le Général (cr) Henri PARIS
Octobre 2005
Lors de l’inauguration du canal de Suez, en 1869, parmi les félicitations dont on abreuvait Ferdinand de Lesseps, Bismarck lui fit remarquer qu’il avait fixé géographiquement le lieu des futures batailles. Bismarck n’avait pas tort. Une analogie semblable induit le même fait à l’égard de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC).
Cet oléoduc est en réalité un complexe acheminant les hydrocarbures de Bakou sur la Caspienne à un terminal proche de Ceyhan, port turc de la Méditerranée orientale, au fond du Golfe d’Iskenderum. Le tracé en a été terminé en 2005 et il doit être pleinement opérationnel en 2006, évacuant donc les hydrocarbures du bassin de la Caspienne vers les pays consommateurs. Aux entreprises à l’origine, Shell et British Petroleum se sont adjointe des majors américaines, contrôlant un consortium internatinal. La construction du BTC fait partie intégrante de la guerre du pétrole et répond à une solution imaginée par les Américains. Cependant, ils n’ont fait que déplacer le champ de bataille ou en ajouter un autre à ceux existant.
La guerre du pétrole se déroule sur plusieurs fronts, scientifiques, économiques et politiques.C’est plus à ces fronts qu’est due la guerre du pétrole qu’à une pénurie actuelle ou à une raréfaction de la ressource.
Dans une première approche, il s’agit de souligner l’indispensable diversification de la ressource pétrolière, ce qui induit l’intérêt du bassin de la Caspienne et du BTC. Une deuxième approche s’intéresse à la sécurisation de l’acheminement des hydrocarbures et à sa vulnérabilité présente et à venir.
La nécessaire diversification des ressources pétrolières
La consommation mondiale, en 2005, atteint 85 millions de barils pompés par jour, soit une production et une consommation mondiale annuelle dépassant 3,5 milliards de tonnes. Il est rappelé que le baril est une unité de mesure équivalente à près de 159 litres. La mesure provient des tonneaux standard qui ont servi, en 1859, lors de la première extraction de pétrole au Texas, à conserver et transporter le pétrole extrait. Les réserves mondiales identifiées sont de l’ordre de 2.100 milliards de barils. La consommation ne cesse d’augmenter, tirée autant par le développement de l’économie des pays industrialisés et développés que par la demande des pays émergents comme la Chine, l’Inde et le Brésil qui n’ont pas ou très peu de ressources pétrolières. La consommation prévisible en 203O est de 121 millions de barils par jour, ce qui amènera l’épuisement de la ressource pétrolière vers le milieu du siècle. A ce moment, le relais pourra être pris par le gaz, durant une quarantaine d’année, puis il faudra trouver d’autres ressources d’énergie que les hydrocarbures.
Les plus grands consommateurs au monde de pétrole sont cependant les Américains, parce que leur économie est la plus industrialisée et la plus développée qui soit au monde et que sa croissance permanente est appréciable. Leur production pétrolière, de l’ordre de 360 millions de tonnes, à l’aube du troisième millénaire, est largement inférieure à leur consommation interne, plus du double. Les réserves initiales des Etats-Unis et du Canada ont été évaluées à 36 milliards de tonnes sur lesquelles 31,5 extraites et consommées n’en laissent que 4,5 milliards en 2002. Face à la carence prévisible, d’une part, les Américains considèrent ce qui leur reste de ressources pétrolières comme une réserve stratégique, d’autre part, la politique et la stratégie américaine organisent des flux d’importation pétrolière. C’est ainsi qu’il est hors de question que le Mexique puisse
échapper à l’influence américaine. Mais le Mexique ne suffit pas. Les Américains se sentent guettés par une pénurie interne, à court terme.
