André PERTUZIO
Juillet 2008
L’ESPAGNE n’a PAS RECONNU L’iNDEPENDANCE du Kossovo alors que le Président français s’est précipité pour que la France soit la première de la classe européenne à reconnaître une dangereuse innovation qui pourrait être le prélude à de nouvelles atteintes à l’intégrité territoriale des Etats. Dans cet ordre d’idées, il ne fait aucun doute que l’Espagne est l’un des pays les plus directement menacés en la matière tant en raison de sa propre évolution historique et de ses particularismes régionaux que des tendances actuelles à redessiner la carte d’un « nouvel ordre mondial ».
L’Histoire
Tout pays est ce qu’il en est suivant sa situation géographique, son peuplement et les vicissitudes de son histoire. Pour l’Espagne ce dernier point est capital. En effet, la France voisine s’est développée dès le Xe siècle autour des Capétiens et de l’île de France qui a, petit à petit, au prix de guerres principalement contre l’Angleterre et l’Empire (et donc l’Espagne à partir de Charles Quint), rassemblé les diverses parties qui la composent. L’Espagne, au contraire, a connu dès 711 une invasion et une occupation arabo-berbère qui a duré près de huit siècles. Sans s’étendre sur cette partie de l’histoire de l’Espagne qui n’est pas de notre propos, il faut cependant en relever les très importantes conséquences concernant l’unité du pays et ses particularismes régionaux. En effet, si les musulmans arabo-berbères se rendirent maîtres de la plus grande partie de l’Espagne, il n’y eut jamais de souveraineté unique sur ces territoires malgré la prétention et l’importance du Califat de Cordoue. Si les chrétiens d’Espagne se réfugièrent dans le nord et l’ouest du pays, ils se divisèrent en plusieurs royaumes, Leon, Navarre et Aragon, eux-mêmes divisés en vice royautés, Galice, Asturies, Castille, plus à l’est le comté de Barcelone lui-même subdivisé.
Quant à la plus grande partie du territoire, il était sous la domination des « Mores », eux-mêmes divisés en de nombreux royaumes ou principautés tels que Séville, Saragosse, Tolède, Valence, ainsi que ceux du sud, Cadiz, Malaga, Almeria et surtout Grenade. Tous étaient normalement dépendants de Cordoue mais en fait, se conduisaient de façon indépendante, souvent en lutte les uns contre les autres, avec d’étranges alliances dues à la cohabitation imposée des uns et des autres. Mais, le fait capital est la reconquête entreprise de façon sporadique à partir du 11ème siècle avec Alphonse VI, roi de Castille et de Leon qui arriva jusqu’à Tarifa, à l’extrême sud de l’Espagne. Pourtant, de part et d’autre, il n’y eut jamais de victoire définitive, l’on se contentait de mettre momentanément l’adversaire hors d’état de nuire. Il en fut ainsi avec l’épopée du Cid Campeador, conquérant et maître du royaume de Valence jusqu’à sa mort et sans succession. Tout cela explique la lenteur de la Reconquista qui eut lieu pendant le 13ème siècle avec la prise de Cordoue en 1276. De petits royaumes musulmans subsistèrent encore dont celui de Grenade. Ce n’est que la prise de cette ville le 2 Janvier 1492 qui marqua la fin de cette période confuse de près de huit siècles et la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb cette même année, le 9 Octobre 1492.
– L’énoncé ci-dessus aide à comprendre l’immense retard pris par l’Espagne pour achever son unité politique, unité souvent remise en question malgré la domination espagnole en Europe pendant le « Siècle d’Or » qui commence avec les Rois Catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon dont le mariage permit une unité à vrai dire surtout de façade car, même sous la monarchie absolue et centralisée de Philippe II, la Catalogne par exemple regimbait contre l’autorité castillane qui se traduisait par la restriction des privilèges locaux et l’abolition des vice royautés. Les tendances séparatistes constituent en Espagne une poussée centrifuge permanente. L’histoire a forgé le caractère profondément régionaliste des espagnols et, en fait, l’unité de la nation a toujours été imposée, certains historiens vont même jusqu’à dire artificielle, malgré des efforts qui remontent aux rois wisigoths. Deux exemples emblématiques permettront de mesurer l’ampleur du problème, la Catalogne et les Pays Basques.
