être amenés, à condition de sauver la face sur le plan diplomatique, et ça c’est toujours possible, vont arriver à une sorte d’entente, entente forcée, entente malgré tout.

Et il pourrait se former ainsi une sorte de triade, une sorte de Yalta à trois, devant à terme s’entendre seulement sur un seul point, la répartition de la planète. Si c’est le cas, alors personnellement je suis très inquiet, parce que compte tenu de nos prises de position jusqu’à une époque récente, pour ne pas dire à ce jour, je pense que d’abord l’avenir de l’Europe me paraît un peu sombre, c’est-à-dire qu’elle va se retrouver marginalisée. Quant à l’Afrique, sa vocation à ce moment-là, ce serait d’être dépecée…

Alors, par rapport à cette hypothèse de scénario, comment réagir? D’abord, je pense qu’en ce qui concerne l’Europe et aussi la France, et surtout la France, il faut que nous reprenions un peu d’autonomie. Surtout pour la France, car sinon notre avenir, je ne le vois pas, personnellement. Deuxième point, on a complètement oublié le Groenland, le Canada et aussi Panama, mais surtout le Groenland et le Canada, tellement nous sommes fixés et préoccupés par le reste. Là, il y a quelque chose de très, très important.

S.E.M. Jean-Pierre VETTOVAGLIA, Ex-Ambassadeur de Suisse (1988-2007) à Vienne, Bucarest et Paris, ex-représentant personnel du président suisse pour la francophonie à Paris (2000-2007), administrateur d’une banque de financement du commerce international à Genève (Trade Finance, BIC-BRED)essayiste, directeur de la collection « Prévention des crises et promotion de la paix » (éditée chez Bruylant), et conférencier sur l’analyse et la prospective des relations internationales, « Les relations transatlantiques vues d’Europe : des histoires de vassalisation et les difficultés d’une analyse prospective au-delà du mandat de Donald Trump ».

« Souvent les gens ne veulent pas voir, entendre et parler de vérité parce qu’ils ne veulent pas que leurs illusions soient détruites »

Friedrich W. Nietzsche

Introduction

L’Europe est en état de choc, KO debout, abandonnée au milieu du gué.

Entraînée dans la guerre en Ukraine par un narratif concocté aux États-Unis par les milieux néoconservateurs et par l’administration Biden en particulier, elle réagit aujourd’hui par un bellicisme avéré continuant seule une guerre qu’elle n’a pas pu gagner aux côtés de l’Amérique.

Faisant face à des déficits chroniques, elle envisage cependant d’investir des centaines de milliards d’euros dans le réarmement. C’est un peu comme si elle continuait la Seconde Guerre mondiale et la guerre froide dans une détestation totale et radicale de la Russie.

Nous avons une ambivalence de l’Amérique jamais aussi exacerbée[1], une complaisance envers elle-même de l’Europe qui se prend pour une grande puissance mondiale dans une transcription moderne de la Fable « La Mouche et le Coche » et un revanchisme russe latent.

Il n’est pas impossible que si l’Europe libérale « wokisée » recueille bel et bien les haines de la Russie (c’est avéré), les mêmes dispositions d’esprit pourraient bien se retrouver dans l’entourage du Président Trump et bien sûr auprès des BRICS et du Sud Global. Tout cela a lieu dans un contexte de déshumanisation de l’ennemi basée sur les idéologies et des nationalismes renaissants.

D’ailleurs l’un des meilleurs historiens de notre époque Antony Beevor nous revient en mai 2025 dans le dernier numéro de Foreign Affairs avec le titre suivant qui me semble approprié : « We are still fighting World War II : The Unsettled Legacy of the Conflict That Shaped Today’s Politics ».

Nous voilà en effet, nous autres Européens, plus vulnérables que jamais, délaissés par notre principal parrain, dans un monde décrit depuis longtemps par Hubert Védrine : celui de « Jurassic Park ». Nous ne sommes plus à l’abri du chaos du monde, bien au contraire, le monde qui vient conteste de plus en plus vigoureusement nos règles occidentales proclamées universelles.

Rien de ce qui se dit ou se fait aujourd’hui ne s’inscrit dans une logique appelée à forcément perdurer au-delà des prochaines élections présidentielles américaines, tant est grande la versatilité américaine. Nul ne sait où va l’Europe frappée d’apoplexie. À quoi ressemblera-t-elle en 2030 ?

La politique américaine mise en place dès 1945, les choix opérés ensuite avec la création de l’Alliance atlantique en 1949 et puis ceux du Président Clinton qui rejeta en fin de compte tout rapprochement sérieux avec la Russie dès 1993 ont été des constantes dans la recherche d’un seul objectif : l’affaiblissement de la Russie et même son démembrement.

La politique américaine avait été explicitée dans le détail par Brzezinski dans ses ouvrages et par les néoconservateurs de Wolfowitz avec leur doctrine de « premptive action », sans oublier des fondations, telle la « Rand Corporation », ni la doctrine de « Full Spectrum Dominance » de Bush II et d’Obama, ni la doctrine du « Council on Foreign Relations » (CFR) énoncée par Richard Haass. Elle était l’héritage des idées du fameux géographe anglais Halford John Mackinder.

Ceci consacre Washington comme le plus grand hôpital psychiatrique du monde à ciel ouvert (expression de John Whitbeck, sur son blog.) D’autres voient dans les initiales DC, un raccourci pour « Dysfunctional Capital ».

Le Général de Gaulle a souvent souligné que l’Amérique était notre alliée mais que nous n’étions pas ses vassaux.

Et Lord Ismay, premier SG de l’OTAN, avait résumé l’Alliance atlantique en une phrase: « Keep the Soviet Union out (of Europe), the Americans in and the Germans down ».

L’on doit à la vérité de dire que les États-Unis ont su pendant longtemps rendre le poids de leur domination plus que supportable pour leurs protégés, les mettant à l’abri des menées soviétiques, assurant ainsi à leur hégémonie une forme de légitimité. Il n’y a pas de plus belle domination que celle qui est acceptée et consentie. On a même pu parler naïvement d’une « hégémonie bienveillante », mais les États-Unis sont assez exclusivement les amis des États-Unis, comme l’on vient de le découvrir.

Les dirigeants européens vivent dans l’immédiateté de chaque instant ce qui ne les aide pas à comprendre les évolutions en cours.

Ces constatations préliminaires permettent de distinguer la véritable et très constante attitude des États-Unis à l’égard de l’Europe. Ce qu’ils ont réussi est à proprement parler inouï : il s’agit de la sextuple vassalisation plus ou moins librement consentie de l’Europe. L’atlantisme peut se définir en effet comme une vassalisation militaire de l’Europe (1), Une vassalisation politique (2), une vassalisation économique et industrielle (3), une vassalisation financière (4) et une double vassalisation juridique (5) ainsi qu’une situation de vassalité dans le numérique (6).

Elles se laissent brièvement résumer comme suit :

1.- La vassalisation militaire avec l’OTAN place l’Europe sous commandement militaire américain, l’induit à acheter des armes américaines (avions, missiles, etc.), et à accueillir 37 bases militaires en Europe dont 13 en Allemagne pour un total de près de 100.000 soldats américains stationnées en Europe en passant par le Kosovo (Bondsteel, Pristina), la Roumanie (Mihail Kogalniceanu, Costanza) et la Turquie. La protection de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord n’est guère crédible, sauf dans le cas où elle est invoquée par les États-Unis eux-mêmes pour les « défendre », ce qui fut le cas une seule fois… à l’occasion de la guerre en Irak. Rien à faire contre le « Pentagod », surnom donné au Pentagone et à ses 5 tentacules principales que sont Raytheon, Lockheed Martin, Boeing, Northrop Grumman et General Electric.

2.- La vassalisation politique à travers une foule d’institutions. La Maison Blanche, le Secrétariat d’État, les think tanks, la presse et médias « mainstream » américains donnent le ton tout comme leurs nombreux lobbies. Leurs messages sont généralement repris en chœur par une Europe conquise par les narratifs mis au point à Londres et Outre-Atlantique. Sur tous les sujets de politique internationale et Israël en particulier.

3.- La vassalisation économique et industrielle.Il suffit de lire les travaux de l’École de guerre économique française et de son Centre de recherche 451pour savoir qui est l’ennemi, de qui les entreprises françaises sont les cibles et quelles sont les guerres de l’ombre qui mettent en danger nos économies européennes. On y voit la machine de guerre américaine à l’œuvre.

4.- La vassalisation financière avec le Dieu Dollarqui domine toujours et encore l’essentiel des transactions mondiales, bien que le pourcentage du commerce mondial libellé en dollar soit en constante mais très progressive diminution.

5.- Et enfin la double vassalisation juridique au travers du concept de « rules based order » et de l’extraterritorialité du droit américain.

6.- Sans oublier un véritable état de vassalisation numérique

Quelles sont les perspectives à 3 ans de ces 6 secteurs :

1.- sur le plan militaire, la plupart des questions n’ont pas de réponse définitive.

Les États-Unis vont-ils abandonner l’OTAN, se retirer partiellement ou rester en continuant d’insister pour que les Européens prennent davantage en charge le financement de l’institution ? Que vont devenir les IAMD et BAMD, couvertures complémentaires à la garantie nucléaire mais entièrement équipées et contrôlées par les États-Unis ?

Va-t-on voir enfin le début du commencement d’une défense européenne au prix de déficits colossaux, marqués cependant inévitablement par l’acquisition d’armes américaines ? Un axe Londres-Paris-Varsovie-Berlin est-il en voie de formation dans l’indifférence relative du Sud de l’Europe et l’hostilité de certains pays de l’Europe de l’Est ?

Où va nous mener le bellicisme de certains leaders européens et des médias à leur solde dont on sait qu’ils sont de moins en moins indépendants ? Nous entendons des déclarations de la part de l’Europe axées sur la confrontation plutôt que sur de vraies tentatives visant à ressusciter les relations avec la Russie. La récente proposition de cessez-le-feu concoctée la semaine dernière à Kiev (début mai 2025) par Macron, Starmer et Merz, les Polonais et Kaja Kallas, est pensée de telle sorte que l’on sait que Poutine ne peut pas l’accepter. On espère même qu’il la rejettera car l’objectif est de le blâmer à nouveau et de peindre un diable russe sur la muraille. L’OTAN n’a encore jamais donné une seule chance à la paix. Nous verrons bien si des négociations reprennent prochainement à Istanbul.

Que va devenir la stratégie visant à empêcher l’Europe de normaliser ses relations économiques et énergétiques avec la Russie, objectif stratégique permanent des États-Unis activé depuis longtemps ?

En quoi l’Europe sera-t-elle impliquée par le « pivot » américain vers l’Asie ?

Les accords entre l’Amérique de Trump et l’Ukraine sur les minerais et autres terres rares, le pétrole, l’or et le cuivre, fourniront une protection à Kiev autrement plus efficace que l’article 5. Comme la gestion possible de centrales nucléaires ukrainiennes par Washington. Moscou ne s’y est pas trompée…

Les Russes ont gagné la guerre, mais ils ont perdu la paix. La Crimée et 4 oblasts, reconnus ou non, par la communauté internationale ne sont pas grand-chose sans la prise d’Odessa. La Mer Noire ne leur appartient plus. Et ils auront un régime revanchard qui les déteste à leur porte. Avec une forte présence de Blackrock, de Vanguard, (acquisitions massives de terres arables), des « Big Pharma », des maisons Rothschild, Goldman Sachs, de Georges Soros, de la famille Bush et des GAFAM, de Bill et Melinda Gates, l’Ukraine sera verrouillée à l’Occident, qu’elle soit membre de l’OTAN et de l’UE ou pas. Les États-Unis recueilleront le fruit de ce qui reste de l’Ukraine et l’Europe paiera les pots cassés par d’autres… L’accord sur les minerais brise le rêve russe d’une Ukraine neutre, désarmée et dénazifiée car elle pérennise une forte présence américaine. Les États-Unis et les Européens vont continuer à aider militairement l’Ukraine et renforceront son armée. La Russie va devoir apprendre à vivre avec un régime hostile à ses portes placé sous la protection de l’Occident. C’est un échec colossal par rapport aux buts de l’OMS. D’autant que les sanctions ne seront pas levées avant longtemps. Le blocage de l’accession de l’Ukraine à l’OTAN n’est qu’une simple ligne dans le sable. Zelenski est plus revanchard que jamais. Il est possible que cela constitue trop de pilules amères pour Moscou.

La guerre pourrait bien reprendre de plus belle avant longtemps avec des moyens infiniment plus meurtriers.

Nous sommes tous tétanisés, comme lors de la destruction de trois gazoducs sur quatre de la société Nord Stream. L’Europe doit quitter son état actuel de profonde léthargie, d’autant qu’elle ne réagit politiquement qu’aux crises… Le pari est énorme : ne plus dépendre entièrement du bon vouloir américain…

L’arrivée au pouvoir de Donald Trump a entraîné de plus une dégradation importante de la liberté de la presse aux États-Unis. Mais il en va de même depuis près de 3 ans en Europe essentiellement à cause de la guerre en Ukraine. On assiste en direct à des opérations de « Viol des Foules par la propagande politique » cher à Serge Tchakotine…

(Reporters sans frontières publie un classement annuel par pays et brosse une situation difficile à l’échelle du monde. Les USA seraient en 57e position sur 180 derrière la Sierra Leone… La liberté de la presse n’est plus un acquis aux États-Unis mais en Europe non plus, la Suisse ne faisant pas exception. Le comité pour la protection des journalistes (CPJ) le constate également. En France, une part significative de la presse nationale est contrôlée par quelques grandes fortunes. Ces classements se font à partir des relevés quantitatifs des exactions commises envers les journalistes, Israël partageant les dernières places avec la Chine et la Corée du Nord. Toutefois Israël est le pays qui a tué le plus de journalistes ces 18 derniers mois, cf. Général Dominique Delawarde qui en tient un décompte précis).

On le sait : le pouvoir porte rarement dans son cœur les intérêts véritables de ses simples concitoyens. Le motif de la défense de la liberté ne tient pas devant les impératifs du profit. La Seconde Guerre mondiale n’était pas terminée que Charles E. Wilson, futur « Defense Secretary », PDG de General Motors, préconisait une économie de guerre permanente pour les États-Unis car la production de guerre menait à une montée vertigineuse des profits. « La guerre, c’est bon pour les affaires », disait-il. Les exportations d’armes sont de très loin les plus rémunératrices. Le Président Richard Nixon prononça ces paroles significatives : « La seule organisation internationale qui n’ait jamais fonctionné est l’OTAN.  Parce que c’est une alliance militaire et que nous la dirigeons ». Voilà pour la vassalisation militaire de l’Europe.

Comme l’aimait à plaisanter Boutros Boutros-Ghali, il ne suffit pas de dire « yes » à un représentant américain, il faut lui dire « yes, Sir »… Et le narcissisme de Trump est diabolique.

2.- sur le plan politique, comment va évoluer une Europe fractionnée en différentes parties, crispée sur un droit international que les USA n’ont jamais respecté, sauf lorsqu’il est à leur avantage ?

Qui dominera l’Europe : les USA avec les Anglais, les Polonais et les Baltes, les Ukrainiens, les Allemands et les Français aidés par les Von Der Leyen et Kaja Kallas ? L’on s’agite beaucoup de débats en réunions précipitées, de colloques en conférences, de déclarations en polémiques… pour la plupart sans lendemain, avec des mouches du coche qui veulent faire avancer la diligence. L’Amérique de Trump considère l’Europe comme quantité négligeable. C’est vrai qu’elle est politiquement profondément divisée avec d’importantes divergences économiques avec, ici et là, des partis au pouvoir ou des oppositions souverainistes, anti-otaniennes, slavophiles ou perclus de vieilles inimitiés entre voisins.   

Elle n’a jamais pris parti contre les États-Unis afin de marquer son indépendance, elle n’a jamais dénoncé les élucubrations de Donald Trump à l’égard du Groenland, elle n’a jamais dénoncé le gouvernement Biden pour son sabotage de Nord Stream 2 portant un coup mortel à son développement économique et son énergie bon marché…

Elle ne proteste pas quand l’« effet Lucifer » cher à l’un des psychologues les plus renommés du monde, Dr Zimbardo, saisit à la fois tout un pays, Israël, et les classes dirigeantes américaines ? (L’effet Lucifer étant un processus psychologique qui pousse à réaliser des actes malveillants contraires à vos propres valeurs).

Israël menace la France publiquement lorsqu’une source officielle israélienne déclare : « Si jamais la France reconnaît en juin l’État de Palestine, nous répondrons en annexant les colonies de Cisjordanie ».  Il n’y a pas de réaction publique. Le 10 mai 2025, l’ancien commissaire européen aux affaires étrangères, l’inénarrable Josep Borell, a non seulement accusé publiquement Israël de se livrer à un génocide à Gaza mais a condamné les États-Unis et l’Europe de complicité dans la plus grande campagne de nettoyage ethnique depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il continue en soulignant que Gaza a reçu trois fois plus d’explosifs que ceux lâchés par la bombe d’Hiroshima… La moitié des bombes sont fournies par les USA. Il conclut en disant que l’Europe a les capacités pour protester et influencer Israël, mais n’en fait rien.

Elle juge mal les effets de sa vassalisation sur les BRICS et le Sud dit global en général. Elle semble mal juger aussi la complexité des crises dues à une mondialisation en échec. Elle est concentrée sur la seule Europe.

Il ne subsiste qu’une seule chose pour éviter que le mécontentement populaire ne renvoie les Européens dans un coma politique : la guerre, soit le bellicisme le plus primitif.

Deux professeurs suisse et allemand de la fameuse École polytechnique de Zurich, l’une des 30 premières universités du classement mondial, nous annonce l’invasion de l’Europe cette année mais pas en septembre 2025 (allez savoir pourquoi ?) et l’autre annonce que l’été 2025 sera le dernier été de paix…

Ainsi va la politique… pauvres de nous ! Je voudrais paraphraser Pierre Dac à propos de l’Europe : « Elle aura l’avenir dans le dos tant qu’elle ne fera pas un demi-tour pour regarder la réalité qu’elle fuit… ».

3.- sur les plans économique et industriel, le bilan est sombre.

Que reste-t-il à des dirigeants européens, laissés tomber par l’Amérique comme des moins que rien ? Alors qu’ils ont consenti de nombreux sacrifices financiers pour aider l’Ukraine et ont vidé leurs arsenaux avec leur soutien militaire à ce pays ? Sans compter les dépenses pharaoniques auxquelles ils feront face dans le cadre de la remise sur pied du gouvernement de Kiev et leur propre réarmement.

La dégradation des économies européennes avec ses déficits et sa surfiscalité en France en particulier, entraîne l’affaissement de tout le système.

La comparaison boursière des entreprises américaines et européennes est alarmante : Spotify (première société dans l’Union européenne) pèse 93 milliards de dollars… Amazon et Alphabet plus de 2000 milliards, Microsoft, Nvidia et Apple plus de 3000 milliards de dollars. L’ampleur du déclassement européen ne fait pas débat.

De plus, 300 milliards d’épargne européenne privée vont s’investir aux États-Unis ces prochaines années. Sans compter les centaines de milliards d’achats européens promis à Trump par des gouvernements européens (Grande-Bretagne plus de 100 milliards, Suisse plus de 150 milliards, par exemple). Il faudrait 20.000 milliards de dollars d’épargne longue que l’Europe devrait faire émerger si elle voulait mettre sur pied une industrie technologique comparable à celle des États-Unis. Le recrutement de quelques chercheurs américains en déshérence ne va pas le faire, même si Monsieur Macron croit avoir trouvé la solution.

C’est pourtant par l’épargne qu’on finance l’innovation et non par la dette. Les 800 milliards à investir dans la défense que l’on ne sait pas comment financer en disent long sur la disette européenne. L’épargne retraite représente en France, en Allemagne et en Italie entre 7 et 12 % du PIB contre une moyenne de 143 % du PIB aux États-Unis.

Tout cela, sans compter une crise économique due à la cherté de l’énergie, la désindustrialisation par la délocalisation des entreprises, les retards en matière de recherche et dans tout le secteur informatique et celui de l’intelligence artificielle. Sans compter avec le chômage, un secteur éducatif en déshérence, des investissements nécessaires toujours et encore dans la protection sociale, et la réduction des dysfonctionnements politiques.

4.- sur le plan financier, la catastrophe n’est pas loin. L’étau financier étrangle la plupart des gouvernements européens. Les diktats du FMI ne sont plus forcément très loin.

Donald Trump, dès son premier mandat, a résolument engagé une politique de militarisation de l’emploi du dollar et du système de paiements SWIFT à la poursuite de l’intérêt unilatéral américain.

Poutine l’a affirmé le 6 juin 2019 en dénonçant : « la dégénérescence du modèle de mondialisation universaliste et sa transformation en une parodie dans laquelle les règles internationales sont remplacées par les lois administratives et judiciaires d’un seul pays ».

Le système de domination monétaire américain est ainsi fondé sur l’exclusivité de certains services de haute technologie, sur le contrôle de l’ensemble des capitaux à travers celui des systèmes de paiement, sur les réseaux mondiaux de prestataires de services immatériels (auditeurs, consultants, avocats, etc.) rapportant toute l’information disponible à Washington et sur la compétence quasi universelle du « Department of Justice » (DoJ) en raison de l’utilisation du dollar pour plus de la moitié des transactions internationales.

5.- sur le plan de la domination juridique, le contrôle de l’Amérique est total.

5.1 Elle a remplacé le droit international par ses propres règles (« Rules based order »). La Charte des Nations Unies est réduite au « machin » dont parlait le Général de Gaulle, les USA ne la respectent pas plus que l’État d’Israël qui veut d’ailleurs la dissoudre… La vassalisation juridique consiste pour les Européens à multiplier les communiqués et les déclarations officielles faisant référence au « rules based order », la championne toutes catégories de la sujétion la plus servile ayant été l’inénarrable Annalena Baerbock.

Le droit international basé sur la Charte et le droit coutumier sont en voie de remplacement par le concept entièrement étatsunien de « rules based order » (je fais ce que je veux, vous ne le pouvez pas).

Ce droit n’est rien d’autre que l’application au reste du monde de règles fixées par les seuls États-Unis et à leur seule convenance. Toutefois, si le droit international paraît servir les intérêts des États-Unis, ces derniers ne se gênent pas d’y faire référence et de se placer sous sa protection.

Si le Loup du Petit Chaperon Rouge avait des grandes dents, c’était pour mieux le manger…

5.2 Le monde est sous la menace constante des effets délétères de l’extra-territorialité du droit américain.

Le droit américain est devenu la norme pour beaucoup de pays d’Europe, soumettant les entreprises et les personnes aux décisions politiques des États-Unis. Les grandes entreprises ont découvert à leurs dépens l’existence de la guerre économique et de la notion de la guerre du droit à travers l’extraterritorialité du droit américain. L’économie est en train de devenir une arme de guerre par le truchement du droit.

Le sujet de l’extraterritorialité du droit américain a émergé en 1990 à la suite de la volonté américaine de sanctionner toute relation commerciale entre l’Europe et Cuba. Ce sujet a réémergé depuis les années 2000 à la suite de multiples condamnations d’entreprises européennes par les tribunaux américains dont les montants ont défrayé la chronique : 9 milliards de dollars en 2014 pour BNP Paribas pour mettre fin aux poursuites. Les Banques suisses n’ont pas été épargnées. (UBS 1,53 milliards de dollars en 2012, 2,6 milliards de dollars pour le Crédit suisse en 2014).

Le moyen d’étendre la compétence du procureur américain à toute entreprise étrangère est vite trouvé : l’usage du dollar, celui d’un prestataire de service américain (messagerie numérique, par exemple) ou celui de tout produit (composant électronique, par exemple) ou service américain lors d’une opération légitiment la compétence du DoJ, ne serait-ce que l’usage d’un photocopieur ou d’un smartphone américain. Des critères de rattachement aussi ténus qu’aléatoires sont ainsi évoqués pour justifier des poursuites ou des sanctions qui semblent n’avoir d’autre objet que l’intimidation, l’affaiblissement d’un concurrent ou l’élimination d’un adversaire. Par exemple, les sanctions contre Airbus et celles qui menacent les entreprises qui continueraient à travailler avec l’Iran qui ont forcé Total et Peugeot à quitter le pays.

La loi mondiale tend à être la loi de la puissance dominant le monde qui tend à s’imposer partout. Les États-Unis s’érigent en organe de régulation des transactions internationales et s’arrogent le rôle de gendarme économique du monde.

La loi américaine devient ce qui garantit la concurrence, la productivité, la rentabilité et la croissance. Cet ordonnancement inégalitaire se révèle dégradant et inacceptable.

La rage est encore rentrée aujourd’hui contre l’application extraterritoriale du droit américain mais elle ne fait que s’étendre. Les sanctions sont essentiellement une spécialité américaine. La Russie et la Chine n’ont aucun pays sous sanctions… Encore une fois Poutine avait vu juste en déclarant en février 2007 lors de la conférence de Munich sur les questions de sécurité : « Tout ce qui se produit actuellement est la conséquence des tentatives d’implantation d’une conception du monde unipolaire dans les affaires internationales… On veut nous afficher de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs ».

6.- La souveraineté numérique semble hors d’atteinte pour l’Europe. Une Europe sans le cloud ne se débrouillerait pas.

Puces, smartphones, ordinateurs, clouds, logiciels, réseaux sociaux, messageries, plateformes, tout cela ou presque provient du dehors de l’Europe. Rien que pour le cloud et les logiciels, le prix de la dépendance aux États-Unis est de 290 milliards de dollars actuellement. Cela veut dire perte de valeur économique et d’emplois associés.

L’Europe ne peut pas se débrouiller sans Windows et Microsoft, sans les services cloud d’Amazon et de Google, les IA d’OpenAI, ou même les messageries de Meta et d’Apple. Un simple « executive order » peut signifier un « shutdown » digital pour le pays concerné…

Conclusion générale : bouclez vos ceintures, cela va tanguer.

Antoine de Rivarol, écrivain de la deuxième moitié du XVIIIème siècle, écrivait dans son ouvrage « De la philosophie moderne » : « Les empires les plus civilisés sont toujours aussi près de la barbarie que le fer le plus poli l’est de la rouille ; les nations, comme les métaux, n’ont de brillant que les surfaces ».

