Pierre HILLARD
Juillet 2008
Dans le journal américain, le Herald Tribune, du 16 septembre 1974, une page était consacrée à la régionalisation de l’Europe occidentale. Accompagnée d’une carte fragmentant les Etats occidentaux, l’article soulignait l’importance du fait régional et de son renforcement nécessaire1. A première vue, on peut s’étonner qu’un journal comme le Herald Tribune puisse consacrer un tel papier sur un sujet apparemment si éloigné des préoccupations américaines. Pourtant, de tels propos dans un organe de presse américain aussi prestigieux n’ont rien de l’effet du hasard. En effet, les Etats-Unis considèrent avec intérêt les mouvements régionalistes qui secouent l’Europe. En raison des liens politiques et économiques de plus en plus étroits de part et d’autre des rives de l’Atlantique, le fait régional devient un phénomène incontournable d’autant plus qu’il mine l’autorité des Etats. Les origines et les conséquences de cette évolution pour l’Union européenne sont multiples et décisives pour chaque citoyen.
Le Traité de Rome (1957) posait officiellement le postulat d’instaurer une coopération entre Etats souverains. En fait, le ver était déjà dans le fruit. En effet, ses promoteurs comme Jean Monnet savait pertinemment qu’il était impossible de passer de but en blanc vers une Europe supranationale2. Cette situation fut relativement lente jusqu’à la chute du mur de Berlin (1989). Après la disparition du bloc soviétique, la ratification du Traité de Maastricht (1992) lance l’Union européenne (l’UE) sur la voie d’une Europe aux structures fédérales. En fait, on assiste à la délégation de pouvoirs croissants à l’UE parallèlement à la mise en valeur politique des régions ; ces dernières traitant directement avec l’Europe de Bruxelles au dépens de l’autorité nationale. Ce phénomène est dû à la politique européiste ou, plus exactement, au rôle de l’Allemagne. En effet, notre voisin d’outre-Rhin insuffle son organisation politique au sein des instances européennes en faveur d’une réorganisation complète du vieux continent. L’objectif est d’attribuer un poids aux régions leur permettant de se dégager de l’emprise nationale dans le cadre européen. C’est ainsi que Bruxelles publie des cartes d’une Europe entièrement régionalisée intégrant à l’avance la Turquie et les Etats du Caucase3. Cependant, le véritable détonateur propulsant la question régionale sur le devant de la scène s’appuie sur la recommandation 34 (1997) du Congrès des Pouvoirs Locaux et Régionaux d’Europe (le CPLRE). Son rapporteur allemand, Peter Rabe, propose l’instauration d’un véritable cadre politique, économique et administratif à la région. Cette évolution éveille de nombreuses ambitions qui fleurent bon le féodalisme. Ceci est d’autant plus net que les régions sont appelées à traiter de plus en plus avec Bruxelles aux dépens des autorités nationales. Cette caractéristique est voulue. En effet, l’objectif déclaré est d’aboutir à une Europe imposant la suprématie du droit européen sur le droit national doublée de la personnalité juridique. C’est tout l’enjeu du Traité de Lisbonne que les « eurolâtres » veulent à tout prix imposer malgré le non sans appel des Irlandais le 12 juin 2008.
La régionalisation détruisant les Etats au profit de l’UE doit permettre à celle-ci de traiter avec les Etats-Unis sans être gênée par les vieilles nations du vieux continent. C’est pourquoi, les revendications régionalistes prennent leur essor sous le regard bienveillant du moloch bruxellois et des affairistes de Washington. Recevant la plus haute distinction européiste en 2000, le Prix Charlemagne, le président Bill Clinton s’est plu à rappeler l’intérêt de cette fragmentation des Etats européens : « L’unité de l’Europe est en train d’engendrer quelque chose de véritablement neuf sous le soleil ; des institutions communes plus vastes que lEtat-nation parallèlement à la délégation de l’autorité démocratique aux échelons inférieurs. L’Ecosse et le pays de Galles ont leurs propres parlements. L’Irlande du Nord, dont ma famille tire son origine, a retrouvé son nouveau gouvernement. L’Europe est pleine de vie et résonne à nouveau des noms d’anciennes régions dont on reparle — la Catalogne, le Piémont, la Lombardie, la Silésie, la Transylvanie, etc -nonpas au nom d’un quelconque séparatisme, mais dans un élan de saine fierté et de respect de la tradition. La souveraineté nationale est enrichie des voix régionales pleines de vie qui font de l’Europe un lieu garantissant mieux l’existence de la diversité »4. En dehors des trémolos du président américain à l’égard de la variété des richesses régionales dont il se fiche éperdument, l’enjeu essentiel d’une telle déclaration est de montrer tout l’intérêt des Etats-Unis à l’égard du phénomène de fragmentation régionale. En effet, les dirigeants politiques et économiques américains via les nombreux lobbies s’adressent directement aux représentations régionales disposant de véritables ambassades à Bruxelles sans passer par les Etats. On devine sans peine les gagnants dans cette affaire.