Le front scientifique consiste à améliorer la technologie de l’extraction tant au niveau de la profondeur des puits que de la quantité et de la qualité du pétrole pompé. Dans les années 1970, on arrivait à extraire 10 à 15 % d’un gisement, le reste était perdu. Dans les années 2000, ce taux est passé de 30 à 49 %. Ces techniques de récupération poussée utilisent la viscosité de l’eau à laquelle le pétrole est mélangé. On rend donc l’eau plus ou moins visqueuse pour ne pomper que le pétrole. Une autre technique consiste à injecter du gaz sous pression pour faire remonter le pétrole brut. Le pétrole existe aussi sous une forme extra-lourde, presque solide, contenue dans des sols bitumineux, sables et schistes. La technique consiste à fluidifier ce pétrole extra-lourd en injectant de la vapeur.
Les forages profonds sous terre sont possibles et il est scientifiquement envisageable d’exploiter des gisements situés à 5.000 mètres sous terre. Des gisements existent sous la mer, offshore, au large, à des profondeurs dépassant les mille mètres auxquels s’ajoutent le forage à partir du fond. C’est le cas du gisement de Girassol exploité sous la mer au large de l’Angola par 1350 mètres de fond. Une exploitation, au-delà de 1500 mètres de profondeur nécessite des robots perfectionnés. L’exploitation du pétrole dans les zones arctiques est aussi étudiée. Quant à la liquéfaction du gaz et sa transformation en pétrole, elle est possible, mais demande des installations appropriées avec une interrogation. Transformer le gaz en pétrole sur les lieux d’extraction ou sur les lieux de consommation ? Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de doubler ou non l’oléoduc par un gazoduc, l’extraction du gaz et du pétrole se faisant sur les mêmes sites. Quoi qu’il en soit, le spectacle de torchères gigantesques éliminant le gaz des puits d’extraction appartient désormais à un monde dépassé. Une telle gabegie n’est plus de mise : le gaz est exploité. Une question analogue se pose d’ailleurs à l’égard du pétrole brut. L’acheminer en l’état vers les pays consommateurs et leurs raffineries ou installer les raffineries sur les lieux d’extraction ? La réponse à ces questions engage des considérations politiques aussi bien que technologiques et économiques.
L’exploitation devient ainsi de plus en plus onéreuse et compliquée. Il en ressort que le coût de l’extraction la plus sophistiquée cesse d’être un obstacle lorsque le prix du baril a dépassé les 60 $ le 25 juin 2005 et le 29 juillet 2005, pour atteindre 62 $ le 1er août 2005 et 65 $ le 10 août. La hausse n’est pas finie et les économistes évoquent comme possible durablement un montant de 100 $ le baril.
Les coûts d’extraction s’étagent en 2005 de 2 à 3 $ le baril au Koweït, à titre d’exemple, où il affleure, à une vingtaine de $ en offshore extraprofond. Le stockage, le transport et le raffinage ne sont que faiblement responsables, en ne dépassant jamais la vingtaine de $ le baril. Le montant de 60 $ le baril est dû aux fluctuations de l’offre et de la demande. En France, en 2005, à la pompe, le pétrole revient à 200 $ pour le consommateur mais ceci est causé par les différentes taxes prélevées . C’est la version moderne de la gabelle.
Cet aspect économique, devenant un axe politique n’est pas l’apanage des Français. La rente pétrolière a eu tendance à être annexée par un Etat sous forme d’une prise de contrôle, par nationalisation pure et simple ou par actionnariat étatique, l’Etat se comportant en actionnaire privé. C’est le cas au Koweït, en Arabie saoudite comme au Venezuela. En mai 2005, la Bolivie a été le théâtre d’une véritable insurrection dont l’un des enjeux était la nationalisation pure et simple du pétrole et du gaz, exigée par la Centrale ouvrière bolivienne (COB) qui prend exemple sur le Vénézuéla présidé par Hugo Chavez.
Le gouvernement russe de son côté a engagé une politique tendant à établir son contrôle sur la production, l’acheminement et l’exportation des hydrocarbures, par l’intermédiaire de sociétés, telles Gazprom ou loukos, dont il détient, sinon la totalité des actions, au moins la majorité.
