Les musulmans de Yougoslavie Un point de vue – xiiie au xxE siècle

Y. BOGDONVE

Iranologue. Balkanologue

Cofondateur de Centre d’études balkaniques de Paris

2eme trimestre 2011

En 1978, l’Institut national des langues et civilisations orien­tales (INALCO) a organisé un colloque sur La question nationale après la Première Guerre mondiale. Ma communication portait sur la spécificité ethnique des musul­mans yougoslaves. J’y avais traité le lent mûrissement de l’idée de la particularité de ces nouveaux musulmans de langue slave. Cette nation était reconnue en 1966 comme une des trois composantes de la République de Bosnie-Herzégovine. Cette communication a été, d’une certaine manière, une suite à ma Lettre de Foca, publiée dans Le Monde du 17 février 1974. À cette époque déjà lointaine, tous ceux qui essayaient de comprendre la complexité ethnique de la Yougoslavie avaient bien admis qu’y vivaient des Slovènes, des Croates, des Serbes, des Macédoniens et des Monténégrins.

L’occupation ottomane de la péninsule Balkanique et de la Serbie commence au xrve siècle. Cette Péninsule, avant l’arrivée des Ottomans, portait le nom latin Haemus. C’est l’époque ottomane qui va lui attribuer le nom turc de Balkans (qui signifie « montagne »). Donc, nous la nommerons au cours de cet article unique­ment comme Péninsule.

Venus de l’Est de l’Asie, les Turcs ont d’abord constitué d’éphémères États en Asie centrale, puis en Iran et finalement en Asie mineure. Avant l’arrivée des Turcs, la très grande majorité de la population de l’Asie mineure appartenait à la chrétien­té. L’année 1054 marque la désastreuse scission de la chrétienté entre catholiques et orthodoxes. Malgré cette césure, les républiques marchandes italiennes, Venise, Gênes et Pise, toutes trois catholiques, continuaient leur très fructueux commerce avec Constantinople qui était alors la ville où se trouvaient les deux tiers de la ri­chesse du monde chrétien.

L’année 1204 est marquée par le sac de Constantinople par les croisés catho­liques, dont le but initial consistait à « libérer le tombeau de Christ échu dans les mains des musulmans ». Pour des raisons bassement pécuniaires, les croisés vont être poussés par les Vénitiens à mettre à sac Constantinople. Cette ville sainte et opulente fut pillée par les Vénitiens, « qui connaissaient la valeur des objets », et les Picards, très peu instruits et étrangement animés par une haine irraisonnée contre ces « perfides » Grecs. Constantinople resta sous l’occupation des Latins jusqu’en 1261. À cette date, les empereurs byzantins réussissent à libérer la partie de leur empire que les « Latins » avaient temporairement occupée.

Déjà, à la fin du XIIe siècle, une principauté balkanique s’était intégrée dans le contexte de l’Europe chrétienne. Les princes serbes (couronnés en 1217), enrichis fortement par les mines de métaux précieux, vont faire venir en Serbie (nommée à cette époque Rascie) les meilleurs peintres byzantins de Constantinople et de Salonique. Ces derniers, restés sans mécènes ni commandes des autorités ecclésias­tiques et princières dans la capitale de l’Empire byzantin, vont se plier aux goûts assurés d’un savant ecclésiastique serbe comme Sava, devenu le plus populaire saint de l’Église serbe orthodoxe, le célèbre saint Sava. Les manuscrits de l’époque et les monuments encore debout témoignent d’une excellente entente entre ces peintres venus d’ailleurs et les princes serbes. Ces peintres et maçons byzantins ont formé en même temps les artisans locaux. Leurs chefs-d’œuvre sont visibles notamment dans les églises des monastères de Studenica et Mileseva. C’est vers 1352 que les souverains serbes orthodoxes, riches mais sans armée suffisante, vont faire un geste irréfléchi. Pour combattre d’autres princes chrétiens orthodoxes balkaniques, ils vont faire appel aux musulmans turcs, fraîchement installés à l’extrême sud de cette malheureuse Péninsule. Mais c’est à partir de la deuxième moitié du XIVe siècle que les Ottomans vont peu à peu occuper les Balkans. Une fois installés sur le sol de la Péninsule, les Turcs vont venir et repartir en masse, mais resteront en petits groupes humains dans la région historiquement serbe du Kosovo.

Les cinq siècles de l’occupation ottomane de la Serbie et de la Bosnie vont pro­duire cette spécificité ethnique des musulmans slaves. Ils vivent aujourd’hui surtout en Bosnie-Herzégovine.