David Ray Griffin a publié en 2018 « The American trajectory, Divine or Demonic? ». En fait la trajectoire des États-Unis est passée de l’un à l’autre.

John Mearsheimer en particulier, écrit : « l’on a pu croire pendant longtemps à l’Ouest que les États-Unis allaient répandre la démocratie libérale à travers le monde, promouvoir une économie internationale ouverte et créer des institutions internationales pour gérer cela. La politique consistant à refaire le monde de l’après-guerre à l’image de l’Amérique était supposée protéger les Européens ».

Aujourd’huil’autorité morale et politique des États-Unis est mise à rude épreuve et ses Alliés ne se retrouvent pas dans les valeurs, la substance et l’éthique de la politique américaine. Eh bien « dansons sur le volcan », car nous sommes tous métaphoriquement à Naples près du Vésuve. Gustave Flaubert utilise la formule dans une lettre à Eugène Delattre le 10 janvier 1859 : « On a dit que nous dansions sur un volcan ! Pas du tout ! Nous trépignons sur la planche pourrie d’une vaste latrine. L’humanité, pour ma part, me donne envie de vomir et il faudrait aller se pendre s’il n’y avait pas, par ci par là, de nobles esprits qui désinfectent l’atmosphère ».

Eisenhower l’avait décrit en 1953: « Every gun that is made, every warship launched, every rocket fired signifies, in the final sense, a theft from those who hunger and are not fed, those who are cold and are not clothed. This world in arms is not spending money alone: It is spending the sweat of its laborers, the genius of its scientists, the hopes of its children… This is not a way of life in any true sense. Under the cloud of threatening war, it is the humanity hanging from a cross of iron ».

En traduction : « Chaque fusil que l’on fabrique, chaque navire de guerre qui sort d’un chantier naval, chaque missile lancé implique en fin de compte que l’on vole ceux qui ont faim et qui ne sont pas nourris, ceux qui ont froid et qui ne sont pas vêtus. Un monde sur le sentier de la guerre ne se contente pas de dépenser de l’argent : il dépense la sueur de ses travailleurs, le génie de ses scientifiques, les espoirs de ses enfants… Ce n’est pas une façon de vivre dans le vrai sens du mot. Sous les nuages de la guerre qui s’amoncellent, il y a toute l’humanité comme suspendue à une croix de fer ».

Le Président Eisenhower avait en effet prédit cette évolution funeste lors de son discours de départ le 17 janvier 1961 avant de passer le flambeau à John F. Kennedy.

« L’Amérique est aujourd’hui la nation la plus forte, la plus influente et la plus productive au monde. S’il est compréhensible que nous soyons fiers de cette prééminence, nous nous rendons pourtant compte que la première place et le prestige des USA ne dépendent pas simplement de notre progrès matériel inégalé, de notre richesse et de notre force militaire, mais aussi de la façon dont nous employons notre puissance dans l’intérêt de la paix dans le monde et de l’amélioration de la condition humaine… Cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, spirituelle même, est ressentie dans chaque ville, dans chaque Parlement d’État, dans chaque bureau du Gouvernement fédéral. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement. Mais nous ne devons pas manquer de comprendre ses graves implications. Notre labeur, nos ressources, nos gagne-pains… tous sont impliqués ; ainsi en va-t-il de la structure même de notre société. Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble…

Dans « L’arrogance du pouvoir », Fullbright écrit : « Seule une nation en paix avec elle-même, avec ses erreurs comme avec ses succès, est capable de comprendre les autres avec générosité… Une nation puissante mais manquant de confiance en elle, a toutes les chances de se conduire envers les autres et envers elle-même de façon dangereuse… Elle ne peut reconnaître aucune erreur, elle doit avoir gain de cause dans toute querelle, si triviale soit-elle… Graduellement, mais indiscutablement, l’Amérique montre les signes de cette arrogance du pouvoir, dont ont souffert, dans le passé, de grandes nations, qui les a affaiblies et parfois détruites. Dans ces conditions, nous ne sommes plus à la hauteur de nos possibilités et de nos promesses en tant qu’exemple de civilisation donné au monde » (William Fulbright, The Arrogance of Power,1966).

L’exceptionnalisme américain est une vanité nationale ridiculisée par les événements. Mais l’Amérique reste impitoyable. 

Sans souveraineté, la liberté de l’Europe n’est qu’un leurre.

Et la vérité coûte cher. Elle oblige parfois à perdre la face. Pour beaucoup comme Macron, Starmer et Merz, Von Der Leyen et Kaja Kallas, c’est pire que de perdre le contrôle du narratif. Nos hommes et femmes politiques ne sont pas fait pour penser librement, mais pour survivre socialement et politiquement. Le groupe protège, la vérité isole celui qui l’expose. Reste le confort dans le mensonge qu’ils pratiquent avec constance.  Ils sont incapables d’affronter le réel pour ce qu’il est.

On le sait depuis les travaux du psychologue américain Leon Festinger sur la dissonance cognitive. Quand une réalité contredit nos croyances profondes, le cerveau se court-circuite. Alors on rationalise, on s’arrange.[2]

« On en vient à justifier la censure au nom de la liberté. Le moteur du conformisme tourne à plein régime. On commence par défendre des positions que l’on sait fausses pour se fondre dans la masse et, à force, on y croit vraiment.  Ce n’est pas que les gens soient stupides mais qu’ils ont trop à perdre : leur réputation, leur groupe politique, leur place dans la meute ».

C’est pour cela que l’on voit des universitaires, des militaires et des politiciens défendre des absurdités. L’intelligence ne protège pas contre cette dérive du cerveau humain, adapté non pas pour comprendre le réel, mais pour dénigrer coûte que coûte ce qui est contraire à ses croyances.

« Dans cet état psychologique, les faits n’ont plus de prise. L’homme est alors imperméable : vous pouvez lui montrer les preuves les plus flagrantes, les contradictions les plus criantes : il ne réagira pas. Son système mental a désactivé le système de révision de ses pensées. Ce n’est plus un citoyen rationnel, c’est un soldat idéologique, seulement capable de regarder par le petit bout de la lorgnette autorisée par sa doctrine ».

Peggy Sastre ajoute : « Raison pour laquelle connaître et faire connaître la vérité n’a jamais suffi. Il a toujours fallu survivre à la meute.  Et, aujourd’hui comme hier, peu y sont prêts.  Pas parce qu’ils sont lâches, mais parce qu’ils sont seuls. Et, qu’à un moment donné, la résistance face au nombre finit par user ».

Bassem LAREDJ, Consultant en géopolitique et géo-sécurité spécialiste de la zone Moyen-Orient et Afrique du Nord, Directeur-fondateur d’Amane Risk Consulting, et Docteur en Droit international public, « Enjeux et défis de l’espace atlantique pour le Maghreb ».

Merci Monsieur le Président. Tout d’abord, je tiens à vous remercier pour cette invitation et je suis très honoré de me retrouver avec un des panelistes aussi prestigieux. Concernant mon intervention, elle va porter sur les défis et les enjeux de l’espace atlantique par rapport aux pays maghrébins.

Il faut savoir que le Maghreb, qui est situé au nord de l’Afrique, est composé de cinq États, qui sont le Maroc, la Mauritanie, l’Algérie, la Libye et la Tunisie. Il y a même une organisation internationale qui s’appelle l’Union du Maghreb arabe, qui est une coquille vide aujourd’hui, malheureusement, en raison des tensions bilatérales entre l’Algérie et le Maroc, mais en tout cas, cet espace géographique a une façade maritime qui donne directement sur l’Atlantique, notamment à travers le Maroc et la Mauritanie.

Pour les spécialistes, s’il y avait une véritable intégration maghrébine, et notamment grâce à sa façade atlantique, cela permettrait un développement économique très important pour l’ensemble des pays de la région et renforcerait les échanges commerciaux bilatéraux à l’intérieur de la zone et également vis-à-vis de l’Afrique subsaharienne, mais également vis-à-vis de l’Europe du Sud.

Et donc ma présentation va se concentrer sur les principaux pays concernés par cet espace atlantique, qui sont le Maroc et la Mauritanie. Il y a également le territoire non autonome du Sahara occidental qu’on va intégrer dans ce débat, et ce qui ne veut pas dire que les autres États maghrébins ne sont pas intéressés par l’Atlantique. On parle souvent du cas algérien dont certaines parties du territoire ne sont en réalité qu’à cinq cents km de ce territoire. Donc, il a également un intérêt par rapport à cet espace.

Donc, mon intervention va être en deux points. Dans un premier point, je vais d’abord aborder la question de l’importance économique de l’espace atlantique pour les États maghrébins, que j’ai cités, qui ont une façade maritime, et dans une seconde partie, des enjeux géopolitiques, en réalité, de cet espace à l’intérieur même de l’espace maghrébin.

Pour ce qui est de l’importance économique de cet espace atlantique, je vais d’abord aborder la question par rapport au Maroc. Je ne sais pas si vous arrivez à visualiser le Maroc, mais le pays a un emplacement stratégique sur le continent africain et c’est le seul pays en réalité sur le continent africain qui a deux façades maritimes, l’une qui donne sur l’Atlantique et l’autre qui donne sur la Méditerranée. C’est le cas de la France, par exemple. Mais sur le plan international, on a très peu d’États qui ont cette situation géographique.

Et donc, sur le continent africain, donc le Maroc est situé dans un emplacement, comme je le disais, très stratégique sur l’un des axes maritimes les plus importants à travers le détroit de Gibraltar. Donc, on a trois axes maritimes très importants sur le continent africain, ou trois voies de passage, on va dire. Il y a d’abord le détroit de Gibraltar, là, on a le Maroc. On a également le canal du Suez avec l’Égypte et le Cap de Bonne-Espérance avec l’Afrique du Sud. Et donc, cet emplacement stratégique du Maroc explique pourquoi le Maroc, d’une manière très efficace, a lancé le projet de Tanger Med, qui est situé en réalité dans cette zone très proche du détroit de Gibraltar et donc qui est en lien en réalité entre la Méditerranée et l’espace atlantique. Et c’est l’une des lignes les plus fréquentées au monde, c’est la deuxième ligne en réalité, avec plus de 100 000 navires qui passent par ce détroit chaque année, ce qui représente 20 % du trafic mondial des conteneurs.

Et donc le Maroc, par rapport à cette façade atlantique, adopte une approche très ambitieuse depuis de nombreuses années en réalité pour tirer profit au maximum des ressources que cet espace peut lui procurer. Et il utilise également cet espace pour exporter ses marchandises vers le reste du monde. Et donc, le pays a multiplié ces dernières années ses collaborations et ses partenariats sur le plan international pour promouvoir des investissements dans différents secteurs liés à cet espace atlantique, notamment aux énergies renouvelables, à l’économie maritime et au renforcement et au développement de toute sa zone côtière. Et donc les investissements se concentrent principalement sur le tourisme côtier, la construction d’infrastructures portuaires. Et donc, on voit que le Maroc a une véritable stratégie portuaire sur ce plan, notamment sur son flanc atlantique, l’exploitation des ressources naturelles. Il faut savoir que le Maroc, à travers sa façade atlantique, dispose d’une des zones les plus riches en termes de ressources halieutiques sur le plan mondial. C’est la même chose pour la Mauritanie, qu’on verra un peu plus tard. Il y a également des prospections qui sont régulièrement lancées pour la découverte de gaz et de pétrole. Et donc, on sent que progressivement, en réalité, je ne dirai pas qu’il y a un désintérêt du Maroc par rapport à la façade méditerranéenne, mais il y a un intérêt de plus en plus fort en réalité vers cette façade atlantique. Et cela peut s’expliquer pour différentes raisons. Comme je viens de le dire, il y a cet aspect économique, mais également le fait que le Maghreb, la construction maghrébine n’avance pas. Donc finalement, ça bloque les potentialités économiques du Maroc pour se lancer dans le commerce intra-maghrébin. Donc, ça le pousse en réalité à aller vers d’autres zones et cet espace atlantique lui permet d’aller à la conquête de l’Afrique, d’une partie de l’Afrique en tout cas. Et donc, cette façade atlantique du Maroc offre au pays un véritable levier de croissance incontournable.

Et dans ce cadre-là, dans le cadre de cette stratégie, le Maroc est en train de développer une véritable stratégie portuaire. Et donc, à l’horizon 2030, le pays compte se doter de six pôles portuaires qui vont couvrir l’ensemble du territoire marocain. Bien évidemment, avec, il y a la volonté d’étendre le port de Tanger Med, qui reste un port stratégique. Mais il y a également l’autre partie, plus au sud, et notamment au Sahara occidental, avec le projet de Dakhla Atlantique, qui va jouer, qui a pour objectif de jouer un rôle central pour le futur du Maroc, par rapport à sa volonté de développement et d’étendre son influence dans la région subsaharienne.

Et donc, pour rappel, il y a aujourd’hui une dynamique sur le plan international par rapport à ce territoire contesté du Sahara occidental, qui a le statut d’un territoire non autonome selon l’Organisation des Nations Unies (ONU). Mais aujourd’hui, on constate sur le plan international qu’il y a une dynamique qui va dans le sens des prétentions marocaines sur ce territoire, notamment depuis la reconnaissance par l’administration Trump lors de son premier mandat de la souveraineté marocaine sur ce territoire et donc la validation, on va dire, du plan d’autonomie marocain sur cette zone. Et donc, à travers cette stratégie qui cible notamment ce territoire, le Maroc cherche, comme je le disais, à développer ses relations avec l’Afrique subsaharienne. Et donc, ça devient la nouvelle carte maîtresse, en réalité, de la diplomatie marocaine aujourd’hui, le développement de cette zone géographique.

À côté du Maroc, on a l’autre pays qui a une grande façade maritime, et on va retrouver à peu près les mêmes schémas d’intérêt par rapport à cet espace atlantique, c’est la Mauritanie.

À l’image du Maroc, la Mauritanie possède également un des écosystèmes marins les plus riches sur le plan mondial, ce qui donc favorise la coopération internationale dans cette zone, notamment dans la zone économique exclusive (ZEE) de la Mauritanie. Et donc, on a une multitude d’accords de pêche qui sont signés, notamment avec les partenaires européens, à l’image du Maroc.

La Mauritanie a également une économie qui est fondée en grande partie sur les industries extractives, notamment du minerai de fer. Et dans ce cadre-là, l’espace atlantique joue également un rôle fondamental pour la Mauritanie, parce que c’est à partir de là qu’elle va pouvoir exporter ses minerais, et notamment à travers le port qui se trouve au nord du pays, pas très loin de la frontière avec le Maroc ou le Sahara Occidental, selon comment on se positionne, le port de Nouadhibou. Et donc, en Mauritanie, on a deux ports stratégiques : on a le port de Nouadhibou et le port de Nouakchott.

À côté de ça, l’espace atlantique permet aujourd’hui à la Mauritanie de devenir une véritable puissance énergétique, notamment depuis la découverte et l’entrée en exploitation du champ gazier de Grande Tortue, ce qu’on appelle GTA (Grande Tortue Ahmeyim). Donc, il est entré en fonction en 2024. Et c’est un champ gazier qui est situé sur la façade maritime atlantique de la Mauritanie, qui est à cheval sur la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal.

Et donc, les prévisions prometteuses de ce champ (on parle de 25 trillions de m3) permettent à la Mauritanie de se projeter en réalité dans le futur et de lancer, en tout cas les autorités se sont engagées à lancer une politique de grands travaux et de modernisation des infrastructures et notamment les infrastructures portuaires.

Toujours dans le cadre de cet espace atlantique, on a le projet du gazoduc stratégique qui doit relier en réalité ce champ gazier, GTA, à Nouakchott et à Nouadhibou. Et donc, dans ce cadre-là, il y a des projets à l’étude qui doivent également passer par l’espace atlantique. Et donc, on a des gazoducs offshore qui sont prévus pour relier GPA à Nouakchott et à Nouadhibou. Donc là, c’était ma première partie qui abordait l’intérêt économique de cet espace atlantique.

Là, j’aborde la seconde partie qui a trait aux enjeux géopolitiques de cet espace atlantique par rapport aux États maghrébins eux-mêmes. Et on va voir en réalité que cet espace atlantique, je ne dirais pas est une source de tension mais est une carte en réalité qui peut être utilisée pour des intérêts géopolitiques à l’intérieur de l’espace maghrébin et au-delà.

Et donc, pour rappel, le roi du Maroc a lancé en 2023 ce qu’on appelle l’initiative royale pour l’Atlantique, et donc, qui est dirigée notamment vers les pays situés au sud du territoire marocain, et notamment les pays du Sahel, donc les pays enclavés. Et donc l’idée qui a été mise en avant par le roi du Maroc vis-à-vis de cette zone sahélienne enclavée (donc on parle principalement du Niger, du Mali, du Burkina Faso et du Tchad) était de mettre à leur service, on va dire, des infrastructures marocaines, notamment portuaires, celles situées à Dakhla, Dakhla Atlantique, pour leur permettre finalement d’intégrer progressivement le commerce mondial, donc de pouvoir exporter leurs produits et de pouvoir importer. Toutefois, à l’heure actuelle, ce projet reste difficile à mettre en œuvre en raison de son coût financier. Il ne faut pas non plus oublier que les États que je viens de citer, qui sont enclavés, les États du Sahel, sont considérés parmi les plus pauvres au monde.

Donc, il faudra faire un effort, un important effort financier pour pouvoir interconnecter cette zone. Et donc, en réalité, il y a un autre aspect géopolitique derrière cette proposition.

Il y a d’abord le fait de faire reconnaître finalement la marocanité du Sahara occidental par ces États, parce que si elles entrent dans le cadre de ce processus, en toute logique, vu que les échanges vont se faire à travers le Sahara occidental, donc, il y a une reconnaissance de fait de ce territoire qui appartient au Maroc. L’autre problématique par rapport à ce projet marocain, c’est la position de la Mauritanie, qui reste très ambivalente pour le moment et qui a montré même une certaine réticence par rapport à ce projet, parce que tout simplement, la Mauritanie n’a pas nécessairement envie de favoriser les ports marocains, parce qu’elle a elle-même ses propres ports à mettre en avant, le port de Nouadhibou et de Nouakchott, dans cette stratégie pour essayer de désenclaver cette zone saharienne.

Un autre point géopolitique lié à cet aspect de l’importance de l’espace atlantique, c’est le projet du gazoduc Afrique-Atlantique. C’est un projet en cours de discussion qui doit partir du Nigeria. Il doit traverser 13 pays, arriver au Maroc pour aller après vers l’Europe. L’idée, c’est de faire, pour le Maroc, en tout cas, de devenir un hub énergétique à travers ce projet. Ce projet de gazoduc doit passer dans l’espace atlantique.

Ce projet est également utilisé par le Maroc comme un levier de puissance stratégique et régional et qui vient également concurrencer un autre projet qui a été mis en place et négocié par l’Algérie et le Nigeria, le gazoduc qu’on appelle le trans-saharien, et qui doit traverser le territoire du Niger. On se retrouve finalement avec plusieurs projets en concurrence et on voit que finalement, cet espace atlantique est un élément de puissance pour des États qui ont une façade atlantique.

Noura MEBTOUCHE, Chargée de mission en administration, chercheuse en économie

Je voulais juste intervenir très rapidement sur deux ou trois éléments concernant la stratégie américaine. Lors du séminaire sur la coopération atlantique qui s’est tenu du 17 au 20 juillet 2023 et qui regroupait différents think tanks, dont le Africa Center for Strategic Studies (les minutes du séminaire sont sur internet et je pourrai en donner les références à ceux qui recherchent à le lire) il a surtout été question des problématiques liées à la piraterie, au trafic illicite, armes et drogues notamment, des deux côtés de l’Atlantique et notamment dans l’hémisphère sud. Ils sont, on le sait, facteurs d’insécurité maritime, la pêche illégale, les menaces, les crimes et les vulnérabilités maritimes ont été évoqués lors de ce séminaire en 2023 pour mieux mettre en lumière les réponses continentales et régionales possibles et évaluer l’existant en la matière.

J’aurais voulu évoquer très rapidement la stratégie des États-Unis s’inscrivant dans un tel cadre, un cadre qui, rappelons-le, est catastrophique. On sait que les États africains et d’Amérique du Sud sont très fortement menacés par la piraterie et aussi par trafic de drogue, qu’il y a des milices qui se promènent de part et d’autre de l’Atlantique, que c’est un espace qui est très peu maîtrisé et que ça nous concerne aussi puisque la drogue remonte chez nous, au Nord, les milices et les armes aussi.

Donc, concernant l’enjeu pour les États-Unis, j’essaie d’être rapide, dans ce contexte-là, les États-Unis interviennent un peu comme le shérif du monde de cet endroit. Je me suis demandé quelle pouvait être leur stratégie et leur objectif. Le Maroc tient une place particulièrement importante dans ce nouvel accord de coopération. Tout le monde se souvient que le même Donald Trump, aujourd’hui aux rênes des États-Unis, a aussi été à l’initiative, quelques années plus tôt, des accords d’Abraham qui réunissaient Israël et les Émirats arabes unis d’une part, et Israël et le Bahreïn d’autre part. Donc, il n’en est pas à sa première et on va voir qu’il y en a une autre. On en revient donc toujours finalement au Moyen-Orient de manière plus ou moins directe, qui est quand même présent dans ce partenariat exclusivement atlantique à travers le Maroc. Finalement, le Maroc ne serait-il pas devenu un État pivot dans la politique d’influence des États-Unis?

Et j’allais rajouter que ça reste quand même du soft power, concernant les États-Unis, tant que ceux-ci n’utilisent pas leur force armée dans la région. On peut donc considérer que la stratégie dont il est question ici reste quelque chose d’incitatif. Et l’enjeu pour les États-Unis, c’est aussi de trouver un support leur permettant d’intervenir dans la région, dans un contexte où l’autre force mondiale représentée là-bas par les forces armées de Wagner est présente en Afrique de l’Ouest. Je me suis demandé si c’était ou pas un alibi qui permettrait pour les États-Unis de reconstituer leur action sur le terrain en faisant d’une pierre deux coups et en intervenant sous couvert de coopération à la fois en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest, les deux parties du monde qui justement relèvent du Sud et sont portés à subir le contrecoup des milices armées, notamment djihadistes pour l’Afrique de l’Ouest, qui fonctionnent grâce au trafic de drogue, sachant qu’il y a des ponts entre les deux.

Seuls 32 pays sont partie prenante. C’est aussi parce qu’un certain nombre d’États ont refusé cette entrée états-unienne en préférant rester dans le nouveau paradigme ouvert par la perspective d’un regroupement et d’une coopération au sein des BRICS. Tout aussi mystérieusement, le Brésil, qui est pourtant l’un des principaux États membres de cette toute nouvelle gouvernance, a quand même adhéré à la coopération transatlantique. On peut y voir une tentative nouvelle de restauration de l’importance des États-Unis dans le monde, assez subtile, certes.

On renverse le problème et en prévenant les conflits, et c’est ça pour moi la stratégie de Donald Trump, on renverse le problème et en prévenant les conflits, on instaure un mécanisme de coopération en amont de tout conflit éventuel qui pourrait bien s’avérer en cas de besoin utile au retour de la paix. J’allais rajouter, on a oublié que Donald Trump est quand même à l’initiative d’accords de paix en 2019. Il avait présenté un plan de paix pour la Palestine lors de son premier mandat en 2019, qui paraissait peut-être plus ou moins maladroit, mais on est en droit de se demander si, quelque part, les États-Unis ne seraient pas en train de lancer un nouveau paradigme fondé sur la paix et la coopération.

Dr. Ali RASTBEEN

Merci beaucoup. De toute façon, bientôt, on va organiser une conférence sur la politique américaine. Et dès maintenant, vous êtes invité à intervenir sur ce sujet-là.

Leo KELLER, spécialiste et chargé d’enseignement en Géopolitique, Contributeur Revue Politique et Parlementaire, auteur du blog géopolitique Blogazoi

Jean-Pierre (Vettovaglia), je vous rassure, le continent européen, nous sommes le seul groupe à être sorti de la posthistoire et l’avenir n’est pas si sombre que ça. Maintenant, mon général, juste une petite question poil à gratter. Que Trump soit un abruti incapable, tout le monde le sait. Moi je le dis, tout le monde le sait. Mais ce n’est pas tellement ça qui me choque. Ce qui me choque chez Trump, c’est les idées nauséabondes qu’il porte. C’est la ligne rouge.

Jorissa WATIKILU, Ambassadrice de la Jeunesse Congolaise en France, Présidente de la Fondation Tamar Nketo, « La jeunesse africaine : catalyseur d’une coopération transatlantique durable et inclusive ».

Merci beaucoup, monsieur le Président. Bonjour à tous. Mon thème d’aujourd’hui, c’est la jeunesse africaine : catalyseur d’une coopération transatlantique durable et inclusive.

Dans un monde en mutation rapide, la jeunesse africaine représente aujourd’hui l’une des plus grandes forces démographiques et créatives du bassin atlantique. Le contexte global aujourd’hui est l’importance stratégique du bassin atlantique (32 États côtiers, 17 % du PIB mondial, dont 20 % du commerce maritime, selon les rapports de la Banque mondiale en 2023). Ceci inclut donc un nouveau défi de crise climatique, des inégalités économiques, et surtout des instabilités politiques.

D’où la question que nous nous posons aujourd’hui qui est de savoir comment est-ce que cette jeunesse africaine peut devenir un acteur clé pour renforcer la coopération et la stabilité dans cet espace aussi stratégique ?

Il y aura 3 plans à mon intervention. Le premier plan, ça sera de voir avec vous les potentiels démographiques et économiques de la jeunesse africaine, ensuite son rôle moteur dans la dynamisation de la coopération transatlantique et, troisième plan, enfin, la stratégie à mettre en œuvre pour une intégration effective dans les initiatives atlantiques.

Le premier point : un potentiel démographique et économique stratégique. Des chiffres clés : 400 millions de jeunes Africains aujourd’hui, dont 830 prévus en 2050, selon l’OCDE. Plus de 60 % de la population africaine a moins de 25 ans, selon l’Union Africaine (UA). Cette jeunesse est innovante, parce qu’elle est en forte progression des start-up africaines, plus de 44 % des levées de fonds en 2022, selon le Partech Africa Report, le leadership dans le domaine de la fintech, de l’agriculture durable et des énergies renouvelables, mais au-delà de cette croissance innovante il y a également des enjeux géopolitiques.

