L’Europe renonce, l’Asie s’impose

Par le Général Pierre -Marie Gallois.

Avril 2001

En Europe occidentale, il semblerait que l’on ne sache comment se débarrasser de l’arme nucléaire et même, plus généralement, de l’énergie d’origine atomique. Ailleurs, dans le monde et plus particulièrement dans les pays de la zone Asie Pacifique, c’est la préoccupation inverse qui s’impose. Ces attitudes différentes correspondent, bien entendu, à des intérêts spécifiques.

1. L’exploitation de l’énergie nucléaire.

À l’Ouest, les Etats-Unis auraient toujours voulu conserver le monopole des applications de la désintégration de la matière. Ils savaient qu’elle allait être un facteur d’indépendance, voire de rivalité, non seulement en ce qui concerne l’énergie utilisée à des fins industrielles mais, surtout, en tout ce qui a trait à la défense. À celui qui le détient, l’atome, une fois  » militarisé  » confère un pouvoir d’intimidation national qui, sans exclure les alliances et la défense collective, permet de s’en passer.

D’autre part, les pays possédant d’importantes ressources énergétiques d’origine fossile, surtout le pétrole et le gaz naturel, ont vu dans l’énergie d’origine nucléaire un concurrent sérieux, capable d’amoindrir leur rôle de pays fournisseurs déterminants, origine de leur fortune et parfois leur unique richesse naturelle. Aussi, font-ils discrètement campagne pour limiter le recours au nucléaire  » civil  » en faisant mettre en évidence les dangers que pourraient présenter les installations correspondantes et aussi, avec la  » militarisation  » de l’atome, sa prolifération.
Au cours du demi-siècle qui vient de s’achever, ce sont les puissances industrialisées, l’hémisphère nord occidental plus spécialement, qui ont exploité ces deux formes d’énergie. Il en sera tout autrement avec le développement accéléré des grands pays de la zone Asie Pacifique, les Etats milliardaires en vies humaines étant à la fois avides d’énergie et fondant leur sécurité sur le pouvoir d’intimidation de l’atome mutuellement possédé. Les experts estiment que d’ici 2050 la consommation globale d’énergie va croître jusqu’à devenir 3 fois plus importante qu’elle ne l’est au début du nouveau millénaire. La part du nucléaire est actuellement de l’ordre de 15 %. Mais, pour limiter les désastres créés par l’effet de serre, il faudra sans doute, au moins doubler la capacité mondiale de production d’énergie à partir de la désintégration de la matière et réduire celle des énergies fossiles, pétrole, gaz, et surtout charbon. En raison de leur croissance et de leur population les pays de la zone Asie Pacifique vont devoir s’en remettre plus largement encore, à l’atome. Par exemple, la Chine a commencé à importer du pétrole en 1993. Elle entend exercer sa souveraineté sur l’ensemble de la mer de Chine, afin d’être en mesure d’exploiter les gisements qui se trouvent à distance de son littoral. Outre ses gigantesques travaux hydroélectriques et les ressources fossiles dont elle espère tirer parti, elle augmentera son parc de centrales nucléaires. De son côté, le Japon étudie une installation capable de fonctionner à 100 % avec du MOX (oxyde d’uranium et plutonium recyclés).

De surcroît, les récentes décisions des Etats-Unis, inspirées sans doute par l’idée que la prolifération nucléaire  » horizontale  » était inévitable, ne peuvent qu’inciter ces grandes puissances émergentes de la zone du Pacifique à s’engager plus avant dans l’aventure atomique. À la fois pour des raisons économico-industrielles et à des desseins politico-militaires. Et l’on sait combien proches sont, scientifiquement et techniquement, ces deux utilisations de l’atome. Or, renoncer au Traité interdisant tout essai nucléaire, Traité que Washington souhaitait imposer au monde, c’est évidemment ouvrir la voie à de nouveaux candidats à la possession de l’arme atomique. Ou encore une incitation à la prolifération  » horizontale « . Enfin, décider le déploiement d’un système anti-missiles balistiques, en revenant sur le Traité de 1972 bannissant un bouclier général afin que demeure l’intimidation mutuelle, revient à encourager la prolifération  » verticale  » dans les pays déjà nantis.

Particulièrement visée, la Chine va s’efforcer de neutraliser par saturation, c’est-à-dire en augmentant le nombre de ses engins nucléaires, le dispositif que Washington se propose de déployer afin de protéger, non seulement le Nouveau Monde, mais également Taiwan et le Japon, voire la Corée.