Les Ottomans eurent une technique très efficace lors de la conquête de la Péninsule (à partir de 1371). À l’armée régulière ottomane étaient attachées des escouades militaires, des « irréguliers », qui progressivement, grâce à leurs chevaux rapides, saccageaient les récoltes, tuaient les agriculteurs et chassaient vers les ré­gions toujours plus au nord les rares populations qui survivaient. Une fois toute activité économique éteinte et les populations disparues, l’armée régulière prenait facilement possession des territoires dévastés. Dans d’autres parties de la Serbie, le pouvoir ottoman proposait aux paysans serbes de faire partie des corps para­militaires que les sources occidentales appellent « martolosses ». Ces martolosses étaient exemptés d’impôts, et en retour complétaient la garnison composée de mu­sulmans. Les martolosses étaient chargés de démolir les forteresses abandonnées et d’en construire de nouvelles correspondant aux plans stratégiques de ces Ottomans. Autour de ces forteresses s’installaient des marchands qui proposaient tout le néces­saire à la vie de la garnison ottomane.

Les autorités ottomanes utilisaient, notamment en Bosnie, des derviches pour obtenir « pacifiquement » la conversion à l’islam de la population locale. Ces popu­lations locales étaient souvent très superficiellement christianisées. Entre le XIe siècle et l’arrivée des Turcs ottomans, en Bosnie s’était développé un mouvement sociore-ligieux, les bogomiles. Les bogomiles refusaient aussi bien le catholicisme que l’or­thodoxie et se considéraient comme les seuls bons chrétiens. Ils étaient sévèrement combattus par les « deux poumons de la chrétienté ».

Les autorités ottomanes s’appuyaient sur les derviches dans leurs efforts de convertir à l’islam la population locale. Les derviches utilisaient les textes mys­tiques, notamment ceux de Roumi (poète de langue persane du XIIIe siècle qui vivait en Asie mineure). Les derviches réunissaient les villageois, notamment pendant les veillées nocturnes des froids hivers, et contaient les histoires édifiantes qui se ter­minaient toujours par une morale bien pensante. Le ton général de ces textes mys­tiques était panthéiste. Un autre poète persan, Hàfez (xrve siècle) ne disait-il pas : « Partout est le lieu d’amour, que ce soit dans une mosquée ou une synagogue. » Ces « prêches » des derviches étaient racontés en langue locale, slave, la population ne connaissant ni le persan ni le turc. Ces récits se gravaient dans les cerveaux des villageois. Une des spécificités de tous les Balkaniques est une grande propension pour la littérature orale. On retrouve des traces de ces textes mystiques, souvent persans, dans les contes populaires recueillis au XIXe siècle par un grand collecteur de la tradition orale : Vuk. Inspirés par l’amour d’autrui, ces récits étaient très fa­vorablement accueillis par les « auditeurs » qui venaient de connaître les affres de la lutte, d’abord des catholiques contre les orthodoxes, puis des Ottomans aussi bien contre les orthodoxes que les catholiques.

Une autre cause du passage des chrétiens à l’islam est le fait que le pouvoir otto­man permettait la vie commune au sein d’une même famille de membres convertis et d’autres qui gardaient la foi de leurs ancêtres.

Le souci de riches propriétaires terriens chrétiens était que, pour garder leurs terres et être exemptés d’impôts, ils devaient se convertir à l’islam.

Rapidement grandissait ainsi le nombre de ces « nouveaux musulmans ». Leur ascension sociale dans l’administration et l’armée ottomanes était facile et rapide, l’envoi de coquettes sommes dans le « pays », pour réparer l’église de sa mère et pour la construction de la mosquée de son frère n’était pas un cas rare. Tout le monde connaît le cas de ce diacre serbe orthodoxe du nom de Bayo dans un monastère pris par l’affreux impôt de sang islamisé, instruit, devenu le grand vizir des deux sultans, Mehmet Pacha Sokolovic, devenu en turc Sokollu, qui a fait construire le célèbre pont sur la Drina.

Ce pont est comme un personnage du roman d’Ivo Andric, qui a eu le prix Nobel de littérature en 1961. Au XVIIe siècle commence la deuxième période, celle de désordres, d’agressions, d’injustices. Peut-être le cas le plus révoltant est celui de fonctionnaires ottomans enrichis, coulant tranquillement de vieux jours sur les rives accueillantes de la Méditerranée, et notamment à Constantinople. Ces pro­priétaires terriens engagent des employés spéciaux turcs et les envoient munis de procurations dans les Balkans collecter les impôts payés par les petits propriétaires serbes. Ces employés versent des sommes importantes aux dits propriétaires, même avant de partir dans les Balkans. Mais une fois arrivés, parcourant une région après l’autre, et se sachant affranchis de tout contrôle étatique, ils demandent bien davan­tage que prévu. Ne pouvant pas régler les impôts, souvent ces paysans sont obligés de quitter leurs terres et de fuir vers le nord.

L’empire ottoman se trouve alors en conflit permanent avec les Habsbourg, dont les chefs militaires ont bien remarqué ces corps paramilitaires de martolosses qui gardaient la frontière du côté ottoman face à l’Autriche-Hongrie. Sur ces terri­toires occupés par les Habsbourg se trouvait alors une très nombreuse population serbe orthodoxe ; le pouvoir autrichien va recruter et envoyer au sud de la Save et du Danube, dans les territoires occupés par les Ottomans, des Serbes qui encouragent les martolosses à quitter les Ottomans et de passer en « terre chrétienne ».

