Général (cr) Henri PARIS
Président de Démocraties
1er Trimestre 2011
La Turquie, le pays le plus peuplé du Proche-Orient, avec 73 millions d’habitants, musulmans à 98 %, représentait et représente encore dans la zone, comme au Moyen-Orient, un îlot original, tant par son régime politique, une république se voulant démocratique et laïque, que par son appartenance à l’OTAN.
La Turquie doit ce système politique et social à Mustafa Kemal, qui l’installe au lendemain de la Première Guerre mondiale. Quant à l’appartenance à l’OTAN depuis 1952, elle découle très logiquement du système sociopolitique et de la proximité du bloc soviétique en son temps.
La Turquie a fait de son entrée dans l’Union européenne un pôle majeur de sa politique extérieure et est, sous cet angle, fidèle au legs kémaliste.
Cependant, le xxe siècle finissant et la première décennie du xxie siècle marquent un recul progressif de la laïcité, avec un progrès correspondant de l’islam dans la vie sociale et politique du pays. Pourquoi cette tendance, alors que le système instauré par Mustafa Kemal avait été implanté à demeure ? Jusqu’où ira-t-elle ? Jusqu’à l’abandon de l’héritage de Mustafa Kemal ? Allant au-delà, la Turquie va-t-elle rompre avec le clan occidental ? quitter l’OTAN ?
Face à cette série d’interrogations, il convient, en tout premier lieu, de revenir sur l’implantation du système sociopolitique de Mustafa Kemal, ne serait-ce que brièvement, afin de bien saisir comment a pris la greffe. Ensuite, il sera possible d’analyser les forces internes et externes dans leur travail de sape du système, et de tracer une prospective.
La mise en place d’une république turque démocratique et laïque
Mustafa Kemal s’empare du pouvoir en 1920, à la suite des défaites subies lors de la Première Guerre mondiale, et fait proclamer la République, après la déposition du sultan.
L’Empire ottoman, caractérisé à la fin du xixe siècle par l’appellation d’« homme malade », vivait un déclin progressif depuis le milieu du xvme siècle. Les guerres balkaniques et la Première Guerre mondiale n’avaient été qu’une incessante succession de défaites, au point que la Turquie avait perdu pratiquement toutes ses possessions européennes et proche-orientales. L’État lui-même était délabré. La Sublime Porte n’était plus qu’une douloureuse nostalgie.
Mustafa Kemal est un officier talentueux, auréolé par ses victoires militaires et son refus du traité de Sèvres qui démembrait définitivement la Turquie. Il rend responsable de la décadence de l’Empire turc un système sociopolitique empreint d’une longue tradition islamique, organisant une étroite coexistence entre une loi religieuse et la législation impériale. Mustafa Kemal est sensible aux influences venues du mouvement d’opposition des Jeunes-Turcs ainsi que d’un rayonnement issu de la franc-maçonnerie française. Lui-même est agnostique. Il construit donc un État républicain sur le modèle français. C’est ce qui l’amène à abolir le sultanat et le califat.
Pour faire passer au pas de charge les réformes, Mustafa Kemal adopte un système dictatorial et fait de l’institution militaire la pierre angulaire et la garantie du nouveau régime. En 1931, le kémalisme se définit nettement comme laïc et proclame comme principes fondamentaux « le républicanisme, le progressisme, le populisme étatique et le nationalisme ». Si la Constitution de 1924 maintient encore dans son article 2 que « la religion de l’État turc est l’islam », la laïcité est introduite formellement dans la Constitution de 1937. En 1982, la Constitution, dans son article 2, continue de porter que la Turquie est une république démocratique, sociale et laïque, en même temps qu’elle maintient un rôle gouvernemental aux hiérarchies militaires et judiciaires.
Dès le début de ses réformes, Mustafa Kemal, au titre d’un symbole très fort, interdit aux fonctionnaires le port du fez et du hijab, et le déconseille à l’ensemble de la population. L’alphabet latin est adopté. La prière est désormais dite en turc et non plus en arabe.
Mustafa Kemal est le fondateur du Parti républicain du peuple, le CHP, qui commence par être parti unique. Une dérive se faisant sentir, Mustafa Kemal organise un multipartisme qui sera supprimé puis rétabli au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle la Turquie ne participe pas.
