Professeur Khader Bichara
Juillet 2005
Introduction
Si par « terrorisme », on entend « l’utilisation de la violence à des fins politiques », alors force est de reconnaître que la méthode est loin d’être nouvelle. Et pourtant, depuis les années 70, la problématique « terroriste » suscite une vraie inflation littéraire et se hisse au premier rang des préoccupations mondiales, au point d’ailleurs d’éclipser des problèmes autrement plus destructeurs comme la pauvreté, l’analphabétisme, le sous-développement et le sida.
Depuis les détournements d’avion par des fidayyin palestiniens à l’attentat, le 20 mars 1995, au gaz sarin dans le métro de Tokyo par les membres de la secte Shinrikyo, jusqu’à l’ attentat du 11 septembre 2001, l’action terroriste a changé de nature, de méthode, d’objectif et de cible. On est passé du terrorisme-information au terrorisme pathologique puis au terrorisme apocalyptique. Trois formes de terrorisme mais qui ne recouvrent pas toute la typologie .Le terrorisme peut être criminel (crime organisé), politique (assassinat), insurrectionnel (opposé à l’ordre établi), séparatiste (opposé à un état central), étatique (exercé par un Etat), idéologique (motivé par la défense d’une idéologie (marxiste, fasciste, coloniale, etc.) voire religieux (la défense d’une religion supposée agressée).1
Tous les continents ont connu une ou plusieurs formes de terrorisme.
Mais depuis les premiers détournements d’avion par des militants palestiniens jusqu’aux attentats du 11 septembre perpétrés par les kamikazes islamistes, les mondes arabe et musulman sont pointés du doigt comme les principales sources du terrorisme. Ce texte vise d’abord à définir l’action terroriste avant de retracer la genèse du terrorisme d’origine islamiste et d’esquisser une première typologie des « actions terroristes » émanant des mondes arabe et musulman ou se produisant dans ce vaste espace. Une distinction sera naturellement opérée, en dehors de toute considération morale, entre résistance à une occupation étrangère et actes terroristes gratuits.
Le terrorisme : un acte précis, un concept flou
Le concept est flou parce que la nature des actions terroristes, les mobiles, les moyens utilisés et les cibles sont diverses et multiples. Il pose en plus la question du lien entre l’acte politique (la motivation) et l’acte de terreur (le moyen), celle de la violence légitime (supposé exercée par les Etats) et illégitime (exercée par les individus ou organisations subnationales non-étatiques) et celle du comportement éthique (est-ce que le lâchage de la bombe atomique sur Hiroshima est plus éthique ou plus légitime que le 11 septembre ?) et celle du public-cible (la cible de la terreur est-elle la cible principale ? La vraie cible n’est-elle pas souvent soit un pays soit l’audience
mondiale qu’on cherche à alerter, informer ou influencer ?
En réalité, plus qu’un concept, le terrorisme est d’abord une méthode. En tant que méthode, le terrorisme est forcément pluriel et on peut mieux aisément l’appréhender. C’est d’ailleurs en tant que méthode que Alex Schmitt et Albert Jongman définissent le terrorisme : « le terrorisme est une méthode répétée d’action violente inspirant l’anxiété, la peur et qui est employée par des individus, des groupes (semi) clandestins ou des acteurs étatiques pour des raisons particulières criminelles ou politiques- ou au contraire de l’assassinat- la cible initiale de l’acte de violence est généralement choisie au hasard (opportunité) ou de manière sélective (symbolisme) parmi une population donnée et sert à propager un message … ».2
Cette définition recoupe largement celle de Jean-Marie Balencie pour lequel le terrorisme est « une séquence d’actes de violence, dûment planifiée et fortement médiatisée, prenant délibérément pour cible des objectifs non-militaires afin de créer un climat de peur et d’insécurité, d’impressioner une population et d’influencer ses décideurs, dans le but de modifier des processus décisionels (céder, négocier, payer, libérer, réprimer) et satisfaire des objectifs (politiques, économiques, criminels)préalablement définis »3
Cette définition est assez englobante pour recouvrir les multiples facettes de l’action terroriste. Elle présente, en outre, l’avantage de ne pas lier le terrorisme à une culture ou une religion particulière. D’ailleurs, un bref survol de l’histoire des deux derniers siècles permet de démontrer l’inanité du
discours qui tendrait à considérer le terrorisme ou simplement la violence comme consubstantielle à un espace ou à une culture. Il suffit de penser au « régime de terreur » inspiré par Maximillien Robespierre et les Jacobins à partir de 1793. : entre le 30 août 1793 et le 27 juillet 1794, 400 000 personnes sont arrêtées, 17 000 sont exécutées. Plus tard au XIXe siècle, les militants anarchistes comme le mouvement « Narodnaya Volya » recourent largement aux actions terroristes comme « outil de propagande ». Au terrorisme de « répression de la dissidence », qui vise à forcer l’obéissance au régime installé (Robespierre) succède ainsi le terrorisme insurrectionnel de révolte contre l’Etat (l’anarchisme).En effet, pour ne prendre que deux exemples : en mars 1881, le Tsar Alexandre II est assassiné par des anarchistes et en mai 1932 c’est le Président de la République française, Paul Doumer, qui est assassiné à son tour par l’anarchiste russe Gorguloff.
Ces deux exemples relèvent de l’action terroriste. Mais il ne faut pas confondre terrorisme et résistance légitime. Ainsi, dans l’espace colonisé du tiers-Monde, la résistance qui s’organisait contre les colonisateurs était nommée « terrorisme ». En Europe même, les résistants à l’occupation allemande étaient qualifiés de « terroristes » par les occupants allemands.
Israël use aujourd’hui du même procédé en qualifiant les palestiniens de terroristes, sans distinction aucune entre les kamikazes qui agissent à l’intérieur du territoire israélien et les résistants qui combattent, à l’intérieur des territoires occupés, les forces israéliennes d’occupation.
Le terrorisme des dernières quarante années a pris plusieurs formes: contestations internes ( Action Directe, Brigades Rouges, Rote fraktion allemande), volonté séparatiste (IRA, ETA, Corse, etc.), détournements d’avion ou violence-information, appelée aussi « terrorisme-spectacle », mouvements insurrectionnels (Sendero Luminoso, Tupamaros, uruguayens, Montoneros argentins), terrorisme idéologique(fasciste, colonial entre autres.), terrorisme pathologique etc. Mais on a vu aussi apparaître dernièrement un terrorisme nihiliste (l’attentat de la secte Aum à Tokyo) et un terrorisme fondamentaliste de droite (comme l’attentat à Oklahama City par des Christian Patriots, 168 morts).
Depuis la révolution iranienne de 1979, deux autres formes de terrorisme se sont également développées : le terrorisme commandité ou téléguidé par des Etats pour renforcer leur rôle sur l’échiquier régional, et le terrorisme à caractère « religieux », qu’il soit localisé, c’est à dire lié à un champ géographique intérieur (par exemple le Hamas ou le Jihad islamique), ou globalisé (type Al-Qaida) à vocation planétaire. Ce terrorisme à connotation religieuse est donc plus récent. En 1995, sur 56 groups terroristes répertoriés par Bruce Hoffman, 26 (soit 46%) sont de type « religieux ».4
Je m’attacherai dans les parties suivantes à analyser plus en profondeur ces deux variantes, localisée et planétaire, du terrorisme à « connotation religieuse ».Je voudrais cependant épingler, ici, deux formes de terrorisme international ayant émané de l’espace du Moyen-Orient dans les années 70 et 80, mais sans rapport particulier avec la « religion ».
Tout d’abord, le terrorisme de certaines organisations palestinienne, initié dans la foulée de la guerre de 1967, appelée la guerre des six jours. Ce type de terrorisme était principalement le fait d’organisations palestiniennes laïques, comme le Front Populaire de la Libération de la Palestine, dont le dirigeant était le Docteur Georges Habashe, un chrétien. Soucieuses de sensibiliser l’opinion occidentale à la tragédie palestinienne, ces organisations se sont propulsées sur le devant de la scène médiatique avec le détournement, en 1970, de trois avions sur l’aéroport désaffecté de Zarka.
Après avoir évacué les passagers, les terroristes font exploser les trois appareils. Les images d’avions en flammes avaient fait le tour du monde et c’était bien l’objectif visé : éveiller l’opinion internationale, surtout occidentale, au problème palestinien, trop longtemps mis sous le boisseau par
une stratégie systématique d’occultation médiatique.