L’Etat producteur d’hydrocarbures a de la peine à assurer un contrôle absolu sur sa production. En effet, règle constamment vérifiée, les Etats producteurs de pétrole en restent au stade de pays rentiers : ils profitent de la rente pétrolière sans chercher à promouvoir un développement technologique. Ils se comportent en consommateurs et souffrent en mal endémique de la corruption que génère cette rente pétrolière. Dans ces circonstances, faute de recherche de connaissances technologiques et d’application appropriées des investissements, les pays producteurs sont obligés de faire appel à des sociétés et à des institutions occidentales ou prenant exemple sur les Occidentaux, tels les Chinois qui développent des instituts de recherche sur le pétrole. La Russie et l’Azebaïdjan, plus généralement les pays du bassin de la Caspienne ne font pas exception dans cette carence. C’est ce qui explique la présence de compagnies pétrolières étrangères prenant part à l’exploitation des hydrocarbures. Cela n’est pas sans provoquer des tensions politiques, puisque les pays consommateurs sont industrialisés et développés ou émergents et soutiennent leurs compagnies pétrolières, quand ces mêmes compagnies pétrolières n’investissent pas l’appareil de l’Etat au point d’en prendre le contrôle. Les réactions sont alors inévitables.
Il est symptomatique que dans une forteresse américaine aussi bien contrôlée que l’Amérique du Sud, le président du Vénézuéla, Hugo Chavez, annonce en juillet 2005 qu’il a fait distraire des revenus de la rente pétrolière pour monter une chaîne télévisée sud-américaine à portée mondiale sur le modèle d’Al-Jazira afin de contrer la chaîne américaine CNN. Hugo Chavez a entraîné avec lui plusieurs Etats sud-américains, y compris au plan financier. Le même genre de problème apparaît avec le bassin de la Caspienne et avec les systèmes d’évacuation des hydrocarbures.
Vers une recherche d’exploitation et d’acheminement sécurisés des hydrocarbures
Les zones productrices de pétrole deviennent de moins en moins sûres. La diversification de la ressource s’impose plus que jamais pour les Américains. En effet, même des forteresses comme l’Amérique du Sud offrent désormais des brèches. La guerre d’Irak avait pour but, partiellement au moins, non seulement d’assurer la sécurité dans la zone, donc un bon approvisionnement pétrolier, mais aussi de contrôler la production irakienne. Or, la guerre d’Irak n’en finit pas, le retrait des forces américaines est évoqué pour 2006. Les Etats-Unis sont contestés dans l’ensemble du monde musulman. L’instabilité sous forme de terrorisme et de guérilla larvée gagne la péninsule arabique, l’ensemble de la région du Golfe. L’Iran n’est pas près de devenir un pays ami et reste classé dans la catégorie des « rogue states », des Etats-voyous. La diversification de l’approvisionnement pétrolier passe par un effort en direction du Golfe de Guinée comme du bassin de la Caspienne. C’est ainsi qu’en dehors de la sûreté de l’extraction pétrolière intervient le mode d’évacuation, l’oléoduc BTC.
Le bassin de la Caspienne représente de l’ordre de 6 % des réserves mondiales, presque autant que les réserves de la mer du Nord. Cependant au rythme du début du siècle, il reste de 10 à 15 ans de consommation des réserves d’hydrocarbures de la zone de la Mer du Nord, exploitées par les Britanniques, les Néerlandais et les Norvégiens. En outre, les Américains considèrent cette exploitation comme étant la chasse gardée de leurs alliés.
Il n’en est pas de même du bassin de la Caspienne où, au Kazakhstan, le potentiel du champ terrestre et offshore de Kashagan a été réévalué de 7 à 13 milliards de barils.
Politiquement, sont donc en jeu les pays riverains de la Caspienne, mer enclavée entre la Russie, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Iran et l’Azerbaïdjan. Sont également en jeu, et pratiquement avec la même importance si ce n’est plus fortement, les pays que traverse le tracé du BTC, donc en sus de l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie.