En ce qui concerne la Catalogne, si les Arabes s’en emparèrent au VIIIe siècle comme de la plus grande partie de l’Espagne, elle fut reconquise par Charlemagne dès le siècle suivant et les comtes de Catalogne se rendirent indépendants et surent résister aux Arabes. Réunie à l’Aragon au XIIe siècle à la suite du mariage de la fille du roi Ramire II avec Béranger, comte de Catalogne, celle-ci devint une puissance qui s’étendit aux Baléares et au Royaume de Valence et fut très active dans cette partie de la Méditerranée jusqu’à la Sardaigne où demeure l’empreinte catalane au nord. La Catalogne devait, en rentrant sous l’autorité castillane, assez mal supporter cette dernière et cela ne devait pas changer. Quant aux Pays ou, en Espagne, Provinces Basques, Guipuzcoa, Vizcaya et Alava, elles forment un ensemble « sui generis » avec les quatre provinces basques françaises. Elles furent aussi des principautés indépendantes puis parties des royaumes des Asturies et de Navarre qui furent également annexées par la Castille sans jamais perdre leur spécificité ni accepter de se fondre dans cette Castille devenue l’Espagne. Comme la Catalogne, le Pays Basque garde sa langue et ses coutumes ainsi que ses privilèges (fueros) jusqu’au 19ème siècle à partir duquel, ses privilèges supprimés, il se rangea systématiquement au côté des oppositions aux régimes « centralistes » quels qu’ils fussent.
L’histoire de ces provinces est similaire à bien d’autres telles que celle du royaume de Valence qui ne fut absorbé par la Castille qu’au début du 18ème siècle, ou de l’Andalousie, foyer de civilisation Arabo-Berbère revenue dans le giron espagnol après la victoire castillo-aragonaise d’Alphonse VIII de las Naves de Tolosa qui, en 1212, marqua le début de la Reconquista.
La Période Moderne
Ce long rappel historique témoigne de l’évolution des particularismes et celles des forces politiques en Espagne à partir du XIXe siècle, c’est-à-dire après l’époque Napoléonienne et l’éphémère existence de la royauté de Joseph Bonaparte où toutes les Espagnes se dressèrent alors contre l’envahisseur. Mais depuis le retour de la dynastie des Bourbons avec Ferdinand VII en 1844, l’Espagne connut une très longue période d’instabilité politique marquée par des querelles dynastiques, d’une guerre civile larvée et de coups d’Etat, dus essentiellement à une lutte entre absolutistes et catholiques d’une part, modérés et libéraux de l’autre, incarnée par l’existence du « carlisme » du nom du frère de Ferdinand VII en raison de l’abrogation de la loi salique en faveur de sa fille Isabelle II. Sans entrer dans l’histoire politique de l’Espagne d’alors, il est intéressant de noter que les particularismes et régionalismes appuyèrent presque systématiquement les partis d’opposition. Ils se rangèrent ainsi derrière Don Carlos groupant « absolutistes » moyennant la reconnaissance de libertés locales et d’un certain régionalisme et, après la mort de la reine Isabelle, aux côtés des généraux d’opposition Prim et Serrano. Il fut même alors question d’une république fédérale préconisée notamment par la Catalogne et Valence. En définitive, la Première République fut proclamée en 1873 et aboutit à une confusion totale due notamment aux fédéralistes, voire à des « cantonaux », qui prétendaient morceler le pays plus encore. La restauration monarchique avec l’avènement d’Alphonse XII en 1874 vit l’alternance des conservateurs et des libéraux marquée par des mouvements séparatistes extrêmement graves notamment en Catalogne et en Andalousie.
Ainsi les tendances séparatistes et l’esprit particulariste qui avaient longtemps maintenu le pays dans un état de morcellement et de divisions intestines sont toujours vivaces. Elles sont enracinées dans l’histoire de l’Espagne depuis 711 et les espagnols semblent décidément réfractaires à la centralisation sous n’importe quel régime. On le vit avec l’avènement en 1931 de la Deuxième République minée dès l’abord par l’affaiblissement du pouvoir central et l’action révolutionnaire menée contre lui en Octobre 1934 non seulement par le PSOE alors radicalisé et Esquerra Catalana, parti indépendantiste catalan, qui fut à l’origine de la guerre civile qui vit l’instauration du régime franquiste jusqu’à la mort du Général Franco. Cette période ne fut pas exempte d’oppositions particularistes notamment basques et catalanes mais celles-ci ne se développèrent pas, d’abord en raison d’une prospérité nouvelle avec le développement économique spectaculaire de l’Espagne à partir de 1960, ensuite par la répression dont ils furent l’objet jusqu’à la fin du régime. Il faut en effet avoir conscience que, pour les militaires espagnols, l’ennemi régionaliste a toujours été plus redouté encore que l’ennemi révolutionnaire comme attentatoire à l’unité du pays. Mais, même sous Franco, cet état d’esprit indépendantiste continua à se manifester allant même jusqu’à l’assassinat de l’Amiral Carrero Blanco en 1973 par l’ETA basque.
