Professeur Khader BICHARA
Juillet 2005
En 1995 le partenariat euro-méditérranéen prenait son envol à Barcelone. Aujourd’hui, neuf années se sont écoulées et il ne parvient pas à prendre de l’altitude. Comme dirait un anglais: it took off but flies too low. C’est un constat. Et pourtant à l’heure des bilans les points de vues s’entrechoquent. C’est l’histoire classique du verre à moitié vide ou à moitié plein. Le bilan diffère selon celui qui le fait.
La commission européenne se donne généralement un satisfecit : accords d’association signés, quelquefois à l’arrachée, avec les pays du sud (sauf la Syrie), stabilisation macro-économique des pays sud-méditerranéens relativement réussie, inflation sous contrôle, programme Meda amélioré, réunions périodiques à tous les échelons, aide financière accrue, participation de la BEI plus importante. Certes, la Commission reconnaît des lenteurs dans
la ratification des accords signés, les goulots d’étranglements administratifs,
l’impact négatif exercé sur l’ensemble du processus de Barcelone du fait de l’aggravation de la situation en Palestine comme en Irak, des retombées de l’après 11 septembre sur les imaginaires croisés, les effets possibles de
l’élargissement sur les économies méditerranéennes. Aussi la Commission
s’est-elle attelée, dés 2000, à corriger le tir pour faire taire les critiques :
- En introduisant Meda II (Mesures d’Accompagnement) et en le
dotant d’une enveloppe de 5, 3 milliards d’euros en engageant la BEI à allouer
6, 4 milliards d’euros pour le programme Euromed. - En proposant le Plan de Valence (avril 2002) pour « revitaliser » le
processus euro-méditerranéen.
- En créant lors de la réunion extraordinaire des ministres Euromed, réunis au grand complet, à Heraklion (Crète, 26-27 mai 2003) sous présidence grecque, la Facilité euro-méditerranéenne d’investissement et de partenariat (FEMIP), idée émise lors de la réunion de Barcelone (Octobre 2002).
- En décidant, lors de la conférence de Naples (décembre 2003) la constitution d’une nouvelle assemblée parlementaire en remplacement du forum parlementaire euro-med, et une Fondation pour le Dialogue des
Cultures.
- En publiant une importante communication sur « l’Europe élargie » (COM IO4 final 1 1.3.2003) pour désamorcer les craintes des pays méditerranéens face à l’élargissement, prévu pour mai 2004.
- En proposant un approfondissement des relations globales, sans aller cependant jusqu’à l’admission. Bref, tout sauf les institutions, comme se plaisait à le rappeller Romano Prodi, idée développée dans la Communication de la Commission intitulée « Jeter les bases d’un nouvel instrument de voisinage(COM, 393 final 1.7.2003) et dans le document d’orientation « Politique Européenne de voisinage »(COM 373 final 2004).
Parallèlement aux activités de la Commission, la Présidence européenne a mis sur pied « le groupe des sages pour le dialogue des Peuples et des Cultures en Méditerranée » dont le rapport a été publié en 2004 et dont la proposition générale, à savoir la Fondation Euro-méditerranéenne pour le dialogue des cultures vient d’être définitivement entérinée, avec un siège à Alexandrie.
Au vu de tous ces développements, il se dégage l’impression que le processus de Barcelone est sur les rails et que la Commission veille constamment à ce qu’il poursuive sa route jusqu’au premier terminus : 2010.
Il demeure un hic car même si la route est balisée, elle reste semée d’embûches. En effet, si globalement, tous les pays européens et méditerranéens s’accordent sur l’opportunité du projet (voyage collectif vers une Méditerranée réconciliée et prospère), nombreux sont ceux qui expriment des doutes quant à la suffisance des moyens et la pertinence de la méthode.
Certains vont jusqu’à récuser l’idéologie sous-jacente voire à se montrer perplexes quant aux objectifs affichés.
Prenons d’abord le cas des Etats membres de l’UE. Il est clair que, pour la majorité d’entre eux, et cela est plus patent encore depuis le dernier élargissement- la Méditerranée n’est pas considérée en soi, mais comme un locus (un foyer) de nouvelles instabilités à endiguer. Si les pays du Nord y prêtent une attention distraite, les pays européens du Sud voient le partenariat à travers le prisme de leurs stratégies et de leurs priorités.
Quant aux opinions européennes, en dehors des cénacles fermés des spécialistes ou d’organisations restreintes de la société civile, elles sont tout à fait indifférentes. C’est à peine si le partenariat retient l’attention des medias, davantage attentifs aux questions plus brûlantes (l’Irak), plus immédiates (le terrorisme) ou plus mobilisatrices (les foulards islamiques ou l’immigration clandestine). Combien de medias ont rendu compte du rapport du groupe des sages pour le dialogue des peuples et des cultures ? A l’évidence le partenariat euro-méditerranéen et ses corollaires, l’Europe élargie et la politique de voisinage, n’ont jamais suscité les couvertures médiatiques importantes comme le projet américain de « Grant Moyen-Orient ».