Les Américains avaient étudié d’autres tracés que celui du BTC. Ils avaient pensé à un tracé à travers le Turkménistan, l’Afghanistan et le Pakistan. Des négociations avaient été engagées dans les années 1990 avec les Talibans à ce sujet. La guerre contre le terrorisme et l’instabilité de l’Afghanistan ont relégué aux oubliettes le projet, encore qu’il revient avec le concept de « Grand Moyen-Orient » visant à démocratiser les pays musulmans de l’Atlantique aux confins occidentaux de l’Inde et à leur faire adopter le modèle socio-politique américain. Un projet de tracé iranien avait à peine été effleuré, tant il apparaissait que l’Iran était un « rogue state ». Plus sérieuse avait été une action américaine en direction de la Tchétchénie, en accord avec l’Arabie Saoudite et les Emirats arabes unis. En effet, une Tchétchénie indépendante offrait un terrain idéal pour un transit d’hydrocarbures avec des terminaux sur la Mer Noire, ce qui supposait un accord avec les Russes ou les Géorgiens ou encore avec les deux. L’accord avec les Russes, tel que le prévoyait les Américains devenait de plus en plus hypothétique au fur et à mesure que s’affirmais la tendance du gouvernement russe présidé par Vladimir Poutine de rétablir une autorité étatique ferme, entre autres, sur les productions des hydrocarbures et surtout de ne pas tolérer d’intrusion politique des dirigeants des sociétés pétrolières et gazières. De toutes les manières, le projet fut abandonné à la suite des attentats du 11 septembre 2001. Russes et Américains faisaient désormais alliance contre le terrorisme islamiste : il ne pouvait être question pour les Américains de soutenir des indépendantistes tchétchènes islamistes ayant recours au terrorisme.
La mainmise sur la ressource nationale en hydrocarbures – extraction, raffinage, exploitation et exportation – a été réaffirmée par le président russe le 25 juin 2005 à Saint-Pétersbourg devant un parterre d’investisseurs américains. Parallèlement, les Russes ont signé un accord avec l’allemand BASF, numéro un mondial de la chimie, sur l’exploitation d’un gisement gazier sibérien. En échange, Gazprom, détenu majoritairement par l’Etat, a accès direct au réseau allemand de distribution de gaz. L’Etat russe peut utiliser cette force géopolitique face à l’Inde et à la Chine, comme face aux Etats-Unis. Il reste encore quelques indépendants gaziers et pétroliers russes, issus de la privatisation de 1993. Ils représentent, en 2005, 14 % de la production russe. Et pour combien de temps encore ?
En outre, un danger menaçait et menace toujours une solution américaine d’évacuation des hydrocarbures du bassin de la Caspienne. Les Russes ont déjà établi un système d’oléoduc et de gazoduc qui aboutit à un complexe de raffinage à l’ouest du lac Baïkal. Un autre tracé plus complet est étudié pour aboutir au terminal de Nakhodka sur le Pacifique avec un embranchement en direction de la Chine. Subsistent également les systèmes d’acheminement des hydrocarbures aboutissant à Novorossisk sur la Mer Noire.
C’est ainsi que quelles que soient sa longueur et les difficultés, le tracé BTC est apparu comme la meilleure solution, d’autant plus que son terminal, Ceyhan, est sur la Méditerranée et évite le passage du Bosphore par les tankers.
L’acte de naissance du BTC date du 18 novembre 1999, signé à Istanbul, sous l’égide du président américain Bill Clinton, par les présidents turcs, géorgiens, azerbaïdjanais et kazakh. En fait, il s’agit de 3 accords définissant le tracé et précédés de la déclaration d’Ankara du 29 octobre 1998 recueillant l’accord des pays riverains de la Caspienne, exceptés les Russes qui sont absents de l’ensemble du processus et les Turkmènes. En novembre 1998, les représentants des majors américaines Mobil et Chevron ainsi que la Shell, établissaient un accord avec le Kazakhstan initiant les études de faisabilité technique de l’oléoduc doublé du gazoduc.