De nombreuses révoltes, dues à une opposition religieuse, sont matées, notamment en 1930. La question kurde continue à se manifester, d’autant plus que le traité de Sèvres, qui accordait aux Kurdes une semi-indépendance, a été annulé. Les Kurdes sont, de fait, en situation d’insurrection permanente depuis 1921, avec des pointes en 1924, 1930 et 1937. L’insurrection est chaque fois brutalement écrasée.
Mustafa Kemal meurt en 1938, laissant à ses successeurs la consigne, qui sera suivie, de se tenir à l’écart du nazisme comme du fascisme ainsi que de tout conflit européen. Prescription suprême, au plan interne, conserver à l’État son caractère républicain, avec un régime d’assemblée démocratique, laïc, loin de tout retour en arrière à tendance religieuse.
Avancer, à titre de trait caractéristique, que Mustafa Kemal est un Pierre le Grand turc ne serait pas tellement osé. Avec toutes les implications que comporte une telle comparaison.
Mustafa Kemal est un précurseur qui servira d’exemple à une multitude de responsables arabes cherchant les voies de l’indépendance, par assimilation d’un modèle démocratique occidental. Nasser, entre autres, ne déparera pas dans la série, pas plus d’ailleurs que Saddam Hussein.
L’érosion progressive du modèle occidental laïc et démocratique
La République turque, à la mort de Mustafa Kemal, est bien installée. Appuyés par un pouvoir militaire et judiciaire, dont le recrutement correct fait l’objet d’une attention constante de la haute hiérarchie, les successeurs de Mustafa Kemal mènent imperturbablement la même politique intérieure et extérieure.
Cependant, peu à peu, le modèle occidental périclite, dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les guerres de décolonisation s’achèvent toutes par la défaite des Occidentaux, lorsqu’ils persistent à ne pas accorder d’emblée l’indépendance. Les démocraties n’ont fini par l’emporter sur les régimes européens et japonais dictatoriaux qu’à la suite d’une longue lutte qui a démontré qu’aucun des camps n’était invincible. La guerre de Corée, de 1950 à 1953, à laquelle participe un contingent turc aux côtés des Américains, fournit la même démonstration : les Occidentaux n’ont pu l’emporter face aux Sino-Coréens. En 2011, la paix n’est toujours pas signée entre la Corée du Nord et les États-Unis. Le monde occidental a beau avoir survécu à la chute des régimes marxistes, il n’en demeure pas moins secoué par des crises sociales à répétition.
Le système marxiste, qui a exercé un ascendant certain, voire une fascination sur des élites musulmanes, est lui aussi victime d’une chute retentissante, taxé d’être d’essence occidentale. Il cesse de servir d’exemple.
L’islam, en corrélation, présente un attrait de plus en plus appuyé comme solution de remplacement au modèle démocratique occidental en faillite.
Cette attirance s’exerce de plus en plus fortement sur l’ensemble du monde musulman, dont la Turquie, à partir des années 1980. En 1979, le régime iranien passe aux fondamentalistes islamistes, tandis que la première guerre d’Afghanistan présente l’insuccès des Soviétiques, eux aussi assimilés à des Occidentaux, aux yeux des masses musulmanes. Aux Soviétiques succèdent les Américains, qui ont engagé également le conflit irakien.
Dès 2010, ces deux conflits se révèlent une défaite inéluctable et attendue des Américains, les alliés privilégiés des Turcs. En effet, la Maison-Blanche ordonne le retrait programmé de ses troupes d’Irak et d’Afghanistan parce que la victoire par les armes n’est plus en vue et surtout n’a plus aucun sens car les buts de guerre sont hors d’atteinte. Tabler sur le maintien d’un gouvernement proaméricain en Irak ou en Afghanistan, du type de celui de Nouri al-Maliki ou de Hamid Karzai, est de la naïveté, à moins que cela ne soit une occultation volontaire. Ces deux régimes, dès le départ des Américains, ont leurs jours comptés, pas les semaines. Leurs forces de sécurité, baptisées armées nationales, n’ont aucune consistance et passeront à l’adversaire.
Un schéma possible est celui du déclenchement d’une guerre interethnique en Irak, entre sunnites, chiites et Kurdes. Le même schéma peut se reproduire en Afghanistan entre talibans pachtounes et minorités tadjikes, ouzbèkes et hazâras. Quel que soit le vainqueur, il sera antiaméricain et antioccidental.
Deux grands vainqueurs émergent dans la zone : l’Iran et l’islamisme.