De nombreuses autres actions terroristes de ce type ont émaillé la période s ‘étendant de 1967 à 1980. Les organisations palestiniennes en revendiquaient la paternité et en expliquaient les motifs. Ces actions ont été rendues possibles grâce, sans doute, à de multiples connivences avec les services secrets de l’Union Soviétique, alors engagée dans la guerre froide, et probablement, avec les groupuscules radicaux européens qui sévissaient à l’époque dans différents pays (Allemagne, France et Italie etc.). Ces actions n’ont certes pas hâté la solution de la question palestinienne, qui demeure entière jusqu’à ce jour, mais elles ont certainement aidé à démontrer le biais pro-israélien des gouvernements et des peuples européens au moins jusqu’aux années 1980, et l’injustice flagrante infligée au peuple palestinien.
Le but atteint, ce terrorisme international s’est éteint de lui-même.
A-t-il néanmoins inspiré le nouveau courant de violence représenté par le terrorisme téléguidé par certains Etats du Moyen-Orient, comme semble le suggérer certains analystes5 ? Cela reste à voir .Mais ce qui est sûr c’est que, dans la foulée de la Révolution iranienne de 1979, certains Etats du Moyen-Orient ont érigé le terrorisme en instrument ordinaire de leurs relations régionales et internationales. Ce terrorisme, qu’il soit le fait de l’Iran, de la Syrie ou de la Libye, ou même d’Israël n’avait rien de religieux et visait à promouvoir les intérêts nationaux, à lutter contre les opposants, à liquider des adversaires, à accroître le poids géopolitique, à constituer des clientèles politiques, voire même à exercer un chantage financier.
Comme le précédent, ce terrorisme s’est largement essoufflé, soit parce que les Etats ont atteint certains sinon tous leurs objectifs, soit parce que les représailles ont été coûteuses (bombardement américain de la Libye et embargo imposé à ce pays après l’attentat de Lockerbie puis contre le VOLUTA 772), soit enfin parce que un nouveau souffle de réalisme politique a commencé à souffler sur ces pays.
Cette esquisse est loin d’apporter un éclairage complet sur le « phénomène terroriste ». mais elle permet de bien situer la question dans la durée historique et dans la géographie mondiale, par opposition à quelques thèses culturalistes qui associent le terrorisme au monde arabe et à la culture musulmane. Barbara Victor rapporte cette affirmation que lui a faite un conseiller du Président Bush pour lequel l’instinct de mourir en tuant « est inscrit dans les gênes de tous les Arabes depuis la nuit des temps »6. Non seulement de telles thèses aboutissent à une démonisation des cultures arabes et musulmanes mais elles occultent également et surtout deux éléments importants :
- les arabes et les musulmans sont les premières cibles du terrorisme « islamiste » ;
- le terrorisme a des conséquences désastreuses sur les Arabes et les
Musulmans :
- il a terni l’image des Arabes dans le monde occidental
- il a exposé les immigrés d’origine arabe et/ou musulmane à la
stigmatisation et à la suspicion ;
- il a marginalisé le rôle international des Arabes et des Musulmans ;
- il a affaibli la position de ceux, en Occident, qui tentaient de réhabiliter
le monde arabe dans les imaginaires collectifs ;
- il a semé le doute sur la capacité des immigrés arabes et musulmans à
s’intégrer dans les sociétés occidentales. Il a suscité des peurs irrationnelles face à l’installation de ces immigrés ;
- il a contribué à élargir d’incompréhension entre les cultures.
Face à de tels dégâts, comment expliquer que 40% des Arabes, sondés par la chaîne Aljazira en 2004, se reconnaissaient dans le discours de Ben Laden ? Et s’il est certain que l’écrasante majorité des musulmans n’est pas terroriste, comment expliquer que la majorité des terroristes sont issus du monde musulman ? Pour répondre à cette question, il convient de nous arrêter un instant sur l’Islam politique et la conversion de franges radicales au terrorisme.
Les attentats du 11 septembre ont braqué les projecteurs sur l’Islam parce les terroristes étaient des Musulmans. Depuis lors, a proliféré tout un discours qui se voulait savant, sur la violence supposée consubstantielle à la religion musulmane. Certes de nombreux intellectuels ont mis en garde contre de telles explications simplistes. Mais au niveau des couches populaires, le mal est fait : l’association entre Islam, violence et terrorisme est monnaie courante, malgré les appels à la vigilance.
Selon cette vision, l’Islam est perçu comme un système clos qui s’expliquerait à partir de sa propre histoire, de ce qui dit ou dirait le Coran ou bien de ce qui se passe au moyen-Orient. La plupart des événements
impliquant des musulmans sont référés à l’Islam : que dit l’Islam sur les attentats -suicide (à propos de la Palestine) ? Que dit le Coran sur le djihad (à propos de Ben Laden) ? Que dit l’islam sur la femme ?
Tout un chacun va à la pêche des citations comme le dit fort bien Olivier Roy7. Or la question n’est pas de savoir ce que dit vraiment le Coran car, comme tout texte sacré, son sens est ambivalent et dépend de la lecture et de l’interprétation qu’en font les hommes. La Bible et l’Evangile ont pu servir à justifier aussi bien les Croisades et l’Inquisition que la pensée de Saint François d’Assise ou de sœur Emmanuelle.
La diversité des exégèses montre bien l’inanité de chercher une vérité unique. Car en matière de religion, il faut toujours lire le texte en le plaçant dans son contexte et en évitant de s’en servir comme prétexte. C’est tout le problème de l’instrumentalisation des religions à des fins autres que religieuses. Donc il faut laisser le Coran aux théologiens et revenir aux musulmans et à leurs pratiques concrètes. Or, « l’Islam s’inscrit dans des continuités et des ruptures qui sont propres à l’ensemble des religions et des sociétés contemporaines… ». L’Islam des Musulmans n’est pas un isolat culturel, c’est un phénomène global qui subit et accompagne la mondialisation. C’est parce que tout le discours culturaliste repose sur une confusion constante entre culture et religion qu’il finit par tourner en rond en choisissant de faire de la culture ou de la religion la cause déterminante. On peut faire des corrélations (comme M. Weber) mais il devient délicat d’en faire des causalités. Ainsi, l’explication par la religion ou la culture n’est pas pertinente du point de vue scientifique. Pas plus d’ailleurs que la caractérisation du mal absolu. Le mal absolu n’explique en rien quoi que ce soit, pas plus qu’il ne donne de clé pour se protéger contre les futures menaces.
Ces éclaircissements étant faits, je voudrais à présent m’attarder sur trois propositions :
- L’islamisme en tant qu’idéologie, est l’enfant d’une époque, qui prend son essor dans les années 70 et 80 (c’est ce que j’appelle l’attrait de la contestation).
- L’islamisme politique vise la prise du pouvoir (c’est l’attrait du pouvoir), mais il a été, jusqu’ici, un échec.
- La variante radicale terroriste de l’islamisme est minoritaire, marginale mais dangereuse (c’est l’attrait de l’apocalypse).
La matrice islamiste du terrorisme
Le retour à l’islam radical est un phénomène général qui s’étend de l’Indonésie au Maroc, mais ce retour prend une coloration particulière selon le pays. Cependant, si l’islamisme radical a un visage diversifié selon les pays, il est néanmoins l’enfant d’une époque (les années 70) et le résultat d’un immense espoir déçu (le développement pour tous), car l’islamisme n’est pas une réaction contre la modernisation des sociétés musulmanes, c’est un produit de la modernisation.
La réponse islamiste : le retour aux mythes fondateurs
Les trente dernières années ont été marquées par une série d’événements qui ont modifié la donne régionale du Moyen-Orient : la révolution iranienne (1979), la crise économique des pays arabes (surtout depuis le contre-choc pétrolier de 1982-1986), la continuation de l’occupation israélienne des territoires arabes (depuis 1967), la fragmentation du système régional arabe. Mais ces événements doivent être reliés à l’affaiblissement de l’idéologie arabiste (depuis 1967 et la mort de Nasser en 1970), à l’érosion de la légitimité des régimes en place, à l’écrasement de la société civile par les Etats, à l’aggravation des échanges inégaux entre le monde arabe et les pays industriels et enfin à une modernisation de façade
qui a crée de nouveaux besoins mais qui n’a pas permis de les assouvir.