Ce phénomène régionaliste engendre des revendications de plus en plus vives. Cette caractéristique prend un tour particulier dans le domaine financier avec l’attribution des Fonds structurels. Pour la période 2007-2013, plus de 300 milliards d’euros sont prévus pour le développement des régions européennes. Cette manne distribuée par Bruxelles attise de nombreuses convoitises. Dans le cas français, l’autorité nationale par l’intermédiaire des préfets est l’interlocuteur indépassable face aux régions. Cependant, cette situation est en passe de disparaître. En effet, dès 2003, le Conseil régional alsacien a obtenu le droit de gérer directement ces Fonds structurels avec Bruxelles sans passer par l’autorité nationale. Cette faveur fut accordée par le gouvernement Raffarin. Bien entendu, ce privilège fit des envieux. Les autres conseils régionaux réclamèrent le même traitement. La pression grandissante des présidents de régions incita Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire en 2006, a lancé un véritable programme pour l’ensemble des régions françaises. Le projet fut confié au sénateur alsacien, Catherine Troendle5. En cours de discussions, les principes proposés par cette nouvelle réforme, après ratification, donneront les pleins pouvoirs financiers aux régions en liaison directe avec les instances supranationales bruxelloises. La France ne sera plus qu’une coquille vide.
Cette montée en puissance des régions nourrit aussi l’ethnicisme. Dans cette affaire, l’Allemagne dans le cadre de l’UE est à l’origine de l’élaboration de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires et de la convention-cadre pour la protection des minorités6. Ces textes permettent au sein des régions de plus en plus conscientes de leurs droits d’autoriser une totale reconnaissance du fait ethni-ciste. Qui plus est, le préambule de la charte européenne de l’autonomie régionale affirme : « Conformément à l’article 1er de la convention-cadre sur la protection des minorités nationales, le respect des droits de l’homme inclut celui des minorités. Les régions sont donc tenues de respecter les droits des minorités se trouvant sur leur territoire »7. C’est tout simplement l’officialisation du principe ethno-régionaliste. Cet idéal germano-européiste tend à s’enraciner partout en Europe. Ainsi, le Parlement européen a présenté une carte ethnique du vieux continent où déjà le Monténégro et le Kossovo sont indépendants. Cette carte date de … 19978. L’indépendance du Kossovo, le 17 février 2008, est le prototype d’un Etat ethnique où les quelques minorités serbes se retrouvent parquées à défaut de pouvoir faire sécession, pour le moment, pour se rattacher à la mère-patrie. La reconnaissance de cette indépendance par les grandes puissances occidentales (Etats-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, …) créé un précédent qui ne peut qu’aviver les tentations sécessionnistes de nombreuses régions comme la Transylvanie roumaine forte de 1,5 million de Hongrois, la Catalogne, le pays basque, l’Ecosse, la Flandre mais aussi dans les régions du monde entier. Comme le dit avec justesse l’ancien président de Russie, Vladimir Poutine, la reconnaissance du Kossovo « va revenir comme un boomerang dans la gueule des occidentaux ». Soutenues par de nombreuses mesures en leur faveur, les régions européennes recherchent l’émancipation où se mêlent intérêts économiques égoïstes et revendications ethnicistes. Un véritable rapport de force s’installe au détriment des Etats. Rémi Vermeiren, ancien patron de la plus grande banque de Flandre, la KBC, a parfaitement résumé l’évolution de la Belgique et, indirectement, celle des autres Etats européens : « Vu le nombre croissant de compétences européennes d’une part, et de compétences régionales d’autre part, il ne reste en fin de compte plus tant que ça de la Belgique »9. L’éclatement des Etats européens n’est qu’à son début.