Fort de sa victoire acquise en Irak et en Afghanistan, l’islamisme va déferler sur toute l’étendue de l’arc que prétendait couvrir le concept américain du début des années 2000, le Great Middle East, s’étendant de l’océan Atlantique au Pendjab.
La poussée islamiste met en péril les États-Unis et les Européens sur leur propre sol. Israël est plus que jamais menacé.
En prospective, se profile un conflit sino-américain pour la domination du Pacifique. Les Turcs se défient d’être entraînés dans une telle lutte. Parallèlement, exemple patent, s’émousse leur attirance à entrer dans l’Union européenne, qui n’éprouve, de plus, qu’une envie de plus en plus mitigée de les accueillir.
La montée de l’islamisme turc
La deuxième moitié du xxe siècle et le début du xxie siècle connaissent un changement fondamental de la spiritualité et de la sociologie de la Turquie.
Les campagnes étaient restées empreintes de l’islam, avec un désintérêt relatif pour la forme de gouvernement. Kemal Pacha, Ataturk, le « père des Turcs », demeurait un symbole adulé, cependant. Les couches entrepreneuriales, de leur côté, s’affirmaient, en correspondance avec l’industrialisation du pays, tant en importance politique que sociologique et en quantité. L’urbanisation croissante augmentait le volume d’une classe moyenne commerçante essentiellement. Or, cette population était de plus en plus sensible au message islamique. Par ailleurs, elle aspirait à accéder à des responsabilités gouvernementales dont elle était écartée par le système kémaliste fondé sur la suprématie des ordres militaire et judiciaire. Le multipartisme lui donnait un champ libre.
La traduction politique de la montée de l’islamisme se produit en 1950 avec la perte du pouvoir par le CHP kémaliste au profit du Parti démocrate, à tendance islamique. La laïcité est battue en brèche, mais les démocrates vont trop loin, provoquant un coup d’État des progressistes kémalistes, le 27 mai 1960. L’armée s’est engagée presque ouvertement dans l’action, soutenue par les élites intellectuelles et économiques, et l’université.
Dès lors, la lutte politique va se traduire par une instabilité caractérisée, ponctuée par des coups d’État militaires.
L’irruption sur la scène politique dans les années 1980 et 1990 du parti Refah, posant ouvertement la laïcité en adversaire de la religion, marque l’entrée en ligne du fondamentalisme islamique. En 1997, le Refah, cependant, est contraint d’abandonner la direction politique du pays face à la coalition laïque regroupant l’armée, les milieux d’affaires, le pouvoir judiciaire, la presse, les syndicats et les mouvements féministes.
Comprenant la situation, les islamistes transigent, écartent leur dirigeant Erbakan et fondent un parti moins radical, le Parti de la justice et du développement (AKP). L’AKP, avec son allié islamiste, le mouvement Gùlen, parvient au pouvoir en 2002, amenant au poste de Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
La riposte des militaires ne tarde pas. Ils sont accusés d’avoir fomenté en 2003 un coup d’État visant à instaurer un chaos susceptible de conduire au renversement du gouvernement Erdogan et de sa mouvance islamiste. Cependant, il faudra attendre le 16 décembre 2010 pour que les 196 militaires accusés soient traduits devant la justice. Le retard indique le rapport de force.
Le gouvernement, prenant conscience de l’adversaire inconciliable que sont l’armée et la justice, organise, en 2007, une théorie d’un complot généralisé, « Ergenekom, les fils du loup », impliquant civils et militaires kémalistes. Il est vrai que la simple dénomination des comploteurs faisant référence au loup est limpide. En effet, le surnom de Kemal Pacha était celui de « Loup gris ». La découverte du complot permet l’arrestation de deux centaines d’opposants et une première vague d’islamisation. L’armée reste passive, malgré l’introduction velléitaire d’une procédure de dissolution de l’Assemblée nationale, diligentée par la Cour constitutionnelle, au motif d’activités antilaïques, dont l’autorisation du port du hijab dans les universités. Il est bien évident que ce port du hijab a un impact certes religieux mais surtout politique, et pas uniquement en Turquie.
La confrontation se poursuit : en février 2010, l’AKP met en ligne un deuxième complot, « Balyoz, la massue », impliquant uniquement l’armée et conduisant à l’arrestation de 67 officiers de haut rang. Balyoz n’est jamais que le prodrome du référendum constitutionnel qui s’est déroulé le 11 septembre 2010.