L’oléoduc a été inauguré le 25 mai 2005 par le secrétaire d’Etat américain à l’énergie Samuel Bodman et le directeur du maître d’œuvre pétrolier, la British Petroleum (BP) John Browne, en présence des présidents de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, de Géorgie et de la Turquie. Manquent toujours à l’appel les Russes et les Turkmènes, ce qui est symptomatique. Le financement du BTC dépasse les 3,6 milliards de $ pour s’approcher des 4 milliards et au-delà. Le financement a été assuré à 70 % par la Banque mondiale, des instituts gouvernementaux américains et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). Le reste du financement, soit 30 %, a été supporté par un consortium de 11 sociétés au premier rang desquelles figurent le maître d’œuvre BP pour 30 %, suivi d’américaines pour 13,9 % (Conoco-Philips, Unocal, Amerada Hess), d’azerbaïdjanaise comprenant des capitaux américains pour 25 % (SOCAR), d’une française pour 5 % (total-Fina-Elf), d’une italienne pour 5 % (ENI), d’un conglomérat japonais pour 5,9 % (Itochu-Inpex), d’une turque avec de fortes participations américaines pour 6,5 % (TPAO Turkish Petroleum) et d’une norvégienne pour 8,7 % (Statoil). Les risques sont ainsi partagés.
La vulnérabilité du BTC et les efforts américains de sécurisation
Le BTC, long de 1765 km, part du champ en eau profonde azéri au large de Bakou pour aboutir donc à Ceyhan, en passant par Tbilissi, en Géorgie et Erzurum en Turquie. Une partie du tracé est enterrée. Il doit être prolongé, sous la Caspienne, jusqu’au Kazakhstan et acheminer sur Ceyhan la production de Kashogan. Le débit est prévu pour atteindre 1 million de barils par jour, soit 1 % de la production quotidienne consommée en 2005. En l’état, le BTC permet ainsi aux Américains de contourner l’obstacle russe. Si le coût de l’oléoduc, et encore plus celui de son doublement par un gazoduc, est lourd, il se justifie par le prix du baril s’envolant au-delà de 60 $ et par des raisons de sécurité.
Il est bien clair qu’un oléoduc ou un gazoduc terrestre sont des systèmes extrêmement vulnérables, à la merci d’une action de commandos ou d’une simple tentative de sabotage. Et sur une longueur de 1765 km, la sécurité du système exige des effectifs et des équipements considérables sans aucune garantie d’efficacité totale. Loin de là, bien qu’une partie du tracé soit enterrée ! Mais peut-on espérer garder le secret de la localisation du tracé, d’autant plus qu’il faudra bien l’émailler de stations de pompage. Un tracé maritime ou une base d’extraction offshore sont moins vulnérables puisque quelques navires peuvent assurer la surveillance et repousser facilement une attaque de commandos.
Afin d’assurer la sécurité absolue du BTC, Washington avait besoin de pays adoptant des régimes alliés et fiables. C’est ce qui a été réalisé. En premier lieu, Washington savait pouvoir compter sur la Turquie, membre de l’OTAN. Restait à gagner les républiques anciennement constitutives de l’URSS.
Il n’y avait pas grand peine à négocier avec les chefs d’Etat, tous anciens dirigeants locaux des partis communistes, tous désireux de se maintenir au pouvoir. Le premier, en tête, était le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev. Les Américains vont donc prendre langue comme ils le font toujours avec le pouvoir en place, quitte à oublier des idéologies opposées mais dépassées par les évènements. Cette politique a été appliquée à l’égard du pakistanais Musharraf comme du libyen Khadaffi et le président Aliev fait partie du lot.
Ce n’est pas la première fois que les Occidentaux, notamment les Britanniques s’intéressent au pétrole de Bakou où ils s’étaient installés à la faveur de la révolution russe. Ils en sont chassés en 1920 par l’armée rouge et l’Azerbaïdjan est intégré à l’URSS en 1922. Moscou va jouer un rôle d’arbitre, sans résultat, à partir de 1988 entre Azéris et Arméniens. Tandis que se développent le nationalisme azéri et les revendications arméniennes sur le Haut Karabakh, en 1993, une force arménienne prend le contrôle du Haut Karabakh. A Bakou, les Azéris ont le sentiment que les Russes soutiennent les Arméniens, bien que l’Azerbaïdjan ait rejoint la Communauté des Etats indépendants dès sa création, lors de l’implosion de l’URSS en 1991. Dans ces conditions, il n’y a rien d’anormal à ce que le président Aliev se tourne vers les Américains et donne suite à leur projet de BTC. Le même schéma va se répéter avec le Kazakhstan.