L’islamisme s’est donc développé dans une période qu’on peut qualifier de celle des espoirs déçus. Car non seulement les rêves de l’unité arabe et de la libération de la Palestine ont été pulvérisés, mais même les rêves d’une victoire sur les régimes autoritaires, sur la pauvreté et l’exploitation ont volé en éclats. En effet, face à une modernité imposée, il résulte partout un sentiment permanent d’inauthenticité, d’infidélité à soi. Sans doute parce que l’Occident apparaît comme le modèle référentiel, la modernité, telle qu’elle s’est imposée, s’est avérée frustrante pour tous les laissés-pour-compte qui n’en récoltaient que de nouveaux besoins inassouvis.
Dans un tel contexte, l’islam apparaît comme un ultime recours, un refuge. Et la mosquée devient un lieu de convivialité.
Le retour à l’islam devient alors comme une forme obsessionnelle de l’identité, une sorte de tendance à référer toute action – présente ou future -à un précédent historique, autochtone, mythifié, enjolivé. L’Islam des ancêtres semble symboliser le modèle qui sauvegarde l’égalité et la participation. En effet, par son degré d’abstraction et d’universalisme, l’Islam apparaît, aux yeux des masses désabusées par les Etats, déçues par ma modernité, ou désenchantés par le slogan d’un arabisme officiel creux, comme adapté aux attentes unitaires (le retour à la vraie Oumma : communauté des croyants), au dépassement des inégalités (le nivellement des différences) et à la transcendance des cloisonnements claniques, ethniques ou étatique.
Ce désir d’enracinement se trouve par ailleurs amplifié par une remise en question des grandes idéologies universalistes (surtout marxistes avec le dépérissement de la puissance soviétique) et des grandes théories de développement, ainsi, sans doute, que par une résurgence de la tradition qui, du reste, est un phénomène mondial. Ce n’est pas par hasard que Gilles Kepel a intitulé un de ces ouvragea : La revanche de Dieu. Mais que signifie le retour à l’islam ? Quelle forme prend-il ? Où se développe-t-il ?
Retour ou manipulation du religieux ?
D’abord une remarque de méthode. Comme toute les religions, l’Islam est soumis aux conditionnements historiques et sociologiques. Il est dès lors scientifiquement aberrant d’arracher l’islam à ces conditionnements et de le détacher des sociétés qui le produisent. Mohammed Arkoun a entièrement raison quand il se dresse avec vigueur contre ce découpage arbitraire dans l’islam en tant que religion, pensée et culture, détaché des sociétés en tant que structures complexes et mouvantes. Aussi toute cette littérature sur la prédominance du religieux sur le politique relève-t-elle d’un discours plutôt idéologique que scientifique. En réalité, historiquement, c’est le politique qui a dominé le religieux et non l’inverse. A des degrés divers, tous les Etats arabes utilisent et manipulent l’Islam à des fins propres. C’est d’ailleurs contre cette étatisation manipulatrice que se rebelle les islamistes qui, à leur tour, se servent du discours religieux pour changer le pouvoir ou y accéder.
De fait, islamistes et anti-islamistes se trouvent d’accord pour assigner à l’islam des fonctions nouvelles, a-religieuses : 1) refuge de l’identité de sociétés déstructurées par la modernité ; 2) repaire pour les forces sociales qui ne peuvent s’exprimer que dans des espaces protégés par l’immunité religieuse ; 3) tremplin pour ceux qui veulent le pouvoir.
Ces fonctions, on le voit, n’ont rien de religieux. Elles sont d’ordre politique et sociologique. C’est donc aux sciences humaines qu’il faut faire appel et non à une religion supposée immuable et détachée de son contexte.
Or, précisément, les sociétés dites musulmanes ont basculé depuis une vingtaine d’années (mais surtout dans les années 80) du stade populaire au stade populiste. Mohammed Arkoun le reconnaît sans détour : Quand des pans entiers de la société sont abandonnés au chômage, aux logements insalubres, aux bidonvilles, à l’insécurité sociale, aux effets de la vie chère, les mouvements islamistes viennent soulager des détresses réelles, redonner des espoirs, agir dans un réseau de solidarités que l’Etat distant, technocratique, a détruit. Ainsi, on a le sentiment que Dieu prend sa revanche. Or, Dieu n’y a rien à voir. Ce qui se passe est une revanche de la société civile sur l’Etat. Mais une revanche qui se situe dans un contexte populiste sous la forme de conduites rituelles collectives, d’observance stricte d’interdits alimentaires, de « signaux » vestimentaires, de solidarités immédiates.
D’ailleurs, quand on épluche les écrits des islamistes, on est effaré par leurs bricolages idéologiques (un peu de tout) et leur manque de réalisme politique. Ne promettent-ils pas la fin des injustices et des oppressions et un avenir de justice et de fraternité ?
Dans cette vision mythique et romantique, les islamistes rejoignent le discours marxiste, qui promettait le dépérissement de l’Etat, et le discours des autres religions, qui cultivent l’espérance collective d’un avenir meilleur. Si donc de tels discours ont été, ou sont tenus, dans un autre temps, dans un autre espace, cela signifie qu’il faut s’attaquer à l’analyse de la société et non à celle de la religion. Cela permettrait d’éviter l’écueil qui consiste à ériger une expérience particulière en quelque chose d’universel, voire de transcendantal.
La diversité des groupes islamistes
L’extraordinaire foisonnement de mouvements islamiques modérés ou radicaux, pacifiques ou violents, reconnus ou rejetés, collaborant avec l’Etat ou rejetant toute collaboration avec lui, atteste la nécessité d’une analyse fine, pays par pays, région par région, presque quartier par quartier, de la résurgence du phénomène islamique. C’est donc à la sociologie qu’il faut faire appel et non à des considérations d’ordre essentialiste ou théologique. En effet, comment expliquer que l’Association des frères musulmans a été fondée au Caire (et non ailleurs), en 1928 (et non en 1828) ? Pourquoi les mouvements islamiques ont-ils émergé tardivement au Maghreb et dans les territoires occupés ? Et pourquoi l’Algérie a été dans les années1990 la plus menacée par la résurgence islamiste ?
Toutes ces questions révèlent un fait certain : chaque société arabe a sa propre trajectoire, a développé ses propres contradictions, secrété ses propres forces d’opposition, produit ses propres résistances.
Ainsi, l’Association des Frères musulmans a été fondée en Egypte en 1928 en réaction contre l’orientation libérale du pouvoir, et contre la présence anglaise. Cette association a essaimé partout. Tantôt, elle participe au pouvoir, activement (Arabie Saoudite, Jordanie, Soudan) ou de façon feutrée (Koweït, Qatar et autres pays du Golfe). Tantôt elle constitue un groupe de pression toléré par le pouvoir (Egypte, Algérie, Maroc, Tunisie, Liban) ou matée avec violence (Syrie).
L’Association des Frères musulmans a débordé les pays arabes.
L’égyptien Hassan El Banna (mort assassiné en 1949), fondateur de l’Association, a certainement inspiré son successeur, Qutb (mort exécuté en 1966), et exercé un influence réelle sur le pakistanais Mawdoudi (mort en 1979), fondateur de Jamaat-i-islami (Communauté islamique).
L’Organisation interarabe des Frères musulmans regroupe toutes les associations. Dans certains pays, des partis politiques sont issus des systèmes fraternels, tel le Parti de la Libération islamique, crée en Jordanie, mais disposant de ramifications dans d’autres pays. Aujourd’hui, l’association des Frères musulmans représente le courant plutôt modéré des mouvements islamiques.
Plus modéré, au moins dans la forme, il y a l’appareil de l’Islam. Ce sont les Sommets islamiques (depuis 1969), les Conférences islamiques de la recherche, le Conseil islamique mondial (depuis 1975). Ces organes officiels de l’Islam tendent à donner de l’Islam une image positive et sont d’ailleurs financés par les pétrodollars du Golfe. Ces organes prennent leurs distances par rapport aux mouvements islamiques tels que celui des Frères musulmans, mais sont forcés d’emprunter certaines de leurs pratiques. Ainsi, la Constitution islamique adoptée au Caire en 1979 par le Congrès mondial des Oulémas insiste sur la restauration de la chari’a en matière pénale et criminelle et sur les libertés politiques, sous la conduite d’un chef islamiquement qualifié. D’autre part, si la Déclaration islamique des droits de l’homme du Conseil islamique mondial, adoptée le 19 septembre 1981 à l’UNESCO (Paris), prône le droit et même le devoir de révolte contre tout pouvoir oppresseur, elle n’ ajoute pas moins, à l’article « la liberté de l’homme est sacrée et personne n’est autorisé à lui porter atteinte…Ce caractère sacré ne saurait lui être retiré que par l’autorité de la Loi islamique et conformément aux dispositions qu’elle stipule à ce sujet ».