2. De l’éventuelle utilisation de l’arme atomique.

Il semble donc se préparer une nouvelle répartition des rapports de forces, l’Asie Pacifique – et son  » arrière pays  » – prenant le relais, sinon du monde atlantique tout entier, du moins de l’Europe, tête de pont des Etats-Unis sur la  » grande île du monde  » :  » l’Eurasie Afrique « , selon l’statement de Mackinder. Car l’Europe, ou plutôt les pays qui forment grosso modo, l’Europe géographique (la Turquie étant candidate à l’entrée dans l’Union) envoûtés par l’effet de taille, subjugués par la puissance des Empires ou des grands groupements politiques, ces pays renoncent chacun à la souveraineté pour s’en remettre un jour à une autorité supérieure -qui serait leur émanation – mais dont ils ont bien du mal à discerner ce qu’elle devrait être. C’est là un phénomène dont l’Histoire n’offre guère de précédent.

Aussitôt apparaît l’antinomie entre cette longue et incertaine démarche et la signification politique et stratégique des armements nucléaires. Il est communément admis, depuis plus d’un demi siècle, qu’ils détiennent un tel pouvoir d’annihilation qu’il n’existe pas d’enjeu politique qui soit à la mesure des gigantesques risques qu’implique leur éventuel emploi. Ou plutôt il faudrait, à l’extrême, que l’existence de la nation menacée soit visée dans ses oeuvres vives, que ses biens humains et matériels lui échappent ou subissent des pertes quasi irréparables pour que, devant de telles perspectives l’agresseur, redoutant un geste désespéré, renonce à atteindre de pareils objectifs et que s’exerce le pouvoir d’intimidation des ces armements.

Ce sont là des situations exceptionnelles si bien que le rôle qui peut être attribué aux armements nucléaires est à la fois limité et – exceptionnellement – déterminant. Mais, en tout état de cause ils ne peuvent qu’être placés au service d’une nation souveraine dont la population, soudée par des siècles d’épreuves et de succès partagés, est totalement solidaire de l’Etat. Un Etat qui pourrait -exceptionnellement et toujours – avoir la charge de décider de l’indépendance ou de la servitude, et sinon de la vie ou de la mort de son peuple, du moins de sa survie dans l’indépendance ou de le plonger dans d’indicibles souffrances. Aussi, pour être redoutées, il faut que ces armes de destruction massive portent sur l’intérêt vital d’un peuple. A ce titre, c’est bien abusivement qu’il a été tenu pour l’instrument décisif d’une coalition ou d’un système de défense collective. Au cours de la période qui s’étend de 1949 à 1960, les

Etats-Unis lui ont attribué la mission de défendre tous les pays de l’Alliance atlantique, Europe occidentale comprise, parce que, au cours de ces années, le territoire fédéral était pratiquement hors d’atteinte des armements aériens soviétiques, ceux-ci ne pouvaient frapper les Etats-Unis sans avoir été détectés bien avant de les survoler. La géographie fournissait une bien favorable asymétrie stratégique, puisque, en revanche, à partir des bases américaines d’Europe et d’Afrique du Nord, l’Armée de l’air américaine tenait plus aisément sous sa menace les principaux centres de l’adversaire.

A partir de 1960, et le livre du général Maxwell Taylor  » The Uncertain Trumpet  » en témoigne, ce ne serait plus inconditionnellement que l’atome pourrait être brandi au profit des alliés européens mais, seulement si certaines circonstances favorables se trouvaient réunies -sans d’ailleurs que celles-ci soient définies – l’une d’entre elles, cependant, était l’exposition aux coups de l’URSS du corps expéditionnaire américain et le risque qu’il eût fallu prendre pour le détruire. Lorsque, une douzaine d’années plus tard, la précision des missiles ayant été considérablement augmentée et, par conséquent, leur énergie de destruction réduite puisqu’il ne s’agissait plus de compenser les écarts des tirs, les Soviétiques auraient été en mesure de neutraliser les forces de l’OTAN déployées en Europe tout en épargnant les zones territoriales occupées par les unités des Etats-Unis. La question se serait posée, alors, de savoir qu’elle aurait été la réaction de Washington ? Heureusement, le Kremlin s’était parfaitement rendu compte de la folie d’une telle entreprise et la Perestroïka vint à point pour promouvoir le désarmement et la destruction de ces armes précises, tels les fameux SS 20. Cette digression a pour objet de démontrer les limites que la politique assigne aux armements nucléaires. Ils ne sont donc redoutés que dans des cas extrêmes, impliquant la vie d’une nation. Aussi, peut-on les considérer comme une sorte d’assurance contre le quasi inimaginable.

3. Le renoncement des élites françaises d’assumer une stratégie nucléaire nationale.

Or, depuis que la plupart des pays formant l’Europe géographique semblent décidés à se fondre dans un plus vaste ensemble en assimilant un continent à un Etat, pour eux l’armement nucléaire et même la notion de défense ont, en réalité, perdu toute signification, du moins pour une longue période, de durée bien indéterminée.