Ces enjeux géopolitiques, nous les connaissons tous, c’est la marginalisation de cette jeunesse. La discrimination de cette jeunesse créerait des risques accrus de migration, instabilité sociale, criminalité transfrontalière. À l’inverse, nous croyons que son inclusion représente aujourd’hui une opportunité de croissance durable et de stabilité régionale.

Nous avons souvent tendance à dire que la jeunesse est l’avenir. Moi je pense qu’aujourd’hui la jeunesse est le « présent », et cela parce qu’aujourd’hui toutes les questions portant sur l’avenir du monde se posent aujourd’hui, et que dire « la jeunesse est l’avenir » ce n’est pas forcément les inclure maintenant, je pense que dans ce contexte on doit responsabiliser la jeunesse africaine, elle est également le présent. On doit l’intégrer dans des organisations, dans nos instances de prise de décision, et cela à tous les niveaux.

Le deuxième point, ça serait de comprendre également une force motrice pour la corporation transatlantique : le rôle de la diaspora. Aujourd’hui, 46 millions d’Africains dans les diasporas, notamment dans les pays riverains atlantiques, selon l’ONU en 2023. Pour être plus pragmatique, je dirais que la diaspora aujourd’hui est un investissement, est un capital, et ce capital doit être en mesure de créer des ponts économiques et culturels, le transfert de compétences, des transferts financiers. Et par exemple, on peut mettre en place des initiatives de programmes de mobilité éducative, de projets entrepreneuriaux transatlantiques, de start-up africaines implantées dans des pays transatlantiques et de l’Europe. Tout ceci peut être conjugué comme un vecteur de diplomatie douce, mais aussi l’un des éléments du soft power d’avenir.

La jeunesse africaine peut contribuer à reconstruire un multilatéralisme plus inclusif dans les cadres du Partenariat pour la coopération atlantique.

Et enfin, quelles sont les stratégies pour une intégration effective ? Aujourd’hui, la première stratégie, je dirais que c’est de favoriser l’éducation supérieure et les formations professionnelles adaptées aux défis transatlantiques. Par exemple, l’économie bleue, les climats, la transition énergétique, des thématiques d’avenir. Créer des plateformes d’innovation de la jeunesse transatlantique, c’est-à-dire accélérer des startups, des fonds d’investissement dédiés aux jeunes entrepreneurs africains, renforcer les échanges culturels et scientifiques Nord-Sud, les programmes de mobilité, de doubles diplômes et surtout financer des projets de recherche, institutionnaliser la place de la jeunesse dans les mécanismes de gouvernance du Partenariat pour la coopération atlantique, par exemple la création d’un Conseil de la jeunesse atlantique.

Et pour terminer, la jeunesse africaine est un vecteur stratégique pour construire un avenir résilient, inclusif et innovant pour le bassin atlantique. Mon appel à l’action aujourd’hui, serait le suivant : ne pas intégrer la jeunesse africaine, c’est une perte stratégique majeure. L’accompagner, c’est bâtir la stabilité et la prospérité de demain.

Xavier HOUZEL, Senior Partner (Vernes Partners SARL, Genève), spécialiste pétrole et questions énergétiques, « La défense de l’Europe ».

Depuis la guerre d’Ukraine et l’accession de Donald Trump à la magistrature suprême des États-Unis, la question de la défense des valeurs de l’Europe et de son territoire est sur toutes les lèvres[3]. Mais de quelle Europe s’agit-il, sinon d’une succession d’empires[4], sachant que la Russie reste un État européen et que l’Angleterre l’est également, bien que ne faisant plus partie de l’Union Européenne.

Depuis la fin de la guerre froide, l’Union Européenne ne s’est imposée à Moscou ni comme un partenaire cohérent ni comme une puissance militaire dotée d’une industrie d’armement à sa mesure[5].  Ce n’est peut-être pas de son seul fait – elle se relevait à peine d’un conflit dévastateur auquel l’URSS avait d’ailleurs grandement contribué à mettre fin. La responsabilité en incombe en revanche à la volonté de puissance de l’Amérique et à l’hubris de ses dirigeants successifs, déterminés à sortir leur pays de l’isolement (cf. la doctrine Monroe) en imposant au reste du monde et pendant trois quarts de siècle déjà ce qu’il est convenu d’appeler l’ordre américain.

L’Amérique a méthodiquement financé sa puissance militaire « sur le dos de ses alliés européens », tétanisés par la menace des pays de l’Est de la même Europe, ostracisés sous le prétexte commode de leur idéologie communiste. L’historicité de la démarche en est attestée par des faits que l’on peut considérer comme accablants.

De la doctrine Monroe au fameux « Lafayette, nous voilà ! »

La Guerre de 14-18 avait forgé l’armée américaine à l’épreuve des combats de tranchées. Lorsque les États-Unis entrèrent en guerre, le 6 avril 1917, l’armée américaine était à la peine. Elle a moins d’effectifs alors que celle de la Belgique, la plupart de ses soldats n’ont jamais combattu et leur matériel est d’une qualité médiocre. Les banques européennes en financent le corps expéditionnaire.

L’Amérique recourt à des expédients totalitaires

Mais c’est seulement à la suite de l’attaque japonaise de Pearl Harbour et à la suite des guerres de Corée (de 1950 à 1953) et du Viêt Nam (de 1955 à 1975), que le Congrès américain décida de la création de la formidable industrie de défense pérenne qui est la sienne, encore aujourd’hui même. Le double financement de ses moyens de recherche et de ses outils industriels et celui de son énorme armada actuelle sera obtenu par le truchement de trois arrangements parfaitement verrouillés,

  • d’abord, celui de la planche à billets, dont le privilège lui fut accordé par les Accords conclus en juillet 1944, entre 44 pays, et qui instaurèrent le système dit de Bretton Woods,
  • ensuite, le Plan Marshall, qui donna naissance à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), dont les membres acceptèrent l’aide et les mesures de coordination qu’elle imposait, cependant que les pays qui refusaient cette aide, se regroupaient autour de l’Union soviétique, pour former le camp socialiste. Ce plan était conçu pour donner aux pays bénéficiaires de l’aide de quoi acheter exclusivement américain.
  • et enfin par la création de l’OTAN pour matérialiser sous le seul contrôle américain le noyau dur du bloc dit de l’Ouest. Un traité est signé le 4 avril 1949, qui établit le Conseil de l’Atlantique Nord (CAN), et met en place une alliance militaire défensive contre toute attaque armée contre l’un de ses membres en Europe, en Amérique du Nord ou dans la région de l’Atlantique Nord au nord du tropique du Cancer. Les contours de l’Europe sont ainsi dessinés en fonction de ce maillage qui enserre l’Europe occidentale, mais qui exclut le monde soviétique de l’époque.

Le faux argument du danger communiste

L’Alliance qui a vu alors le jour dans le contexte général des débuts de la guerre froide et plus spécifiquement pendant le blocus de Berlin exercé par les Soviétiques, a pour vocation initiale d’assurer la sécurité de l’Europe occidentale en instaurant un couplage fort avec les États-Unis, seul moyen aux yeux des Européens après la Seconde Guerre mondiale de se prémunir contre toute tentative expansionniste de l’Union Soviétique.

Vue de Moscou, et bien qu’ayant changé de nature, l’OTAN demeure encore aujourd’hui une structure née d’une logique de confrontation, qui continue de s’élargir vers l’Est, donc qui considère la Russie comme une puissance hostile[6]. Ainsi, depuis sa création jusqu’en 1991, l’adversaire désigné de l’OTAN est l’URSS, qui forme elle-même lePacte de Varsovie en 1955 à la suite de l’adhésion de la RFA à l’OTAN et à son réarmement.

Selon le mot de son premier secrétaire-général Lord Ismay, le rôle de l’OTAN consistait alors à « garder les Russes à l’extérieur, les Américains à l’intérieur et les Allemands sous tutelle ». Qu’on ne s’étonne pas de ce qui a fini par arriver en dépit des assurances données par les occidentaux au président Eltsine, lors du dégel de leurs relations avec le Bloc soviétique : le coup d’État du Maïdan de 2014, fomenté… par les Américains !

Parallèlement et pendant 75 ans, sous prétexte d’accompagner la décolonisation des anciennes possessions européennes, voire de l’accélérer (en Indochine, en Algérie, en Afrique de l’Ouest), les États-Unis vont s’inféoder la Perse du Shah, l’Arabie des Séoud (par le pacte du Quincy) ainsi que le tout jeune État d’Israël, dont il fait son 51ème État virtuel. Il ne s’agit nullement d’une défense de l’Europe contre elle-même, mais plutôt d’une réitération d’offenses faites à celle-ci par les Américains. L’historicité et la conflictualité de la décolonisation s’insèrent à ce moment dans le cadre d’une démarche impériale inattendue : la boulimie hégémonique américaine.

Le faux-frère américain, le cheval de Troie britannique

En décembre 1962, le socle continental européen réputé jusqu’alors libre de toute sujétion est écartelé. Il est ouvert à tous les vents – à la fois le vent froid soufflant de Moscou et les trous d’air d’une Union Européenne inachevée et bancale. Le président américain, John F. Kennedy, et le Premier ministre britannique, Harold Macmillan, se rencontrent à Nassau, aux Bahamas, et concluent un accord spécial en vertu duquel Les États-Unis s’engagent à fournir des missiles Polaris au Royaume-Uni mais en échange d’un aveu de dépendance.

Ce qui n’empêchera pas le même Royaume-Uni de solliciter son entrée en 1973 dans le marché commun européen sans défense, avant de le quitter tel un cheval de Troie comme il y était entré après cette apostrophe célèbre du très pro-Atlantique Macmillan : « If they want us, they will have to make it easy for us ! ».

L’Amérique joue la carte expansionniste à son tour (le Groenland, le Canada et Panama) ; elle tente de faire chanter le reste du monde pour éponger sa dette

Or voilà que, soudain, l’Amérique décide de se tourner vers le Pacifique et la Chine, en même temps que simultanément le Sud Global – frustré – se détourne, avec les BRICS, du modèle et de l’ordre américains ?

Le conseil de Sécurité de l’ONU devient inopérant. L’OTAN, plus tributaire que jamais des Américains qui rechignent à le financer. Le complexe militaro-industriel de l’Europe continentale est fantomatique : seule la France, qui évite de son mieux d’acheter américain, dispose de l’arme atomique sans avoir à en demander la permission à quiconque ; mais ses voisins en sont réduits a quia.

La sémantique du champ de bataille

On en arrive très vite à la sémantique du champ de bataille : comment et avec qui – entre l’Angleterre, puissance nucléaire inféodée au Pentagone depuis la conférence des Bahamas et l’Allemagne démilitarisée après son embardée vers le nazisme – reconstituer à la hâte une industrie européenne de l’armement suffisamment autonome ? Le couple franco-allemand devra-t-il alors se ressouder[7] ? De quel budget aura-t-on alors besoin ?  Qui payera quoi ou fera quoi parmi les 25 ou les 27 – et de quels types d’armes il faudra se doter… de chars obsolètes ou de drones-miracles ? Les Européens devront-t-ils s’approprier l’OTAN ?

C’est un travail d’experts – une affaire pragmatique de situations – et ils s’y adonnent à force de séminaires de recherche et à l’occasion d’émissions de télévision plus passionnantes les unes que les autres. Dans les Cahiers du Lundi de l’IHEDN[8] couvrant huit décennies d’industrie de défense française, l’on y voit comment, en particulier grâce au général de Gaulle et à Pierre Mendès-France, le modèle français reste pertinent, en termes de capacités d’études et de développement, à condition de disposer des capacités humaines pour le soutenir, ce qui est le cas. Ce modèle, tel qu’il est décrit, répond, si on peut le transposer à l’ensemble de l’Europe, au besoin européen d’autonomie stratégique de long terme.

S’agissant d’aéronautique, par exemple, 3 appareils européens se disputent les investissements « sur le papier » : le Dassault Rafale, le Saab Gripen E/F et l’Eurofighter Typhoon. Derrière ces choix, il y aura des logiques industrielles, stratégiques et diplomatiques différentes.

L’Union Européenne est un animal invertébré. Ses relations avec la Russie sont à géométrie variable depuis Pierre le Grand jusques à Joseph Staline et Vladimir Poutine[9]

En 1913, Staline était le seul des marxistes à énoncer la norme, la somme des ingrédients nécessaires à la constitution d’une nation. Il écrivait alors : « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture ». L’Europe occidentale (le marché commun puis l’Union européenne) ne correspond pas à un État-Nation. Elle reste un assortiment de couples qui se font et se défont. De quoi, de QUI, voudriez-vous que les 25 et (bientôt) les 30 ou plus puissent alors se défendre, collectivement ou non ?

La dramatisation des enjeux géopolitiques et des préoccupations financières

La dramatisation des enjeux liés aux deux conflits que sont au Nord la guerre d’Ukraine et au Sud le conflit israélo-palestinien est une façon d’oublier et faire oublier les défis concrets auxquels non seulement l’Europe mais aussi – et en tout premier lieu – les États-Unis sont confrontés.

Pour éviter que la Chine ne soit tentée d’exiger le paiement des bons américains qu’elle détient et qu’elle ne provoque alors la faillite du Trésor américain et l’effondrement du Dollar, Trump manie le chantage aux droits de douane. Il bluffe mais ça marche au moins pendant quelque temps ! Engagés dans un bras de fer commercial, il semble que les deux géants de l’économie, la Chine et les USA, aient trouvé un accord temporaire satisfaisant[10] . 

La NBD (New Bank of Development) – officiellement lancée en juillet 2015 – a été fondée par les pays membres des BRICS : le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. En 2021, elle permet déjà des financements dans la monnaie locale de ses membres. L’idée qu’un réarmement de l’Europe au milieu du chaos monétaire qui s’annonce pourrait préfigurer sa résurgence est une autre chimère à l’heure de l’intelligence artificielle et des nouvelles énergies.

Mais que faire alors ?

L’avertissement donné aux Européens par deux guerres et la perspective d’un retrait américain de la sphère européenne semblent, de prime abord, lui faire une obligation et pourquoi pas même lui donner une chance ! Mais qui serait un pas de plus vers une troisième guerre mondiale. Ironiquement, les progrès technologiques actuels en engins de mort et la diversité des types d’armes de destruction massive désormais sur étagère (un essaim de six drones bourrés d’électronique coûtant globalement 50.000 euros détruira un char Leclerc d’une valeur de 8 millions d’euros) donnent à l’Europe un avantage – en partant justement de presque rien et sachant que le monde est différent de ce qu’il était hier avec des ordinateurs quantiques et des robots intelligents.

Dans l’immédiat, et parce que le temps presse, il est légitime et c’est un devoir pour certains (cf. Le Pape, combien de divisions ?) de se poser la question suivante : existe-t-il une alternative au réarmement (militaire) massif de l’Europe de l’Ouest ? Et cette solution ne serait-elle pas alors prioritaire ? Une condition sine qua non, en somme ? La réponse est « oui » et cela veut dire qu’elle commence par rechercher « la Paix », d’abord celle entre la Russie et l’Ukraine, dont on connaît les conditions et, ensuite, celle entre les États jumeaux d’Israël et de Palestine, qu’il faut imposer à l’un comme à l’autre[11].

Or c’est ce qu’elle ne fait pas

C’est une affaire de bon sens et d’ascendant moral, mais pas de baïonnette ni de canon, tant il existe de bons arguments, voire, au pire, des armes économiques non létales mais d’une efficacité garantie. Ce n’est pas en menaçant l’Iran du feu de l‘enfer qu’on finira par le convaincre de ne pas se doter de l’arme nucléaire, c’est en lui fournissant des mini-réacteurs atomiques ultra-modernes pour remplacer des centrales soviétiques dépassées. C’est, en revanche, de la folie meurtrière que de vouloir le bombarder préventivement[12], comme le Congrès américain se propose de le faire.

Les armes sont faites pour ne pas avoir à s’en servir

Même dans ce cas, l’Union Européenne, pour ne pas parler de l’Europe, devra, avant toute autre chose, apprendre à se défendre contre elle-même, en commençant par se doter d’une constitution[13], à défaut de laquelle elle éprouvera des difficultés à maîtriser sa propre défense, quand bien même elle en aurait entre temps acquis les moyens, comme il est désormais plausible et utile qu’elle le fasse, mais seulement dans l’esprit du proverbe latin,« Si vis pacem, para bellum ».

S.E.M. Eugène BERG, Essayiste, consultant, Ex-Ambassadeur de France, spécialiste de la Russie, de l’Ukraine, du Pacifique, Ex-Consul de France à Leipzig (1994-1998), « La place du Maroc dans l’espace atlantique ».

Je prends la parole pour des raisons qui me sont propres, mais étant donné que vous avez eu la gentillesse de dire que j’ai eu une toute petite part dans l’initiative de ce colloque, comme « there is no free lunch », vous avez eu la gentillesse de nous inviter, il faut quand même que je paye un peu modestement mon dû. D’abord, je me livrerai – c’est mon péché mignon – à, pas de l’égo-histoire, mais de l’égo-géographie.

Je me considère comme un enfant de l’Atlantique et de la Méditerranée. Ma mère est née à Saint-Pétersbourg et après la révolution russe, elle est allée à Cherbourg, qui est mentionnée par notre cher recteur. Ensuite, moi, j’ai vécu deux ans à New York, trois ans au Mexique, j’allais souvent à Acapulco, sur l’Atlantique, j’ai vécu en Namibie (Atlantique), j’ai visité pas mal de fois Cape Town, j’ai été au Cap Spartel (Maroc), j’aurais même voulu acheter une maison là-bas, Atlantique et puis Méditerranée. Mon père a vécu à Nice, il est parti la plus grande émigration, Simferopol, avec les débris de l’armée de Wrangel. Et puis, on sait très bien qu’il y a un lien entre la mer Noire et la Méditerranée, et je vis dans le sud, près de la Méditerranée, une mer intérieure. Donc, je suis un peu un homme de l’Atlantique. Et le Maroc est justement à l’épicentre de toutes ces préoccupations.

Alors, au-delà du rire, pourquoi ? L’idée qui nous est chère à tous et que vous avez admirablement exposée : tout le monde parle de l’Asie-Pacifique. Souvenez-vous, 1980, Pacifique : centre du monde. On a parlé de l’Asie-Pacifique. Et ensuite, on a trouvé « l’Indo-Pacifique ». Pensez, tout le monde en a fait des exposés, ça vend des ouvrages et tout. Et je me suis dit : « Mais l’Atlantique, elle disparaît, plus personne n’en parle ».

Regardez, quand vous prenez une carte de l’Atlantique, qu’est-ce qu’on trouve ? Sur les fameux chop points, Malacca, tout ça, il y en a douze dans le monde. J’en ai compté sept ou huit dans l’Atlantique. Magellan, le Cape Town, regardez la mer du Nord à des endroits, bien sûr Panama, Gibraltar – on va faire un tunnel, 40 km, vous vous rendez compte ? Pour la première fois, il y aura un tunnel. Il y a déjà une société allemande qui fait une étude de faisabilité, ça va être 40 km le tout, et ça va coûter 15-20 milliards. L’Union européenne se demande « est-ce que je vais financer ça ? », etc.

Il n’y a pas de vrai conflit. Quand vous prenez une carte, qu’on a tous dans la tête, vous prenez de Gaza jusqu’à Cachemire, il y a 80 % de la géopolitique mondiale. Là, à part, quelques grains de sable, il n’y a pas de vrai conflit. Le Golan, ce n’est pas un conflit ouvert. Regardez, il y a une vaste étendue : donnez-moi un conflit d’intérêt majeur ? Non ? Donc ce n’est pas une zone de paix, mais une zone qui, malheureusement, pourrait être de coopération, l’a été, et ne l’est pas.

Les pays que vous prenez, parité de pouvoir d’achat ou pas, sur les 12 PIB mondiaux, il y en a 8 qui sont dans l’Atlantique. En dehors des gros poids lourds (Chine, Inde, Japon et Indonésie) ils sont tous dans le Pacifique. C’est le Canada, c’est les États-Unis, c’est Brésil, c’est le Mexique, c’est l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, j’en passe et des meilleurs : nous n’avons quand même pas disparu ! C’est quand même la richesse.

Le gros problème, ce sont les 4 axes de coopération. Vous avez admirablement montré l’axe nord, l’axe atlantique, etc. Effectivement nous avons vécu 80 ans avec l’Atlantique, et donc on a quelque chose qui est malade. Est-ce qu’il est réparable ? Il y a maintenant États-Unis, Brésil. Là aussi, ça ne marche pas. Vous avez parlé de doctrine Monroe, malheureusement entre l’Atlantique Nord et l’Atlantique Sud il n’y a pas vraiment de vraie coopération, ça tout le monde le sait, et malheureusement personne ne veut parler là-dessus. On aurait voulu quelqu’un qui parle de la géopolitique du Mexique, le Rio Branco. Tout le monde sait que le Brésil voulait être le géant de l’Atlantique Sud. Quand j’étais ambassadeur en Namibie, il y avait un ambassadeur du Brésil, une coopération maritime, et puis il y a eu des tas d’études.

Et puis, on a maintenant le projet marocain, qui l’a bien fait, exploré, c’est le fait de faire une alliance des États de l’Atlantique africaine, comme il y a une alliance du Pacifique. Ça prendra du temps, on connait tous les problèmes, mais donc, là-aussi le Maroc est le lien entre Europe et Afrique. Je me souviens, jeune, je ne sais pas si vous étiez né mon cher, du roi Hassan II qui disait « Écoutez, il y a trois pays qui sont riverains à la fois de la Méditerranée et de l’Atlantique, c’est la France, l’Espagne et le Maroc ». Ce n’est pas pour rien que la Coupe du monde de 2030, c’est Portugal, Espagne et évidemment Maroc. On aura le tunnel de Gibraltar, Hassan II voulait faire un pont, ce n’est pas arrivé. Donc, il y avait sur les quatre anneaux qui auraient pu créer un espace de coopération, l’idée du Pacifique. C’est à vous d’apprécier lequel marche, mais là on ne cherche pas. Évidemment, qui dit coopération, dit leadership. Vous l’avez montré : où est le leadership ?

Voilà un petit peu pourquoi ce thème est intéressant. Mais on ne l’épuisera pas aujourd’hui et je vous remercie de l’avoir pris et vraiment on est ébahis par la richesse des exposés, des échanges, et c’est vraiment passionnant parce que finalement nous sommes tous des enfants de l’Atlantique, que nous le voulions ou non, pour le pire ou le meilleur. Et donc dire que nous sommes foutus, que l’avenir est derrière nous, eh bien non, quand même pas. C’est à nous de s’ouvrir au partage et à la coopération, justement entre l’Europe, le Maroc, le Maghreb, tout ça doit être fait avec l’Afrique, vous l’avez bien montré.

Ce sujet est passionnant parce que justement il nous sort des clichés « c’est foutu l’Europe », « l’Atlantique c’est le passé », « c’est les impérialistes, les capitalistes, les décadents », alors que « l’avenir maintenant c’est le Pacifique, on sait »… Non, ils ont leurs problèmes, nous avons les nôtres, et le jeu reste ouvert. Comme disait notre ami Umberto Eco, « l’œuvre est ouverte » !

Dr. Ali RASTBEEN

Le sujet du prochain intervenant est en allemand, c’est lui-même qui va le prononcer, mais il s’agit d’une expression allemande qui signifie à peu près « suicide par peur de la mort ». Vous avez la parole.

Leo KELLER, spécialiste et chargé d’enseignement en Géopolitique, Contributeur Revue Politique et Parlementaire, auteur du blog géopolitique Blogazoi, « Selbstmord aus Angst vor dem Todt ».

Ce n’est pas facile de parler après mon copain, Eugène « Wikiberg » ! Monsieur le président Rastbeen, merci beaucoup de m’avoir fait confiance, mesdames et messieurs les ambassadeurs, Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités, Denis Bauchard, merci beaucoup d’être venu (c’est l’ancien ambassadeur de France en Jordanie et au Canada) et merci à ma voisine qui a subi mes petites plaisanteries durant certaines interventions.

Selbsmort aus angst vor dem Tod, « se suicider par peur de la mort ». J’ai volontairement gardé dans son jus la citation de Bismarck, car elle illustre parfaitement le dilemme qui va chantourner la future politique de défense européenne au sein de l’Alliance. En outre, avec un peu d’effort d’imagination, l’on pourrait considérer que le cultissime Rückkehrversicherungsvertrag de Bismarck est l’ancêtre de l’article cinq de l’OTAN.

Le Rückkehrversicherungsvertrag, c’est peut-être une des choses les plus intelligentes de toute l’histoire de la géopolitique. Toujours avec un peu d’imagination, quel peut donc être son cousinage avec la doxa otanienne ? La politique de Bismarck, une fois ses objectifs atteints, était toute de réticence, prudence face à l’escalade militaire. Prudence était sa realpolitik, mais sans atteindre la « pactomanie » de Dulles, les alliances étaient son schème de prédilection pour préserver la paix. Or, préserver la paix et l’ordre mondial hérités de 1945, c’est précisément la philosophie de l’Alliance, alliance défensive, ne l’oublions pas.

En outre, et c’est la deuxième signification qui va caractériser et inscrire le pilier européen en matière de politique étrangère et de défense, « se suicider par peur de la mort ». Pour paraphraser Raymond Aron, qui me disait ça la semaine dernière, j’en parlais avec lui… je dirais « indépendance probable mais impérieuse, divorce impossible ».

Le concept de l’Alliance est révolutionnaire. Aux XVIIème et XVIIIème, les alliances classiques étaient polychromes. Des alliés pouvaient, s’ils jugeaient qu’il en allait de leur intérêt, se séparer pour se retrouver avec l’ennemi d’autrefois. Avec l’OTAN, l’Alliance est à la fois monochrome et repose sur la coopération. Il n’y a pas d’alliance de rechange.

Alors Trump, mon général. Trump, nos illusions perdues, la colère, le dégoût, mais peut-être l’espoir de notre réveil, Jean-Pierre.