Aux antipodes de l’Organisation des Frères musulmans et surtout de l’Islam officiel, on trouve l’Islam militant. A l’Islam groupe de pression s’oppose l’Islam radical. D’ailleurs, souvent, les islamistes radicaux ont été membres des Frères. Ils ont été souvent déçus par l’approche trop conciliante de l’Association des Frères musulmans. En Egypte, c’est le cas des Qutbistes, le groupe Tâhrir (libération islamique) responsable de l’assassinat d’un ancien Premier ministre en 1977, celui de Tâkfir, responsable de l’assassinat de Sadate (1981), et, enfin celui de Jihâd, qui a déclenché l’insurrection d’Assiout (1981).
Les groupes islamistes révolutionnaires estiment que les pays arabes sont dirigés par des chefs musulmans infidèles aux enseignements du Coran et de son Prophète et qu’il est donc du devoir de chaque musulman de lutter contre ces régimes oppressifs.
Cet Islam radical s’est scindé en deux groupes principaux : 1) les néofondamentalistes ; 2) les groupes terroristes :
Les néo-fondamentalistes sont souvent d’anciens militants islamistes, devenus plus conservateurs et piétistes. C’est ce que Gilles Kepel appelle la réislamisation par le bas de l’ensemble de la société, dans les mœurs, la culture et les comportements. Ils ne visent plus la prise de l’Etat, cette citadelle inexpugnable, mais à le contraindre à imposer le mode de vie islamique, lutte subtile qui joue plus sur la pression que sur la violence ouverte mais dont les résultats ne sont pas pour déplaire aux néo-fondamentalistes : concessions fréquentes, ouverture prudente du jeu politique aux partis islamistes (Egypte, Jordanie, Algérie, etc.). En fait, le jeu des néo-fondamentalistes est subtil : On ne dénonce pas a priori les gouvernements en place comme impies et incapables de promouvoir eux-mêmes l’islamisation par une législation adaptée, mise en œuvre par la force publique, mais on travaille la société en profondeur de manière à forcer les Etats à répondre à leurs demandes. Ainsi, par exemple, la nouvelle Constitution algérienne fait plus d’une concession aux islamistes.
L’essentiel est donc de changer la société et non de prendre le contrôle de l’Etat. L’Etat redevenant un moyen et non plus une fin, le changement de la société se fait par la prédication militante qui vise à obtenir des individus le retour à la pratique de l’Islam dans la vie quotidienne. Il s’agit donc, grâce à cette réforme des mœurs, d’abord de construire des espaces islamisés régis par les principes qu’on voudrait voir appliquer à l’ensemble de la société, et, ensuite, d’obtenir de l’Etat la reconnaissance de ces espaces. La tactique est donc habile : réaliser une micro -société authentiquement islamique, négocier sa reconnaissance avec l’Etat, puis étendre l’expérience à l’ensemble de la société. De fait, cette nouvelle approche s’est révélée payante puisque, désormais, beaucoup d’Etats sont contraints de se référer à la chari’a dans leur législation (1982 : Code de la famille en Algérie) ou d’islamiser (ne fût-ce que partiellement) leur discours et leurs pratiques (Egypte, Maroc, Jordanie, Tunisie, Mauritanie, Soudan).
Contrairement aux premiers réformistes musulmans tels qu’Afghani et Rachid Rida, qui voulaient s’approprier la modernité pour mieux faire face à l’Occident dominateur, les néo-fondamentalistes ne veulent pas situer la confrontation à ce niveau. Ils ne veulent pas se mesurer à l’Occident dans un combat perdu d’avance, celui de la modernité matérielle. Ils jugent que cette course effrénée vers la possession de biens matériels finit par épuiser les hommes et les sociétés. C’est donc sur le terrain des valeurs qu’ils cherchent à livrer bataille, non pas par la violence, mais par la démonstration que les valeurs islamiques sont meilleures.
Au cours de la décennie 80, les mouvements néo-fondamentalistes se sont affirmés avec force. On les trouve partout dans les pays arabes. L’apparition, puis l’affirmation de ces mouvements (qu’on retrouve d’ailleurs aussi bien dans le christianisme et le judaïsme) se sont produites dans un contexte d’épuisement des certitudes nées des progrès accomplis par les sciences et les techniques dans les années 50. La montée des périls (dégradation de l’environnement, expansion des fléaux sociaux tels que la drogue, l’apparition du sida, l’aggravation des déséquilibres Nord-Sud, etc.) a disqualifié, pensent-ils, la cité séculière, la laïcité, la démocratie, bref tout « ce fatras de modernité allogène ».
Il faut dire que la manière dont les Etats se sont servis de la modernité a tout à fait discrédité celle-ci aux yeux des islamistes. L’ouverture économique (Infitah) a surtout enrichi une petite minorité habile mais rapace. Des présidents sont élus « démocratiquement » à 99, 9 % des voix. D’autres affichent une religiosité de façade, alors que leur mode de vie n’a rien à voir avec la religion. Bref, un système politique et économique pervers. Il est donc aisé de faire de la modernité et de son corollaire, la démocratie, un repoussoir, voire des slogans sans effet.
C’est dire qu’il faut à nouveau situer la contestation islamique dans un contexte social particulier. En effet, lorsque le chômage est la principale perspective pour la majorité des jeunes adultes, il est presque illusoire de chercher à vanter les mérites de la démocratie ou de la laïcité.
Ce sont les mouvements de réislamisation qui, aujourd’hui, ont le plus grand potentiel de développement : démographie galopante dans un contexte de désarticulation des sociétés, extrême jeunesse de la population (les moins de 20 ans en représentent 50%), arrivée sur un marché de travail saturé de générations d’adultes nées après l’indépendance et la prise du pouvoir par les élites autochtones mais indifférentes aux problèmes qui tenaillent leurs pays.
La fascination de l’apocalypse, l’islamisme terroristeLe basculement de certains groupuscules islamistes radicaux dans le terrorisme « transnational » est un phénomène récent. Il a culminé avec le 11 septembre avec les attentats contre le Pentagone et les Tours jumelles. Si on suit le raisonnement d’Alain Chouet, ce type de terrorisme est le produit de trois dérives stratégiques :
1) L’abandon par les Américains, à partir des années 1990, des groupes mercenaires islamistes qu’ils actionnaient à la périphérie de l’Union Soviétique, notamment en Afghanistan ;
- L’incapacité des Saoudiens à contrôler la vague mondiale de l’intégrisme sunnite qu’ils avaient encouragée dans les années 1980 ;
- La tentative maladroite, par les cadres pachtouns de l’armée et des services pakistanais, de rentabiliser, auprès des Etats-Unis, le contrôle qu’ils pensaient exercer en Afghanistan et au Cachemire.
Ainsi, les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et le Pakistan auraient joué aux apprentis sorciers, couvant des groupes radicaux qui avaient fini par se retourner contre leurs maîtres et protecteurs. En d’autres termes, après avoir recruté Ben Laden pour battre l’Union Soviétique, celui-ci s’est retourné contre le « père » en la personne de son pays d’origine, l’Arabie Saoudite, et sa protectrice, l’Amérique ; mais à partir d’un « rapport pathologique » à une parentèle aisée, et avec l’objectif, maintes fois affirmé, de provoquer une rupture historique entre le Monde Musulman et l’Occident.
L’attentat du 11 septembre 2001 aurait visé donc un triple objectif :
humilier l’Amérique après la victoire remportée sur les Soviétiques en Afghanistan, dresser un mur de haine entre Occidentaux et Musulmans, et abattre les régimes musulmans soutenus par l’Occident, éventuellement pour cueillir le pouvoir comme un fruit mûr.
Pour atteindre ces objectifs, il fallait frapper fort et faire très mal. Il fallait un attentat de grande dimension qui puisse rompre avec les attentats bricolés des décennies précédentes.
Certes il est arrivé, par le passé, que des groupes terroristes utilisent des sanctuaires étrangers ou donnent à leur action un dimension internationale.