Le référendum est favorable à l’AKP à raison de près de 58 % des voix, contre 42 % des suffrages exprimés en faveur du concept défendu par le CHP. Cependant, malgré toutes les incitations, plus de 25 % du corps électoral n’a pas voté, suivant les directives de l’opposition prokurde, quand celle-ci n’a pas rejoint l’AKP. L’enjeu portait sur 26 amendements réduisant drastiquement les pouvoirs de l’armée et de la justice.
La perte d’influence de l’armée, du pouvoir judiciaire et du kémalisme
La perte d’influence du pouvoir militaire et judiciaire a pour conséquence directe celle du kémalisme.
Le symbole d’Ataturk, son mausolée, est atteint en 1990 lorsque le maire islamiste d’Ankara, nouvellement élu, fait enclore l’esplanade par des barres d’immeubles, isolant ainsi le parvis. L’AKP va applaudir, l’armée protester. L’armée, à travers le CHP, se situe au plan sociopolitique dans une sphère social-démocrate, donc plus à gauche que l’AKP et les islamistes en général.
La montée en puissance de l’AKP donne les moyens au Premier ministre AKP, le 8 août 2010, de s’opposer à des nominations au sein du Conseil militaire supérieur, instance de direction suprême de l’armée. Auparavant, le gouvernement était consulté par la hiérarchie militaire mais au nom d’un pur formalisme. Là, il s’agit très simplement d’épurer le haut commandement et de l’islamiser. De surcroît, le Premier ministre veut réduire les pouvoirs de ce Conseil. Il vise, entre autres, la suppression de l’article du règlement intérieur de l’armée qui exprime que cette armée a le devoir « de surveiller et de protéger la République turque ». Disparaissent ainsi les bases légales d’une intervention militaire dans les affaires internes. Il suffit de préciser par amendement que ce devoir concerne uniquement les intérêts extérieurs de la Turquie.
L’armée kémaliste joue un rôle essentiel aussi bien au plan interne qu’externe. Elle est l’un des rouages fondamentaux de l’État, si ce n’est le majeur. Au lendemain immédiat de la Première Guerre mondiale, d’alliées des Allemands, les forces ké-malistes passent à l’alliance avec les Français pour deux raisons. D’une part, dans son désir d’occidentalisation, Mustafa Kemal s’est tourné vars la France. D’autre part, dans sa lutte contre les Grecs soutenus très activement par les Britanniques, Kemal Pacha a trouvé à ses côtés les Français qui opèrent un véritable renversement d’alliance contre les Britanniques. La question grecque empoisonnera les relations anglo-turques et se répercutera sur celles avec les Américains, en se doublant de la crise permanente chypriote. La même orientation dicte aux Turcs kémalistes leur adhésion à l’OTAN en 1952, au pacte de Bagdad en 1955 et à une alliance aussi étroite que possible avec les États-Unis, l’Europe et Israël. La Turquie est intervenue, au titre de son alliance, dans le cadre du maintien de la paix, en Somalie, au Liban et au Kosovo comme dans le golfe d’Aden, dans des actions antipiraterie.
Or, l’armée va se trouver progressivement en porte-à-faux avec l’ensemble de ses alliés.
En tout premier lieu, la question de Chypre, déjà évoquée, place la Turquie en opposition ouverte avec la Grèce, et par voie de conséquence avec son allié américain et l’institution européenne. La partition de Chypre, opérée de force par les Turcs, a conduit les Américains à prononcer, en 1975, un embargo partiel.
La guerre permanente israélo-palestinienne n’est pas sans introduire un coin dans l’alliance israélo-américaine et turque, puisque l’effet direct est d’isoler la Turquie par rapport à l’ensemble du monde islamique.
En 2003, la Turquie s’est refusée catégoriquement à servir de base et de zone de transit à un corps expéditionnaire américain ayant pour mission l’invasion de l’Irak par le nord. En sus d’un désaccord sur l’attaque américaine de l’Irak, est en cause la question kurde. Les Turcs ne peuvent tolérer l’appui américain à un Kurdistan autonome en Irak, alors que la zone irakienne servira de pôle d’attraction et de base à la rébellion indépendantiste kurde en Turquie. De plus, sont en jeu les zones pétrolifères de Kirkouk et de Mossoul. Washington s’oppose totalement à une intrusion turque dans la région.
