Professeur Roger TEBIB
Juillet 2005
Depuis le moyen âge, l’Europe et l’Islam vivent côte à côte et, malgré préjugés et conflits, les influences réciproques n’ont pas manqué. De tous les États actuels, la France est celui que l’histoire prédispose le plus à jouer un rôle diplomatique et culturel dans le monde islamique, lieu des affrontements mais aussi des échanges.
La colonisation n’a été qu’une parenthèse. Les cristallisations ethniques, les égoïsmes des puissances, les préjugés et les violences ne doivent pas arrêter une politique française d’ouverture et de soutien. Car l’amour de l’humanité exige la paix en Orient, un développement régulier en liaison avec les pays européens et une conception du monde faite de véritable humanisme.
Il faut concourir, le plus rapidement possible, à la réduction des crises dans cette région et dépasser le schéma classique de l’approvisionnement énergétique de l’Europe, fondé sur une diplomatie du gazoduc.
Pendant et après la guerre froide, la France a poursuivi en Orient une politique fondée sur les nécessités de la stratégie, les relations économiques et le dialogue culturel. En effet, le problème de l’Orient se situe au confluent de plusieurs préoccupations fondamentales :
- la lutte contre l’influence américaine, et également soviétique jusqu’à la fin de la guerre froide ;
- la prise en compte du bassin oriental de la Méditerranée en matière de sécurité ;
- la sauvegarde des relations culturelles avec le monde oriental.
Les hommes politiques français, depuis De Gaulle, ont voulu rester les serviteurs de la paix dans cette zone du monde que se disputent les enfants d’Abraham.
Contre les tentatives anglo-saxonnes d’hégémonie
Il ne faut pas abandonner les amis que l’on a dans le monde, ne pas aider ses concurrents, ne pas chercher à gagner leur respect.
Voici, entre autres, quelques exemples d’actions à développer :
- la protection des minorités en Orient ;
- le refus de la satellisation du Liban ;
- la création d’un État palestinien ;
- ne pas accepter que les États-Unis traitent l’Iran d’État « voyou » alors que d’autres pays de la même région pourraient peut-être mériter le même qualificatif.
Il faut éviter toute politique de faiblesse qui nous empêcherait d’avoir un rôle important dans le monde méditerranéen, et lutter contre l’influence anglo-saxonne dans cette région.
Des propositions
La politique de la France dans cette région doit être à la fois réaliste et juste, tenant compte, d’une part, de l’ensemble des faits nationaux en Orient et, d’autre part, modérer les tensions qui opposent des États sans frontières stables, livrés à des puissances impérialistes s’emparant de leurs différends pour faire prévaloir leurs propres intérêts, surtout écono-miques.
- Une politique de médiation
Il convient d’appliquer, en gros, les principes suivants :
- ouverture d’un dialogue direct entre les États actuellement en conflit ;
- arrêt immédiat et total de l’implantation de colonies juives dans les enclaves arabes encore contrôlées par Israël ;
- reconnaissance à tous les États de la région de frontières sûres et mutuellement reconnues, éventuellement garanties par l’existence de zones démilitarisées internationalement contrôlées ;
- droit du peuple palestinien à s’ériger sur sa terre en État indépendant, voisinant en paix avec l’ État d’Israël ;
- application de la décision de l’ONU sur le statut international de Jérusalem.
L’être humain est désorienté quand il constate que, depuis 1967, les États-Unis ont été le seul pays à utiliser 39 fois son droit de veto au Conseil de Sécurité pour les questions concernant le conflit israélo-palestinien1.
- L’intervention contre les atteintes au droit humanitaire
– En décembre 1988, la résolution n° 431131 de l’ONU, adoptée à l’unanimité, a mis en question deux des principes fondamentaux du droit international : souveraineté des États et non-ingérence dans leurs affaires intérieures. Cette décision ne faisait qu’officialiser sur le plan international des études faites en France sur le concept d’assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence avec, à l’origine de ce travail, Bernard Kouchner et Mario Bettati. Mais on assiste depuis lors, à cause de la faiblesse des organismes internationaux, à « une hypocrisie fondamentale des grandes puissances qui laissent pourrir une situation et appellent ensuite les ONG pour éviter que le prix à payer ne soit trop lourd. »2.
– On a donc assisté, après la « guerre » du Golfe au comportement barbare du monde anglo-saxon qui, sous le titre d’embargo, a tué au moins un million d’enfants en Irak. La France doit cesser de s’associer, de près ou de loin, à cette politique criminelle et prendre l’initiative d’un plan international de remise en état de ce pays. Elle peut user, dans ce sens, de son droit de veto au Conseil de Sécurité des Nations Unies.
- L’Iran et le problème du nucléaire
Avec le nombre important de troupes américaines déployées autour ou tout près de plusieurs « voyous », les États-Unis veulent, selon leur publicité politique, « contenir » la menace des armes de destruction massive, en affamant les populations ou en les bombardant quand bon leur semble.
L’Iran est actuellement présenté comme « voyou », alors qu’il est à l’origine des civilisations, mais les Etats-Unis. oublient volontairement des pays comme l’Inde, le Pakistan ou Israël, qui ont développé leur propre arsenal nucléaire et qui peuvent être considérés par cet État comme des ennemis potentiels.