Ayant renoncé aux attributions de la souveraineté nationale, en Europe, il n’existe pas non plus de souveraineté supranationale – et elle n’existera pas avant longtemps – émanation directe d’une profonde volonté populaire et capable d’assumer la terrible responsabilité de décider de la paix et de la guerre. A fortiori, si la perspective d’une guerre si dévastatrice qu’elle incite l’adversaire à négocier est à envisager.

L’exemple de la France est, à cet égard, significatif. Les démarches politiques précédentes, le Traité de Maastricht et les accords européens qui suivirent ont conduit la France au renoncement. Le 27 novembre 1991, sans que le pays ait été consulté, sans que les Parlements aient décidé, en venant à un véritable acte de forfaiture, M. Roland Dumas au nom de M. François Mitterrand, avait fait la déclaration suivante à l’Assemblée nationale :  » nous avons pris, pour Maastricht le parti d’une mutation fondamentale vers une entité supranationale… La France est déterminée à jeter les bases d’une entité supranationale « . Dès lors, il était logique de procéder, par étapes, aux abandons de souveraineté correspondants : relever pour le législatif et le réglementaire de la Commission européenne, soumettre le droit français au droit européen, l’économie à la Banque centrale, les armées au commandement de l’OTAN

(Irak, Somalie, Balkan) supprimer les frontières – et ne pas avoir à les défendre – renoncer progressivement à l’indépendance énergétique, et naturellement, à la dissuasion nucléaire qui ne peut être l’instrument défensif d’une province, la future province France de l’Europe voulue par Paris… et Bonn/Berlin. Tombant dans le piège tendu par Washington cherchant à faire signer le Traité d’interdiction de toute expérimentation atomique, mais aussi pariant sur l’efficacité des procédés de  » simulation « , la France s’est empressée de renoncer définitivement à ces essais, de démanteler les installations correspondantes, de disperser ses équipes de scientifiques afin de rendre irréversible sa capitulation. Au moment où elle abandonnait son Centre d’essais du Pacifique, les Etats-Unis investissaient plus d’un milliard de dollars pour moderniser celui du Nevada. Aujourd’hui, bien sûr, Washington refuse d’appliquer ce Traité. Et, sans aucun doute avec de bonnes raisons. Dans la revue trimestrielle  » Strategic Review  » (Hiver 2000), John Train a écrit :  » Nos armes nucléaires ont été conçues pour durer une vingtaine d’années. Au delà de ce délai leur dégénérescence commence. Les éléments radioactifs des ogives nucléaires se dégradent et, ce faisant, altèrent les caractéristiques chimiques ou métallurgiques des autres composants de l’arme. Les composants non atomiques se dégradent également. Malheureusement, les planificateurs et les scientifiques n’ont pas encore d’idées précises sur les effets de cette dégradation, et sur la fiabilité, et même la sécurité des ogives nucléaires. Auparavant, nous avons déployé des armes nouvelles pour remplacer les anciennes. Maintenant, nous reconstruisons les composants périmés. Mais ce procédé n’est pas fiable car nous ne pouvons pas savoir si les nouveaux composants sont exactement les mêmes que les anciens. En d’autres termes, seuls les essais nous permettrons de savoir si les armes altérées sont toujours fiables. Dans un compte rendu secret, un ancien Secrétaire à la Défense a indiqué que presque la moitié des armes essayées ne  » fonctionnaient pas « . Il est difficile d’admettre que la communauté scientifique des Etats-Unis se soit révélée incapable de mettre au point un dispositif de simulation parfaitement fiable. D’autant que Washington avait tout intérêt à l’acceptation générale du Traité d’interdiction de tout essai nucléaire. Il contribuait à sa politique de non prolifération  » horizontale  » et  » verticale « . Le fameux Traité serait donc inapplicable pour une nation qui veut demeurer maîtresse de son destin. Ce n’est plus le cas de la France. D’ailleurs, la bien discutable idée du  » couple franco-allemand  » impose le renoncement. L’Allemagne ne pouvant avoir accès au  » Club des nations  » atomiques, économiquement nanties, n’admet guère qu’un partenaire aussi aisément dominé que la France, conserve le privilège de détenir l’armement de la souveraineté et de l’indépendance politique et stratégique. Aussi convenait-il de lui céder et de s’aligner sur ses vues. Ce qui fut fait. Et en toute hâte. Ni le Bade Wurtemberg en Europe, ni l’Oregon outre-atlantique, ne détiennent la foudre atomique. Pas davantage l’indépendance énergétique. Pourquoi la France de la Vème République, celle du renoncement, ferait-elle exception ?

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