Les Américains ont mis en ligne deux stratégies. La première consistait à mettre en place des révolutions de velours, plutôt des coups d’Etat, basés sur des mouvements de foule et prenant le symbole d’une couleur, rose en Géorgie, orange en Ukraine.
Ces mouvements de foule, traduisant des mouvements d’opinion, ont été orchestrés par des ONG, des fondations financées par les Américains. C’est ainsi que l’on retrouve une longue liste parmi lesquelles se détachent Freedom House, National Endowment for démocracy, Open Society, German Marshall Fund et le financier hungaro-américain Georges Soros. Ces organisations soutiennent très activement des mouvements, se réclamant de systèmes démocratiques et d’un modèle américain. Les dirigeants de ces mouvements, réunis en février 2005 à Bratislava, ont été reçus par le président américain Georges W. Bush en visite dans la capitale de la Slovaquie. Les Russes dénoncent derrière ces ONG la présence de la CIA.
Le schéma a été inauguré en 2003 à Tbilissi afin d’évincer Edouard Chevarnadzé, l’ancien ministre soviétique des Affaires étrangères du temps de Gorbatchev. L’ambassadeur américain, venant de Serbie, Richard Miles, où il avait été rompu aux affaires délicates, a soutenu Giorgy Bokeria, dirigeant du mouvement de jeunesse Kmara, « Assez », devenu député. A force de manifestations, Chevarnadzé a dû quitter le pouvoir pour avoir commis l’erreur majeure de dénoncer des sondages qui lui étaient défavorables mais mettaient en évidence des fraudes électorales. La présence d’une implantation militaire américaine – il y en a 132 dans le monde – permet également de disposer d’une base opérationnelle facilitant les contacts entre ONG et organisations démocratiques nationales. C’est ainsi qu’a été élu président Mikhaïl Saakachvili, qui ne dissimule pas sa formation universitaire américaine.
Ce schéma se répète aussi bien en Ukraine, un an après, qu’au Kirghizstan en 2005 et a failli jouer en Ouzbékistan, la même année.
Dans leur soutien à leurs partisans, les Russes peuvent s’appuyer sur des bases militaires, mais ils sont incapables d’opérer avec des moyens aussi sophistiqués que les jeux d’influence mis en place par les Américains qui ne méprisent pas d’user de la corruption. Les Russes l’utilisent également, mais plus grossièrement et leur principale tactique est de laisser bourrer les urnes. Ils sont dépassés et ne peuvent qu’élever des protestations. C’est ainsi qu’ils ont manifesté leur indignation auprès du chargé d’affaires américain à Moscou, à la suite d’un entretien, lors d’un reportage sur le chef de guerre tchétchène, Chamil Bassaiev, opéré par la chaîne télévisée américaine ABC, le 28 juillet 2005. Chamil Bassaiev est accusé par les Russes d’être le commanditaire de la prise d’otages des enfants de l’école de Beslan qui s’était traduite par des centaines de morts. La réponse américaine a eu trait à la liberté de la presse.
Pour parachever le système, Washington a mis au point une coalition, le Guuam, acronyme rappelant la base aéronavale américaine de Guam dans le Pacifique, et réunissant la Géorgie, l’Ukraine, l’Ouzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie. Le Guuam a tenu sa deuxième conférence constitutive le 22 avril 2005 pour accueillir l’Ukraine.
Les Russes répondent aux avancées américaines essentiellement par des moyens étatiques. En dehors de l’organisation de la CEI qui a des sommets annuels, les Russes ont constitué, en 2002, une Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui, sous leur égide, rassemble l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Le Kazakhstan joue un jeu de compromis puisqu’il est mêlé à l’exploitation des hydrocarbures de la Caspienne et à leur évacuation par le BTC.