Les Etats méditerranéens du Sud baignent aussi dans le paradoxe. Ils ont signé la déclaration de Barcelone, et donc sont censés connaître les règles du jeu, c’est-à-dire, leur part de responsabilité dans la réussite du projet. Et pourtant, ils traînent dans l’application des mesures entreprises, tardent à améliorer les critères d’attractivité, et s’ils ont enregistré quelques progrès dans la situation macro-économique, les taux de croissance, cela n’est pas suffisant pour répondre aux besoins d’une main d’œuvre en gonflement constant. Et au lieu de commencer par balayer devant leur porte (lutter contre les lenteurs administratives, créer un environement investment-friendly, en finir avec la corruption, l’économie de rente et l’enrichissement spéculatif et améliorer les fonctionnement des institutions) ils se montrent constamment revendicatifs, tendant à faire endosser à l’UE la responsabilité des lenteurs et des incohérences du processus de Barcelone. Bien sûr que la verticalité excessive des échanges (80% des échanges de la Tunisie se font avec l’UE), l’inégalité du rapport de force (l’UE est 15 fois plus riche que l’ensemble des pays méditerranéens), l’asymétrie dans l’exigence de l’ouverture commerciale, voire les effets potentiels de l’élargissement, posent de sérieux défis au partenariat euro-méditérranéen et faussent le jeu. Mais s’en étonner c’est faire preuve de naïveté et s’en lamenter c’est inutile. Le partenariat ne consiste pas à rivaliser pour se faire allouer une rente sous forme de financement MEDA, c’est surtout agir collectivement pour promouvoir l’intégration sub-régionale, vider les abcès de fixation qui entravent l’action commune, défendre les droits de l’homme et donner aux femmes la place qu’elles méritent.
Quant aux intellectuels du Sud, ils sont tiraillés par des sentiments contradictoires et appartiennent à plusieurs écoles de pensée. Il y a d’abord ceux qui croient que le partenariat s’apparente à une approche néo-coloniale qui vise à transformer la Méditerranée en une sorte d’arrière-cour, voire d’annexe de l’UE. Il y a ceux qui y voient au contraire une opportunité historique à saisir, toutes les autres expériences historiques solitaires ayant échoué lamentablement. Puis il y a ceux qui, sans trop idéaliser le projet, pensent que c’est un passage obligé pour forcer la transformation des économies et peut-être le changement graduel et pacifique des élites politiques.
A l’évidence le partenariat ne suscite pas l’enthousiasme des foules,mais aucun Etat partenaire ne le conteste fondamentalement ou même s’en retire. Il est même question d’y inclure la Libye, voire l’Irak. C’est sans doute le côté surprenant du processus : dans l’inertie il se perpétue.
Mais l’objectif de Barcelone n’est pas que le processus se perpétue mais qu’il aboutisse à la paix, la stabilité et la prospérité en Méditerranée, objectifs déclarés de la Déclaration de 1995. Sans quoi, il ressemblera au processus de paix israélo-arabe, ou nous avons eu beaucoup de processus et peu de paix. C’est dire que l’UE devra suivre une politique plus innovante, peut être même plus courageuse et tirer les conclusions des évolutions récentes.
Transformation de l’environnement géopolitique
D’abord l’environnement géopolitique global en 2004 n’est pas celui de 1995. A l’époque, on était dans une phase d’euphorie : l’URSS était vaincue sans livrer bataille, l’économie européenne sortait du marasme, le processus de paix israélo-arabe venait d’être lancé et semblait se poursuivre .
Aujourd’hui le contexte s’est assombri : le processus de paix au Proche-Orient a déraillé, le terrorisme transnational s’est accaparé de l’attention publique, la guerre d’Irak et ses séquelles continuent à occuper le devant de la scène.
Quant à l’élargissement de l’UE à 10 nouveaux membres, il fait sortir Malte et Chypre du groupe PTM (Pays Tiers Méditerranéens), en même temps l’octroi à la Turquie du statut de pays « candidat » la destine à un traitement particulier. De sorte qu’on se trouve aujourd’hui face à deux parties, plus inégales que jamais : 25 + 10 dont 8 pays arabes, Israël (qui n’a pas besoin de partenariat étant donné son niveau de développement économique et politique et qui bénéficie déjà du libre-échange, et participe aux programmes de recherche de l’UE) et la Turquie (qui a déjà signé une union douanière et est un pays candidat).
