LES ÉTATS-UNIS, L’EUROPE ET LES CRISES AU MOYEN-ORIENT

Steven EKOVICH

LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE des États-Unis au Moyen-Orient s’organise autour de plusieurs grands objectifs :

  • La garantie d’un approvisionnement en pétrole.
  • La défense de l’existence et donc la sécurité de l’État d’Israël. Plus récemment l’encouragement par George W. Bush à la création d’un État indépendant palesti­nien (mais à condition qu’il soit démocratique et en paix avec son voisin).
  • La non-prolifération des armes de destruction massive (avec ici une certaine ambiguïté implicite dans la mesure où Israël est de facto une puissance nucléaire).
  • L’encouragement à une ouverture des marchés et au libre échange et le déve­loppement économique.
  • La démocratisation de la région.
  • La paix.

Toutes ces grandes orientations sont partagées par l’Europe, même si les tacti­ques employées pour les réaliser divergent, et parfois s’affrontent. Néanmoins, une grande différence subsiste entre la nature de la présence américaine actuelle dans la région, et celle de plusieurs de ses alliés européens: Au cours de leur histoire, les États-Unis n’ont jamais entrepris dans cette vaste et diverse région un projet colo­nial ou impérial au sens classique et traditionnel du terme. La présence américaine a été, et demeure, essentiellement celle d’une puissance libérale et commerçante.1 La nature de cette présence confère aux américains un avantage, à savoir l’absence de toute rancune des peuples colonisés envers leurs anciens colonisateurs, mais souffre en revanche de l’absence de connaissance intime des cultures et mœurs de la ré­gion. Il serait cependant simplificateur de soutenir que les États-Unis n’ont qu’une vision manichéenne de la région. À tout cela s’ajoute une différence de degré. La civilisation américaine est si foncièrement et inébranlablement libérale que toute sa politique, intérieure comme extérieure, en est une expression, même si le coté pragmatique de son idéologie constitutive mène sa diplomatie à entreprendre des alliances de circonstances et des projets qui l’éloignent des ses valeurs profondes. Mais normalement la sécurité prime la simple poursuite des valeurs, au moins dans le court terme. C’est là le propre de tout État. Cependant, il est essentiel de noter que l’idéalisme et le réalisme sont liés dans la mesure où les démocraties libérales ne se font pas la guerre entre elles est s’avèrent être les meilleurs partenaires écono­miques.

Ceci explique la portée des propos du Président Bush dans son discours devant le Congrès le 4 février 2004 : « Tant que cette région sera en proie à la tyrannie, au désespoir et à la colère, elle engendrera des hommes et des mouvements qui mena­cent la sécurité des Américains et de leur alliés. Nous soutenons les progrès démo­cratiques pour une raison purement pratique : les démocraties ne soutiennent pas les terroristes et ne menacent pas le monde avec des armes de destruction massive ». Alors, la doctrine de remodelage du grand Moyen-Orient énoncée par la Maison Blanche Bush au début de l’année 2004 relève à la fois d’une vision idéologique du monde (historiquement liée aux thèses internationalistes et idéalistes wilsoniennes), mais aussi d’une orientation incontestablement pragmatique qui anime aussi la po­litique étrangère américaine. Ces deux axes demeurent dans sa politique malgré les secousses provoquées par la Guerre du Golfe, l’implosion de l’URSS et les événe­ments du 11 septembre 2001. Bush et ses conseillers néo-conservateurs ont tout simplement accordé plus de poids à l’aspect idéaliste, tout en espérant maintenir la dimension réaliste et pragmatique. Il s’agissait de combattre la nature autoritaire des régimes politiques du Moyen-Orient, génératrice du désespoir et donc du ter­rorisme. Mais il serait excessif de voir dans cette approche américaine une rupture profonde avec les orientations fondamentales de ses alliés européens. Les différences de stratégie et tactique vont certes au-delà des simple nuances, mais elles ne relèvent pas non plus un antagonisme flagrant qui opposerait « deux Occidents ». Les alliés sont souvent encombrants, voire apparaître comme rivaux, mais ils ne se déchirent pas au point de miner leurs intérêts et valeurs les plus profonds. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre et relativiser les propos maladroits du Président Bush dans sa formule « Vous êtes avec nous ou vous êtes avec les terroristes ».