La guerre d’Irak altère les relations américano-turques, non seulement par la question kurde, mais encore par la guerre de l’eau. En effet, les deux fleuves irriguant principalement l’Irak sont le Tigre et l’Euphrate, prenant tous deux leur source en Turquie. Ankara a une politique de distribution d’eau qui nuit aux intérêts irakiens. Des négociations ont été engagées à ce sujet dès les années 1990. En 2010, les Turcs poursuivent leur politique, tandis que les Irakiens bénéficient désormais du soutien américain, donc antiturc, dans leur guerre de l’eau.
La situation en mer Noire présente un sujet supplémentaire de friction entre le nationalisme kémaliste, donc l’armée, et Washington. Les Américains nourrissent des ambitions sur la mer Noire. Or, la Turquie contrôle les détroits de fait et de jure depuis la Convention de Montreux. Les intérêts russes et turcs convergent pour écarter un concept américain formulé du temps de l’administration Bush, visant à instaurer une suprématie américaine en mer Noire afin d’avoir un meilleur pouvoir de pression sur les États riverains.
En sus, les États-Unis par plusieurs aspects ne prennent pas conscience qu’ils mènent une politique antiturque, tout autant d’ailleurs que l’Europe, politique contre laquelle se dresse l’armée turque.
Outre la question kurde, intervient l’affaire du génocide arménien de 1915. La France a déjà reconnu la réalité de ce génocide, suivie du Canada et du Parlement européen. Fait aggravant, les États-Unis prennent le même chemin : en 2008, la Commission de la Chambre des représentants du Congrès des États-Unis vote une résolution reconnaissant le génocide arménien et récidive le 5 mars 2010 avec la résolution HR252. Le vote n’est pas répercuté à la Chambre des représentants, mais une dégradation des relations s’ensuit. En signe de protestation, la Turquie rappelle son ambassadeur.
Il n’est jusqu’à la Commission et au Parlement européen qui ne jettent de l’huile sur le feu. À la Turquie qui fait officiellement acte de candidature à l’entrée dans l’UE en 1999, il est opposé des tergiversations et le reproche d’avoir un régime peu démocratique, car il laisse trop de place à un pouvoir militaire, en complément du refus de reconnaître le génocide arménien. L’AKP se saisit de la recommandation pour critiquer la hiérarchie militaire, ce qui a pour résultat de refroidir les ardeurs des militaires à rejoindre l’UE. Par ricochet, les militaires turcs se retournent contre les États-Unis qui font pression sur l’UE pour qu’elle reçoive la Turquie.
L’affaire du génocide arménien pose un problème moral aux Turcs, mais aussi financier. Les Turcs craignent, en effet, que la reconnaissance de ce génocide n’entraîne par la suite des exigences d’indemnités à la suite des réclamations du groupe de pression arménien, un lobby très puissant aux États-Unis.
Autre paradoxe, le tracé de l’oléoduc et du gazoduc BTC, Bakou-Tbilissi-Ceyhan, est une opération éminemment favorable aux intérêts turcs. La Turquie est ainsi directement approvisionnée en hydrocarbures. Or le tracé du BTC traverse le Kurdistan turc et se trouve donc à la merci des indépendantistes kurdes, qualifiés de terroristes par Ankara et qui ont une bénédiction américaine en Irak. La situation est jugée inadmissible par l’ensemble des Turcs. Elle pousse très concrètement l’état-major turc contre Washington.
Dernier élément dont les Américains n’ont pas pris conscience. Leur concept de Great Middle East, claironné bruyamment au début de la première décennie du xxie siècle, ayant en vue de convertir à une démocratie parlementaire l’arc des pays musulmans s’étendant de l’océan Atlantique jusqu’au Pendjab, englobait nécessairement la Turquie. Or, les militaires turcs estiment qu’ils n’ont pas besoin d’une telle conversion. L’héritage kémaliste leur suffit.
L’ensemble de ces facteurs affaiblissent d’autant plus le pouvoir militaire turc, en lui faisant perdre l’appui des États-Unis et de l’OTAN. La réaction de ce pouvoir militaire est de se détacher d’une alliance devenue moins intéressante.
Ce détachement de l’alliance américaine et de l’OTAN peut d’ailleurs être productif pour l’armée, en privant son adversaire AKP de l’argumentation d’une inféo-dation aux États-Unis, inféodation déjà fortement mise en cause.