Mais le 11 septembre rentre dans la catégorie des méga-attentats rarement atteinte lors de précédents événements. Cet attentat est en effet l’exemple même de la mondialisation de l’ action terroriste et de ce que Balencie appelle la « rupture exponentielle » dans l’analyse du phénomène terroriste.
Mais si le 11 septembre est inédit par sa dimension, l’action terroriste de ce type en elle-même n’est guère inédite. En effet, ni le détournement d’un avion ni l’action kamikaze (le mot est d’origine japonaise) ne sont nouveaux. Ce qui apparaît comme nouveau, c’est « la désanctuarisation du territoire américain » frappé au cœur (cela n’était pas arrivé depuis 1812), mais surtout la révélation du risque que comporterait la privatisation d’armes de destruction massive par des groupes non étatiques. Sur cela, il y a consensus. Quant à dire que le 11 septembre a été un point de rupture entre deux ères, que le monde a basculé, là, les opinions se diversifient et souvent s’opposent.
Cela vaut également en ce qui concerne les racines de l’attentat. Faut-il y voir une conséquence des injustices flagrantes dont sont victimes les Arabes, notamment palestiniens, ou des inégalités criantes entre le Nord « des nantis » et le Sud « paupérisé » ? Ou plutôt, un nouveau phénomène global largement irrationnel, nourri d’une haine implacable à l’égard de l’Occident et des valeurs qu’il représente, et qui ne viserait que sa mort. Ou encore, une simple maladie d’un Islam qui peine à s’extirper de la stratégie d’apocalypse ou de la culture du martyr ?
Comme je pouvais m’y attendre, les centaines d’articles que j’ai pu lire en langue arabe semblent privilégier la thèse du ressentiment comme seul facteur explicatif, alors que la thèse des « forces obscures du mal » est privilégiée au moins dans les cercles officiels américains et structure – au demeurant – leurs discours et leur riposte.
Les Européens sont ballottés entre les deux approches et sont convaincus que la solution du conflit israélo-arabe, si elle ne tarit pas le terrorisme « mondialisé », au moins viderait-elle un abcès de fixation qui lui sert de terreau.
La thèse que je défends ici recoupe largement les idées défendues par la revue « Esprit », mais surtout celles d’Olivier Roy et Bruno Etienne8. Le nouveau terrorisme d’Al Qaida serait, selon Olivier Roy, à la jonction d’une radicalisation violente d’une fraction minoritaire et marginale d’islamistes occidentalisés et d’une contestation anti-impérialiste, délocalisée dans la globalisation, c’est-à-dire décalée par rapport au Moyen-Orient et ses conflits, et largement teintée de désespoir profond.
Je m’explique : bien que Ben Laden ait essayé de pirater la cause palestinienne, Al Qaida n’a pas réussi à recruter un seul cadre dirigeant des territoires palestiniens occupés. Basée dans un pays musulman périphérique (l’Afghanistan), Al Qaida voue l’Arabie Saoudite aux gémonies, et l’accuse de trahir les idéaux véritables de l’Islam authentique, bien que bon nombre de terroristes du 11 septembre fussent originaires de ce pays.
Le véritable moment charnière du développement du radicalisme fanatique, c’est bien le passage à l’Ouest, qu’Olivier Roy appelle « l’islam mondialisé ». En effet, le passage à l’Ouest, à l’Occident, non seulement entraîne une déconnexion de l’Islam comme religion d’une culture concrète et donc une rupture avec les pays musulmans qu’ils prétendent pourtant représenter, mais surtout une réislamisation individuelle où chacun bricole son islam en dehors de tout encadrement social. Les jeunes terroristes avaient rompu tout lien avec leur pays d’origine, mais aussi avec leurs familles. En rupture avec leur culture d’origine, accusée d’avoir trahi les idéaux de l’Islam et d’avoir accumulé les défaites, Al Qaida l’est aussi avec l’Occident, surtout américain, accusé d’être, pour paraphraser un homme célèbre, sûr de lui-même et dominateur.
Ainsi, le nouveau terrorisme est partiellement une réponse à l’échec de « l’Islam politique » (entendu comme stratégie de prise de pouvoir par le haut), en dépit des succès avérés de réislamisation par le bas, c’est-à-dire la montée en force du droit musulman.
Le nouveau terrorisme est lié directement à l’occidentalisation des extrémistes et des terroristes qui signifie, comme le dit Marc Ferro, que « la radicalisation islamique et le terrorisme se sont déplacés aux marges du monde musulman à la fois sur le plan géographique et sociologique »9
En effet, ce qui caractérise nombre des hommes de la génération récente d’Al Qaida (surtout après 1992), c’est non seulement le fait qu’ils sont éduqués et plutôt de classe moyenne, mais qu’ils sont surtout en rupture avec le monde musulman qu’ils prétendent pourtant représenter.
Si je devais dessiner le portrait-robot d’un terroriste d’Al Qaida, je m’appuierai sur le livre de Marc Sageman10. Selon cette étude, sur 382 terroristes avérés ou présumés, il ressort que 17.6% des membres présumés d’Al Qaida proviennent des couches supérieures et 54.9% des classes moyennes. Près de six dixièmes d’entre eux possèdent un diplôme d’études secondaires, 42% avaient un poste intéressant, 33% un travail semi qualifié. Agé en moyenne de 25.7 ans, le terroriste type est dans plus de 7 cas sur 10 marié et père et dans la majorité des cas n’a pas de passé criminel. La majorité est totalement occidentalisée, membre d’un monde globalisé : 70% d’entre eux affirment avoir rejoint le jihad (guerre sainte) dans un pays étranger. Une bonne part d’entre eux ensuite ont eu la nostalgie de leur pays, ainsi qu’un sentiment de solitude et de marginalisation, voire de rejet, dans leur pays d’adoption ou de séjour. Frustrés, ils sont sensibles aux messages radicaux.
Si les candidats terroristes sont plus nombreux en Europe qu’aux Etats-Unis, explique le professeur, c’est parce que le « Vieux continent » développe des formes diverses d’exclusion sociale (c’est le cas de la France de l’Allemagne et dans une moindre mesure la Grande Bretagne).Contrairement à une idée reçue, les terroristes islamistes ne sont pas des gens religieux. Dans 90% ils n’ont pas été formés dans des écoles religieuses. Les terroristes sont des idéalistes qui cherchent à se raccrocher à une utopie, avant de sombrer dans un délire rédempteur.
Pour justifier leurs actes, ils invoquent la politique étrangère américaine qu’ils jugent injuste. Dans le cas de l’Espagne, ils justifient leur attentat par la participation de l’Espagne à la coalition anglo-américaine.
Le passage à l’Ouest (Olivier Roy) et la rupture avec les pays d’origine permet de distinguer le terroriste transplanté (type Al Qaida), du terroriste implanté dans un pays ou dans un territoire et qui justifie les attentats qu’il exécute par la lutte qu’il mène contre les pouvoirs en place (par exemple : en Algérie ou en Arabie Saoudite etc.) Ou contre l’occupation des territoires (comme c’est le cas en Palestine).
J’entends donc par terrorisme transplanté, celui exercé par des groupes ou individus qui ne se placent pas dans une logique de violence pour la négociation, mais dans une logique de violence sacrée. En ce sens, la violence acquiert la valeur d’un acte sacré, un devoir justifié par la « volonté de Dieu », un moyen d’instaurer des changements fondamentaux dans l’ordre existant. Mais la particularité de l’acte kamikaze, c’est que son auteur se donne la mort en tuant ce qui est supposé lui conférer un « supériorité morale » sur ses adversaires qui privilégient la notion de « mort zéro ».Cela participe d’un processus d’une auto-idéalisation, presque d’un sentiment de « complétude narcissique Ainsi, le terrorisme d’Al Qaida apparaît comme la fusion de toutes les variantes islamistes radicales qui fondent leur action sur la prédication (al Tabligh), l’action violente (GIA algérien) et sur l’exil et l’excommunication (« al Takfir wa hijra » égyptien).