Vers un partenariat euro-arabe
Il faut que l’UE prenne acte de cette évolution et s’engage dans une autre direction : contribuer à faire émerger une entité politique et économique arabe, appuyée sur un sentiment d’appartenance, sur des flux inter-arabes, et l’urgence de venir à bout de défis communs. Il n’y a pas d’identité méditerranéenne à proprement parler : il y a à l’évidence une identité arabe. Les découpages arbitraires de l’espace en -Méditerranée occidentale, Proche-Orient, Moyen-Orient, Grand Moyen-Orient- diluent l’identité collective arabe. Opérationnels en matière de politiques d’intervention, ils ne sont pas toujours pertinents en terme sociologiques, culturels voire même géopolitiques. Tout naturellement, l’UE n’est pas habilitée à forcer l’intégration économique, et à fortiori politique, du monde arabe .Celle -ci demeure d’abord la responsabilité première des dirigeants arabes .Mais, par une sorte d’effet d’annonce, par des incitants multiples, par des conditionnalités positives, par des messages claires et par une vision fondée sur un avenir solidaire, l’UE peut contribuer à casser le statu-quo actuel et amorcer les transformations souhaitées.
Pourquoi une politique arabe de l’Europe ?
L’Europe a, aujourd’hui, une population de 450 millions d’habitants, bientôt 500 millions avec les prochains élargissements de 2007. En face il y a, Partenariat Euro-Meditérranéen ou Partenariat Euro-Arabe aujourd’hui, 325 millions d’arabes et bientôt (2025) prés de 500 millions d’arabes. C’est un potentiel démographique considérable (1 milliard), équivalent à celui de l’Inde, à peine inférieur à celui de la Chine (1300 millions) et plus que le double des pays membres de « l’Alena » (Etats-Unis, Canada et Mexique).
Intégré (à l’instar de l’UE), animé de visions communes, s’appuyant sur une seule langue, doté d’institutions communes et d’instruments assurant des politiques de convergence entre ses parties, le monde arabe peut devenir non plus une arrière-cour, mais un partenaire fiable, égal, démocratique et prospère. Le contraire serait un émiettement en entités politiques rivales, poursuivant des stratégies individuelles, sans aucune garantie de pouvoir, dans des contextes étriqués, relever tous les défis. Avec les conséquences dramatiques à l’intérieur du monde arabe en termes d’aggravation du chômage, du pourrissement de la situation et d’instabilités multiples, et en Europe même, en termes de développement des filières mafieuses d’immigration clandestine, de débordement des problèmes internes au monde arabe sur les communautés expatriées, d’agitations sociales, voire de terrorisme transnational.
Si jadis la politique des Etats européens misait sur la division arabe, aujourd’hui avec la modification de la donne géostratégique, l’intérêt de l’UE lui commande de soutenir l’intégration régionale arabe. Le morcellement actuel du monde arabe et la catégorisation des Etats arabes en Etats amis, partenaires, « voyous » (rogue) ou « faillis » (failed states) contribue en Europe à faire douter de l’existence du monde arabe et de la pertinence même du concept de « l’arabité ». Par le passé, l’unité du monde arabe était vue à travers le prisme « nassérien » comme un défi aux stratégies européennes, ou à travers le prisme israélien, comme une menace, ou même à travers le prisme huntingtonien comme « l’altérité irréconciliable ». Cette vision empêchait de percevoir le potentiel de stabilité et de prospérité qu’ induisait pour l’Europe un voisinage arabe sûr de lui-même, confiant dans son avenir, réconcilié avec son passé, et offrant à sa jeunesse une autre perspective que le chômage chronique, le martyr ou l’exil.
En effet, le monde arabe existe bel et bien, même si, échaudés par les échecs répétés d’unions avortées, les populations arabes semblent aujourd’hui se résigner à un sentiment de doute quant à la traduction de l’existence de la condition arabe en une exigence de rassemblement.
Outre une histoire partagée, une géographie qui impose ses contraintes, une langue commune, le monde arabe fait face à des défis communs, et continue, en dépit des stratégies des régimes rentiers et cleptomanes, à faire sens pour les peuples arabes comme le démontrent tous les jours les mouvements populaires de solidarité avec les peuples d’Irak et de Palestine.
Certes, ce monde offre, tous les jours, le spectacle affligeant de divisions et d’éparpillements, mais ses divisions ne sont pas pires que celles qui caractérisaient l’espace européen il y a 60 ans. Et elles sont loin d’avoir entraîné les bains de sang de la 1ère et de la 2ème guerre en Europe.