En effet, la hiérarchie militaire turque n’a pas renoncé à la lutte. Le 29 octobre 2010, en bloc, les représentants de l’armée ont refusé de participer à une réception officielle organisée au palais présidentiel, en raison du voile islamique, le hijab, arboré par les épouses des dignitaires civils, notamment par la première dame, épouse du président de la République, Abdullah Gùl, et par la femme du Premier ministre, Recept Tayyp Erdogan, responsable en titre de l’AKP, en outre.
Les généraux turcs savaient bien que ce à quoi ils refusaient leur caution, le hijab, était un symbole politique plus que religieux, menaçant directement la laïcité de l’État. Circonstance particulièrement aggravante, mais spécialement choisie, la réception était un banquet offert par la présidence de la République en l’honneur de la fête officielle de la République turque commémorant la création de la Turquie moderne et laïque par Mustafa Kemal en 1923. Les militaires ont vu dans ce hijab aussi une provocation à laquelle ils ont répondu par une autre provocation, allant commémorer l’anniversaire de la République laïque de leur côté, lors d’un repas d’apparat organisé à leur intention propre.
La lutte continue.
La conclusion d’impose d’elle-même.
À l’annonce du référendum, le commissaire européen à l’Élargissement, Stefan Fùle, rejoint par le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjorn Jagland, et par le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, proclame que le résultat du référendum rapproche la Turquie des pratiques démocratiques européennes et qu’il s’agit donc d’une avancée dans la bonne direction. Il est difficile d’être plus aveugle. En effet, il y a diminution des pouvoirs militaire et judiciaire, et augmentation du rôle gouvernemental et parlementaire. Mais il y a surtout une poussée significative de l’islamisme, dont est partisan le Parlement turc.
Ce n’est certes pas le moindre des paradoxes qu’un pouvoir militaire et judiciaire, en étant garant de la laïcité et des normes occidentales, soit plus en faveur des libertés, telles que les conçoivent les Occidentaux, que des démocrates islamistes qui rêvent d’instaurer une loi coranique, fondée sur la charia. Cependant, il en est ainsi et les Européens, partisans de l’AKP, démontrent l’existence de leur courte vue.
Il est bien certain que les amendements principaux, réduisant le rôle des militaires au sein de la justice civile, de la Cour constitutionnelle et du Conseil de sécurité national, signifiaient un recul marquant, voire le crépuscule du kémalisme.
Or, que recherchait le kémalisme, sinon l’occidentalisation de la Turquie ? La laïcité, pilier du kémalisme, représente pour l’islamisme radical le concept à abattre en priorité.
Une armée remodelée par l’AKP conduit à s’éloigner de l’OTAN, voire à l’abandonner, pour se préparer à des alliances avec l’Iran, la Syrie et les Palestiniens. Le rapprochement avec la Chine est dans la même ligne et fournit une opposition supplémentaire à l’encontre des États-Unis.
Aux termes de la Constitution amendée en 2010, le changement de mode de désignation des juges de la Cour constitutionnelle et du Haut Conseil de la magistrature amène une islamisation de ces deux institutions. Va exactement dans le mêmes sens la procédure intentée contre des militaires impliqués dans des actions antigouvernementales, non plus par des juridictions militaires, mais civiles. De même, au plan politique interne, le Conseil national de sécurité, sous influence militaire, connaît une très nette amputation de son pouvoir.
Il y a là, peut-être, un progrès de la démocratie, mais très formellement. De fait, c’est l’héritage kémaliste qui est mis à mal au profit d’une progression marquante de la mouvance islamiste.
Que l’on se tourne d’ailleurs vers l’armée ou vers les démocrates de l’AKP, qui cachent très mal leur islamisme, l’éloignement vis-à-vis des Occidentaux est semblable. Il est moins fort dans le cadre de l’armée.
L’héritage kémaliste, en tout état de cause, est pris à partie très sérieusement. Les Occidentaux perdent une carte maîtresse aux Proche- et Moyen-Orient. Les Européens ne sont pas en reste par rapport aux Américains. Il aurait pu en être autrement si une analyse un peu plus fine et plus réfléchie des réalités turques avait été entreprise.
L’entrée de la Turquie dans l’Europe, déjà discutable, le devient encore plus, avec la perspective possible d’un islamisme triomphant, écrasant ce qui reste de l’héritage kémaliste.