Al Qaida se veut tout cela à la fois : se donner en exemple aux jeunes musulmans (prédication), faire mal à l’Amérique (action violente) et l’exil (par un retrait définitif du monde). C’est ici qu’entre en ligne la perspective eschatologique des radicaux fanatiques et leur thanatocratie (Bruno Etienne),
ce désir irrépressible de mourir en martyr pour sauver le monde en le détruisant. D’une certaine manière, le terrorisme jihadiste serait « le dernier soubresaut des idées mortes, le signe ultime d’un abandon des causes que l’on prétend promouvoir… »12. Vu de la sorte, le terrorisme jihadiste du 11 septembre n’a rien à voir avec le combat des Palestiniens, pour prendre cet exemple, qui s’inscrit dans un nationalisme local et se cantonne à « un affrontement avec un ennemi désigné », ou avec les luttes des exclus et des anti-impérialistes de tout poil .Il y a, en effet, chez le terroriste jihadiste un désespoir tel qu’il en arrive à s’exclure physiquement du monde pour retrouver au plus vite un monde meilleur .
La lutte des terroristes transnationaux est dépourvue de finalité réelle puisqu’elle ne peut, en aucun cas, déboucher sur une négociation. Le terrorisme d’Al Qaida, mû par le désespoir de pouvoir changer quoi que ce soit, est ainsi un terrorisme de rupture où tout rapport dialogique avec l’altérité honnie est par principe exclu. Quand la cité idéale n’est pas réalisée, voire réalisable sur terre, il reste à s’exiler du monde. C’est la fascination de l’apocalypse : c’est la fascination maximale, faire mal, faire peur et disparaître.
Il ressort de ce qui précède que le terrorisme transplanté, transnational et globalisé (type Al Qaida) est le produit d’un Islam mondialisé qui favorise bien plus les itinéraires individuels que les stratégies d’appartenance éthiques et communautaires. Comme le dit Régis Debray, « le terrorisme kamikaze d’Al Qaida ne court pas après l’argent, ni après la célébrité, il court après le paradis, sa rétribution est dans l’au-delà »13. Enfin, le terrorisme kamikaze ne s’attaque pas seulement aux lieux de pouvoir mais aussi et surtout « aux lieux d’échanges et de mélange », quasi tous les attentats ont été perpétrés contre des vecteurs réels (lieux de travail, hôtels, clubs touristiques, transports, lieux de culte, etc.) ou symboliques (des ONG, des bureaux des Nations Unies ou d’Organisations internationales) qui rapprochent les individus et les peuples14.
De telles cibles offrent l’avantage d’être moins sécurisées que les lieux de pouvoir, moins nombreux et plus protégés. Sans compter que le champ géographique de cibles jugées légitimes est très étendu dès lors qu’Al Qaida se propose de viser les « mécréants » et les « mauvais musulmans », partout où ils se trouvent, en pays d’Islam ou dans tout autre pays.
C’est pour cela qu’en dépit de toutes les mesures de sécurité, à l’échelle d’un pays ou de la communauté internationale, il est malaisé de déjouer toutes les tentatives d’attentats parce que les terroristes de ce type varient leurs cibles et les méthodes, faisant montre d’une grande « créativité », et bénéficient du soutien actif ou logistique d’un vivier, certes limité mais dispersé, de personnes qui partagent leur fanatisme. La seule bonne nouvelle dans tout cela c’est sans doute l’absence « d’ancrage national » de ces terroristes qui, traqués de toute part, risquent de se lasser d’un combat qui ne produit aucun changement radical dans le système international-en dépit de leur ferme croyance dans son écroulement – et qui les enferme dans une logique de mort.
Mais pour l’heure, les terroristes d’Al Qaida ont de beaux jours devant eux, en tout cas tant que la politique étrangère américaine demeure rivée à la protection d’un Israël, si méprisant à l’égard des droits du peuple palestinien, et de « régimes arabes si peu démocratiques ».
Cela ne veut pas dire qu’il y ait une relation organique entre le terrorisme d’Al Qaida, et la politique étrangère américaine mais que la politique étrangère américaine calamiteuse dans le monde arabe (soutien inconditionnel à Israël, relations privilégiées avec les régimes arabes corrompus) fournit à Al Qaida une audience et une résonance réelles, attestées par les derniers sondages effectués dans les pays arabes, même si les méthodes utilisées par Al Qaida rebute l’écrasante majorité des Arabes.
C’est ce que le gouvernement de Bush n’a pas saisi .En effet, en déconnectant les problèmes du Moyen-Orient et surtout en sanctifiant la lutte anti-terroriste et en la transformant en une croisade du Bien contre le Mal, il n’a fait que « justifier par un effet de miroir les appels au Jihad »15 et plus grave encore, il a affaibli l’engagement et le soutien des Musulmans et des Arabes à la lutte anti-terroriste. Même si l’Arabie Saoudite inonde les journaux avec des encarts publicitaires affirmant son engagement dans cette lutte. En effet selon un sondage récent effectué par PEW Global Attitudes Project (juin 2003)16, moins d’un quart des populations d’Indonésie, de Turquie, du Pakistan et de Jordanie – pays « alliés » des Etats-Unis-, appuie la lutte anti-terroriste américaine17.
Est-ce à dire que le soutien américain à la création d’un Etat palestinien ou à une « réforme démocratique des pays arabes » va, comme par enchantement, tarir le terrorisme d’origine islamiste ? Rien n’est moins sûr, car comme le dit Olivier Roy, « le vrai problème n’est pas de savoir s’il faut négocier mais s’il y a un espace de négociation ». C’est en effet un problème crucial car c’est précisément là où réside, au delà de toute considération morale, la ligne de partage entre un terrorisme inscrit dans un espace politique qui permet la négociation et un terrorisme de rupture qui a choisi la voie nihiliste de la destruction, et qui vise à universaliser le combat pour la « Cause de l’Islam ».
Le terrorisme implanté
A l’inverse du kamikaze (type Al Qaida), le terroriste implanté ou à ancrage national, ne considère pas la violence comme une fin. Le militant, fils de la terre, ne rêve pas de l’Au-delà, a en vue des compromis possibles, des buts intermédiaires, des phases de transition. Il revendique la paternité de son acte. Il en explique la motivation et il espère tirer avantage de sa médiatisation. Bref, le terroriste implanté s’inscrit dans une histoire, une société à laquelle il se sent lié. Il n’est pas déconnecté de la réalité.
Très nombreuses sont les organisations (insurrectionnelles, séparatistes, revendicatives ou simplement de libération nationale) qui à un moment ou l’autre ont eu recours à des actes que l’on qualifierait volontiers de terroristes mais avec qui on a pourtant négocié : l’IRA irlandais, le Hezbollah libanais, les Tigres Tamoul, le Hamas palestinien, le GIA algérien. Toutes ces organisations ont eu recours à des méthodes terroristes mais aucune n’a jamais fermé la porte à la négociation et au compromis. Leur combat n’a jamais relevé d’un modèle métaphysique ou abstrait du « mal absolu ». C’est pour cela, entre autres, que le monde arabe ne s’est pas enflammé pour les Talibans, lors de la campagne d’Afghanistan. Cela tient, sans doute, au fait que les réseaux d’Al Qaida, qui utilisaient l’Afghanistan comme sanctuaire, ne sont pas des produits des conflits du Moyen-Orient (notamment celui de la Palestine) mais d’un Islam globalisé, déconnecté des réalités concrètes des pays arabes, voire musulmans.
Mais les populations arabes « s’enflamment » pour la Palestine, car elles sont conscientes des raisons objectives du combat palestinien. Celui-ci apparaît motivé par une cause perçue comme juste et légitime, et largement soutenue par la communauté internationale. Certes, celle-ci condamne les attentats – suicide à l’intérieur d’Israël, mais beaucoup de Palestiniens et d’Arabes les condamnent aussi car ils sentent, dans leur for intérieur, que toute violence n’est pas forcément légitime pour atteindre l’objectif visé : la libération.
Au demeurant, toute la stratégie de Sharon et de son gouvernement avait consisté à marteler qu’Arafat était l’équivalent de Ben Laden. En usant d’un amalgame aussi grossier, le but, à peine dissimulé, des dirigeants israéliens, était de discréditer le chef élu du peuple palestinien (de fait, Arafat qui avait été reçu 22 fois, à la Maison Blanche, pendant les deux mandats de Clinton, n’avait jamais été invité par Bush) et surtout de présenter le terrorisme des kamikazes palestiniens comme le produit d’une haine irrationnelle, irriguée par une religion fanatique, à l’égard des Juifs. Si tel est vraiment le cas, comment expliquer alors que la méthode kamikaze en Palestine occupée est plutôt récente (années 90), que des nationalistes laïcs (Fatah, Front Populaire) y prennent part, et que des femmes « à qui le Coran n’a jamais promis 70 éphèbes » y sont impliquées ?