Jean-Pierre VETTOVAGLIA

Vous avez confiance en l’armée suisse, hein…

Leo KELLER

Oui, tu as raison oui… « Șezó sprach Zarathustra » annonçait le surhomme. Trump, lui, aura au moins annoncé l’immarcescible bêtise. Alors quels sont les dangers qui menacent l’OTAN et l’Alliance atlantique ? Certains relèvent de l’ignorance ou de la paresse intellectuelle. D’autres sont hélas plus sérieux. Avant que de pointer les dangers internes et externes auxquels l’OTAN doit faire face, puis les solutions, permettez-moi quelques miscellanées liminaires.

Certains analystes ou dirigeants parfaitement mal informés, mais si bien mal intentionnés, ont très paresseusement accepté la version des USA abandonnant l’Europe et l’Alliance atlantique, et je rejoins mon camarade et maître, Eugène. D’autres remontent cette idée à la présidence d’Obama. Mais le New Pivot n’a jamais signifié l’abandon de l’Europe. Il impliquait et affichait seulement que l’Europe et l’Alliance n’avaient plus l’exclusivité du lien. Point barre. À meilleure preuve, juste pour prévenir les dégâts que Trump ne pouvait manquer d’occasionner, Barack Obama qualifia ainsi en novembre 2016, lors de sa tournée d’adieu, Angela – et Angela seule ! –, je cite : « She has been probably my closest international partner for these eight years ». Ça ne l’a pas empêché d’écouter les conversations d’Angela. Il était peut-être curieux, et voulait connaître des détails croustillants ! L’adresse était claire et limpide, elle était adamantine et frappée au coin de la réalité. En Asie, et je rejoins une fois de plus Eugène, en Asie, parmi les pays démocratiques, le Japon, seule puissance d’importance, mais il possède encore moins que l’Allemagne les attributs d’une puissance mondiale. Cessons donc de nous faire peur.

Terminus aquo. Une autre idée qui chemine stupidement comme une herbe folle. Trump pourrait quitter sinon l’Alliance, du moins l’OTAN. Alors, mesdames et messieurs, un peu de droit constitutionnel américain, ne m’essayez point. Oui, Trump n’est plus à une imbécilité près. Il pourrait donc, dans un premier temps, s’en retirer par sa seule autorité présidentielle. Même si nous sommes dans un flou juridique – ne parlons pas du politique – le Congrès bloquera cette décision. Le Congrès a beau être peuplé de grenouilles trumpiennes de bénitier, une majorité simple dans une seule des deux chambres serait suffisante pour gripper et condamner ce projet abracadabrantesque. Or, depuis 2021, la loi NDA, National Defense Authorization Act, introduite par des congressistes démocrates ET républicains, empêche le président de se retirer unilatéralement de l’OTAN. Que le président vienne à passer outre, la Cour suprême sera saisie non de l’opportunité, mais bien de la légalité de cet acte. Terminus a quem. Ultima ratio regom. Jean-Pierre, vous aimez les citations? Je les aime aussi et j’aime les formules latines.

Trump, dans un accès d’hubris dont il est coutumier, passe outre, s’engage alors durant l’année prévue pour la dénonciation, une bataille politique menée probablement par le State Department, forçant Trump à renoncer. En outre, les adultes dans la pièce – il y en a encore quelques-uns – savent pertinemment que Trump ne peut se passer de l’OTAN dans son conflit avec la Chine, ne serait-ce parce qu’en cas de conflit, l’Europe, certes, ne pourrait intervenir militairement, mais elle pourrait participer à un blocus de l’artère vitale pour la Chine dans le détroit d’Ormuz.

Deux constats s’imposent.

Trump n’arrête pas de tympaniser les gouvernements européens avec nos budgets effectivement ridiculement faibles. Quid novi ?  Robert Gates martelait déjà en juin 2011 on ne peut plus fermement dans son discours d’adieu sur l’avenir de l’OTAN, je cite : « Je suis le dernier d’une série de secrétaires à la défense des États-Unis qui ont exhorté les alliés en privé et en public, souvent avec exaspération, à respecter les critères convenus de l’OTAN en matière de dépenses de défense. Seuls 5 alliés sur 28 respectent ce critère ». Henry Kissinger, pourtant viscéralement attaché à l’alliance américano-européenne, déclara devant le Congrès en 1973, je cite : « It is unrealistic to expect the American public to continue indefinitely a commitment that is not matched by comparable efforts by our allies ». Mon anglais est mauvais, Jean-Pierre, c’est pour ça que je ne le traduis pas. Aujourd’hui, 23 des 32 membres atteignent ou dépassent ce seuil de 2 %.

Deuxième constat, la vie de l’OTAN a été et demeure pressée depuis 1949 de moultes crises. Le moindre ne fut pas le conflit opposant deux membres essentiels à son dispositif Sud : Grèce et Turquie. Ils aiment se castagner, ces deux-là. L’OTAN est également sortie à plusieurs reprises de sa zone de confort géographique, la plus importante étant l’Afghanistan, même si cet idiot de Trump ne le savait pas. Enfin, en novembre 2019, le président Macron, d’habitude plus inspiré, il faut le reconnaître – et je ne fais pas partie des anti-macronistes – déclara que l’OTAN était « en état de mort cérébrale ». Mais la géographie et les faits sont têtus. L’OTAN a fait montre, alors que la règle de l’unanimité est obligatoire pour les principales décisions, d’une inventivité de doctrine et d’une souplesse remarquables. Elle a su accueillir en son sein de nouveaux membres et, bonne fille, ne fut pas rancunière en acceptant le retour au bercail de la France, enfant prodige, mais rebelle. En allemand, on pourrait dire : der Wunderkind, n’est-ce pas ?

Les dangers externes, maintenant. Alors, l’OTAN a été créé selon la savoureuse formule que rapporte Jean-Pierre. Je ne vais donc pas la citer, mais puisque vous avez parlé de Lord Ismay, il y a quelque chose d’absolument délicieux. Ce n’était pas prévu, mais pendant le conflit de Chypre, on a fait appel à Henry Kissinger, dont la modestie n’était pas la première des qualités, en lui demandant de s’occuper du conflit gréco-turc à Chypre. Et Kissinger qui dit : « je veux bien, je suis occupé au Moyen-Orient, je suis occupé au Vietnam, je suis occupé à Panama, etc. Je veux bien mais c’est une tâche impossible et vous me faites penser à Lord Ismay » qui, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans une conférence de l’état-major interarmes impérial britannique, on voulait couler les U-boots qui coulaient les navires anglais, c’était insupportable. Alors, on demande à Lord Ismay quelle est sa solution. Et Lord Ismay dit : « Écoutez, c’est très simple, il faut faire baisser le niveau de la mer » ! Tu la connais, Eugène. Et là-dessus, les généraux britanniques disent : C’est une idée formidable, mais comment est-ce que vous comptez y faire pour qu’on voie les sous-marins allemands en baissant le niveau de la mer ? Et Lord Ismay dit : Écoutez, moi, je vous ai donné la stratégie générale, les détails, à vous de vous en occuper.

Donc, Jean-Pierre, Ihre Intervention war brillant und außergewöhnlich. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les Américains menacent et nous font chanter pour assouvir leur foi mercantiliste. Mais pas que ! Il n’y a pas que ça. Il n’était pas exclu que la tentation de reconstituer l’alliance des trois empires ne gangréna l’esprit obscur et confus de Trump. Les Russes reviennent comme jamais auparavant, la chape de plomb de la Guerre froide ayant implosé. Quant à la Chine, la fameuse formule de Deng Xiaoping : « Hide your strength, bide your time », est devenue : « Show your strength, it is our time ». Foin des habits étriqués et des boyards bolchéviques. Place à une Chine acromégale et totipotente. Le delta des PIB américains et chinois s’est, certes, considérablement étréci. Mais la fable d’un empire chinois, technologiquement, militairement, économiquement, tout ce que vous voulez, irrésistible, quand bien même à côté à une Russie vacillante et squelettique, peut rejoindre les étagères poussiéreuses des prophéties auto-réalisatrices. Quant aux Allemands, après la déclaration révolutionnaire d’Angela de mai 2017 qui disait : « L’époque où nous pouvions nous reposer complètement sur les autres – entendez les Américains – est en partie révolue ». Donc les Allemands pataugent dans un Zeitenwende encore brumeux. Radoslaw Sikorski, ancien ministre polonais des Affaires étrangères, écrivit dans Foreign Affairs : « What I fear most is German inaction ».

L’OTAN, cérébralement morte ? E pur si muove! Autre danger, donc : l’offensive concertée des régimes autoritaires, quand bien même les BRICS relèvent du fantasme militaire.

Quatrième danger : la faible préparation des membres de l’OTAN face à une attaque hybride sur les pays baltes à travers le corridor de Suwałki. En 1949, les menaces étaient purement militaires. Aujourd’hui, les fake news, les fulminations intimidantes et les provocations hybrides pilotées depuis Moscou bravent directement le cœur et les poumons des pays membres de l’OTAN. C’est probablement la menace la plus urgente et la plus destructrice. Les calculs de la Rand Corporation et du Brookings Institution démontrent que pour déjouer une invasion russe dans les pays baltes, 150 000 hommes seraient nécessaires. Or, notamment à cause des contraintes logistiques, nous ne pouvons en déployer que 30 000. Les « Jeux de guerre » de la Rand enseignent qu’il faudrait employer au moins 7 brigades, mon général, mais nous n’en disposons que de 3.

Mentionnons brièvement l’élargissement géographique du champ des menaces, l’Arctique qui, réchauffement climatique montant, aiguisera les appétits prédateurs des Chinois et des Russes. Se posera alors le problème de la redéfinition des frontières. On ne va pas être triste. L’article contiendrait 13 % des réserves de pétrole et 30 % du gaz naturel non découverts. Autre type de menaces : les migrations climatiques.

Maintenant, voyons les dangers internes. C’est ce dont on a parlé pendant le délicieux déjeuner. Elles sont pour moi beaucoup plus importantes. Les dangers internes, ils sont beaucoup plus déstabilisants. Les premiers immigrés avaient embrassé le sermon sur la montagne. Là, je cite, c’est du vieil anglais : « Ye are the light of the world. A city that is set on a hill cannot be hid ». Les Américains, à leur suite sur ce point précis, ne peuvent pas se concevoir autrement que le Primus inter pares. Mais ce qui était vrai en 1949 et à l’extrême limite applicable, et a permis la création de l’Alliance atlantique, l’est beaucoup moins en 2025.

Deux phénomènes sont particulièrement inquiétants à la force de dissuasion otanienne, dont l’idée de confiance dans les institutions démocratiques et la communauté de valeurs sont la raison d’être de sa pérennité. Nombre de pays de l’OTAN, et j’insiste, nombre de pays de l’OTAN professent désormais une voie ouvertement grondante les attirants vers l’anocratie.  C’est un des plus grands dangers.

Pour mémoire, l’Alliance était cimentée par des valeurs démocratiques communes. Nul ne saurait mieux l’exprimer que Kissinger dans son maître livre L’ordre du monde. Le plan Marshall et l’OTAN ont réussi parce qu’une tradition politique de gouvernement subsistait en Europe, même si elle était affaiblie. Cette dilection vers l’anocratie n’est pas sans conséquences en matière de politique étrangère et d’unité de l’Alliance, et surtout de ses valeurs. Les valeurs, le soft power, même si son concepteur vient de décéder, les valeurs ! Certes, l’Europe puissance ne pourra probablement jamais rivaliser avec l’hégémon américain, ni en faire l’impasse. Mais sa seule progression, elle incontestable, irrite les Américains au plus haut point. Franchement, je m’en tape. Reconnaissons-le, cela ne date pas de Trump. Elle est à l’origine de ce que Kissinger qualifiait de malentendu transatlantique (Eugène Berg : « en 1957 »). Oui, bravo. Il a écrit cela en même temps que Nuclear Power and Foreign Policy. Oui je vous ai dit, ce type c’est Wikipédia ! Nos intérêts stratégiques sont divergents. Il faut avoir le courage de le reconnaître et de les gérer aussi harmonieusement que possible. Après avoir porté l’Europe sur les fronts baptismaux, nos amis américains aimeraient bien, surtout depuis Trump et Vance, assister à ces funérailles. À cet égard, l’on pourrait paraphraser Mauriac : « Ils aiment tellement l’Europe qu’ils en voudraient 27 ». Seule la décence, Monsieur le Président, m’empêche, et les femmes qui sont là m’empêchent de rapporter les propos nauséabonds, eh oui je suis d’une vieille génération, nauséabonds mais authentiques de Trump.

Peut-être encore plus prégnant : les valeurs idéologiques et sociétales américaines s’éloignent de la civilisation européenne et révèlent une béance chaque jour plus grande. N’ayons pas peur de clamer fièrement : Kiwis europæanus sum. C’est beau, c’est musical, c’est noble. Kiwis europæanus sum. La mondialisation a géographiquement réduit l’océan Atlantique en mer intérieure, mais elle a élargi son champ politique. Que le temps nous semble lointain où un télégramme du Foreign Office en 1949 disait : « Des pays qui ont été nourris aux libertés civiles et aux droits fondamentaux ».

Plus près de nous, Henry Kissinger déclara solennellement à Bruxelles en décembre 1973, je cite : « The Atlantic Alliance must be more than a military pact. It must be a community of shared values and political purpose ». Pour parfaire la comparaison, citons le dialogue LUNAIRE du 4 mai lors de l’émission « Meet the Press ». Oui, vous allez voir pourquoi c’est lunaire…

Lors de l’émission Meet the Press avec Trump, à la question de Christine Walker (« But given those numbers that you are talking about, don’t you need to uphold the Constitution of the United States ? ») – le mec a juré de protéger la Constitution des États-Unis (il est le président de la première puissance du monde, ce n’est pas le Liechtenstein, hein…) – et il répond : « I don’t know. I’m not a lawyer ». Ça, franchement, on s’en était aperçu que ce n’était pas un avocat, ni un universitaire. « I don’t know. I was elected to get them out and the courts are stopping them ». Vous vous rendez compte ? Le type, il ose dire : « And the courts are stopping them ». Vous avez dit abruti ? « O tempora, o mores » !

En guise de conclusion – parce que même au repas des dieux il faut savoir quitter l’Agapè – une des pistes de ma réflexion prend sa source dans l’interview de Kissinger à Time Magazine en 1984. Écoutez bien, ça vaut son pesant de cacahuètes : « I am not talking about traditional border sharing, paying more than for the existing effort. I have in mind something more structural, a more rational balance of responsibilities ». Je répète,« a more rational balance of responsibilities ». Et c’est d’ailleurs Kissinger qui inspira la déclaration d’Ottawa en 1974, qui reconnaissait le rôle des forces nucléaires française et britannique, ultime hommage au général. 16 juin 1974.

Pour conclure, quelles peuvent être les priorités de l’actuel secrétaire-général de l’OTAN Mark Rutte ? Un, préserver la sécurité européenne qui sera testée et mise à rude épreuve dans les pays baltes. Deux, maintenir l’engagement américain. Kamala Harris n’était pas Biden. Trois, développer la coopération avec le Japon, la Corée, et approfondir l’initiative d’Istanbul et du Conseil du Golfe. Quatre, définir une aide approfondie à l’Ukraine. Cinq, approfondir de nouveau le nouveau modèle de forces défini au sommet de Madrid de 2022 et de 2023 à Vilnius. Et enfin six, collaborer étroitement avec le plan d’Ursula Von der Leyen (…). C’est le meilleur moyen d’aller vers une défense européenne véritable et qui ne serait pas aux ordres de Washington. S’il y a deux choses que je veux lancer dans mon intervention, c’est les messages nauséabonds qui émanent d’un certain nombre de leaders et…

Oui, Jean-Pierre, il faut une défense européenne. Oui, nous avons la capacité de la faire, mais elle ne doit pas être aux ordres de Washington. Enfin, laissons le mot de la fin à Kissinger : « A transatlantic disunion would be a geopolitical tragedy, perhaps a nightmare ». Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre attention.

Xavier HOUZEL

Je crois qu’on ne souligne pas assez le fait que l’Amérique est en crise, une crise très profonde et qu’elle est en quasi faillite. C’est ce qui explique l’attitude de Trump avec ses rodomontades

concernant les douanes. Et là, il est sérieux, car les statistiques le montrent et les menaces de la démarche des BRICS sont à prendre très au sérieux. Et ça, l’Europe est protégée par sa faiblesse et par le fait qu’elle ne veut plus de vassalité. C’est tout ce que je voulais dire, mais c’est un facteur important qu’on n’a pas assez souligné.

Imen CHAANBI, Experte en géopolitique, géostratégie et veille stratégique, Directrice du cabinet 5WE Consulting et Strategik.IA, Secrétaire générale adjointe de l’Observatoire Géostratégique de Genève « Le partenariat atlantique. Entre espace stratégique en recomposition et gouvernance fragmentée : vers une nouvelle architecture de l’Atlantique ? ».

Mesdames et Messieurs, pendant longtemps, l’océan Atlantique a été perçu comme un simple couloir maritime, un espace de transit entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Mais aujourd’hui, ce regard change profondément. L’Atlantique est en train de devenir un espace stratégique central. Un espace où se jouent désormais des rivalités de puissances, des enjeux économiques cruciaux, des défis environnementaux majeurs et, surtout, une volonté de repenser les équilibres géopolitiques à l’échelle mondiale.

Cet océan, qui relie 32 pays sur quatre continents, n’est plus un simple trait d’union. Il est devenu une arène. Une arène où se croisent les ambitions des grandes puissances comme les États-Unis, la Chine, la Russie, mais aussi les aspirations croissantes des pays d’Afrique, d’Amérique latine et des Caraïbes. Pourquoi cette reconfiguration ? Parce que l’Atlantique concentre aujourd’hui plusieurs enjeux fondamentaux.

Enjeux fondamentaux

D’abord, les routes maritimes. Elles sont au cœur du commerce mondial et sont devenues des objets de compétition géopolitique. La mer Rouge est devenue un point névralgique des tensions géopolitiques ou s’affrontent les grandes puissances régionales (Iran-Arabie saoudite). Leur sécurisation est essentielle à la stabilité économique de nombreuses régions. On voit ainsi s’intensifier la présence navale des puissances dans l’Atlantique Nord comme dans l’Atlantique Sud. Ainsi la Russie a réactivé des patrouilles dans l’Atlantique Nord et renforce ses liens avec des pays comme le Venezuela. De son côté, la Chine finance des infrastructures portuaires en Angola et au Cap-Vert, posant la question d’une projection militaire à moyen terme.

Ensuite, les câbles sous-marins. Invisibles mais vitaux, ces artères numériques assurent plus de 95 % des flux d’information mondiaux. Ils sont donc à la fois des symboles de connectivité et des cibles stratégiques en cas de conflit ou de tensions. Les câbles comme EllaLink entre le Portugal et le Brésil, par exemple, montrent la volonté de créer des circuits indépendants, en dehors de l’influence américaine ou chinoise. À l’échelle internationale, les câbles aident la Chine à développer ses nouvelles routes de la soie en augmentant la connectivité mondiale et en facilitant les échanges commerciaux. En réponse à la stratégie assertive de Pékin dans la guerre de l’information, les États-Unis ont décidé, il y a quelques années, de s’associer avec l’Australie et le Japon pour créer des câbles sous-marins dans l’Indopacifique, visant ainsi à contrecarrer les plans chinois en rivalisant sur ce terrain.

Par ailleurs, l’Atlantique regorge de ressources. Ressources énergétiques offshore – notamment au large du Brésil, du Golfe du Mexique ou de l’Angola. Un tiers déjà du pétrole et du gaz mondiaux provient du fond de l’océan. Mais l’Océan Atlantique est une zone riche en ressources halieutiques. Celle-ci fait vivre des millions de personnes, en particulier en Afrique de l’Ouest. La représentation de la pêche atlantique est souvent associée à une zone stratégique, riche en espèces démersales et pélagiques, telles que la morue, le hareng, le lieu, ou encore le cabillaud. Les pêcheries de l’Atlantique représentent plus de 25 % des captures mondiales

Mais aussi des métaux rares, essentiels à la transition numérique et énergétique, convoités par toutes les grandes puissances. L’Union européenne dépend à 90 % de quelques grands producteurs comme le Mexique, le Chili, la Chine, la République Démocratique du Congo (RDC) et l’Afrique du Sud. Face à cette richesse, les tensions se multiplient. La pêche illicite, la piraterie, les trafics de drogue et d’êtres humains constituent autant de menaces à la stabilité régionale. Le Golfe de Guinée, par exemple, est devenu l’un des principaux foyers d’insécurité maritime dans le monde.

Les flux de migrants illégaux[14]en partance de l’Afrique ont favorisé le trafic d’êtres humains. Ces réseaux collaborent souvent avec d’autres groupes criminels pour acheminer des drogues[15]d’Amérique du Sud vers l’Europe via l’Afrique. Il existe par ailleurs des réseaux criminels spécialisés dans le bunkering du pétrole[16] et le trafic d’armes[17].

Les pollutions maritimes ont un impact sur l’écosystème et la biodiversité. Les gyres d’ordures marines touchent simultanément l’Afrique de l’Ouest, les Antilles et l’Europe. Les gisements minéraux sont principalement situés près de hubs de biodiversité, qui comprennent souvent de nombreuses espèces endémiques.

Ces défis transversaux montrent qu’aucun pays ne peut les relever seul.

Le partenariat pour l’Atlantique

C’est dans ce contexte qu’est né, en 2023, le Partenariat pour l’Atlantique. Ce projet politique inédit, porté notamment par les États-Unis, rassemble 32 pays riverains de l’Atlantique. Il vise à repenser la gouvernance de cet espace, à créer un dialogue structuré entre le Nord et le Sud autour de principes communs : sécurité, respect du droit international, intégrité territoriale, développement durable. Il se caractérise par un « engagement en faveur d’un Atlantique ouvert, libre de toute ingérence, coercition ou action agressive ».

Mais ce partenariat ne se limite pas à l’Atlantique. Il s’inscrit dans une dynamique mondiale.

Dans la région indopacifique, la Chine perçoit cette initiative comme un contrepoids stratégique. Les États-Unis cherchent à coordonner leur politique atlantique avec leur stratégie indopacifique pour limiter l’influence chinoise et russe.

L’Inde observe ce développement avec prudence, cherchant à renforcer ses propres partenariats avec l’Afrique et l’Amérique latine pour ne pas laisser l’Atlantique devenir une chasse gardée occidentale. Les États-Unis articulent quant à eux leur stratégie indopacifique avec celle de l’Atlantique pour former une architecture globale anti-hégémonique (Chine/Russie).

Quel est le défi ?  Éviter la perception d’un « encerclement » de la Chine qui pourrait accentuer les tensions.

L’Asie de l’Est, bien que non directement riveraine, est impactée par la redéfinition des flux maritimes et numériques. Des pays comme le Japon ou la Corée du Sud craignent d’être marginalisés par de nouveaux corridors numériques ou logistiques reliant l’Amérique latine, l’Afrique et l’Europe. D’où la nécessité d’intégrer ces acteurs pour éviter des fractures technologiques. Les géants asiatiques des télécoms (Huawei, NEC) sont exclus de certains projets de câbles sous-marins transatlantiques pour des raisons de sécurité.

Quel est le défi ? Intégrer les pays asiatiques dans les futurs projets numériques sans tomber dans une logique de bloc.

En Afrique, les attentes sont fortes, mais aussi les craintes. Les pays africains veulent éviter une nouvelle forme de domination néocoloniale. Ils exigent des partenariats équilibrés, des transferts de technologies, et la reconnaissance de leur souveraineté maritime. Les pays du Golfe de Guinée espèrent renforcer leur sécurité maritime via ce cadre, notamment face à la piraterie et aux trafics. Le Nigeria, le Ghana ou l’Angola veulent que les projets soient co-construits, et non imposés depuis le Nord.

En Amérique latine, notamment au Brésil ou en Argentine, on défend une vision multipolaire de l’Atlantique Sud, fondée sur le dialogue Sud-Sud et la coopération environnementale. Le Brésil milite pour que le Partenariat ne soit pas une simple extension de l’OTAN et inclue une gouvernance partagée avec les pays du Sud global. L’Argentine ou l’Uruguay souhaitent que les enjeux environnementaux (océan, pêche, climat) soient au cœur du dialogue. Des organisations régionales comme la ZOPACAS (Zone de Paix et de Coopération de l’Atlantique Sud) ou la CELAC (Communauté d’États latino-américains et caraïbes) s’affirment comme des acteurs clefs de cette recomposition.

Quel est le défi ? Maintenir l’autonomie stratégique régionale tout en participant à un cadre de coopération élargi.

Même l’Arctique, à la lisière nord de l’Atlantique, devient un prolongement stratégique. Le réchauffement climatique ouvre de nouvelles routes, attise les convoitises et pousse les pays atlantiques comme le Canada, le Danemark ou les États-Unis à renforcer leur présence dans la région. Le Groenland et le Canada voient dans ce Partenariat un outil pour défendre leurs intérêts face aux ambitions russes et chinoises en Arctique. La militarisation croissante de l’Arctique pousse certains pays atlantiques à renforcer leurs capacités de surveillance.

Quel est le défi ? Articuler les cadres de coopération existants (Conseil de l’Arctique, OTAN) avec cette nouvelle dynamique atlantique sans duplication ni tensions.

Face à cette complexité croissante, trois grands scénarios d’évolution se dessinent.

Le premier, c’est un Atlantique fragmenté, multipolaire, où plusieurs centres de pouvoir – USA, Maroc, Brésil, Nigéria – se partagent l’influence. Ce modèle serait caractérisé par une fragmentation accrue des relations, avec des zones d’influence distinctes selon les continents et les régions. Cela pourrait favoriser des coopérations bilatérales ou régionales sur des enjeux spécifiques, mais avec un risque : celui d’une gouvernance éclatée et de tensions permanentes.

Le deuxième scénario est celui d’un Atlantique dominé par un axe Nord, États-Unis / Union européenne. Dans ce cas, l’espace atlantique serait gouverné par un ensemble d’institutions renforcées et plus cohérentes, avec des initiatives communes pour contrer les défis mondiaux (changement climatique, cyber-menaces, régulation des échanges commerciaux, etc.). Toutefois, il risquerait de perpétuer les déséquilibres historiques entre Nord et Sud, et d’alimenter la méfiance des pays émergents.