Plus sérieux et plus opérationnel est le groupe de Shanghaï réunissant la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan. Le but de l’alliance est de lutter contre le terrorisme et le séparatisme. C’est au nom de cette politique que le président Ouzbek, Karimov, a maté des manifestations insurrectionnelles en juillet 2005 et signé un traité de commerce avec Moscou sur les hydrocarbures, doublé d’un accord de coopération stratégique.
Parallèlement, Moscou appuyait les Ouzbeks et les Kirghizes demandant aux Américains le retrait de leurs bases.
Les difficultés à venir
Paradoxalement, les difficultés américaines ne proviennent pas des Russes mais de leur propre politique ou des problèmes qu’ils créent et sont ensuite incapables de résoudre.
Le premier problème celui que représente l’allié turc, gérant le lancinant et éternel indépendantisme des Kurdes de Turquie. Déjà en 2003, les Turcs avaient refusé aux Américains la libre disposition de leur territoire aux fins d’une attaque de l’Irak par le nord. Ensuite, les Turcs réclamaient la disposition des champs pétrolifères de Mossoul et de Kirkouk, vieille revendication qui date de l’empire ottoman. Mais les Kurdes d’Irak élèvent très exactement la même revendication. Dans les très difficiles négociations menées sur le futur de l’Irak, les Kurdes se refusent obstinément à abandonner le concept d’un Etat fédéral dans lequel ils auraient une place autonome. Les Turcs ont de quoi s’inquiéter car la minorité kurde irakienne disposerait ainsi d’une base territoriale assise sur une ressource pétrolière. La contagion est normalement appelée alors à gagner le Kurdistan turc. Et le PKK, le parti démocratique ouvrier kurde a annoncé en juillet 2005, qu’il reprenait ses opérations subversives, bien que son dirigeant, Ocalan, soit toujours emprisonné par les Turcs. L’autre parti, l’ancien PDK, de Barzani, n’est pas loin de suivre le même chemin. La situation irakienne n’est pas en voie de s’améliorer et rejaillit sur la posture américaine. Le danger d’un renouveau de l’insurrection kurde en Turquie et d’une liaison avec les Kurdes d’Irak est très réelle, d’autant plus que les Américains évoquent le retrait de leurs troupes d’Irak pour 2006. Il en découlera inévitablement une perte de prestige pour les Américains et un risque accru de tensions intercommunautaires en Irak. Le spectre d’une guerre civile en Irak ne peut être écarté avec une contagion sur la Turquie.
Dans de telles conditions, comment tabler sur un fonctionnement correct du BTC à travers le Kurdistan turc ou à proximité ? Qui assurera la sécurité d’un tracé que voudront interrompre les Kurdes de Turquie comme d’Irak ?
En Géorgie, point mineur mais irritant, la coopération militaire américaine n’arrive pas à constituer une force géorgienne. D’une part, la barrière de la langue est très sérieuse, et les Américains manquent de traducteurs spécialisés dans les matières militaires. L’émigration géorgienne vers les Etats-Unis a été très faible et explique ce manque de spécialistes. Les troupes géorgiennes, formées encore à l’école soviétique, manquent d’initiative et ne peuvent se passer de la supervision directe d’un officier aux plus bas échelons, ce qui est une modalité russe et non américaine. La tare est d’autant plus ressentie que les Géorgiens doivent faire face à une guérilla et à une guerre du renseignement face à la sécession de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Ces sécessions sont soutenues par les Russes qui n’en sont pas à une contradiction près, en proclamant la justesse de la volonté séparatiste des Abkhazes et des Ossètes tout en rejetant celle des Tchétchènes. Par ailleurs, les Russes mettent une très sage lenteur à abandonner leurs bases militaires en Géorgie. La Géorgie, en perspective, n’offre aucune assurance d’une exploitation paisible d’un oléoduc d’importance stratégique tel que le BTC.