En dehors des textes germano-européens favorisant cette évolution, la classe politique allemande s’appuie sur de nombreux lobbies pour favoriser ce processus. Il est particulièrement intéressant de relever parmi les nombreux acteurs oeuvrant dans cette voie, le rôle éminemment important de la Paneurope. Créée dans les années 1920 par Richard de Coudenhove-Kalergi désireux d’insérer l’Europe dans une gouvernance mondiale, cet institut mondialiste développe des concepts largement inspirés de philosophie politique allemande. Dans cette affaire, on peut même parler de pangermanisme déguisé. La maison mère de cet institut compte de nombreuses ramifications dans chaque Etat européen (Paneurope France, Paneurope Allemagne, Paneurope Italie, …). Cependant, malgré cette diversité, la Paneurope reste fidèle à des concepts appelés « Principes fondamentaux » : « (…) L’Union paneuropéenne appuie l’évolution de l’Union européenne vers une entité politique, y compris dans les domaines de la sécurité et de la défense (…). A l’époque des interdépendances et défis mondiaux seule une Europe forte et politiquement unie peut garantir l’avenir de ses peuples et entités ethniques. L’Union paneuropéenne reconnaît l’auto-détermination des peuples et le droit des groupes ethniques au développement culturel, économique et politique De telles affirmations ont rencontré la sympathie d’autres groupes de pression comme la Fédération des réfugiés (Bund der Vertriebenen, BdV). Réunissant plus d’une vingtaine d’associations représentant les minorités allemandes chassées d’Europe centrale et de Russie (les Sudètes, les Silésiens, les Poméraniens, …) après la Seconde guerre mondiale, cet institut joue un rôle majeur en faveur d’une Europe des régions à base ethnique. Dirigé en 2008 par la députée CDU, Erika Steinbach, et financé par le gouvernement allemand, le BdV travaille étroitement avec la Paneurope. Ainsi, l’élaboration de la charte des langues régionales ou minoritaires et de la convention-cadre pour la protection des minorités a pu voir le jour grâce aux travaux de l’ancien ministre président de Bavière, Alfons Goppel, et de Siegbert Alber, avocat à la cour européenne de justice. Ces deux personnages sont les anciens présidents de la Paneurope Allemagne. Une telle collusion entre la Paneurope et le BdV est somme toute normale. En revanche, il est beaucoup plus étonnant de savoir que le président d’honneur de la Paneurope France, en 2002, s’appelait Jacques Chirac. Enfin, il faut signaler que cette politique ethniciste a bénéficié aussi d’un appui américain dans le cadre du Conseil de l’Europe. En effet, le Project on Ethnics Relations (PER) dont le siège est à Princeton est engagé à prévenir les conflits ethniques en Europe centrale et orientale. Dans cette affaire « purement altruiste », le PER bénéficie du soutien intéressé de la Carnegie Corporation de New York, de l’US Department of State, du Rockefeller Brothers Fund, de la Ford Foundation ou du German Marshall Fund. Les revendications ethnicistes sont donc appelées à avoir de l’avenir.
L’émancipation ethno-régionaliste qui anime tous les Etats européens concerne aussi tous les continents. On observe, par exemple, des phénomènes d’éclatement en Amérique du Sud dans le cas bolivien. L’objectif de la philosophie mondialiste est de permettre la création de grands blocs continentaux unifiés comme l’Union européenne (UE), l’Union nord-américaine (NAU), l’Union des nations d’Amérique du Sud (UNASUR) etc au sein desquels les nations seront broyées. Toute la question est de savoir si les peuples auront le courage de s’opposer à cette évolution si bien décrite par Aldous Huxley dans son ouvrage « Le meilleur des mondes » paru en. 1931.
*Professeur de relations internationales à l’Ecole supérieure du commerce extérieur (l’ESCE) et auteur de La marche irrésistible du nouvel ordre mondial aux Editions François-Xavier de Guibert.
Notes
- Voir Pierre Hillard, La décomposition des nations européennes, Paris, Editions François-Xavier de Guibert, 2005, annexe 14.
- Comme le dit Jean Monnet dans ses Mémoires en parlant de ses interlocuteurs européens : « Ne les avais-je pas accoutumés à l’idée que la coopération était insuffisante et que notre objectif était la fédération ? » in Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 2006, pp. 511-512.
- La décomposition des nations européennes, cit, annexe 6.
- Ibidem, 81.
- Rapport n°161 (200662007) de Mme Catherine Troendle, fait au nom de la Commission des lois, déposé le 17 janvier 2007.
- Pierre Hillard, Minorités et régionalismes, Paris, Editions François-Xavier de Guibert, 4e édition, p. 170 et suivantes.
- Ibidem, 269.
- La décomposition des nations européennes, op. cit, annexe 5.
- Ibidem, 42.
- Ibidem, pp. 78-79.