De plus, avec leur « défense anti-missiles », les États-Unis pourront intervenir en toute impunité sur la scène mondiale puisqu’ils seront invulnérables à n’importe quelle attaque.
Jetant également à bas la théorie de la dissuasion, où l’arme nucléaire ne pouvait être utilisée qu’en riposte à une attaque du même type, les Etats-Unis se sont dirigés vers l’emploi de bombes atomiques miniaturisées contre ceux qu’ils appellent « les États terroristes de l’Axe du Mal », États nucléaires ou non, et ce en première frappe !
Conséquence de cette nouvelle doctrine : beaucoup d’États, se sentant menacés par des frappes nucléaires américaines, vont être tentés d’acquérir la bombe. Il convient que la France intervienne pour exiger que les Etats-Unis appliquent – après les avoir signées, ce qu’ils n’ont pas fait – les conventions interdisant ces méthodes.
À noter enfin qu’à l’occasion de la septième conférence d’examen du traité sur la non-prolifération, les autorités françaises ont proposé un ouvrage de référence, témoignage de l’action de notre pays dans La lutte contre la prolifération, la maîtrise des armements et le désarmement1« .
Les pourparlers avec l’Iran à ce sujet impliquent, bien sûr, le règlement des contentieux régionaux, l’ouverture d’un véritable dialogue pour l’instauration d’un climat de confiance4.
Membre permanent du Conseil de sécurité, la France doit intervenir pour arrêter une politique fondée sur l’économisme et le désir d’installation dans le monde oriental.
- Pour une confédération au Proche-Orient
Les États de la régions sont conscients de la complexité de la situation dans cette zone charnière recouvrant une partie de ce que les historiens nomment le Croissant fertile : minorités religieuses et ethniques y sont mêlées depuis des siècles et les impérialismes sont attachés à ces conflits qui leur permettent un néo-colonialisme.
Par une route des sommets, dure, ardue, on pourra peut-être arriver à une sorte d’union réunissant des petits États, actuellement divisés. C’est d’ailleurs la structure politique qui a toujours prévalu en Orient, depuis les origines, avec un pouvoir extérieur amenant à l’unification. Assez lâche, le système confédéral a l’avantage de respecter l’indépendance des États tout en maintenant la paix et en développant les échanges. L’exemple actuel de l’Europe nous montre l’intérêt d’une telle structure politique.
Le fait est qu’on assiste aussi actuellement au rejet de l’idée de nation dans la plupart des pays musulmans, au profit de regroupements plus larges. « Je me demande si dans le cas des États musulmans, cette usure de l’idée de nation n’a pas été particulièrement rapide surtout si on la compare avec l’Europe… Pour les nations musulmanes, la notion de nation se serait usée après seulement vingt ou trente ans d’indépendance et de vie politique marqués par des avatars qui ont été bien moins graves que les terribles guerres qu’a connues l’Europe5 ». Comme il est impossible d’unifier des pays qui s’étendent sur onze mille kilomètres d’Ouest en Est et cinq mille kilomètres entre Java et le Kazakhstan, il faut concevoir des regroupements par affinités anthropologiques, économiques et politiques. Le « désenchantement national » dont parle Hélé Béji6 ne doit pas conduire à la stratégie mondiale du « djihad » des intégristes mais à des conceptions géopolitiques plus raisonnables. Le Proche-Orient pourrait nous en montrer une expérience.
Face au poids des États-Unis, des alliances avec les pays européens, dont la France
Les événements de ces derniers temps nous dévoilent une puissance américaine utilisant la désintégration des régimes communistes. À l’issue de l’épisode « irakien », l’armée des Etats-Unis a installé des bases permanentes en Arabie Saoudite, notamment à Al-Kharj, au sud de Riad, d’où elle peut diriger des opérations dans tout le Proche-Orient, avec le désir actuel de liquider l’État irakien.
Avant même la fin de l’épisode « terroriste » commencé en septembre 2001, la présence des États-Unis en Afghanistan aurait permis à l’armée américaine de prendre la Chine à revers, grâce à l’installation de ses troupes terrestres et de son aviation en Asie Centrale.
On peut considérer cette campagne comme une offensive contre le monde musulman car elle aide surtout des riches surarmées, comme en Arabie Saoudite.
Dès lors, la présence en France d’une forte population musulmane, ainsi qu’une francophonie largement développée dans le monde islamique plaident en faveur d’une intervention de notre pays auprès de la Communauté européenne, afin de lutter contre la tutelle américaine. Il convient de regarder vers l’Orient, continent des civilisations, et de lier des alliances économiques, politiques et militaires avec les nations constituées de cette région.
* Roger TEBIB, Professeur des Universités- Sociologie- Reims
Note
1 cf. Pascal BONIFACE, Vers la quatrième guerre mondiale, Armand Colin, 2005.
2 S. BRUNEL, Le Gaspillage de l’aide publique, Seuil, 1993.
3 Ce livre est disponible sur le site : www.defense.gouv.fr).
4 cf. Armées d’aujourd’hui, n° 300, mai 2005.
5 Y. LACOSTE, Géopolitique des Islams, Hérodote, 1984.
6 La Découverte, 1984.