Il n’est jusqu’à l’Azerbaïdjan qui ne pose problème. En dehors d’une guérilla larvée qui n’a jamais cessé au Nagorny Karabakh et au Nakhitchevan, provoquée par les lancinantes revendications arméniennes et auxquelles les Russes ne sont pas neutres, l’Azerbaïdjan souffre d’un problème de légitimité de régime.
Bruce Jackson, missionnaire de la démocratie américaine, était en octobre 2004 à Stepanakert, capitale ruinée de la province azerbaïdjanaise séparatiste du Nagorny Karabakh. Ce n’est pas un moindre de ses exploits que d’avoir arpenté les onze républiques de l’Europe de l’Est pour les persuader d’apporter leur soutien à l’attaque de l’Irak en 2003. L’artisan de la « Nouvelle Europe » de Donald Rumsfeld, le voilà ! Mais il n’arrive pas à calmer le jeu dans le Caucase-Sud au profit des intérêts américains.
Paradoxal et même cocasse, le scénario des ONG américaines se répète, mais cette fois contre les intérêts américains. Lors des élections législatives prévues en novembre 2005, est craint un scénario déstabilisateur du modèle ukrainien ou géorgien. Quatre groupes d’étudiants mènent campagne contre l’arbitraire dont fait preuve le président Aliev, homme lige des Américains.
Parmi ces groupes d’étudiants, se distingue le Mouvement orange de l’Azerbaïdjan (MOA) en liaison avec le géorgien Kmara et l’ukrainien Pora, « Il est temps », avec l’aide de l’ONG américaine Freedom House. MOA a été fondé, en 2005, à l’Académie pétrolière de Bakou. Des représentants de ces groupes ont participé aux entretiens de février 2005 à Bratislava avec le président Bush qu’ils ont rencontré à nouveau à Tbilissi, en mai 2005. Une solution évoquée est dans une implantation militaire américaine en Azerbaïdjan. Est-ce le meilleur moyen de rétablir une stabilité régionale, notamment vis-à-vis du Haut Karabakh ? De calmer les craintes du voisin iranien ? Et surtout, où trouver les troupes alors que la guerre d’Irak provoque une crise d’effectifs ?
En Azerbaïdjan même, l’exploitation calme et pacifique du BTC n’est plus assurée.
Finalement, le BTC est en butte à une instabilité croissante tout au long de son parcours. Il reste encore à déterminer si les menaces d’instabilité dont souffre le BTC sont une conséquence ou s’il en est lui-même la cause.
L’emprise russe sur l’évacuation du pétrole de la Caspienne paraît directement écartée. Cependant, les Américains n’ont pas plus le contrôle absolu de cet acheminement, loin de là. Et les menaces s’accumulent. La meilleure solution n’eut-elle pas été de négocier avec les Russes ?
Le BTC représente une prouesse technique certaine et visait à apporter une solution politique, quel que soit le coût financier.
La solution n’est pas fiable. En proposant un objectif, une cible, le BTC accroît les menaces de conflit au Moyen-Orient. Les différentes parties prenantes ont trouvé un champ de bataille.
La question des hydrocarbures déversés par le BTC n’est pas unique et ne peut rester à l’état régional. Les pays consommateurs occidentaux ou émergeants sont intéressés très directement, mais aussi des pays comme l’Ukraine, soutenue par les Américains qui ont besoin des hydrocarbures russes.
En tout dernier ressort, faut-il encore apprécier si les analystes de Total-Fina-Elf ont estimé, à sa juste mesure, la rentabilité de leur investissement consenti. Ont-ils pris en compte la situation géostratégique de la région dans son exacte dimension, y compris celle du problème kurde en Turquie et en Irak ainsi que les capacités américaines à régler le problème irakien ? Et dans quelle mesure la république française doit-elle se sentir solidaire de Total-Fina-Elf au point de vouloir se substituer aux Turcs pour jeter des forces qui pourraient être plus utilement employées ailleurs, à titre d’exemple, dans l’exploitation de zones pétrolières terrestres et offshore du Golfe de Guinée.
* le Général (cr) Henri PARIS, Président de DÉMOCRATIES