Enfin, le troisième scénario – sans doute le plus souhaitable mais aussi le plus ambitieux – serait celui d’un Atlantique coopératif. Une gouvernance partagée, inclusive, qui donne une véritable voix aux pays du Sud. Une gouvernance capable d’affronter collectivement les enjeux climatiques, sécuritaires, économiques, tout en respectant les souverainetés. Cela implique de surmonter les divergences idéologiques, les intérêts concurrents, les héritages du passé.

L’Atlantique d’aujourd’hui n’est plus celui des rivalités coloniales ou de la seule relation transatlantique entre l’Europe et les États-Unis. Il est devenu un espace stratégique global, un carrefour des interdépendances, un terrain de recomposition des rapports de force.

Mais il est aussi porteur d’espoir. Espoir d’une nouvelle coopération Nord-Sud. Espoir d’un espace partagé, cogéré, protégé. Espoir, enfin, d’un modèle alternatif de gouvernance face aux logiques de bloc, aux affrontements hégémoniques, et à la fragmentation du monde. Il ne s’agit plus seulement de sécuriser l’Atlantique. Il s’agit de le repenser comme un bien commun, un espace d’avenir, où les ambitions doivent rimer avec responsabilité, souveraineté et solidarité.

Charles de Gaulle : « Oui, c’est l’Europe, depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural, c’est l’Europe, c’est toute l’Europe, qui décidera du destin du monde ».

« La seule voie qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est celle de la coopération et du partenariat », Kofi Annan.

Deux personnalistes, deux époques, deux citations…

En somme, ces deux citations mettent en avant l’importance de l’unité et de la collaboration à l’échelle européenne et mondiale pour assurer la paix et le progrès.

Fabienne LISSAK, Professeure de communication de crise, Rédactrice en chef de l’émission « Impact Business », « Le canal de Panama est une infrastructure essentielle du commerce maritime mondial ».

Merci Monsieur le Président. Merci à tous de m’accueillir. J’étais il y a encore quelques semaines, effectivement, au Panama.

Sujet majeur, le canal du Panama, pour les États-Unis, il diminue les trajets entre New York et San Francisco, qui passent de 22 500 km par la route du Cap Horn à 9500 km. C’est clair, l’intérêt. Un dossier central également dans la compréhension des dynamiques géopolitiques, économiques contemporaines. Et vous avez remarqué que dès son investiture, le 20 janvier, Donald Trump a renoué avec sa doctrine America First, abondamment expliquée par nos amis en face de nous, et l’Ambassadeur et Monsieur le Président, et parmi ces déclarations censées remettre les États-Unis sur les rails de leur lustre passé, le président américain affirmait vouloir reprendre le canal de Panama, et il s’est inscrit ainsi dans l’histoire longue de l’impérialisme américain. Vous le disiez, il n’y a pas tant de surprises que ça, en vérité, on est dans la doctrine Monroe, et cela a provoqué de vives réactions du côté de ce petit État d’Amérique centrale.

L’idée de parvenir à relier les deux océans, sujet qui nous occupe aujourd’hui, n’est pas nouvelle (le Pacifique à l’Océan Atlantique), elle relève de la logique. Le canal était déjà mentionné en 1534 par Charles Quint. Et il a fallu plusieurs siècles pour que le projet aboutisse. Le succès du canal de Suez a fini par déclencher sa conception. Alors, le canal de Panama est devenu essentiel au commerce extérieur nord-américain. Véritable goulet d’étranglement, 72 % des marchandises qu’il emprunte chaque année sont en provenance ou à destination d’un port américain. Ce centre névralgique, au premier plan de l’actualité depuis le début de l’année, a en fait à peine été évoqué lors de son inauguration. On en a quasiment parlé, et pour cause, 1914, c’est le début de la Première Guerre mondiale qui a fait couler beaucoup d’encre à ce moment-là.

Je m’intéresse à plusieurs titres à ce sujet. Professeure de communication de crise, effectivement quand on a comme ça une autoroute maritime (14 000 navires transitent chaque année), moi qui ai travaillé chez Eurotunnel (400 trains par jour), les infrastructures il se passe toujours quelque chose. Dès qu’il y a une crise, il peut y avoir des conséquences. Une véritable onde de choc, on l’a vu, en mars 2021 au canal de Suez, lorsque le porte-conteneurs Ever Given, 400 mètres, a bloqué le canal pendant six jours. Le prix ? la société de données maritime Lloyd’s List a estimé que le blocage du canal du Suez avait coûté 9,6 milliards de dollars. Le passage des cargaisons, ça représentait ça. Donc oui, c’est central, moi je crois aux infrastructures. C’est d’abord un impératif moral parce qu’elles permettent d’apporter des services de base comme l’eau, l’électricité, elles irriguent toute l’économie. Mais les infrastructures sont aussi une impérieuse nécessité économique. Elles constituent des maillons forts de nos chaînes de valeur internationales. Je travaille beaucoup au SITL, Salon International du Transport et de la Logistique, où j’ai animé six conférences, j’ai conçu le storytelling l’année passée. Ces sujets, on l’a vu au moment du Covid, quand il y a une rupture de la supply chain on se retrouve extrêmement démunis, on voit toutes nos vulnérabilités.

80 km seulement, si j’ose dire, mais l’économie mondiale repose vraiment sur des chaînes d’approvisionnement rapides. Donc, aujourd’hui, le canal, c’est un accélérateur logistique essentiel, notamment pour le commerce entre la côte Est des États-Unis et l’Asie orientale. Si on parle du transport de gaz naturel liquéfié (GNL), de produits agricoles, de conteneurs manufacturés, c’est également majeur. Si on parle au commerce mondial, c’est 10 %, c’est énorme, qui passe par le canal de Panama. Et je le disais, les États-Unis sont très dépendants. 40 % du trafic de conteneurs des États-Unis, d’une valeur d’environ 270 milliards de dollars par an, transitent par cette voie maritime. La Chine également, 21 % des transports, se place en deuxième position par rapport à sa dépendance au canal. Pour le Panama, bien évidemment, le canal est stratégique. Il contribue à 25 % de ses revenus annuels. On est autour de 5 milliards d’euros. Et donc le canal a versé près de 2,5 milliards de dollars l’année passée au fisc panaméen.

Combien coûte la traversée d’un navire ? 100 000 dollars, gagné, pour un navire commercial, absolument, bravo M. Berg. Et donc, oui, le Panama est lié économiquement aux États-Unis, mais par sa géographie également et son histoire. On va y revenir en détail.

L’actualité, eh bien, Donald Trump, vous l’avez suivi, a multiplié les interventions pour reprendre le contrôle du Panama. Je reprends les mots du chef de la Maison Blanche : « ce qui a été à nous doit rester à nous ». Finalement, sa doctrine, elle est assez simple finalement, si on le comprend, et si on se le rappelle. Mais le canal apparaît surtout comme un levier stratégique dans son antagonisme face à la Chine, comme le disait notamment ma voisine.

Et Mark Rubio, secrétaire d’État à la tête de la diplomatie américaine, s’est rendu pour sa première visite à l’étranger depuis sa prise de fonction le 2 février, c’est le signe de l’importance du sujet – je ne savais pas que j’aurais comme voisin monsieur Rubio, précisément, bravo pour la pertinence du plan de table ! Et donc, il s’est plaint, monsieur Mark Rubio, de ce que le canal du Panama était en train de passer aux mains de la Chine. Alors, ayant un tropisme européen, chez nous, on parle très peu de cette zone du Panama. Cette zone, c’est un peu un impensé de la réflexion stratégique française et européenne sur l’Indo-Pacifique, alors que ce canal est un objet de convoitise géopolitique de l’Amérique, pour l’Amérique du Sud.

Alors, qu’a déclaré précisément le locataire de la Maison Blanche avec la finesse qu’on lui connaît ? « La Chine gère le canal du Panama qui ne lui a pas été donné, qui avait été donné au Panama de manière stupide, mais ils ont violé l’accord et nous allons le reprendre ou quelque chose de très puissant va se produire ». Le vrai problème, selon Trump, c’est que le canal n’est pas dans les mains, le contrôle neutre du Panama, mais entre les mains de la Chine.

On fait un petit rappel historique. En 1996, le Panama a accordé à une société basée à Hong Kong, Hutchison Whampoa, la gestion des ports d’entrée du canal. Cristoba d’un côté de l’Atlantique, Balboa du côté du Pacifique. À l’époque, Hong Kong était encore une colonie britannique et personne aux États-Unis n’y voyait une menace. Mais en 1997, Hong Kong repasse sous contrôle chinois. Depuis lors, le régime de Pékin peut influencer peu ou prou directement les activités de toutes les entreprises de Hong Kong.

Alors, quelles sont les raisons de ce courroux américain ? Effectivement, des raisons politiques. Le président américain voit l’influence croissante de la Chine à travers l’adhésion au Panama, aux nouvelles routes de la soie, on l’a évoqué, mise en œuvre par Pékin. C’est l’axe central de la stratégie chinoise pour accroître son influence à l’étranger, pour sécuriser ses approvisionnements. Et quand monsieur Rubio – décidément très puissant, ce monsieur Rubio – est passé le 3 février au Panama, 2 jours après le Panama s’est retiré de ce réseau des nouvelles routes de la soie. Le 9 avril, les Américains enfoncent le clou : Pete Hexet, secrétaire d’État à la défense, a dit que « tout est réglé, les navires américains n’auront plus à payer de péage quand ils passent le canal du Panama ».

Deuxième question : combien coûte le passage d’un navire américain militaire ? Parce que oui, s’il se passe quelque chose à Taïwan – c’est certainement des sujets de vos tables rondes – eh bien les bateaux de la US Army et de l’armée navale passeront notamment par le canal du Panama. Là ça devient difficile. On est à 341 000 dollars par vaisseau. L’année passée, normalement, la US Navy a payé 13 millions de dollars au Panama. On sait que les coûts, les tarifs, c’est quand même le premier curseur pour Donald Trump, d’où ces vociférations.

Et dans le même temps, une grande partie des exportations chinoises se passaient effectivement par cette voie et des acteurs chinois ont effectivement investi dans des infrastructures. Alors, quels sont les points ? L’entreprise Hutchison Port, je le disais, opère les deux terminaux portuaires. Son contrat d’exploitation avait été reconduit en 2021 pour 25 ans. La zone franche de Colón, côté atlantique du canal, abrite désormais le siège de 18 entreprises chinoises. La construction d’un quatrième pont au-dessus du canal, c’est un projet de 1,3 milliard de dollars, il est mené par un consortium chinois. Ça témoigne de l’engagement de Pékin à renforcer sa présence dans la région.

Et puis il a été question de l’expansion des écluses du canal. Un grand chantier a été réalisé, inauguré en 2016. Ça a été réalisé par un consortium européen. Parfois, on arrive quand même à placer nos pions. Ouf ! Et un navire, quel a été le premier navire à passer ? L’armateur chinois, COSCO. Décidément, il y a quand même quelques indices, et le Panama, il faut le dire, a donné des gages à Pékin ces dernières années. En 2017, le Panama rompt ses relations diplomatiques avec Taïwan.

Donc, quand même, il y a des signaux. Les Chinois ont fait encore une dernière avancée en construisant le métro sous le canal. Ils sont en train de construire un métro, une ligne de métro qui doit relier en 2028 la capitale de Panama, sur la rive est de la voie interocéanique à la rive ouest, d’une longueur de 25 kilomètres. Jusqu’à maintenant, le trajet par les deux ponts peut prendre 2 heures. Donc c’est censé désengorger les deux autres ponts. Les travaux pour cette ligne sont réalisés par un consortium d’entreprises menées par un géant sud-coréen Hyundai et la construction du tunnel est assurée par le chinois CRTG, China Rail Tunnel Group.

Donc parfois, on dit : « Non, mais c’est complètement une lubie ». Vous allez me dire que je défends Donald Trump… J’explique quand même les intérêts économiques présents là-bas.

La Chine est-elle restée les bras croisés? Ce n’est pas son style. Eh bien, qu’a fait la Chine ? Elle a tout simplement mis la pression sur ce groupe bien connu, Hutchison. Et dès les attaques de M. Trump, la famille du fondateur de CK Hutchison, monsieur Li Ka-shing, propriétaire de ce conglomérat qui comporte, outre des ports, des chaînes de distribution. C’est énorme.

Conscient de l’impasse qui se retrouvait entre les États-Unis et la Chine, il a essayé de vendre et s’est tourné vers le gestionnaire d’actifs américain BlackRock, c’est quand même énorme, qui est prêt à investir 22 milliards de dollars dans 43 ports pour prendre la main sur ce canal américain. Le patron de BlackRock est en conversation intense avec Donald Trump. Ils se parlent beaucoup. On était partis comme ça avec une reconquête des États-Unis, mais les Chinois ne l’ont pas entendu de cette oreille et ont fait capoter l’opération. C’est tout récent. Il aurait dû être signé, l’accord, le 2 avril. Eh bien non, ce n’est pas BlackRock qui a pu mettre la main pour le moment. Grosse transaction à 22 milliards. Il faut dire que la Chine n’a pas ménagé ses efforts. Elle a demandé récemment aux entreprises publiques chinoises de s’abstenir de toute collaboration avec des sociétés liées à Li Ka-shing. Donc, on comprend pourquoi d’un seul coup, il s’est dit : « bon, finalement, BlackRock, est-ce que c’est une bonne idée ? », bref, c’est en train de se jouer.

Les raisons historiques de ce courroux, de la situation très aiguë où nous sommes maintenant, ça nous renvoie à 1869. L’ingénieur français Ferdinand de Lesseps s’était fait connaître, comme vous le savez, pour le percement du canal de Suez. Celui-ci, le long de l’Égypte, permet de relier la Méditerranée et l’Océan indien via la Mer Rouge et évite donc le détour par le Cap de Bonne-Espérance. Auréolé du succès de cette opération, de ce chantier, Ferdinand de Lesseps, le Français, crée la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama avec un capital de 300 millions. Et à ce moment-là, la France porte les couleurs dans le monde, on rayonne. C’est à ce moment-là que Paris est surnommé « Paname ». À l’époque, le projet du canal suscite un enthousiasme et en tant que centre financier et culturel, Paris est presque à son apogée. On dit que les Parisiens, très élégants comme monsieur Keller, c’est la ville des élégants.

Mais le rêve se heurte à une dure réalité. Les ingénieurs font face à des défis techniques énormes là-bas, dans une région tropicale hostile. Ce n’est pas comme à Suez, ce n’est pas un désert. Il y a le paludisme. La fièvre jaune, des milliers d’ouvriers vont mourir. Sol marécageux, des pluies diluviennes. Et donc, la société est à court d’argent, à court d’ouvriers. C’est terrible. La Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama procède à l’émission d’obligations. Des milliers de Français vont acheter, c’est bon, les fonds s’épuisent très rapidement. La compagnie est mise en liquidation judiciaire en 1889. Les rêves des économies de 85 000 investisseurs s’envolent. Moi qui ai travaillé à Eurotunnel, ça me rappelle des souvenirs…

Alors, l’histoire ne s’arrête pas là. La presse, en 1892, révèle le scandale de Panama, un des plus grands scandales de la IIIème République. 510 députés, 6 ministres, sont accusés d’avoir été soudoyés pour cacher l’ampleur des difficultés financières de la compagnie (quelqu’un : « il y avait le grand-père de Trump »). Il y a un nom bien connu qui va revenir dans le débat, Ferdinand de Lesseps, son fils Charles, sont incriminés, mais également l’ingénieur Gustave Eiffel. Oh là là! On l’aime bien, Gustave Eiffel. Il a une belle aura. Eh bien, ce scandale, fait que Panama devient synonyme de fraude. Et dans l’argot parisien, « Paname », ça devient effectivement une manière moqueuse, dans les milieux populaires, pour désigner la ville elle-même. Donc, le sens a tourné.

Alors, si Ferdinand de Lesseps a échoué, l’ambition de relier les deux plus grands océans du globe à travers l’Amérique centrale n’avait pas disparu. Les États-Unis, désireux de faciliter le commerce et d’asseoir leur domination sur la région, envisageaient déjà un canal qui passait par le Nicaragua. Mais finalement, un Français vient les chercher et donc, après l’échec français, ils reportent leur attention vers le Panama. Le contexte géopolitique semble fournir une fenêtre de tir.

En 1899, il y a une guerre civile en Colombie, et en 1901, ne voyant pas le bout du conflit, les dirigeants libéraux-conservateurs colombiens appellent le gouvernement des États-Unis à l’aide. Il accepte de les soutenir contre, effectivement, des concessions. Et voilà, on y vient. Voilà comment, après la guerre des Mille Jours (je résume, une guerre qui a fait 100 000 morts en Colombie), le Panama est perdu, effectivement, par la Colombie. Le 18 novembre 1903, peu après la déclaration d’indépendance du Panama : les États-Unis et le nouveau gouvernement panaméen signent le traité Hay-Bunau-Varilla, qui accorde aux États-Unis le contrôle de la zone du canal en échange de compensations financières. C’est-à-dire qu’il y a seulement 15 jours qui séparent la création de la République panaméenne de la signature de la Convention avec les US. Contre 10 millions de dollars et une rente annuelle de 250 000 dollars, Panama laisse aux États-Unis les droits à perpétuité.

Donc, on a pensé que Donald Trump avait une lubie d’un coup. En fait, cette histoire, quand même, elle est longue de relations, une intrication des relations entre le Panama et les États-Unis. Et finalement, c’est devenu presque une colonie nord-américaine. Entre 1904 et 1913, 56000 personnes travaillent la construction de ce fameux canal du Panama. Eh bien, après avoir dégagé 200 millions de terres, construit 3 écluses, déploré plus de 5000 morts, les États-Unis et le monde célèbrent enfin le passage du premier bateau à travers le-le canal. On est en 1914.

Les autres raisons de l’excitation de Donald Trump, qui en a parlé même avant d’être investi en janvier en vérité c’est que c’est Jimmy Carter, un démocrate, qui a signé un accord pour restituer le canal du Panama aux États-Unis. Alors, au fil des années, j’ai fait un petit raccourci, l’Amérique latine rejetait de plus en plus l’impérialisme américain, les Panaméens commençaient à réclamer leur souveraineté, et Omar Torrijos, le dirigeant du Panama, négociait avec les États-Unis après avoir interpellé l’ONU. Et en 1977, ce sont cette fois les traités Torrijos-Carter qui sont signés. C’est le démocrate Jimmy Carter qui rend le contrôle, qui rend le Panama, un processus qui s’achève le 31 décembre 1999, un transfert qui n’est pas sans condition.

Autre défi pour ce canal, ce n’est que 80 km, mais c’est incroyable la facette historique, géopolitique, stratégique, et bien, c’est le défi climatique, la sécheresse. Le canal est exposé à un manque chronique d’eau douce aggravée par le réchauffement climatique et le phénomène El Nino. Les épisodes de sécheresse ont été récents encore en 2023 et le canal a même été obligé de réduire le trafic de 38 passages quotidiens de navires à 22, ce qui fait réduire bien sûr les volumes transités. On est passé en 2024 à 423 millions de tonnes au lieu de 511 millions l’année passée. Et ces sécheresses se multiplient. Il faut dire, on le voit peut-être sur le schéma, que c’est bien plus compliqué que le canal de Suez, qui était relativement simple, un passage creusé pour relier les deux mers, la mer Rouge et la mer Méditerranée.

Là, le fonctionnement du canal du Panama est complexe. Un système de triple écluse à l’entrée comme à la sortie, qui permet de faire monter d’immenses navires sur un lac artificiel, le lac Gatun, situé à environ 26 mètres au-dessus du niveau de la mer. Et donc, ce système implique de devoir vider la première écluse à chaque nouveau bateau. Cette vidange déverse environ 200 millions de litres d’eau douce dans l’océan pour chaque navire. Ça représente, quand le canal déverse six à huit millions de mètres cubes d’eau douce par jour, la moitié de la consommation d’eau journalière en France. Donc, effectivement, il y a un impact écologique. Donc il y a des lacs dans cette zone qui fournissent l’eau potable. Et il-il faut dire qu’ils fournissent également la moitié de la population de ce pays, de Panama, 4,5 millions d’habitants. Donc, avec la sécheresse, il y a eu des périodes où il y a dû avoir le choix : est-ce qu’on fournit l’eau à la population ou au canal ? Le canal a dû se sacrifier. Donc un vrai défi de ce côté-là, même si de temps en temps, le canal réduit le tirant d’eau maximal qui était passé là en 2023 de 15 à 13 mètres.

Il y a un vrai souci, donc il y a d’autres projets alternatifs qui sont évoqués. On reparle d’un projet de canal du côté du Nicaragua. Défi politique pour les États-Unis, bien évidemment. Pour les États-Unis, le canal est sous-exploité. 38 navires par jour, ils pensent qu’on peut faire mieux. Et dans ce contexte, je ne vous cache pas que les panaméens se sont mis à craindre une invasion américaine. Il faut dire que ça a déjà eu lieu, le 20 décembre 1989. Ils ont mis fin à la dictature de Noriega, ancien – je crois – membre de la CIA, tout de même.

Et donc en ce moment, le Panama est totalement transi dans un pays où la fierté est une valeur cardinale. La réaction a été très vive. Le pays scande depuis des semaines que le canal du Panama n’appartient ni aux États-Unis, ni à Trump, ni au Panama. Le problème, c’est qu’il est tout seul et qu’il est tout petit, le Panama. Il y a une vraie peur. Et alors, on le voit, le Panama a toujours été un acteur stratégique, très désavantagé dans les rapports de force. 4 millions de personnes, je l’ai dit, une superficie de 75 000 km² face à 500 millions d’américains sur 9,9millions de km². C’est quand même vite vu.

Parlons un petit peu de la France. Le canal de Panama ne représente qu’une petite partie du trafic commercial français. Pour autant, s’il y a des perturbations sur cette voie, ça pourrait impacter les intérêts français. On parle bien sûr des territoires ultramarins, des Caraïbes, du Pacifique, ayant des incidents sur leur approvisionnement. Le canal recèle en fait des enjeux significatifs en termes d’accès à l’espace Indo-Pacifique pour la France. Alors, la France a rejoint en 2023 le corridor marin de conservation du Pacifique tropical Est avec le Costa Rica, le Panama, l’Équateur et la Colombie, donc, je suis de près ces dossiers. Ça reste quand même très, très loin et très petit, mais enfin, c’est vrai que la France, deuxième espace maritime au monde après les États-Unis – vous faites parfaitement bien de parler de sujets des océans pas assez évoqués dans les événements.

La présidence Trump et ses ambitions ont replacé sur le devant de la scène le Panama, le poussant à rechercher des partenariats alternatifs, notamment avec l’Union européenne. Peut-être que la France gagnerait à renouer avec le Panama des liens plus étroits. Ce qui est sûr, c’est que le canal du Panama est à la fois un miroir, un moteur des dynamiques géopolitiques et économiques mondiales. Il incarne le lien entre souveraineté, commerce, diplomatie. C’est devenu une véritable pierre d’achoppement qui relie les océans Atlantique et Pacifique et commande des flux maritimes essentiels, qui est menacé par un phénomène d’assèchement et qui témoigne de la transformation de l’Amérique centrale, devenue un théâtre d’opération majeure de la rivalité sino-américaine. Voilà, j’espère que je vous ai donné envie d’y aller.

Gérard-François DUMONT

Juste un point, parce que Madame n’a pas eu le temps de le dire : la meilleure preuve que les États-Unis considèrent que le canal de Panama leur appartient, c’est que Monsieur John McCain, candidat à la présidence des États-Unis, a été validé par le Congrès des États-Unis comme étant né aux États-Unis, ce qui est une obligation de la Constitution américaine, alors qu’il était né sur le canal de Panama, où servaient ses parents.

Francisco RUBIO, Ancien directeur juridique de Médecins du Monde, ancien juge à la Cour nationale du droit d’asile, magistrat, « Atlantique, société civile organisée : avant-garde ou dernier rempart de la coopération ? ».

Merci Monsieur le Président pour cette invitation. Avant de l’accepter, je vous avoue que j’ai réfléchi, parce que je me demandais, dans tous les thèmes qui étaient traités, ce qu’allait faire la société civile dans ce contexte. Et je me suis dit que c’était peut-être quand même une possibilité d’introduire ce sujet qui est trop souvent méconnu de la société civile.

Alors, juste un exemple, quand en France, on a commémoré la Première Guerre mondiale, je me suis aperçu que sur les cinq années de commémoration, pas un seul colloque, pas une seule réunion sur les philanthropes et la Première Guerre mondiale. Ce qui était très surprenant dans la mesure où, par exemple, le sauvetage de la population belge et le sauvetage de la population du nord de la France, où l’occupation avait été très, très sévère, avait été faite par une mission qui avait duré 4 ans, présidée par Hoover, et qui avait investi, ramené en dollars d’aujourd’hui, 75 milliards de dollars. Donc, la société civile avait joué un rôle fondamental, que ce soit en Angleterre ou ailleurs, pendant cette Première Guerre mondiale.

Je vais faire vite, puisque le temps est passé, et je vais juste retenir ici quatre ou cinq dates.

1492, Christophe Colomb, l’Amérique, eh bien là c’est déjà la première apparition d’une société civile autour de l’Atlantique, avec ce que j’appellerais les missions religieuses. Quand on a pu se promener à travers le monde, que ce soit en Californie, que ce soit au Congo ou que ce soit en Amérique latine, les missions religieuses, quelles identités entre elles autour de l’Atlantique ? Que ce soient les Jésuites, que ce soient les Dominicains, et quand on a parfois de grandes difficultés pour aller, parce qu’il y a la guerre civile, en Côte d’Ivoire où j’étais à ce moment-là, c’est quand même à travers les couvents des religieux qu’on voyage. Je ne vais pas m’appesantir sur les religieux, sont-ils la société civile ou pas ? Je ne sais pas, mais enfin c’est un événement que je voulais juste mentionner ici. Parce que ça a été, je dirais quand même, une identité culturelle autour de l’Atlantique.