En s’évertuant à conférer au terrorisme des kamikazes palestiniens une dimension métaphysique, à réduire toute la résistance palestinienne à l’occupation à une sorte de « perversion diabolique », et à attribuer au combat palestinien l’étiquette infamante de « terrorisme anti-juif ». Le discours de Sharon relève de la mauvaise foi ou de la simple manipulation. Et pourtant ce discours a trouvé des oreilles attentives dans l’Administration de Bush, au Sénat et au congrès américains et auprès des chrétiens évangélistes qui claironnaient, partout, « que les terroristes islamistes qui avaient attaqué l’Amérique le 11 septembre 2001, étaient de la même espèce que les groupes radicaux palestiniens qui s’en prenaient aux israéliens à l’intérieur de leurs frontières ainsi que dans les Territoires et à Gaza »18.
Mais les opinions arabes et internationales (y compris d’ailleurs le Conseil sur la Communication du Conseil des Eglises : The Council of Churches Communications Committee) ont vite compris la manoeuvre qui consistait à relier la lutte palestinienne à un Jihad mondialisé, s’inscrivant dans un cadre mondial. Or, au-delà de toute considération morale sur les méthodes utilisées, le combat palestinien se distingue du terrorisme d’Al Qaida sur au moins deux plans essentiels :
Tout d’abord, le terrorisme des kamikazes s’enracine dans une réalité et cherche à susciter la négociation et sans doute, rendre le rapport de forces moins asymétrique qu’il ne l’est aujourd’hui. Contrairement au terrorisme «mondialisé» dont les revendications sont nébuleuses et déconcertantes et qui se place dans une vision messianique qui entend purger les sociétés musulmanes du « mal occidental » qui les ronge et les corrompt, l’attentat – suicide, lui, est censé « transmettre un message ». En se suicidant et au travers de la souffrance qu’il inflige aux cibles secondaires (cibles civiles), le kamikaze espère modifier l’attitude des cibles principales (le gouvernement israélien). L’espoir est sans doute naïf car l’attentat – suicide a plutôt soudé les Israéliens entre eux, renforcé le Likoud, affaibli le camp de la paix et offert au gouvernement israélien un prétexte non seulement pour justifier son emprise sur les territoires occupés mais aussi pour ériger un mur qui permet de grignoter davantage de terres palestiniennes.
Une deuxième distinction entre le terroriste, type Al Qaida, et l’auteur des attentats-suicide, réside dans le fait que le terrorisme de ce dernier prendra fin lorsque les conditions objectives, qui le motivent, à savoir l’occupation, disparaîtront. En d’autres termes, lorsqu’une perspective politique est possible, le terrorisme à ancrage territorial et national est appelé à disparaître. On a bien vu que le nouveau président palestinien, Mahmoud Abbas, a pu convaincre les mouvements islamistes de respecter une trêve dans leurs actions contre Israël, ce qui atteste leur disponibilité à la négociation.
Il convient dés lors de bien appréhender la démarche dans laquelle s’inscrivent les deux types de terrorisme .Les kamikazes nationaux s’inscrivent dans une démarche à « finalité politique », ouverte à la négociation, tandis que les kamikazes transnationaux (type Al Qaida)s’inscrivent dans une démarche «à finalité apocalyptique », fermée à la négociation . Mais il n’est pas impensable que les premiers rejoignent les seconds surtout en cas de fermeture des horizons de la négociation et d’un blocage durable du conflit.
A cet égard, l’évolution récente observée dans un camp palestinien du Liban, Aïn el Heloué, mériterait d’être méditée car elle pourrait préfigurer le danger que recèle une impasse trop prolongée du processus de paix israélo- palestinien et le manque de perspective pour des réfugiés dont l’identité s’est construite pendant des décennies sur le rêve du retour dans leurs foyers.
Le passage d’un discours nationaliste à un discours idéologique (type al Qaida) : le cas du camp palestinien d’Aïn el Hébuéau Liban
Une évolution particulièrement inquiétante observée dans le camp palestinien d’Aïn el Heloué au Liban, vient corroborer les propos qui précèdent à savoir le passage d’un discours nationaliste à un discours idéologique, voire même à terme, à une pratique terroriste de type Al Qaida.
Dans son livre19, Bernard Rougier nous fait pénétrer dans les bidonvilles palestiniens du Liban où d’anciens militants pour la cause palestinienne, membres ou partisans de l’OLP laïque, et nationalistes, se sont engagés dans une autre guerre religieuse et planétaire, pour la victoire de l’Islam contre l’impiété.
Cette mutation est récente et remonte aux années 90 et elle est concomitante à la Conférence de Madrid (1991) et aux accords d’Oslo. Suite aux négociations israélo – palestiniennes, les camps palestiniens deviennent, pour la première fois le théâtre d’affrontements entre militants de la « cause palestinienne » et partisans d’un Jihad mondialisé. Les enjeux de la lutte sont fondamentalement identitaires, avec la conjonction frontale de deux processus antagonistes : l’un de construction d’une identité salafiste et transnationale, l’autre, politique de justification de la paix auprès de la diaspora palestinienne.
La seconde Intifada, déclenchée, en 2000, n’a pas atténué la ligne de fracture entre les deux catégories d’acteurs : celle des organisations palestiniennes, y compris le Hamas ou le Jihad islamique, qui se situent dans un espace national, et celle des nouveaux jihadistes pour lesquels « la scène palestinienne a depuis longtemps cessé de structurer l’engagement politique et religieux ». C’est sans doute « l’une des premières expériences de la montée en puissance de l’islamisme jihadiste dans un milieu arabe et musulman marqué par une tradition nationaliste.
Si l’évolution paraît pour le moins préoccupante, ce n’est pas tant à cause d la fracture dans le corps social palestinien mais surtout parce que bon nombre des militants des camps se sont littéralement extraits du cadre national palestinien pour situer le combat dans une perspective transnationale.
Cette radicalisation, de type jihadiste, n’est pas le seul produit des « pupitres »(Manaber :pluriel de Manbar) des prédicateurs salafistes : ceux-ci n’ont fait qu’exploiter à leur compte un malaise profond : l’enfermement dans les camps, les discriminations de l’Etat libanais à l’égard des réfugiés palestiniens, l’instrumentalisation des camps dans les stratégies locales et régionales, les projets d’implantation définitive (tawtin) des réfugiés palestiniens dans les pays d’accueil et la perception largement partagée que l’Autorité palestinienne est prête à sacrifier le droit du retour pour assurer la construction – toujours hypothétique- d’un Etat national à Gaza et en Cisjordanie.
En perdant de sa centralité, en tant que creuset de la conscience nationale (de 1950 à 1990), le camp des réfugiés tente de compenser cette perte par une « inscription précoce dans le champ de l’Islamisme mondial »20.
Et cela est d’autant plus commode que le statut de quasi- extraterritorialité dont bénéficie le camp, notamment celui d’Aïn el Héloué, permet aux prédicateurs salafistes de bénéficier d’« une expression libérée des contraintes du jeu politique national »
Préoccupés par ces inquiétants développements, les islamistes palestiniens, tels que le Hamas, ont tenté de récupérer à leur compte les « réseaux salafistes » d’Aïn el Héloué ou du moins d’entraver leur progression.
Mais très vite, derrière une apparente adhésion commune à l’islamisme politique, les divergences apparurent au grand jour. Il ne pouvait être autrement car on sait que la charte du Hamas, rédigée en 1988, proclamait que le nationalisme faisait « partie intégrante de la foi religieuse », alors que pour les salafistes jihadistes, au contraire, « le nationalisme est un poison introduit par les occidentaux pour diviser l’Umma islamique »21
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les islamistes palestiniens des territoires occupés (qu’ils appartiennent au Jihad ou à Hamas) n’ont jamais entretenu de liens avec Al Qaida, ni prêté beaucoup de crédit aux discours de Ben Laden. Ces organisations islamistes palestiniennes ont toujours inscrit leur lutte dans un cadre national (combattre l’occupation israélienne) et n’entendent pas restaurer le Califat ni l’ Umma.
Conclusion
« Il y a des terroristes, il n’y a pas le terrorisme »22. Donc, objet réel et faux problème. J’ai tenté, dans ce texte, de définir le terrorisme et décrire les terroristes.
Le terrorisme n’est pas un sujet, une idée collective, c’est d’abord un mode opératoire, une méthode.