La Situation Actuelle
Après la mort du Général Franco en Novembre 1975 les particularismes ne tardèrent pas à renaître comme un ressort trop longtemps comprimé. C’est ainsi que la Constitution Espagnole de 1978 a institué des régions dotées de capacités d’autonomie dans des proportions variables. Il existe ainsi 17 communautés autonomes qui disposent d’Assemblées Législatives, d’un propre règlement et d’un Président élu par l’Assemblée. Un représentant de l’Etat établit le lien avec le Gouvernement Central. Ces communautés autonomes ont non seulement de larges compétences, notamment en matière économique, agricole, aménagement du territoire etc. mais aussi, en vertu des articles 148 et 149 de la Constitution, des compétences qu’elles souhaitent exercer. Bien entendu, cette possibilité de s’attribuer des compétences nouvelles amène les communautés autonomes à des rapports parfois difficiles avec le Gouvernement de Madrid. Ce droit de fixer de nouvelles règles ne peut en effet être illimité mais les dirigeants des communautés tentent sans cesse d’élargir le champ de leurs compétences d’où une source permanente de conflits. C’est ainsi que la Catalogne s’est dotée d’un nouveau statut en 2005 dont il n’est entendu qu’officieusement qu’il ne heurtera pas la Constitution Espagnole. Mieux encore, un référendum du 15 Juin 2006 permet à la «Generalitat » de Catalogne de prendre du champ à l’égard de Madrid en reconnaissant le concept de « nation catalane ». De plus, la Catalogne garde pour elle 50% du montant de l’impôt sur le revenu et de la TVA. On retrouve là, en dehors du particularisme, voire du séparatisme historique de la Catalogne, l’aboutissement d’une volonté des régions productrices et riches de garder pour elles une part plus grande de la richesse produite : on retrouve cette volonté tant en Italie du Nord (la Padanie d’Umberto Bossi) qu’en Flandre où le processus d’éclatement de la Belgique est très avancé.
Ces revendications régionalistes en Espagne concernent aussi, évidemment, les langues régionales, dont la reconnaissance officielle ne peut, à la longue, que nuire à l’unité du pays. La Constitution de 1978 dispose donc que l’espagnol est la langue officielle de l’Etat mais, également, que les autres langues seront aussi des langues officielles dans les communautés autonomes. Il est de plus prévu que les moyens de communication sociale du secteur public se feront dans le respect du pluralisme de la société et des diverses langues de l’Espagne. Des lois ultérieures sont en conséquence intervenues pour favoriser l’enseignement et l’usage des diverses langues (basque, valencien etc.).
Il est donc évident que, dans la vie quotidienne et dans les relations sociales et culturelles, les Basques et les Catalans, notamment, tendent à s’éloigner de la patrie commune comme de récentes manifestations à Barcelone (drapeau espagnol et portrait du roi foulés au pied ou brûlés) en portent témoignage. Enfin, il ne faut pas oublier l’influence que peut avoir sur ces forces centrifuges l’Union Européenne et ceux qui, en son sein ou au dehors, se font les fervents avocats des régionalismes et du délitement des Etats.
C’est ainsi que 70% des espagnols estiment nécessaire de procéder à une refonte du cadre politique afin de le rendre plus compatible avec les exigences de « société espagnole », c’est-à-dire évidemment des communautés autonomes cherchant à se soustraire à l’autorité de Madrid. De la sorte, un référendum du 18 Juin 2006 en Catalogne a donné une majorité de plus de 73,9% avec, il est vrai, une abstention de plus de 50%, laquelle a reconnu la nation catalane dans un Préambule qui établit que « Le Parlement de Catalogne, recueillant le sentiment et la volonté des citoyens de la Catalogne, a défini à une large majorité la Catalogne comme nation » et que « la Catalogne, via l’Etat (central) participera à la construction politique de l’Union Européenne dont elle partage les valeurs et les objectifs ». Dans la même veine, elle a adopté le 2 Mai 2006 un statut d’autonomie qui proclame la « réalité nationale andalouse », autre témoignage des contacts étroits entre les autorités basques, catalanes, galiciennes, andalouses avec Bruxelles : citons notamment le Comité des Régions créé par le Chancelier Helmut Kohl après le Traité de Maastricht en 1992, que l’ancien Président catalan Pascal Maragall a dirigé de 1996 à 1998 et qui diffuse des principes régionalistes conformes au modèle germanique auprès des dirigeants régionaux des pays européens[1].
Il n’est donc pas surprenant qu’un tel environnement pousse à l’éclatement de certains Etats où l’impact régionaliste est déjà fort comme la Belgique et l’Espagne, sans parler du précédent tchécoslovaque. Dans un pays où une organisation terroriste comme l’ETA ne désarme pas, on comprend le peu d’enthousiasme des dirigeants à entériner l’indépendance des Albanais du Kosovo, prélude certain à d’autres drames.
En définitive, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une « Crise Européenne » dont l’existence serait liée d’une manière ou d’une autre à l’Union Européenne.
* Consultant pétrolier international avec une carrière internationale de plus de 30 ans dans l’industrie pétrolière dont 20 ans au sein d’un grand groupe pétrolier français. Il a été aussi Conseiller juridique pour l’énergie à la Banque Mondiale.
Notes
[1]Pierre Hillard : La marche irrésistible du Nouvel Ordre Mondial , éd François Xavier de Guiber.