Vers la fin du XVIIe siècle, l’armée autrichienne fait une extraordinaire percée jusqu’aux environs de la capitale de la Macédoine d’aujourd’hui, Skopje. Cette ar­mée est en partie composée de Serbes. Préalablement, des émissaires et des espions vont encourager la population chrétienne serbe et albanaise à soutenir l’effort mi­litaire autrichien. Certains chrétiens pensent que le moment de la vengeance est arrivé, l’irréparable est commis.

La mauvaise nouvelle arrive : le commandant en chef autrichien est mort du choléra. Toute cette armada se retire le plus rapidement possible vers le nord, la population qui s’était vengée sur les musulmans locaux voit qu’il est impossible de garder ses foyers. Un immense exode commence. Un écrivain serbe l’a magnifié dans son roman traduit et publié en France sous le titre Migrations. Le plus grand cinéaste serbe, Sacha Petrovic, l’a adapté pour le cinéma. Les sommes assurées pour le développement du film ont disparu au profit de certains membres de l’entourage de Milosevic. Le laboratoire français qui a développé ce film a mis cette œuvre ma­gnifique sous séquestre. Des projections très partielles sont quand même autorisées, mais la distribution normale qui est celle d’un film de ce niveau a été malheureu­sement empêchée.

Ainsi, les siècles passaient en Bosnie. Les populations chrétiennes et musul­manes vivaient côte à côte et des coutumes de bon voisinage se répandaient.

Puis un jour, en 1878, l’Autriche-Hongrie occupa la Bosnie. Les deux objectifs de cette puissance étaient les richesses minières et forestières. Parallèlement, l’Au­triche-Hongrie essaya par tous les moyens de diviser les Serbes et les musulmans. Entre autres, des privilèges de toutes sortes furent accordés à l’élite musulmane de Bosnie. Et comme tout passe, l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie fut abolie. La période entre les deux guerres apporta ses difficultés, la crise de 1929 frap­pa lourdement aussi bien les chrétiens que les musulmans en Bosnie. La population musulmane fut dans une situation difficile, vu que, dans le nouvel État yougoslave après 1918, elle perdait les privilèges acquis au cours des siècles. Économiquement appauvris, les musulmans rejoignirent les cercles communistes. Souvent, des fils de riches propriétaires terriens spoliés furent des membres très actifs des cellules du PC yougoslave. Lorsque la résistance organisée par Tito commença à s’étoffer, les musulmans, tout comme les Serbes et les Croates, acceptèrent les propositions de Tito : « L’essentiel, c’est de chasser les ennemis du pays. » Le PC yougoslave ne fut pas insensible aux revendications des musulmans. Comme nous l’avons dit aupara­vant, les musulmans obtinrent, en 1966, officiellement le titre d’une des six nations de la Fédération yougoslave.

Voulant attirer les votes d’énormes masses d’électeurs parmi les migrants al­lemands venus des pays de l’Est, Helmut Kohl précipita la dislocation de la Yougoslavie. Les Serbes furent gravement pénalisés. Et, cerise sur le gâteau, les « au­torités » de Bruxelles déclaraient périodiquement « vouloir accueillir » la Serbie dans l’Union européenne.

Il faut dire clairement que les Serbes font partie, au moins à partir du XIIe siècle, de l’Europe, ne serait-ce que par leur riche patrimoine architectural et artistique. Le grand byzantiniste français, d’origine russe, André Grabar, dit dans la plupart de ses ouvrages que, dans l’histoire de l’art médiéval européen, la lacune causée par la destruction des lieux de culte chrétiens aux fresques sublimes en Grèce et Asie mineure est grandement comblée par les monuments serbes qui, par miracle, sont encore debout et visibles. L’Union européenne, ayant offert trop imprudem­ment la région serbe du Kosovo à qui nous savons, devrait au moins assurer la libre circulation pour ces Européens que sont les Serbes et la fréquentation des joyaux de leur culture, qui se trouvent aujourd’hui dans une espèce d’« Alsace-Lorraine » balkanique.

 

Bibliographie

Yougoslavie : nations, religions, idéologies, Paris, L’âge d’homme, 1994

Histoire du peuple serbe. Sous la direction de Dusan T. Batakovic. Paris, L’âge d’homme, 2005

Il est un pont sur la Prina. Andric, I., Paris, 2001

Migrations. Tsernianski, M., Paris, Julliard, L’âge d’homme, 1986

Agneau noir et faucon gris. West, Rebecca, Paris, L’âge d’homme, 2000

2000 ans de chrétientés. Guide historique. Chaliand, G., Mousset, S., Paris, Ed. Odile Jacob, 2000

Essai de bibliographie française sur les Serbes, Croates et Slovènes depuis le commencement de la guerre actuelle. Odavitch, R.J., Paris, 1918

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