Hier encore, les chocs pétroliers avaient creusé des écarts en termes de revenus par tête et déplacé, pour quelque temps, les centres de gravité politique. Mais, aujourd’hui, à part l’un ou l’autre des minuscules Emirats, les disparités économiques s’estompent : des pays pétroliers, comme l’Arabie Saoudite, en dépit de l’embellie passagère de 2004 due à la flambée des prix pétroliers, sont en proie, comme les autres, au problème lancinant du chômage. Tandis que les pays dotés de facteurs de leadership, comme l’Egypte, longtemps éclipsés, se remettent en selle.
Je ne dis pas cela pour mettre au goût du jour un nationalisme arabe sentimental un peu suranné. Mais pour dire que l’Europe élargie aura dans son voisinage immédiat un demi-milliard d’Arabes d’ici 20 ans. Et que ce monde est, et deviendra davantage une dimension pertinente pour son action extérieure. Aujourd’hui les sous-ensembles (Europe-CCG et euro-méditerranéen) sont pris en otage : le premier par la question pétrochimique et l’intégrisme exporté et le deuxième par le conflit israélo-arabe. Or, une action européenne sur le conflit israélo-arabe est inefficace, par défaut ou par obstruction : en effet, une action européenne sur le Conflit israélo-arabe est inefficace par obstruction israélienne et par indécision des Etats européens, tandis que une ouverture sur le Golfe rencontre l’opposition des Etats-Unis.
Seule une politique arabe de l’Europe peut être efficace et générer un soutien des opinions publiques à la fois arabes et européennes. Elle aura en outre l’avantage de rasséréner les communautés arabes immigrées et faciliter leur intégration. Car le monde arabe est la banlieue de l’Europe, mais il est aussi dans les villes et les banlieues de l’Europe.
Ce plaidoyer n’est pas contre l’euro-med. Il lui est même favorable.
Parce qu’il aide à le sortir de son ambiguïté « constructive », de ses impasses conceptuelles, presque de l’anonymat en dehors de certains cercles. Premièrement l’euro-med n’est qu’un instrument. Ce n’est pas une vision d’un avenir partagé, d’une zone d’échange où s’exercent les 4 libertés y compris la circulation des personnes. Elle est hétérogène (8 pays arabes, Israël et un pays candidat, la Turquie). Sa gestion est bureaucratique et inégalitaire. Et elle génère des frustrations permanentes, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Une stratégie EU-monde arabe sera fondée sur une autre perspective :
- Elle oeuvrera à stimuler les échanges inter-arabes plutôt que les échanges avec l’UE (ceux -ci viendront de surcroît).
- Elle visera la stabilité et la prospérité du monde arabe par la croissance interne et les réformes étatiques et sociales. La croissance du monde arabe est perçue in se et non seulement comme un moyen de stabiliser la jeunesse et de réduire les pressions migratoires.
- Elle n’exclura en rien les conditionnalités positives et une action différenciée à l’égard des différents pays qui s’engagent rapidement dans des réformes et qui constituent des pays-leaders rejoints progressivement par d’autres.
- Elle ne sera pas hypothéquée par la présence d’Israël, mais elle n’aura pas pour objectif de dresser l’UE contre Israël. Nous ne sommes pas dans le contexte des années 70, lors du lancement du dialogue euro-arabe. Au contraire une action européenne favorable à la démocratisation et à l’intégration du Monde Arabe devrait fonctionner comme un éperon pour Israël pour vaincre ses penchants à s’imposer par la force et à rechercher une solution pacifique à un problème tenace qui envenime l’atmosphère en Méditerranée et qui est une des racines profondes du ressentiment qu’éprouvent les Arabes à l’égard de l’Occident.
- Elle ne visera pas non plus à heurter les Etats-Unis ou à dresser le pôle euro-arabe contre les Etats-Unis. Il est même possible, et d’ailleurs souhaitable, que ce partenariat soit soutenu par les Etats-Unis, pour autant que ceux-ci renoncent aux projets, sans lendemain, de la démocratisation « musclée », des thérapies de choc, du chimérique « Grand Moyen-Orient » et reconnaissent la nécessité d’un grand plan régional, fondé sur le concept de « Region-Building », le seul susceptible d’inverser les dynamiques perverses actuelles et apaiser les relations entre le Arabes et les Occidents européen et américain.
Pour conclure :
Romano Prodi avait lancé, devant mes étudiants en novembre 2002, à l’adresse des pays arabes « Tout sauf les institutions ». Depuis lors, nous avons eu les communications sur «L’Europe élargie » et la « Politique de voisinage ».
Le message est clair : l’Europe ne s’élargira pas au Sud. Mais elle élargira sa politique pour intégrer le Sud arabe en tant que dimension structurelle de sa politique extérieure car l’Europe ne peut être un acteur important à l’échelle du monde tant qu’elle demeure un acteur subalterne dans sa première zone de proximité : le monde arabe.
* Professeur Khader BICHARA est Directeur du centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe Contemporain – Université catholique de Louvain (Belgique)