Alors, deuxième point, je vais retenir une deuxième date, 1775. Alors là, trois éminents spécialistes de la société civile, le professeur (Charles Davis ?) aux États-Unis, Davis en Grande-Bretagne et l’ambassadeur Michel (…) en France, retiennent cette date parce que c’est la naissance de la société pour l’abolition de l’esclavage en Pennsylvanie. Alors pourquoi la naissance d’une société civile autour de l’Atlantique ? Mais parce que deux ans après, il y a la naissance de la même société en Grande-Bretagne et en 1788, la naissance à Paris de la Société des amis des Noirs, juste avant la Révolution française, où on y retrouve Robespierre, La Fayette et bien d’autres personnages importants qui vont faire la Révolution française. Et surtout, le point important, c’est que c’est la naissance d’opérations coordonnées entre les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et beaucoup de pays, pour qu’il y ait des campagnes internationales pour à la fois l’abolition de l’esclavage, ce sera assez long, surtout dans un premier temps, l’interdiction du commerce des esclaves, ça va commencer par un certain nombre de traités et puis après on va aboutir à l’abolition. Y sommes-nous arrivés ? Je ne sais pas. Je peux simplement vous dire qu’en tant que juge à la Cour nationale du droit d’asile, nous étions encore saisis, notamment en ce qui concerne la Mauritanie, de demandes de réfugiés pour des causes d’esclavage en Mauritanie. Donc c’est toujours un long chemin, et aujourd’hui encore à Genève, il y a beaucoup de réunions qui se tiennent sur ces sujets-là en matière de droits humains.

Troisième date que je vais retenir, 1907. C’est une date qui passe un peu inaperçue, mais c’est la création à Bruxelles de l’Union des associations internationales. Alors, entre, je dirais 1775 et 1907, c’est une floraison d’associations internationales. L’Union internationale des Associations, en 1907, va regrouper 1200 ou 1700 structures. Et l’ambition, c’est déjà d’avoir une sorte de siège international et il y a une bataille, monsieur l’ambassadeur, entre Genève et Bruxelles, pour savoir où on va situer le siège. Alors, l’Union internationale des associations va se situer à Bruxelles, aujourd’hui encore on en voit encore l’importance puisque Bruxelles est une ville internationale. Et puis Genève, Genève qui va concurrencer avec la création en 1865 ou 1863, je ne sais plus, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), autre exemple d’association internationale, transnationale.

Et donc, les associations, si vous voulez, qui sont membres de l’Union internationale des Associations et qui vont rayonner autour de l’Atlantique, ce sont des associations pour les droits de l’homme, des associations féminines et féministes qui sont extrêmement nombreuses, et qui sont souvent des associations d’abord nées en Europe, puis qui se sont exportées aux États-Unis et qui reviennent avec beaucoup d’argent retravailler l’ensemble, je dirais, de l’arc Atlantique. Donc, c’est la troisième date que je voulais retenir.

Je rappelle qu’à ce moment-là, il y a donc des sièges permanents de ces associations qui sont à Bruxelles ou à Vienne, Paris ou Londres, qu’elles ont des interprétariats dans leurs conférences internationales et qu’elles vont servir de modèles et qu’elles vont beaucoup inspirer la Société des Nations (SDN), dont on dit beaucoup de mal aujourd’hui parce qu’elle a échoué, mais cette Société des Nations a permis l’expression de la société civile internationale, car elles avaient le droit – ça serait inimaginable au niveau des Nations Unies – elles avaient le droit de prendre la parole à l’Assemblée générale de la Société des Nations. Donc ça, c’est quelque chose.

Là, on voit que les États ont repris le contrôle des organisations internationales, notamment après la Seconde Guerre mondiale. Et je rappellerai simplement que s’il existait beaucoup d’associations internationales, eh bien en 1815 est créée la première organisation internationale gouvernementale, entre la Suisse, la France, la Belgique, l’Allemagne (qui ne s’appelle pas à ce moment-là l’Allemagne) et qui est la Commission pour la navigation sur le Rhin, qui est historiquement la première, qui se trouve à Bâle. C’est la première organisation internationale gouvernementale. Il y a longtemps que les associations internationales ont déjà des sièges internationaux et avant que les États, qui vont de conférences en conférences, et négociations diplomatiques, mais il n’y a pas d’organisations permanentes.

Alors, je terminerai par un véritable cataclysme pour la société civile, c’est l’arrivée de M. Trump, bien sûr, aux États-Unis, parce que ça va affecter pas seulement l’humanitaire, mais je crois que ça va affecter énormément l’ensemble de la société civile autour, en tout cas, de l’Atlantique, dans la mesure où la coupure des financements a été d’une brutalité extrême.

USAID était le premier bailleur de ces associations, humanitaires notamment, avec près de 80 milliards de dollars, chaque année. Donc même les grands philanthropes américains comme Gates, Rockefeller et autres, ne vont pas compenser. Et en plus, on voit que la France, par exemple, a diminué son aide au développement de près de 30 % dans le budget de cette année. Je crois qu’il en est à peu près de même de beaucoup de pays européens. Donc, je pense que là, indépendamment des dégâts humains directs, sur la faim, sur les vaccinations, sur la santé humaine, il y a aussi la volonté, probablement, de la part de M. Trump, de réduire l’influence de la société civile à travers ces financements. Et je pense que là, pour le monde en général et en particulier pour tous les pays africains, la coupure est extrêmement brutale et que c’est un coût très dur qui est, je pense, porté à la société civile européenne.

Alors, on avait cru que cette société civile atlantique, notamment à travers la Cour pénale internationale (CPI), à travers le Traité sur les mines antipersonnel… regardons le chemin parcouru depuis la signature à Ottawa de ce traité. Aujourd’hui, tout le monde dit : « oh, les mines antipersonnel, mais c’est formidable. Il faut les remettre en place, il faut les remettre partout. C’est la meilleure protection contre les Russes ». Bon, voilà le chemin qui a été parcouru, de ces mines que tout le monde haïssait et qui, tout d’un coup, redeviennent le meilleur moyen de se défendre contre une éventuelle attaque russe…

Sur la Cour pénale internationale, écoutez, je crois que le chemin parle de lui-même, les attaques sont quotidiennes. Et j’en parlais à l’occasion, à midi, les magistrats de cette cour sont aujourd’hui directement impliqués par l’administration Trump. Ils ne peuvent plus avoir de carte de crédit, ils ne peuvent pas prendre de billets d’avion, ainsi que les membres de leurs familles, parce que toute banque qui donnerait une carte de crédit à un membre de la Cour pénale internationale se verrait l’interdiction de pouvoir travailler aux États-Unis. La même chose pour les compagnies aériennes, etc. etc. Donc là, voyez, une action directe sur eux.

J’en termine là puisque je sors un peu du sujet, et j’espère avoir tenu dans le temps que vous m’aviez généreusement accordé, monsieur le Président.

Fabrizio Donini FERRETTI, Économiste, conseiller pour l’énergie, CEO de Chora Finance (Paris), Associé-fondateur de Crescent Capital (Istanbul), « Les flux gaziers transatlantiques : contexte, réalités et implications ».

Merci M. le Président. Je vais traiter d’un aspect un peu étroit, mais d’actualité du monde transatlantique, effectivement, qui sont les flux gaziers. En dehors de la musique pour accordéon et du cinéma d’auteur, l’énergie est l’un des domaines où l’Europe n’était pas encore totalement influencée par les États-Unis, mais fort heureusement, ce dommage a été réparé… Je vais illustrer mon propos avec quelques diagrammes parce que sinon, ce serait un peu austère.

En deux mots, simplement pour mettre les choses en contexte, vous avez ici à gauche un diagramme qui vous montre la demande mondiale d’énergie primaire. L’Europe, c’est ce qui est en jaune, là-haut. Vous voyez que c’est assez faible et diminuant dans le temps.

Ce qui signifie deux choses. C’est d’une part que nous sommes relativement moins exposés d’une certaine manière que d’autres au tourment de l’énergie, mais en même temps que nous sommes relativement insignifiants en termes d’influence sur ce domaine-là. Ce graphique est important parce qu’il vous montre le prix du gaz sur les trois pôles où se forme le prix du gaz à l’échelle mondiale, qui sont le Henry Hub aux États-Unis, qui est la ligne bleue en bas, la ligne jaune, vaguement jaune, qui est le prix du gaz à Amsterdam, qui est le pôle européen de fixation du prix du gaz, et la ligne vaguement verte qui est au-dessus, qui est le prix du gaz en Extrême-Orient, qui est le principal lieu de consommation au niveau mondial aujourd’hui du gaz.

Ce qui est important avec cette courbe, et le reste de mon propos en sera une sorte d’illustration, c’est que comme vous voyez, le prix du gaz européen, jusqu’au conflit en Ukraine, qui est le pic, était plus proche du prix américain que du prix en Extrême-Orient, ce qui permettait à l’Europe d’avoir une certaine compétitivité énergétique grâce évidemment au gaz russe, d’origine russe. La situation a totalement changé avec le conflit et désormais, nous sommes à peu près exactement, pour des raisons que je vais expliquer, au prix asiatique qui est beaucoup plus élevé que le prix américain.

Le gaz liquéfié (GNL) va être au centre de mon propos, puisqu’on ne peut pas transporter le gaz dans l’Atlantique autrement que comme gaz liquéfié, bien évidemment. Vous voyez ici quelles sont les régions qui exportent du gaz liquéfié. Les États-Unis, principalement en bleu clair en bas, vous voyez l’augmentation extrêmement rapide des livraisons par les États-Unis sur le marché mondial.

Je vais traiter d’abord de l’Europe, ensuite des États-Unis, et ensuite des interactions.

Ce qui est intéressant à noter sur l’Europe, c’est deux choses. C’est d’une part que, tendanciellement, la consommation ou la demande baisse, comme vous pouvez le constater sur la partie de gauche, et que le carré en bleu foncé qui est en bas, qui est la livraison d’origine russe, évidemment baisse encore plus au profit d’autres fournisseurs, et principalement des fournisseurs américains. Alors ce n’est pas une situation qu’on observe partout puisque la demande gazière mondiale, au contraire, augmente actuellement. Donc cet élément a deux causes principales, une est l’efficacité énergétique croissante du système européen, mais cette efficacité énergétique était un peu en trompe-l’œil puisque vous savez que cette efficacité, cette intensité énergétique, c’est le rapport de l’énergie consommée à l’unité de PNB. Or, si cette efficacité, cette intensité s’améliorent, ce n’est pas tellement par vertu, mais c’est surtout par désindustrialisation. Dans la mesure où toutes les industries lourdes ou intensives en énergie ont quitté le continent européen à peu près complètement.

Je dirais qu’il y a deux injonctions contradictoires du côté européen. C’est d’une part la question de la sécurité énergétique, qui impose d’avoir des liens forts, durable, avec des sources à l’étranger, et en second lieu la politique de décarbonation, qui la contredit puisqu’on en dit aux fournisseurs : « écoutez, on n’aura pas besoin de vous pendant très longtemps puisqu’on veut se décarboner ». Et ces deux injonctions, couplées à une forme d’idéologie libre-échangiste un peu extrémiste de la Commission européenne, qui rend difficile la signature de contrats à long terme, font qu’il est difficile d’assouvir nos besoins sans évidemment donner une contrepartie de longue durée et solide à nos fournisseurs.

Donc l’ajustement, pendant la crise que nous connaissons, s’est fait quasiment exclusivement grâce au gaz liquéfié américain, d’origine américaine, j’expliquerai pourquoi, et grâce à la contraction de nos économies industrielles. Cette chute de demande n’a pas été exclusivement compensée par des importations supplémentaires.

Je vous passe le détail des sanctions de l’Union européenne, mais pour noter simplement un ou deux points.

Le premier, c’est que la Commission examine la possibilité de se dégager des contrats existants en faisant jouer des clauses de force majeure ou autres, donc à trouver une sorte de trou juridique, si j’ose dire, par lequel échapper à la contrainte. C’est extrêmement dangereux parce qu’évidemment c’est un message envoyé à tout autre fournisseur qu’en cas de crise on trouvera un moyen de se dégager de ces obligations de manière plus ou moins brillante.

Le deuxième élément concernant le gaz, c’est qu’il n’y a pas d’interdiction, comme vous le savez sans doute aujourd’hui, d’importation en Europe de gaz liquéfié d’origine russe. Pour diverses raisons. L’une, c’est qu’on en a besoin. La deuxième, c’est que c’est une marchandise qui peut être en vrac et qui donc peut être transportée n’importe où dans le monde, comme le pétrole. C’est extrêmement difficile de contrôler l’origine de ces cargaisons et leur destination. Et donc, on fait un peu semblant que cette question n’a pas à être traitée. Or, lorsque le prix du gaz a augmenté très fortement pendant la crise, évidemment, le prix du gaz liquéfié russe a augmenté tout aussi fortement et a largement compensé ce qu’ils ont perdu en gaz exporté par gazoduc.

Il y a une mesure qui, par contre, va gêner la Russie, qui n’est pas encore active à ma connaissance, c’est l’interdiction du transbordement de méthaniers russes dans les ports européens. Puisque pendant la saison d’hiver, on ne peut pas naviguer facilement dans l’Arctique, les méthaniers et brise-glaces sont obligés de transborder leurs cargaisons dans des ports voisins pour ensuite les transporter par méthanier. Donc, si on ne peut pas faire ça dans des ports voisins, ça complique la logistique russe.

Si on regarde un peu ici quel est l’impact de cette politique de sanctions sur la Russie, on constate qu’il est nul sur le pétrole ou plus ou moins nul sur le pétrole, il a été significatif sur le gaz, même si petit à petit les Russes construisent des nouvelles facilités de liquéfaction et donc ça va, mais ça va prendre un peu de temps. Et en tout état de cause, la balance commerciale russe n’a pas vraiment bougé puisqu’ils ont réduit leurs importations à du concurrentiel.

L’impact sur les prix en Europe est important parce qu’évidemment, qui dit prix plus élevé dit industries moins concurrentielles, moins compétitives.

On voit qu’un palier important est franchi. Si vous regardez le graphique de droite qui sont les prix au TFL d’Amsterdam, donc dont je vous parlais tout à l’heure, là, le pic de la crise, de la guerre d’Ukraine, c’est ce qu’on voit immédiatement. Mais on voit qu’après cette crise, il y a un palier plus élevé qui est différent, qui est nettement différent de celui des 20 années précédentes. Et c’est bien le problème auquel est confrontée l’Union européenne.

D’où vient notre gaz ? C’est sur ce diagramme-là. La demande est en bas de l’horizontal, et les sources en haut. Vous voyez que le gaz liquéfié américain, qui est le petit carré bleu, est l’élément qui a permis d’équilibrer l’ensemble. C’est l’un des deux éléments, l’autre élément étant la baisse de la demande, la baisse de la consommation.

Pour quelles raisons ? Parce que le gaz liquéfié, évidemment, coûte plus cher à transporter et à manufacturer que le gaz par gazoduc. Donc, il y a environ 4 dollars par million de BTU, qui est une mesure typiquement britannique qui équivaut à 1000 pieds cubiques, 4 dollars, en gros, pour liquéfier, transporter et regazéifier le gaz. Pour mettre ça en perspective, le prix du gaz aux États-Unis, c’est entre 3 et 4 dollars par million de BTU, donc, c’est le double, rien que le prix de la liquéfaction, c’est le double. Ce qui explique pourquoi, évidemment, si on se fournit en gaz liquéfié, tout à coup, ça augmente considérablement le coût final. Au-delà d’un certain nombre de milliers de kilomètres de gazoduc, évidemment, le gaz livré par gazoduc devient plus cher, mais il faut vraiment au moins 5000 ou 6000 km de distance.

Maintenant, si on regarde les choses du côté des États-Unis, la révolution fondamentale, c’est les gaz non conventionnels. Et c’est ça qui a permis toute cette affaire.

Les gaz non conventionnels, c’est gaz de schiste, gaz de réservoir serré (comme ils disent en anglais), ou les gaz de houille, tous les gaz qui sont dans des poches étanches. Cette révolution technologique, elle permet exactement, c’est elle qui nous a permis de nous fournir en gaz pendant cette crise. On remarquera à titre anecdotique que les lieux où se trouve le gaz de schiste aux États-Unis correspondent au vote républicain, plus ou moins… Donc, vous voyez leur importance parce que sur ce graphique qui vous montre la production américaine de gaz, vous voyez bien que tout ce qui est en couleur, c’est le gaz de schiste. C’est parti de presque rien il y a une douzaine d’années et maintenant, c’est les trois quarts de la production.

C’est ce qui a permis aux États-Unis de devenir un exportateur de gaz. Là, vous avez une couleur verte, c’est il y a 7-8 ans. C’est le moment où l’offre de la production de gaz américaine a dépassé la consommation antérieure. S’il n’y avait pas eu de gaz de schiste, il n’y aurait pas eu de production de gaz suffisante pour alimenter le marché mondial en gaz liquéfié et par conséquent, nous n’aurions pas pu nous fournir en gaz lors de la crise de l’Ukraine.

Question de la salle : et le Qatar ?

Le Qatar est déjà évidemment un des plus gros fournisseurs, mais il livre presque tout en Asie, sur des contrats à long terme qui sont à des prix fixes.

Le deuxième élément, et pour répondre à la question de manière plus complète, le deuxième élément qui a joué de manière importante, c’est que la structure, l’architecture des contrats gaziers a changé. Elle a changé du fait du gaz américain, pour trois raisons.

La première, c’est que les livraisons sur les contrats américains sont free on board, c’est-à-dire que le gaz est vendu à l’embarquement, et donc, vous pouvez ensuite l’arbitrer, le vendre comme vous voulez, charger au Texas, le revendre trois fois en route, etc. Par conséquent, ça nourrit un arbitrage international des prix du gaz.

La deuxième raison, c’est qu’il n’y a pas de clause de destination rigide. Dans la plupart des contrats de gaz russes, par exemple, il y avait une clause de destination rigide. La Russie livrait à l’Allemagne, ou à la France, ou à l’Italie, et c’était assez difficile de divertir des quantités. Là, il n’y a aucune clause de cette nature et par conséquent, on est dans un marché « pur » du point de vue des livraisons.

Le troisième élément, c’est que les prix sont fixés sur le Henry Hub américain, et donc cela signifie que lorsque les producteurs américains ont intérêt, en netback en quelque sorte, quand ils veulent vendre du gaz, à vous vendre du gaz, ils le font. S’ils n’ont pas intérêt, ils ne le font pas. Ou ils peuvent ne pas le faire. Ça, cet élément-là est particulièrement, risque d’être important par la suite en cas de fluctuation. Donc ce changement d’architecture des contrats a créé un marché mondial unifié du prix du gaz. Une des raisons pour laquelle le prix du gaz européen et asiatique se rejoint de manière presque exacte à quelques coûts de transport prêts.

Ça signifie donc aussi que tout le monde est totalement dépendant du fait qu’on est aligné au prix de la plus forte demande, qui est celle de l’Asie. Pourquoi est-ce que c’est possible ? Normalement, ce ne serait pas possible sur un réservoir traditionnel, qui a une durée de vie assez longue. C’est possible pour une raison technique qui est liée au gaz de schiste. Cette raison, c’est que contrairement au gaz de réservoir, le gaz de schiste produit son maximum pendant une petite période de mois après le forage. Et donc, vous forez, vous produisez ce que vous pouvez produire. Ensuite, il y a encore 15 ans ou 20 ans de production possible, mais à petit débit, mais vous pouvez interrompre sans coûts, je dirais perdus, stranded cost en anglais, vous pouvez interrompre assez facilement et recommencer quand les prix seront de nouveau plus élevés. Vous ne pouvez pas faire ça avec les réservoirs classiques, sinon vous abîmez le réservoir. Par conséquent, les foreurs américains regardent les prix, s’ils leur conviennent ils forent, s’ils ne leur conviennent pas ils ne forent pas, ce qui permet de s’ajuster très rapidement à la demande mondiale, et aux prix en particulier.

Alors, tout cela est un marché qui est en pleine expansion. Il y a énormément d’infrastructures nouvelles qui se créent, qui se construisent. Là, je vous ai mis un exemple, à gauche, ce sont les terminaux de liquéfaction. Vous voyez que les États-Unis, la Russie et le Canada, qui veut échapper à la contrainte américaine, en construisent un très grand nombre. À droite, c’est la demande. Le plus gros, c’est évidemment la Chine, ensuite l’Inde et l’Allemagne, qui en ont construit d’ailleurs trop, puisqu’ils ne sauront pas quoi en faire dans pas longtemps. Ça, je vous en ai déjà parlé.

Si je reviens aux échanges transatlantiques entre l’Europe et les États-Unis, à gauche, vous voyez l’état d’équilibre, si je puis dire, consommation en bas et importations en haut, et production en haut aux États-Unis. Vous voyez que les exportations de LNG, qui est la toute petite bande vert clair en bas, ne représentent pas grand-chose par rapport à la masse de la demande. Ça signifie qu’il peut y avoir, en cas d’augmentation significative de l’activité américaine, il peut aussi bien y avoir une demande intérieure suffisante pour absorber une grande partie de ce gaz. Donc, on ne peut pas nécessairement se fonder éternellement sur cette production-là. Et comme on le voit à droite, où on ne prend que la partie échangée sur le marché, il est intéressant de voir que les importations de gaz des États-Unis, qui viennent essentiellement du Canada, sont l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis peuvent exporter tout ce gaz, puisque les Canadiens, jusqu’à présent avaient très peu de terminaux de liquéfaction, et leurs champs gaziers sont très loin de la côte atlantique. Par conséquent, il ne faut pas oublier que le Canada a un rôle aussi important dans l’équilibre gazier de la capacité américaine à exporter du gaz.

Question dans la salle : qu’en est-il du consortium égyptien mahdiste, en Égypte, Israël et différents pays ?

Oui, je vais y venir. C’est une excellente question. Je voulais simplement montrer avant que l’ajustement des besoins européens – là j’ai pris les 27 de l’UE, il se fait essentiellement par des variations des fournitures américaines. Le reste est à peu près stable. Donc les importations du Qatar, d’Afrique, etc,, c’est toujours à peu près stable.

Je traite l’autre point sur les importations d’Égypte, etc. On a essayé de négocier un accord avec (…) pour que le gaz israélien soit véhiculé en Égypte et ensuite liquéfié et passé en Europe, dans le contexte géopolitique actuel, comme vous pouvez imaginer, ce n’est pas évident. On a signé des accords avec l’Azerbaïdjan, mais qui utilise ça comme levier pour faire pression pour qu’on ne les ennuie pas sur l’Arménie. La Turquie empêche Chypre de forer librement. Donc, la Méditerranée orientale est une fausse bonne solution, en réalité, parce qu’elle est plus risquée, quantitativement parlant, que la Russie, même maintenant. Donc, en réalité, nous sommes assez pieds et poings liés au gaz américain.

Ceci étant, tout cela dépend de pays à pays, puisque des pays comme l’Italie se fournissent essentiellement en Algérie, donc il y a des grandes différences à l’intérieur de l’Europe. La plus dépendante, c’est l’Allemagne, qui prend la quasi-totalité du GNL (ou LNG) américain.

Est-ce qu’on peut dire que l’énergie, le gaz américain, est un outil de domination américaine ?

Pas véritablement de domination, parce que c’est un marché, comme j’ai dit, mondial, et qu’eux-mêmes ne vendent que s’ils y ont un intérêt, bien évidemment, mais nous sommes dans un moment de plus grande fragilité parce qu’on ne peut pas être assuré de ces fournitures et encore moins de leur prix. La volatilité s’est accrue considérablement sur les marchés, donc avec des prix de gaz volatiles, l’arrivée d’acteurs qui sont purement financiers sur les marchés du gaz et qui donc spéculent sur cette volatilité, tous ces facteurs font que le moindre événement mondial perturbant le marché du gaz, que ce soit en Asie, en Europe, en Atlantique, où vous voulez, a un impact comme celui du pétrole. Mais ce n’était pas le cas avant. Donc ça, c’est une nouveauté sur le prix du gaz. Or, qui dit gaz, dit électricité, puisque l’essentiel de l’électricité est indexé en Europe sur le prix du gaz, et donc, ça crée une volatilité intrinsèque beaucoup plus importante sur nos marchés.

Leo KELLER

Mais dis-moi, il me semble qu’il y a eu une époque, au moment où on a commencé à savoir fracturer le gaz de schiste, où les Américains ne voulaient pas exporter le gaz de schiste.

Fabrizio Donini FERRETTI

Oui effectivement.

Leo KELLER

Qu’est-ce qui a fait qu’il y a ce changement de paradigme ?

Fabrizio Donini FERRETTI

Alors d’ailleurs, je crois que c’est Joe Biden qui avait interdit la conception d’usines de liquéfaction à destination de pays non « convenables », disons. Enfin bon, Trump a fait sauter ça en arrivant au pouvoir. Dans la politique trumpienne, si je puis dire, c’est important parce que forer ça veut dire contribuer à améliorer structurellement la compétitivité américaine et baisser les prix, les coûts structurels de leur système.

Leo KELLER

Mais s’ils baissent trop les coûts, l’extraction de gaz de schiste n’est plus rentable. Ils sont coincés entre les deux.

Fabrizio Donini FERRETTI

Oui, mais l’extraction elle-même n’est pas chère. C’est le transport, la direction transfrontalière, et le stockage.

Jean-Pierre VETTOVAGLIA

On nous a proposé du gaz à zéro dollar…

Fabrizio Donini FERRETTI

C’est toute la chaîne, le coût est de l’ordre d’1 dollar, ce n’est pas grand-chose. Donc, nous sommes dans une situation de plus grande volatilité, de plus grande instabilité, et il n’est pas évident que la course à la décarbonation résoudra la question puisque plus nous dépendons d’énergies renouvelables, plus il faut du gaz pour stabiliser les systèmes, ou des batteries, mais c’est très cher.  

Jean-Pierre VETTOVAGLIA

Monsieur le président, peut-être que l’orateur aurait pu préciser une information qui, tout de même, moi m’impressionne, c’est que l’Union européenne a acheté plus de gaz russe en 2024 qu’elle n’a donné d’argent à l’Ukraine. C’est quand même une très belle proportion à avoir en tête.

Ilya PLATOV, Professeur des Universités, directeur du département russe à l’INALCO, « Le Spitzberg, carrefour stratégique entre Arctique et Atlantique : enjeux géopolitiques et imaginaires concurrents ».