Recourent au terrorisme des individus ou des organisations qui se définissent ou sont définis comme séparatistes, insurrectionnels, anarchistes, nihilistes, pathologiques, apocalyptiques ou simplement engagés dans une lutte nationale. On voit bien que le terrorisme n’est pas un acteur international, encore moins un projet de société. Mais les terroristes sont des acteurs animés d’un projet. Ne cherchant pas à tout couvrir, j’ai tâché de cerner, ici, la nature et les mobiles de deux types de terroristes : les jihadistes, type Al Qaida, engagés dans une lutte sans merci contre « l’empire satanique »
et ses alliés « stipendiés » (les régimes non-démocratiques) et qui prétendent hâter la victoire finale contre les « croisés et les mécréants », puis les terroristes à ancrage national (le GIA algérien, le Jihad égyptien, le Hamas palestinien entre autres) qui veulent soit prendre le pouvoir par le haut en provoquant la chute des régimes(Algérie), soit lutter contre l’occupation et créer un Etat national (Palestine).
Même si les procédés utilisés par ces derniers peuvent être jugés comme « immoraux »(tout comme les terrorismes d’Etat), leurs objectifs demeurent rivés à un territoire et à une cause. Une fois la cause entendue, le terroriste se convertit à la « vie civile », si j’ose dire. Il peut même devenir premier ministre ou président de République. Combien de guérilleros latino-américains n’ont-ils pas troqué leurs treillis pour un costume-cravate. Pour certains, ils demeurent des ex-terroristes, et pour d’autres des « résistants », des « guérilleros », voire des « héros ».
Ce n’est pas le cas des jihadistes salafistes qui inscrivent leur lutte dans une logique binaire : blanc/noir, bien /mal, ami/ennemi, fidèles/mécréants. Tous les fondamentalistes, mêmes laïques, recours à la même logique mais les jihadistes sont fascinés par l’apocalypse car leur cause, c’est le « règne de Dieu » et la « victoire de l’Islam ». Ce sont des causes mondialisées. C’est pour cette raison que les terroristes jihadistes n’ont rien à négocier et ne se situent pas dans une logique de négociation. Ce qu’ils veulent c’est mourir pour que vive l’Islam.
Contenu de leur profil et de leurs mobiles, il sera difficile de traquer les terroristes jihadistes et cela en dépit de toutes les mesures préventives. Seule leur mise hors la loi par toutes les sociétés, et seule une coopération internationale pourrait en venir à bout. Eux-mêmes pourraient déchanter et renoncer à l’action sanglante lorsqu’ils auront découvert que leur combat est vain et qu’ils s’enferment dans une impasse.
Mais la victoire sur ce type de terroristes passe aussi par la réforme des trônes (Al Ourouch) et des pupitres (Al manaber), c’est-à-dire par une nouvelle culture politique ouverte à la démocratie et une prédication islamique qui prône le respect de la vie.
La victoire sur les terroristes jihadistes passe aussi par la réduction de la conflictualité et notamment par le règlement du conflit israélo- palestinien, objet de toutes les instrumentalisations. C’est cette rhétorique en faveur du peuple irakien et du peuple palestinien qui rend Ben Laden si populaire dans les pays arabes.
En effet, si, comme le révèle un sondage, moins de 5% des saoudiens souhaitent que Ben Laden gouverne la péninsule arabique, ils sont 48% à avoir une bonne image de son discours23. D’ailleurs, les Saoudiens ne sont pas les seuls naïfs. Aux Etats-Unis, 45% des sondés affirment croire dans le diable et 40% pensent que le monde a été crée en sept jours.
Le fanatisme vient du latin fanum, qui signifie temple : le terme concerne aussi bien le champ politique (fanatique du travail bien fait) que le champ religieux (quelqu’un qui est armé d’un zèle excessif). En ce sens, les catholiques du XVIe siècle peuvent être qualifiés de fanatiques si l’on se réfère au massacre de quelque 10 000 protestants lors de la Saint-Barthélemy (24 août 1572).
Les terroristes mondialisé d’Al Qaida sont de la même espèce : c’est à dire des individus, qui poussés par un zèle fanatique, sont prêts à commettre les pires crimes en les drapant par la défense de la « cause de Dieu ». C’est par cette prise d’otage de Dieu que le combat jihadiste se distingue du terrorisme implanté, territorialisé, localisé, national, même si les méthodes utilisées par les uns comme par les autres doivent susciter la réprobation. Tout naturellement, distinction doit être faite entre les actes terroristes qui visent de « cibles innocentes » et résistance légitime comme celle que mène les Palestiniens à l’intérieur des territoires occupés.
Un dernier mot :lorsque les médias occidentaux nous informent des actions « terroristes » de l’ETA ou de l’IRA, pour ne prendre que ces deux exemples, ils ne disent pas « terrorisme irlandais » ou « terrorisme basque ».Mais ces mêmes médias ne cessent de nous rabâcher les oreilles avec le « terrorisme palestinien », le « terrorisme arabe » et « terrorisme musulman ou islamique ». Ce faisant, soit les médias font preuve d’une incompréhensible ignorance ou d’une insoutenable mauvaise foi. C’est d’autant plus grave que les moments que nous traversons sont particulièrement chahutés et que les relations entre les Occidents et les mondes arabes et musulmans connaissent une forte tension.
Au delà de la simple déontologie professionnelle, les médias doivent éviter de verser dans l’amalgame nocif et faire preuve de clairvoyance, en évitant ce que les Américains appellent les « killing words », les mots qui tuent et qui contribuent à désigner l’Autre comme l’ennemi détestable… Tout naturellement, le même effort doit être consenti par les médias arabes qui, eux aussi malheureusement, ne font pas dans la nuance en considérant l’Occident comme un monolithe, insensible à leurs droits et si peu empathique à l’égard de leurs souffrances.
* Professeur Khader BICHARA est Directeur du centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe Contemporain – Université catholique de
Louvain (Belgique).
Note
Voir, François Légaré : Terrorisme, peurs et réalités, Editions Athéna, Québec, 2002.
Alex Schmid et Albert Jongman & al: Political Terrorism: a newguide to actors, authors, concepts, data bases, theories and litterature, New Brunswick, Transaction Books, 1988).
Jean-Marc Balencie : « Les milles et un visages du terrorisme contemporain » in Questions Internationales, documentation française, n° 8, 2004, p. 6.
Bruce Hoffman: Inside terrorism, New York: Columbia University
Press, 1988.
Alain Chouet, « Violence islamiste et radicaux du terrorisme international », in Politique Etrangère, n° 3-4, 2003, p. 646.
Barbara Victor : La dernière Croisade : les fous de Dieu, version américaine, Plon, Paris, 2004, p. 341.
Olivier Roy « L’Islam est passé à l’Ouest » in Esprit, août-septembre 2002, p. 117.
L’Islam mondialisé, Le Seuil, Paris, 2002 et Bruno Etienne Les amants de l’apocalypse, l’Aube, Paris, 2002.
Marc Ferro : Le choc de l’Islam, Paris, Odile Jacob, 2002.
Professeur à l’université de Pennsylvanie, « Understanding Terror networks », in Réalités, 26 août-1er septembre, n° 974, pp. 12-14.
Cf.Daniel Casoni et Louis Brunet (dire), Comprendre l’acte terroriste,
Presses de l’université du Québec, 2003, p. 88.
Serge Sur, « Un mal qui répand la terreur », in Questions
Internationales, la Documentation française, n° 8, 2004, p. 4.
Régis Debray : Terrorisme, guerres, diplomatie : chroniques de l’idiotie
triomphante, 1990-2003, Fayard, Paris, 2004, p. 116.
Cf. François Heisbourg : La fin de l’Occident : l’Europe et le Moyen-Orient, Odile Jacob, Paris, 2004.
- Chouet, art.cit. p. 661.
The Pew research center for the people and the Press : www.people-press.org.
François Legaré : « les réseaux terroristes islamistes : moins puissants,
plus violents », Politique Etrangère, 3-4, 2003, p. 672.
Barbara Victor : La dernière Croisade : les fous de Dieu, version Américaine, Plon, Paris, 2004, p. 333
Bernard Rougier, le Jihad au quotidien, PUF, Paris, 2004. Rougier, Ibid., p.18. Rougier, Ibid., p.140. Régis Debray, op.cit., p.104.
Nawaf Obeid : « What the Saudipublic thinks ». in Tharwanet Watch, 24 juin 2004, cité par F.Heisbourg, op. cit. p.73.