Merci et bonjour à tous. J’espère que vous n’êtes pas encore très fatigués car je vous propose un voyage dans le Grand Nord, sur un archipel discret, mais hautement symbolique, le Spitzberg ou le Svalbard, selon le point de vue.

Il est situé à mi-chemin entre le pôle nord, la Norvège continentale, c’est le territoire à la fois le plus septentrional de la Norvège, un espace juridique singulier et aussi et surtout un point de contact stratégique entre l’Arctique et l’Atlantique Nord. Vous pouvez voir ici donc le point de vue du pôle, donc le terrain arctique, connecté avec l’Atlantique, voyez ici que le Spitzberg a une position stratégique, c’est le passage en effet de toute cette interface entre océan Arctique et océan Atlantique.

Donc, je dis discret, mais ce n’est pas un territoire petit, et il représente environ 60 % de la superficie de la France, 62 000 km carrés. Il y a une présence humaine non permanente qui est attestée depuis au moins quatre siècles et qui s’est développée d’abord grâce aux baleiniers, mais surtout à l’exploitation des mines de charbon au début du XXème siècle.

Aujourd’hui, la poursuite de l’extraction a peu à voir avec la rationalité économique. Elle est, pour la Russie en tout cas qui est présente sur l’archipel, un prétexte de présence continue sur le territoire. En effet, le peuplement de l’île – d’ailleurs sauf l’île principale – elle est peuplée, est maintenu uniquement grâce à l’investissement et le soutien de l’État norvégien, mais aussi de l’État soviétique puis russe. Elle compte environ 3000 habitants permanents, ce sont les chiffres de 2024.

Pourquoi les Russes sont présents dans les années 1930 ? L’URSS avait besoin d’une source d’approvisionnement en charbon de ces régions plus au nord, plus proches que le bassin du Donbass. Et en 1990, il y avait environ 2400 soviétiques, qui étaient deux fois plus nombreux que les Norvégiens. Aujourd’hui, il y a principalement deux agglomérations, en fait trois agglomérations, de deux villages, c’est Langearben qui est norvégien, et Barentsburg qui est russe. Il y a aussi un village de chercheurs, une population de 44 scientifiques, venus de plus de 50 pays, dont la population d’ailleurs norvégienne vient pour une bonne moitié aujourd’hui des Philippines, de Thaïlande apparemment, donc on ne parle pas seulement norvégien, mais l’anglais et d’autres langues. Et il y a aussi d’ailleurs des Russes qui sont venus avec visa norvégien, qui vivent avec les Norvégiens, ainsi que des Ukrainiens. D’ailleurs parmi les mineurs – comme je vous ai dit, l’exploitation du charbon continue – beaucoup viennent d’Ukraine, du Donbass, tandis que dans la principale ville norvégienne il y a plus de 2500 habitants.

Et ce sont quand même des conditions climatiques extrêmes, c’est une population à 60 % masculine, de 20 à 50 ans, il n’y a pas de route entre les localités, c’est un climat extrême, un permafrost permanent. D’ailleurs, aucun décès n’est enregistré localement, l’inhumation est interdite. Ici, vous pouvez voir cette présence des Russes, des Norvégiens. Vous avez une église orthodoxe à Barentsburg, construite en 1996, et là, l’Église luthérienne à côté.

Donc ici, vous avez des images de Barentsburg en 2022. Vous voyez au loin les mines de charbon qui fonctionnent toujours mais, comme chez les Norvégiens, on extrait de moins en moins et le tourisme d’ailleurs prend le relais comme source principale de revenus pour les habitants. Quelques images : ici, une maison à Barentsburg, donc la ville russe, et ça ce sont des constructions des années 1940 et 50. Il y a un état assez délabré. Ça, c’est le Barentsburg « moderne », moderne parce que c’est principalement des constructions de l’époque Brejnev qui ont été recouvertes, qui ont l’air modernes.

C’est le Trust Arktikugol qui reçoit des fonds pour continuer à exploiter le charbon, il est très lié à l’État russe. D’ailleurs, parmi les mineurs, je vous ai dit, il y a beaucoup d’Ukrainiens. Il y a une particularité quand même assez singulière, c’est que c’est une population sans baignoire, puisqu’il y a une rotation tous les 7 ans chez les Norvégiens, tous les 5 ans chez les Russes, ça peut être variable, donc une population sans baignoire, bien que sur le continent il y a des dynasties. Chez les mineurs du Donbass, de génération en génération on est mineur, le père ou l’oncle était mineur, une sorte d’honoriat. Donc ça c’est le fil le plus ténu, on peut dire, de la transmission. Voilà le drapeau logotype d’Artikugol, cette compagnie russe qui exploite le charbon. Donc vous voyez cette différence très nette entre les deux populations, norvégienne et russe, même les signaux de signalisation sont différents.

Il y a en fait plus d’ours polaires au Spitzberg. Une population de 4000 ours polaires. Donc, ils peuvent surgir à tout moment et ils ont parfois très faim. Et vous pouvez le voir ici, le panneau norvégien, le panneau russe d’ailleurs, le logotype de Russie Unie, il ne faut pas sur-interpréter la chose, certainement le premier qui a été trouvé en tapant sur Google, mais il est amusant, c’est le youtuber Iliavar Lamos, le globe-trotter qui avait remarqué ça.

Comme je vous ai dit, aucun décès ne peut être enregistré officiellement, et les personnes âgées sont transférées vers le continent. Il y est même interdit d’être inhumé, car le permafrost empêche la décomposition des corps. Il n’y a d’ailleurs pas de naissance non plus, même s’il y a eu des maternités qui ont fonctionné à l’époque soviétique. Donc, c’est quelque part un territoire hors du cycle biologique normal, ce qui renforce aussi son caractère symbolique.

C’est un archipel sous pression géopolitique. Il cristallise aujourd’hui les tensions entre la Russie et l’OTAN. Par exemple, juste il n’y a pas longtemps, le 14 mai 2025, la Russie a accusé la Norvège de militariser l’archipel. Et la Russie a appelé la partie norvégienne à renoncer à toutes les activités qui sapent les fondements juridiques internationaux de l’archipel. Donc, on accuse la Norvège de violer un traité vieux de 100 ans. Or, en fait, il y a eu dans le traité de Paris de 1920, il y a une clause de non-militarisation, c’est-à-dire qu’on ne peut pas construire d’installations défensives, ou n’importe quelle installation à usage belliqueux. Donc, les Russes interprètent par exemple l’approvisionnement des vaisseaux norvégiens de la marine norvégienne comme étant à but, à destination militaire, donc en violation de ce traité. Il faut revenir en arrière, le traité de Paris que j’ai mentionné accorde à la Norvège une souveraineté pleine sur l’archipel tout en garantissant aux autres signataires, dont la Russie, l’égalité d’accès économique et interdit toute utilisation militaire des territoires, ce que j’ai dit. Donc, ce statut a généré des tensions en mer. La Norvège estime que le traité ne s’applique qu’aux eaux territoriales, tandis que la Russie et l’Union européenne, d’ailleurs, revendiquent des (…) dans leur zone économique exclusive (ZEE) pour la pêche, le krill des neiges pour l’Union européenne, et le cabillaud.

D’ailleurs, la pêche aussi devient plus abondante à cause du réchauffement climatique, alors que sur Terre aussi, là il y a une pression. Voilà, donc ça c’est sur le réseau social russe, vous avez peut-être des (…) qui s’intéressent à ça, ce n’est pas dans l’intérêt du grand public, mais c’est assez représentatif, c’est Medvedev qui est accusé d’avoir offert à la Norvège l’espace maritime et le plateau continental de la mer de Barents. On a le tracé de la zone maritime exclusive. Et vous avez ici un défilé russe militaire à Barentsburg.

La situation a quand même changé depuis que la Suède justement et la Finlande ont intégré l’OTAN. La Baltique est devenue un lac otanien. En revanche, ce passage vers l’Atlantique devient d’autant plus stratégique. Nous n’avons pas le temps de revenir sur le concept de bastion mais vous avez ces passages, ici, vers l’Atlantique, qui deviennent des points de tension, de focalisation. La Russie aussi a le sentiment, avec le réchauffement climatique et le développement des nouvelles routes de l’Arctique, d’une sorte de sentiment de perte d’un rempart naturel. On parle de glacis, justement, c’est un glacis (c’est de la glace).

Il y a d’autres aspects du Spitzberg intéressants. Peut-être encore un dernier point, il y a des récits concurrents sur le Spitzberg. En fait, la géopolitique ne se limite pas à la stratégie, mais engage aussi des récits à l’imaginaire partagé par la toponymie. La Norvège parle de Svalbard. Svalbard, c’est l’ancrage viking. La Russie préfère Spitzberg. Cette bataille de noms reflète des luttes symboliques de souveraineté.

Le nom Svalbard vient des Annales islandaises du XIIème siècle, qui signifie la « côte froide trouvée ». Et ce toponyme est réactivé par Oslo en 1925 pour affirmer une sorte de souveraineté narrative. La Russie continue d’utiliser Spitzberg, ce qui veut dire « montagne pointue ». Donc, ce n’est pas un détail linguistique, mais un outil d’appropriation symbolique. Pour la Norvège, c’est un territoire marginal, mais à haute valeur écologique et scientifique. En Russie, on évoque le « Grumant », nom ancien donné à l’archipel. Et dernièrement, on peut lire l’idée des « Saintes îles Russes », donc c’est une mal interprétation des toponymes de Mercator reprise par des acteurs politiques pour affirmer une continuité historique russe. Alors, on rappelle les Pomors (ou Pomores), la présence russe ancienne sur l’archipel. Et, quelque part, le Spitzberg fera partie d’un ensemble imaginaire du nord russe. Et à cela aussi, la nostalgie du soviétisme : vous voyez la statue de Lénine (la plus septentrionale du monde) dans la ville fantôme de Pyramiden, aujourd’hui abandonnée mais réinvestie par le tourisme nostalgique, voilà (photo) : Lénine, « notre but, le communisme ». Ici aussi (photo), une piscine olympique.

Ici, hypothèse prospective, et si le Groenland devenait américain ? Une question qu’on devra se poser. Alors, l’équilibre arctique sera transformé, la prise du territoire sans l’aval du Danemark provoquerait une crise grave, donc tout dépend de la manière dont il sera acquis. Le traité de 1920 que j’ai mentionné sera mis à l’épreuve. La Russie cherchera à accroître sa présence à Barentsburg, peut-être pas à l’annexer, mais demander par exemple une base, d’avoir une base militaire. Ce sera alors un moment opportun, et le retour à l’article cinq sera peu probable, les Russes sont là.

Pour conclure, le Spitzberg est un territoire fragile. Pour une touche d’humour noir russe à la fin, vous avez ici (photo) le renard des neiges : en russe, « renard polaire » est aussi une expression familière, euphémistique, pour dire : « on est foutu ! ». Donc le Spitzberg habite le langage. D’ailleurs, dans la culture russe, l’idée d’un espace sacré est associée à l’idée d’un espace mortuaire. Nous avions vu tout à l’heure la seule église de l’île, qui a été érigée à la suite d’un accident d’avion qui avait fait plus de 140 morts, en 1996.

Laurent LADOUCE, Chargé de recherches pour la Fédération pour la Paix Universelle (FPU) et Directeur de culture-et-paix.org, « Le monde atlantique peut-il encore se dépasser ? ».

Le monde atlantique est un espace géographique et historique, c’est aussi le théâtre d’une épopée moderne, qui reprend l’épopée méditerranéenne, et pourrait préfigurer l’épopée pacifique.

Les liens atlantiques étroits entre l’Europe, l’Afrique et les deux Amériques coïncident avec les Temps Modernes et leurs mythes fondateurs : Renaissance et Réforme, grandes découvertes, colonisation du Nouveau Monde puis de l’Afrique, révolutions, utopies.

On pense aussitôt à 1492. Christophe Colomb serait l’un des dix hommes les plus influents de l’histoire humaine[1], pour le meilleur et pour le pire. Bien des lieux des deux Amériques portent son nom : la Colombie, en Amérique du Sud, la Colombie Britannique, qui est une province du Canada, la ville de Columbus aux Etats-Unis, le District of Columbia[2], la prestigieuse université Columbia de New York. Le personnage mythique de Columbia est l’équivalent de Marianne, symbole de la République française.

On distingue un monde précolombien de l’ère colombienne. Comme maintes figures de l’histoire atlantique, Colomb partit d’une illusion, celle d’explorer l’Asie.

Quelques années après la mort du grand navigateur, l’Espagne prit la devise de l’Empereur Charles-Quint, Plus Ultra, littéralement « plus loin », « au-delà ». Idéal chevaleresque de dépassement, Plus Ultra deviendra, après la Reconquista, synonyme d’exploration, de découvertes, de conquêtes, de colonisation, de pillage des trésors, surtout l’or et l’argent.

« Le Ravissement Extrême, la plus haute joie »

Avant d’évoquer des objectifs extérieurs tangibles, Plus Ultra exprime la quête d’illimité, de plénitude. Stefan Zweig l’évoque brillamment dans sa biographie de Magellan. Alors que le navigateur découvre le Détroit qui portera son nom, Zweig dépeint les sentiments du héros.

« Cet instant est le plus grand qu’ait connu Magellan, un de ces moments de ravissement extrême dont un homme ne jouit qu’une fois dans son existence. Son rêve s’est enfin accompli. Ce à quoi des milliers d’autres avant lui n’avaient fait que penser, il l’a réalisé : il a trouvé le chemin menant vers l’autre mer. Cette heure unique justifie toute sa vie. Soudain, quelque chose se produit que personne n’aurait pu attendre de cet homme de fer. Lui qui n’a encore jamais trahi ses sentiments, il est vaincu par l’émotion. Magellan pleure de joie. Magellan a éprouvé pendant un court instant la plus haute joie qui puisse être accordée à l’homme qui crée : c’est d’avoir réalisé le rêve qui le tourmentait. » [3]

Zweig est lucide, toutefois : Magellan vit une joie aussi sublime qu’éphémère. Tant de tracas jalonneront sa traversée du Pacifique. Arrivé aux Philippines, cet homme jusque-là sage et prudent, cède au démon de la vanité. Il provoque un roitelet local qui lui ôtera la vie. Il ne reverra pas Séville. La gloire de la première circumnavigation revint à son second, en qui Magellan voyait un traître.

Plus Ultra résume l’histoire de l’Atlantique, un rêve de grandeur et d’excès, qui inspirera la sainteté et l’ignominie, le sublime et le sordide, les idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité et leurs antonymes : l’asservissement, le mépris de l’autre, voire son extinction. Propulsé par ses rêves de grandeur, le coursier Atlantique, devenue fou, entraînera l’humanité entière vers son arrogant triomphe, suivi de deux guerres mondiales apocalyptiques.

Rappelons d’ailleurs les catastrophes mythiques de l’Atlantique et les stupeurs qu’elles provoquèrent : le séisme de Lisbonne, en 1755, qui fit 70000 morts et bouleversa les penseurs, le naufrage du Paquebot Titanic en 1912, l’explosion dantesque d’Halifax en 1917.[4] Et bien sûr les attentats de New York en 2001.[5]

Le rêve atlantique s’exprima différemment selon les époques et les acteurs. L’Atlantique moderne a connu trois grandes ères : l’hégémonie ibérique de 1450 à 1588, contestée par les Français et les Néerlandais, puis l’hégémonie britannique jusqu’en 1918, et enfin l’hégémonie des États-Unis, aussi bien maritime qu’aérienne.

L’hégémonie ibérique et l’Eldorado

Dévoués aux ambitions de leurs monarques, les navigateurs portugais et espagnols écriront la première épopée. Le phylactère Plus Ultra, tendu entre les deux colonnes de Gibraltar[6], signifiait que la mer océane était enfin franchie. On la baptisa Atlantique, en référence à Atlas, qui porte le globe et aux Monts Atlas du Maroc. Le nouveau monde découvert par Colomb fut baptisé Amérique, du nom de Amerigo Vespucci.[7] Le Traité de Tordesillas consacra l’hégémonie des deux puissances ibériques, le premier « partage du monde ».[8]

Dans cette épopée, l’Espagne entend créer « L’Empire où le soleil ne se couche jamais », thème que reprendra l’Angleterre. Lope de Vega louera et idéalisera en Christophe Colomb l’apôtre des Amériques, venu baptiser et évangéliser. Plus tard la pensée des Lumières verra plutôt en lui un Prométhée moderne, homme de science et de technique.

L’imaginaire espagnol invente le mot Eldorado, littéralement, le pays de l’or. Les Conquistadores pilleront des montagnes d’or et d’argent. Le mythe de l’Eldorado agrégeait un autre mythe, celui des cités d’or, basé sur le récit de Marcos de Niza, frère franciscain envoyé en exploration dans les régions situées au nord-ouest de la vice-royauté

 Mais Eldorado c’est aussi un paysage mental, le pays fabuleux, l’utopie, où l’humain vit la plénitude, l’âge d’or. Les missionnaires coloreront ce Paradis plutôt païen d’une aura évangélique, eschatologique. Les Jésuites veulent littéralement fonder le Royaume de Dieu sur terre dans les réductions du Paraguay et des environs. Ils rêvent d’une communauté d’amour, où la vie spirituelle imprègne l’organisation politique et sociale et l’activité économique. La hiérarchie du clergé et l’avidité des colons anéantiront cette utopie.[9] Une telle tragédie se reproduira aussi en Afrique, plus brutalement.

L’Afrique, parlons-en. Pour assouvir leur rêve colonial, les deux puissances ibériques introduiront le maudit commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Revenus d’Amérique avec des trésors, les bateaux repartent d’Europe, chargés de produits manufacturés, de colons, mais aussi d’esclaves arrachés à l’Afrique. La colonisation et l’esclavage de masse constituent aujourd’hui les deux actes d’accusation qui déboulonnent maintes statues de l’épopée atlantique.

Bartolomé de las Casas (1484-1566) représente le déchirement de l’Eldorado. Pur produit du Plus Ultra, ce grand propriétaire d’une Encomienda profite de l’économie coloniale fondée sur le travail forcé des indigènes. Plusieurs conversions changeront son destin. Devenu dominicain, il veut d’abord humaniser le traitement injuste imposé par les colons. Puis il exaltera la dignité théologique mais aussi juridique de la personne indienne, durant la controverse de Valladolid.[10] Sa conversion n’est pas achevée, car il propose de confier les tâches infames à des esclaves noirs. Il s’en repentira toute sa vie. Après une deuxième conversion, Las Casas ne voit plus seulement l’indien comme une victime de l’injustice. L’indien pur et innocent devient pour lui l’icône de la personne chrétienne, vivant au naturel cet évangile que l’Européen a trahi. Las Casas voit Dieu dans l’opprimé des Tropiques.

Ce regard chrétien réapparaîtra ensuite, recyclé dans l’archétype du « bon sauvage » : un autre mythe atlantique où les concepts humanistes et rationalistes des Lumières se mêlent à des sentiments préromantiques. Le bon sauvage serait l’être humain naturel, non corrompu, sans classe, sans aliénation, diraient les marxistes.

L’hégémonie britannique

La défaite de l’Invincible Armada anéantit l’hégémonie ibérique en 1588. Cet événement historique est transformé par la propagande anglaise en mythe fondateur de la nouvelle épopée.

L’armada espagnole et portugaise voulait notamment punir l’Angleterre et les Pays-Bas de leur adhésion à la Réforme Protestante. Significativement, l’idéal calviniste fera en partie des Pays-Bas la superpuissance commerciale du 17e siècle. Dans l’âge d’or néerlandais, un régime républicain et précapitaliste crée la première banque centrale et la première bourse du monde. La nation optimiste et heureuse, affranchie des féodalités, devient l’incubateur d’une vision du monde moderne qui triomphera aux États-Unis.

En Angleterre, les puritains[11] veulent imposer leur idéal. Les plus radicaux quitteront l’Europe pour fonder les treize premières colonies des futurs États-Unis Le rêve atlantique s’éloigne de sa source méditerranéenne, latine et catholique. Il s’écrit désormais dans l’anglais de la King James Bible, du Great Revival, du Mayflower, des Pilgrim Fathers. L’Angleterre inaugurera les trois révolutions modernes, la Révolution religieuse, puis la révolutions politique vers la démocratie. Enfin, elle lancera la Révolution industrielle. Éclipsant l’Espagne, elle fondera l’empire où le soleil ne se couche jamais, imposant sa langue à l’humanité moderne.

Ère des révolutions, suprématie des Etats-Unis

Jacques Godechot[12] résume pourquoi les révolutions atlantiques vont commencer en Amérique. « Jugée à la lueur des théories de Jean-Jacques Rousseau ou de l’Abbé Raynal (…) l’Américain est présenté par les philosophes comme l’homme à l’état de nature, par excellence, débarrassé de tout le complexe politique, du fléau de la guerre, des ordres sociaux, du poids de la richesse et du fardeau de la pauvreté, des privilèges qui caractérisent l’Europe et dont les philosophes souhaitent la disparition. Faisant contraste avec une Amérique idéalisée, ils découvrirent à leurs institutions devenues archaïques un caractère injuste, irrationnel. Quant aux Américains, ils voulurent ressembler au portrait flatteur qu’on traçait d’eux. »

La vision qui guide les États-Unis mêle protestantisme, idéal républicain, utilitarisme pragmatique, et philosophie des Lumières, avec pour finalité le bonheur collectif et individuel. Mais cette naissance du moi heureux et libre nécessite une révolution. La révolution américaine débouche en 1776 sur une nouvelle forme d’Etat-nation. Washington se veut en partie, sur le plan architectural mas aussi politique la Troisième Rome.[13] Les Etats-Unis se sentent porteurs d’une mission providentielle, qui modernise et laïcise l’idéal augustinien de la Cité de Dieu. Avec une différence énorme : il ne s’agit pas de la théocratie du Saint Empire Romain Germanique qu’avait cru maintenir Charles Quint.

Ici, on est dans le triomphe d’un républicanisme protestant : Le serment d’allégeance à Dieu émane de la volonté des citoyens d’où émane la puissance publique. La Constitution scelle un pacte spirituel vertical avec le Créateur, qui exclut tout césaro-papisme. Le lien social horizontal et fédéral de citoyens libres est le fondement de ce pacte. Il faudra attendre Lincoln pour avoir la définition « la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »

Ce pacte est laïc, au sens originel d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais il se réfère à une transcendance dans le Serment d’Allégeance One Nation Under God (une nation en Dieu) et dans la devise adoptée en 1956 : In God we Trust[14]. La parole de Dieu est gravée dans les cœurs et les consciences avant d’orner les frontons officiels. Tocqueville parlera des habitudes du cœur. Aristote aurait parlé des vertus ; cela fait profondément partie de la mystique américaine. Les habitudes du cœur animent au départ tout autant les conservateurs (la loi et l’ordre) que les progressistes (libertés, égalité, droits civiques). Il y a une tension, mais le logiciel est le même.

Aux Etats-Unis, la nation va naître dans le sang, en combattant l’Angleterre. Cette première révolution suscitera toutes les autres révolutions atlantiques par effet de domino :

  • la Révolution française de 1789 qui connaîtra la Terreur
  • La guerre qui mène Haïti à l’indépendance de 1804
  • Les guerres d’indépendance hispano-américaines, qui sont toutes des guerres révolutionnaires inspirées par les Lumières.

Les nations nées d’une révolution pulluleront dans l’Atlantique de 1776 à nos jours. La guerre révolutionnaire deviendra le mythe majeur et souvent sanglant de l’épopée atlantique, quand les nations n’arrivent pas au bonheur par le réformisme. Plus tard, d’autres révolutions secoueront sans cesse l’Atlantique. Les révolutions de 1830 et 1848 puis la commune de Paris et un accouchement douloureux de la démocratie libérale en France. La guerre de sécession entre les sudistes et les nordistes aux Etats-Unis (600 000 morts), les guerres révolutionnaires souvent marxistes qui éclateront au vingtième siècle en Amérique latin et en Afrique.

L’épopée atlantique comporte ainsi une fascination pour la révolution. Sorte de jugement dernier laïque, la Révolution doit séparer le bien et le mal, y compris par le sacrifice du sang, et déboucher sur le bonheur. 

La révolution du Plus Intra

L’empereur Charles Quint abdique en 1956 et se fait moine au couvent de Yuste où il meurt en 1558. L’Empereur du Plus Ultra (plus loin) et de l’Empire où le soleil ne se couche jamais explore le Plus Intra (plus profond), à la découverte de l’âme. Son règne avait vu éclore la Renaissance et la Réforme, et avec elle ce que Andrew Spira l’invention du moi.[15]

La découverte et l’invention majeure du monde atlantique, c’est le moi, la première personne du singulier. Le moi est l’alpha et l’oméga de l’épopée atlantique. Henry Wallace saluera en 1942 l’avènement de l’homme ordinaire.

Résumons le rêve atlantique, dans ce qu’il a de plus idéalisé

  1. Diffuser toujours plus loin et plus profondément le double héritage de Jérusalem et d’Athènes : l’Evangile et les idéaux monothéistes, mais aussi la science, la philosophie, la pensée rationnelle, où l’individu est sacré. Créer des sociétés valorisant l’épanouissement du sujet libre à l’image de Dieu, son bonheur : être toujours plus
  2. Diffuser les idéaux démocratiques (grandes libertés, État de droit, assemblées représentatives). Créer des sociétés favorisant l’épanouissement du citoyen (liberté, égalité, fraternité) : aimer toujours plus.
  3. Faciliter le développement, créer des sociétés prospères, favorisant l’épanouissement économique et social par le capital et le travail : créer et avoir toujours plus

Dans sa quête effrénée du moi, L’Atlantique a souvent gagné le monde et perdu son âme. Son épopée tragique invite à la catharsis, au repentir. Bien des idéaux qui permirent la prospérité et la sécurité durable de l’Atlantique Nord, ont longtemps suscité l’admiration et le respect. Plus encore que le prestige culturel et la richesse matérielle, c’est l’exaltation du moi épanoui, libre et heureux, qui faisait rêver le monde. Aujourd’hui, l’acte d’accusation contre ce bonheur des privilégiés est d’autant plus implacable que les sociétés occidentales s’enfoncent dans le doute.

Le monde atlantique doit se racheter. Ses Etats riverains peuvent puiser ensemble dans leur triple héritage en commun. Ce plongeon vers les profondeurs est le plus intra, le retour au sein matriciel pour renaître forts et unis.

Sur le plan spirituel, culturel et moral, ces États partagent un patrimoine monothéiste, et de façon générale, le double héritage d’Athènes et de Jérusalem, même si c’est plus nuancé en Afrique.

Politiquement, ces Etats partagent l’héritage douloureux de trois expériences : esclavage et commerce triangulaire, colonisation et décolonisation, révolutions souvent sanglantes, qui entraînèrent en réaction des dictatures militaires.

Mais il existe aussi une longue quête passionnée de l’État de droit : démocratie représentative, idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité, aspiration au bonheur. Les immigrations successives ont créé une mosaïque ethnique et culturelle, équilibré par l’usage de quatre grandes langues communes. anglophonie, hispanidad, francophonie, lusophonie. Les idiomes apparentés au néerlandais complètent le tableau.

Enfin, le monde atlantique reste l’Eldorado du créateur, de l’inventeur, du chercheur, du bâtisseur, de l’économie productive. Ses canons esthétiques et ses règles économiques sont souvent imités, rarement égalés.

Pour continuer son épopée, Homo Atlanticus doit partir à la conquête de son âme (Carl Gustav Jung) et franchir les détroits du dedans.


[1] Selon un classement établi par Michael Hart en 1979

[2] C’est le statut spécial de Washington, la capitale fédérale des Etats-Unis, Washington D.C.

[3] Magellan, Stefan Zweig, Editions Paulsen, 2019 ISBN 978-37502-086-9, pp.228-229

[4] Le 6 décembre 1917 à Halifax, en Nouvelle-Écosse au Canada, le cargo français Mont-Blanc, transportant des tonnes de munitions (benzol, acide picrique, TNT et fulmicoton) à destination de l’Europe alors en guerre, entre en collision avec un navire norvégien, l’Imo. Le Mont-Blanc prend feu et explose vingt minutes plus tard, tuant 1 946 personnes et en blessant des milliers d’autres. L’explosion se fait entendre à 420 kilomètres de distance. Il s’agit de la plus puissante explosion d’origine humaine jusqu’au premier essai atomique en juillet 1945.

[5] Selon certains auteurs, la plus grande catastrophe atlantique aurait été l’échange colombien. Les maladies apportées par les colons européens auraient exterminé des millions d’Indiens. Les recherches dans ce domaine restent ouvertes.

[6] Cet emblème orne le drapeau de l’Espagne acuelle

[7] Le planisphère de Waldseemüller, publié sous la direction du cartographe Martin Waldseemüller à Saint-Dié-des-Vosges en 1507, contient la première mention du mot « America » (francisé en Amérique), honorant l’explorateur Amerigo Vespucci (1454-1512)

[8] Le traité de Tordesillas, signé entre l’Espagne et le Portugal, en 1494, sous l’égide du pape Alexandre VI partage le monde entre une zone réservée à l’Espagne et une zone réservée au Portugal.

[9] Michel Foucault préférait parler de l’hétérotopie des Jésuites dans une conférence de 1967 intitulée « Des espaces autres ».

[10] La controverse de Valladolid, (15 août 1550 – 4 mai 1551, est un débat politique et religieux concernant les relations entre les colonisateurs espagnols en Amérique et les indigènes amérindiens. Elle opposa principalement Las Casas et le théologien rival Sepulveda. Celui-ci écrivait : « […] ces hommelets si médiocrement humains, dépourvus de toute science et de tout art, sans monument du passé autre que certaines peintures aux évocations imprécises. Ils n’ont pas de lois écrites mais seulement des coutumes, des traditions barbares. Ils ignorent même le droit de propriété. »

[11] Au sens premier, le puritanisme est une réforme dans la réforme, ainsi qu’une exigence de plus grande transparence dans les assemblées délibératives. La liberté individuelle est centrale dans le puritanisme. Au sens figuré, on qualifie associe parfois le puritanisme à un rigorisme moral un peu corseté. C’est une simplification excessive, même si les puritains sont souvent enclins à une grande rigueur morale

[12] Jacques Godechot, Histoire de l’Atlantique,

[13] Le thème de la Troisième Rome est un des plus grands mythes politiques européens. Constantinople se voulait la deuxième Rome et Moscou ambitionnait d’être la Troisième Rome, mais Londres aussi. L’idéal de la troisième Rome éclaire une partie de la culture politique des Etats-Unis

[14] La première devise des Etats-Unis était E Pluribus Unum (13 lettres, comme les 13 premiers Etats), tirée d’un vers de Virgile.

[15] Andrew Spira, the Invention of the Self, Bloomsbury Academic (21 avril 2022), 424 pages, ISBN-13 ‏ : ‎ 978-1350298170

DÉBAT GÉNÉRAL

Diafara Boubacar SAKHO, Ambassadeur international de la paix, doctorat en administration de paix à l’Université UNCR Cercle de Réflexion des Nations (États-Unis)

Bonjour, Messieurs les ambassadeurs, Monsieur le Président Ali Rastbeen, bonjour à l’assistance. Je voulais m’exprimer par rapport aux alliances atlantiques, cette année, en 2025. Nous avons constaté que l’année 2025 s’annonce (…) pour l’alliance atlantique, confrontée à une proposition géopolitique complexe. Si le conflit en Ukraine a réaffirmé sa raison d’être, et renforcé sa cohésion face à la menace russe, plusieurs (…). L’adaptation aux nouvelles formes de menaces, notamment ciblées, nécessitera une modernisation des capacités. La question du partage, du point de vue financier, capacitaire, entre les États-Unis et les alliés européens, reste là un point d’attention. Nous avons constaté que quand les États-Unis donnent des financements en Ukraine (…) la population s’alarme et dit que ces financements (…) d’autres choses. (…) du Sud Global, si elle souhaite maintenir une légitimité et une influence sur la zone (…). En 2025, l’Alliance devrait donc prouver sa capacité à consolider son unité face à la Russie, intégrer de nouvelles menaces, équilibrer les contributions et articuler des ambitions (…), tout en tenant compte des perspectives et des positionnements d’acteurs importants du Sud Global, comme l’Afrique du Sud. Son avenir dépendra de sa (…) et de sa capacité à maintenir une pertinence pour l’équilibre dans un monde en mutation rapide. Une Alliance atlantique forte et adaptée restera un pilier essentiel de la sécurité européenne, mais sa capacité à dialoguer et à prendre en compte les perspectives du Sud Global sera aura un facteur de plus en plus important. Par ailleurs, la relation transatlantique devrait naviguer entre des unités stratégiques divergentes, notamment vis-à-vis de la Chine (…). Nous allons constater aussi que la Chine commence à gagner la masse du commerce international.

Leo KELLER

M. Ladouce, j’ai beaucoup aimé votre enthousiasme, votre dynamisme et votre – ne le prenez pas mal – et votre naïveté : ça fait du bien, c’est très rafraîchissant. Je suis beaucoup plus dubitatif sur l’évolution de certaines sociétés atlantiques, où le « moi » ce n’est plus ce qu’il était et ce que nous devons aux Grecs. Un philosophe grec me disait : au siècle d’or de Périclès – on en parlait la semaine dernière avec lui – le mérite des Grecs est d’avoir été les héritiers, non pas les héritiers génétiques des Grecs, mais les héritiers d’une pensée. Et, malheureusement, j’ai vraiment beaucoup aimé votre exposé mais je crois que, et c’est le divorce profond de l’Atlantique… Quand j’étais jeune, je vais vous dire, j’étais effectivement très pro-américain. Aujourd’hui, je ne vais pas vous dire que j’ai honte de l’avoir été, mais quand je vois les idées de la civilisation américaine, ce n’est pas, du tout du tout, le portrait que vous en tracez. Et je crois que c’est quelque chose qui est très, très grave. Alors, vous avez parlé de religion : ce n’est pas pour rien que les évangélistes, ou évangéliques – je ne sais plus comment on dit – sont en train de devenir, dans beaucoup de pays catholiques, la principale religion. Et Charles Quint c’était quelqu’un de très, très grand. Donc les « valeurs »… j’ai l’impression que dorénavant c’est, hélas, un wishful thinking.

Laurent LADOUCE

Merci. Je suis conscient de cet aspect un peu naïf.

Mohamed Larbi HAOUAT, Essayiste, Docteur d’État et chercheur en Relations internationales, chercheur-associé à l’Académie de Géopolitique de Paris, Président de l’Association de solidarité pour l’intégration par les langues, l’éducation et la culture (ASILEC)

J’ai deux observations pour Monsieur Keller. Il disait : « Un peuple sans mémoire ». Il n’y a pas un peuple sans mémoire (Leo Keller : « je n’ai pas dit ça »). La sociologie théorique exige que tout peuple a sa mémoire. Autre chose, il disait que la pêche est devenue abondante à cause du réchauffement climatique. Je pense que c’est l’inverse (quelqu’un dans la salle : « ça dépend des endroits, on ne peut pas généraliser »). Je vous remercie.

Mme. Agnès OLLIVIER, Œuvre du Professeur Jean-Paul Charnay

Concrètement parlant, par rapport au projet marocain sur l’Atlantique, j’aimerais savoir, au niveau logistique, comment ça se configure. En passant, vous avez parlé du Mali : beaucoup de critiques sont faites par rapport à la mise en place de ce projet, compte tenu des éloignements. Est-ce que vous comptez envoyer, comme on fait un réseau fluvial, pour l’acheminement vers les ports de Mauritanie, de Dakhla, ou bien ça se fera par (…) aérienne. Comment vous comptez coordonner tout ça ?

Bassem LAREDJ

Bon, Dakhla, ce n’est pas en Mauritanie, c’est dans le Sahara occidental. Pour revenir au projet Atlantique, qui a été annoncé par le roi marocain en 2023, c’est vrai, il y a un certain nombre de difficultés sur le plan logistique par rapport à la réalisation de ce projet, pour interconnecter l’ensemble de la région saharienne avec la Mauritanie, et après avec le Maroc, parce que ce projet est dépendant également, je dirais, du bon vouloir mauritanien. Il n’y a pas de frontière directe entre le Maroc et le Mali, donc on doit passer obligatoirement par le territoire mauritanien. Comme je le disais, il y a une certaine réticence de la part de la Mauritanie, parce qu’automatiquement, le pays veut privilégier ses propres ports et, également, il y a cette position difficile de la Mauritanie, en réalité, qui se retrouve entre deux feux, entre l’Algérie et le Maroc, donc il essaye de jouer une certaine neutralité par rapport à ça. Donc, il y a cette réticence par rapport au projet marocain (on peut dire, peut-être, pour ne pas froisser l’Algérie), mais de l’autre côté également, il y a une réticence de la Mauritanie vis-à-vis d’un autre projet qui a été lancé par l’Algérie, une sorte de « nouveau Maghreb » sans le Maroc, et également la Mauritanie n’a pas adhéré à ce projet. Donc il garde une certaine distance par rapport aux deux.

Pour revenir au projet de l’Atlantique, il y a un problème du financement, par rapport à ça, donc pour le moment ça pose des difficultés, même si dernièrement les Émirats ont annoncé qu’ils allaient contribuer au financement de ce projet. Donc il faut attendre les prochains mois et années pour voir, ce n’est pas un projet qui va se faire du jour au lendemain, c’est vraiment sur le long terme. À l’heure actuelle, comme je le disais, il y a un aspect géopolitique qui permet au Maroc d’avoir une plus grande influence dans cette zone saharienne, qui est traditionnellement l’arrière-cour de l’Algérie, notamment par rapport au Mali et au Niger. Et on a vu dernièrement les trois ministres des Affaires étrangères de l’AES (alliance des États du Sahel), donc du Mali, du Niger et du Burkina Faso, qui se sont rendus au Maroc, où ils ont été reçus en audience officielle par le roi, où ils ont exprimé leur volonté de voir une accélération de ce projet, alors que ces trois États sont en tension actuellement avec l’Algérie.

Leo KELLER

Je vais revenir, si vous le permettez, sur les propos du général. J’ai beaucoup aimé votre exposé.

Général Jacques PERGET

Malheureusement j’avais abusé du temps, j’ai dû en gommer toutes les conclusions.

Leo KELLER

Oui, mais elles étaient sous-entendues par vous.

Général Jacques PERGET

Oh, eh bien je n’en suis pas sûr !

Leo KELLER

J’ai beaucoup aimé, ça ne veut pas dire que j’ai tout approuvé. Un des problèmes de l’Alliance, justement, c’est que nous trouvons un choc de nationalisme. Un choc de nationalisme nourri par ce que Thierry de Montbrial appelait… et qui a été repris par Bruno Tertrais avec le même titre de livre : « La revanche de l’Histoire ». Et je crois que c’est un des profonds dangers de l’Alliance : cette « hyper-renationalisation » de la nation.

Général Jacques PERGET

Je comprends pourquoi vous avez réagi à certains de mes propos… Oui, alors si vous le permettez, je vous réponds. J’appartiens à une génération qui est passée par certaines écoles où c’était, disons, à prendre ou à laisser, il était considéré que c’était la fin des nations et plus encore celle de l’État-nation. Alors, bon, je n’étais pas forcément un mauvais élève, mais je dois dire qu’à l’époque…

Leo KELLER

Non, vous étiez général, donc vous étiez dans la botte !

Général Jacques PERGET

Je n’étais rien du tout à l’époque et, si vous voulez, avec simplement du bon sens, donc je n’étais pas effectivement un mauvais élève, j’ai dès le départ été un petit peu réticent à ce discours, qui nous était d’ailleurs imposé, parce qu’une sorte de dictature de la pensée dans ce type d’école. Et la suite des événements, je regrette, a complètement donné un démenti, non seulement au chers professeurs que nous avions à l’époque, mais aussi disons à toute une Intelligentsia, et là j’avoue que je n’accepte pas. Il y a des réalités qu’il faut, même si ça ne plait pas, qu’il faut savoir ou connaître, parce que tant que nous continuerons à persister dans ce déni des réalités, nous échouerons. Vous avez parlé des capacités des États-Unis, en particulier sur le plan militaire. Je peux vous assurer que chez les militaires, dans les armées – même si elles sont devenues assez faibles, mais il y a dans les armées traditionnelles – vis-à-vis de l’armée américaine on considère que les Américains ont un corps d’officiers généraux de qualité exceptionnelle.

Leo KELLER

Oui.

Général Jacques PERGET

Bon. Comment se fait-il que cet outil militaire américain, qui dispose depuis 1945 de moyens absolument fabuleux – il y a un facteur 15 entre, disons, la France et les États-Unis – ils ont corps d’officiers généraux de très, très grande qualité, tout simplement parce qu’ils ont été très bien formés et qu’en raison des capacités qui leur sont remises, qui sont dans les mains… vous savez, le commandement c’est comme la science, c’est un métier. Si vous restez à l’écart de la science… vous avez beau sortir de Polytechnique ou d’ailleurs, si vous ne pratiquez pas, eh bien évidemment vous n’êtes pas un scientifique. De la même manière, un militaire qui n’a pas l’occasion d’être confronté à des situations et à des responsabilités, ne se bonifie pas. C’est du simple bon sens. Par contre, les États-Unis, ce n’est pas le cas.

Et donc, j’en arrive à cette conclusion : comment se fait-il qu’une armée exceptionnellement bien équipée – et j’aurais des propos exprimés en forme de litote – avec un commandement que dans les armées étrangères nous considérons comme exemplaire ait – encore une fois, c’est une litote – obtenu en 80 ans aussi peu de résultats.

Leo KELLER

Tout simplement parce que nous savons que dans les moyens de la puissance, il n’y a pas que la puissance brute, il y a aussi… et c’est ce que Kissinger appelait « la force » : sans un certain respect des valeurs, est forcément mise en défaut. Et cela étant…

Général Jacques PERGET

Ce sont les conditions d’emploi qui déterminent le succès ou pas. Surtout de la part d’une armée, parce qu’une armée, quelle qu’elle soit, russe, anglaise, américaine ou autre, l’armée c’est d’abord une éducation, qui ne se compare à rien (…)

Leo KELLER

Oui, mais alors, si vous permettez, votre collègue, le général Michael Hayden, qui est un général que j’admire très profondément – et je vous demande de réfléchir à ça –, lors de la conférence de (…), a dit (c’était lors de la première mandature de M. Trump) : « si M. Trump venait à me donner l’ordre – donc il était le commandant des forces nucléaires, Hayden – de lancer une attaque nucléaire, je n’obéirais pas ». Rien que pour ça, oui, l’armée américaine est formidable, parce qu’elle a su intégrer, et c’est ça aussi qui fait la force des armées. Je vous signale qu’il y a un monsieur, que j’adore…

Général Jacques PERGET

C’est toute la différence entre un civil et un militaire. Lorsqu’on est dans le désaccord, on démissionne.

Leo KELLER

Non, justement. Et je suis très content de ce départ. J’enseigne à mes étudiants, la plupart du temps, quand j’ai le temps, un monsieur qui était exceptionnel, qui s’appelait Henry David Thoreau. Au 19ème siècle, M. Henry David Thoreau a conceptualisé le droit et le devoir de désobéissance.

Xavier HOUZEL

On s’en fout !

Leo KELLER

Vous vous en foutez monsieur, mais c’est ce qui fait…

Xavier HOUZEL

Ce n’est pas du tout notre problème.

Leo KELLER

Alors, d’abord ce n’est pas aussi sûr que ça. Deuxièmement, c’est ce qui fait la beauté de la civilisation européenne. Si vous pensez qu’il faut une discipline, quoi qu’il advienne, eh bien il faut aller à Moscou, il faut aller à Pékin, c’est aussi simple que ça. L’autre chose, c’est que ces officiers généraux, brillantissimes, avaient quand même un petit défaut, c’est qu’ils se sont reposés sur le « no boots on the ground », c’est-à-dire qu’ils ont oublié la technique du combat. Et lorsqu’il y a eu, par exemple, la Première Guerre du Golfe, même les Américains ont dû faire appel à l’expérience des amis, parce qu’ils avaient d’abord l’expérience du combat. Et alors maintenant, le gros problème – oui, ils ont le plus grand nombre d’officiers généraux…

Xavier HOUZEL

Vous n’êtes pas officier vous-même.

Leo KELLER

Non…

Xavier HOUZEL

Bah, ça se voit !

Leo KELLER

Cela étant, c’est un argument d’autorité que vous sortez, parce que vous avez autant d’officiers qui pourraient dire exactement le contraire.

Xavier HOUZEL

Vous croyez avoir l’autorité morale d’apporter ça ? Je ferai comme le général, je ne vous obéirai pas.

Général Jacques PERGET

Je brandis, je brandis la palme de la paix ! Si vous me permettez, j’interviendrai comme M. le Professeur Keller, pour remercier M. Ladouce. J’aurais d’ailleurs souhaité – c’est un vœu que j’exprime et peut-être une conclusion ou une leçon à tirer pour la suite – je pense que l’intervention de M. Ladouce, compte tenu de la nature du message qu’il a exprimé – qui était un message tout à fait général, et ce n’est pas une critique que je fais – avait plutôt sa place en début, plutôt qu’à la fin.

Leo KELLER

Je me permets une seconde, puisque vous parlez de paix, je voudrais citer ce que Kissinger a dit : « Chaque fois que la Paix a été l’objectif, unique, nous n’avons jamais atteint la Paix ».


[1] En février 2025, les États-Unis votèrent avec la Russie contre une résolution des Nations Unies (CS) et refusèrent de condamner l’agression russe contre l’Ukraine…

[2] Voir Peggy Sastre, « L’intelligence de la mauvaise foi », éditorial, Le Point, 2753 du 1er mai 2025.

[3] « L’Europe peut-elle se défendre elle-même ? / Décryptage / ARTE » (vidéo), ARTE (sur YouTube), 31 mars 2025, 10 min. 57, lien : https://www.youtube.com/watch?v=munBS3-qL1s (consulté le 15 mai 2025) ; Et : « L’Europe face aux conflits / Interview avec Jean-Noël Barrot / ARTE » (vidéo), ARTE (sur YouTube), 9 mai 2025, 16 min. 38, lien : https://www.youtube.com/watch?v=gCanZup2wdQ (consulté le 15 mai 2025).

[4] Weill Claudie, « La succession d’empires en Europe », dans L’Homme et la société, N°103 (« Aliénations nationales »), 1992, pp. 15-23, lien : https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1992_num_103_1_2610 (consulté le 15 mai 2025).

[5] « Entre Poutine et Trump, comment construire l’Europe puissance ? » (émission intégrale), France 24, 12 mai 2025, 46 min. 52, lien : https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/ici-l-europe/20250512-entre-poutine-et-trump-comment-construire-l-europe-puissance (consulté le 15 mai 2025). 

[6] Les Russes auraient aimé pouvoir remplacer ce « bras armé des Américains en Europe » par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), au sein de laquelle la Russie jouit d’un poids similaire à celui des États-Unis.

[7] « Friedrich Merz à Paris : le réveil du couple franco-allemand ? » (vidéo), France 24, émission La semaine de l’éco, 9 mai 2025, 40 min. 52, lien : https://www.france24.com/fr/%C3%A9missions/la-semaine-de-l-%C3%A9co/20250509-friedrich-merz-%C3%A0-paris-le-r%C3%A9veil-du-couple-franco-allemand (consulté le 15 mai 2025).  
 

[8] Voir : « La reconstruction du tissu industriel français d’après-guerre » (documentaire), DGA Communication, 2025, 15 min. 34., dans l’article « 1945-2025 : huit décennies d’industrie de défense française », IHEDN (site internet), lien : https://ihedn.fr/notre-selection/1945-2025-huit-decennies-dindustrie-de-defense-francaise/ (consulté le 15 mai 2025).

[9] Royer Ludovic, « La Russie et la construction européenne », dans Hérodote, N°118, 2005/3, pp. 156-174, lien : https://shs.cairn.info/revue-herodote-2005-3-page-156?lang=fr (consulté le 15 mai 2025). « Les relations entre l’UE et la Russie n’ont jamais été faciles : par crainte d’un rapprochement entre RFA et RDA pouvant, à terme, mener à une réunification de l’Allemagne et, par conséquent, contribuer à diminuer l’emprise soviétique sur l’ensemble des pays d’Europe centrale, l’URSS n’a officiellement reconnu la CEE qu’en février 1989, lors de l’envoi d’un premier ambassadeur. Afin d’aider les États de la CEI à réussir leur passage à la démocratie et à l’économie libérale, la CEE met en place le programme TACIS dès 1990 (Technical Aid to the Community of Independent States). Cette aide en tous genres, non remboursable, a pour corollaire le renforcement du partenariat de coopération signé par l’URSS en 1989, repris par la Russie en 1991 et dont le projet élargi, l’Accord de partenariat et de coopération UE/Russie, est en vigueur depuis 1997. Pour Moscou, cet accord reste largement insuffisant. Et lorsqu’en 2004 l’UE propose une nouvelle forme de relations aux voisins de l’Union, la politique « de bon voisinage » qui offre un soutien et un renforcement des liens commerciaux aux pays qui l’entourent, du Maroc à la Russie, l’ancienne superpuissance, qui voit progresser à la fois l’OTAN et l’UE dans sa direction, est humiliée par ce statut de « simple voisin », bien que stratégique, qui lui est attribué. On est effectivement bien loin de l’euphorie née de la réélection de Boris Eltsine en 1996, et qui envisageait pour 1998 l’instauration d’une zone de libre-échange UE-Russie s’accompagnant d’une adhésion rapide de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

[10] « Guerre commerciale : les États-Unis et la Chine vont suspendre pour 90 jours une partie de leurs droits de douane », Libération (avec AFP), 12 mai 2025, lien : https://www.liberation.fr/international/amerique/guerre-commerciale-les-etats-unis-et-la-chine-vont-publier-ce-lundi-les-details-de-laccord-commercial-conclu-ce-week-end-20250512_46CVMZVPINF4FGBWUT73GW6BLM/ (consulté le 15 mai 2025).

[11] Maison Rafaëlle, « Gaza. Pour en finir avec la ‘guerre contre le terrorisme’ », Orient XXI, 12 mai 2025, lien : https://orientxxi.info/magazine/gaza-pour-en-finir-avec-la-guerre-contre-le-terrorisme,8193 (consulté le 15 mai 2025).

[12] « Nucléaire : Une résolution au Congrès pour condamner le régime iranien », Conseil National de la Résistance Iranienne (CNRI), 10 mai 2025, lien : https://fr.ncr-iran.org/actualites/nuclre/nucleaire-une-resolution-au-congres-pour-condamner-le-regime-iranien/ (consulté le 15 mai 2025).

[13] Le Traité établissant une Constitution pour l’Europe (ou TCE) a été adopté par la Conseil européen le 18 juin 2004 puis signé à Rome la même année (29 octobre), en présence de Josep Borrell Fontelles, alors Président du Parlement européen. Approuvé par le Parlement européen, il fut ensuite rejeté par la France (29 mai 2005) et les Pays-Bas (1er juin 2005) au cours de référendums nationaux. Suite au rejet du TCE, les pays de l’UE commencèrent à travailler sur le traité de Lisbonne. Voir : Traité établissant une constitution pour l’Europe, Union Européenne (site internet), 16 décembre 2004, lien : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/ALL/?uri=OJ%3AC%3A2004%3A310%3ATOC (consulté le 15 mai 2025).

[14] Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) « la traite des êtres humains » est définie comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes par la force, la fraude ou la tromperie, dans le but de les exploiter à des fins lucratives ». Cette activité criminelle génèrerait environ 150 milliards de dollars par an (Source GFI).

[15] Le trafic de stupéfiants est la plus grande industrie criminelle au monde, générant entre 426 et 652 milliards de dollars par an, selon Global Financial Integrity (GFI). À noter que 90 % de la cocaïne provient de la région andine.

[16] Il s’agit du vol de pétrole brut dans les pétroliers ou le siphonage du pétrole brut dans les oléoducs. Le pétrole volé est ensuite redistribué sur les marchés noirs du pétrole brut. Cette activité criminelle génèrerait entre 5 et 12 milliards de dollars par an.

[17] On estime à 100 millions le nombre d’armes légères et de petit calibre en circulation en Afrique.

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