On peut néanmoins légitimement s’interroger sur l’influence réelle dont disposent les européens sur la politique américaine aux Moyen-Orient. Il serait exagéré de dire que pour l’essentiel l’Union européenne reste subordonnée à la po­litique américaine dans la région et que l’Europe n’est jamais arrivée à concevoir une ligne politico-diplomatique alternative, ni à infléchir la politique des États-Unis. Par exemple, le président américain a opté pour une posture plus modeste et plus à l’écoute des ses alliés au commencement de son second mandat, le résultat sans doute d’un mécontentement des européens. Au point de vue diplomatique, cette inflexion a permis de renouer avec plus de réalisme, de multilatéralisme, et de concertation – conformément au souhait des européens. C’est dans cette pers­pective que s’inscrit la visite de la secrétaire d’État américaine, Condoleezza Rice, au Moyen-Orient et en Europe en janvier 2007 — à des fins de « consultations élargies » avec des gouvernements sur le conflit palestinien, l’Irak et divers autres dossiers, ainsi que sa participation à Paris à la conférence internationale de soutien au Liban.

Les relations euro-américaines sont par ailleurs affectées par le réel désé­quilibre des pouvoirs entre les puissances. C’est vraisemblablement la raison pour laquelle les États-Unis ont décliné l’offre de participation des membres de l’OTAN fondé sur l’article V du Traité de l’Atlantique Nord après les attaques de 11 septem­bre, même si, au demeurant, ce refus aurait pu être formulé avec plus d’élégance. En revanche, il serait trop cynique de dire que la politique européenne ne se repose pas sur son idéologie, mais, au contraire que c’est son idéologie qui s’est adapté à sa puissance. Mais il faut admettre que l’absence d’une volonté politique commune et institutionnalisé de l’Union européenne hypothèque sa présence et influence inter­nationale. Le commentaire d’Hubert Védrine résume bien le malaise qui génère cette situation. Dans un article du journal Le Monde, l’ancien ministre des affaires étrangère a remarqué que les médias en France répugnent à reconnaître au leader américain un quelconque succès au Moyen-Orient : « au fond, peu importe », dé-clare-t-il. « Après tout, la situation actuelle du Moyen-Orient doit bien plus aux États-Unis et aux errements de leur politique durant cette dernière décennie qu’aux Européens.»2

L’Exemple de l’ « Initiative du Grand Moyen-Orient »

Devant la montée du fondamentalisme religieux, les États-Unis se sont penchés comme jamais auparavant sur l’état de la démocratie dans toute cette région. Il en est résulté l’ « Initiative du Grand Moyen-Orient » (Greater Middle East Initiative, GMEI), qui a approfondi le premier projet du Département d’État de la fin 2002, l’« Initiative de partenariat au Moyen-Orient » (Middle East Partnership Initiative,MEPI).3 Mal reçu d’emblée par nombre de pays de cette zone, peu convaincus de la sincérité de l’engagement américain et dénonçant un « impérialisme » de la part des États-Unis, le plan fut remanié afin de pallier à ses insuffisances et présenté de nouveau par le vice-président Dick Cheney au forum de Davos du 26 janvier 2004 sous le titre de « Partenariat pour le progrès et un avenir commun avec le Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord ». Le partenariat fut adopté lors du sommet de Sea Island en juin 2004 par les dirigeants du G8, l’Algérie, l’Afghanistan, Bahreïn, le Yémen, la Jordanie et la Turquie et rediscuté lors du sommet de l’OTAN des 28 et 29 juin 2004 à Istanbul. Même si cette initiative recueille sur le fond l’adhésion des membres de l’Union européenne, soucieux de voir s’inscrire la démocratie au Moyen-Orient, elle vient néanmoins perturber un partenariat Euro-Méditerranéen déjà à l’œuvre depuis une décennie. Les Européens, et la France en particulier, se sont inquiétés de l’influence que les États-Unis pourraient chercher à étendre dans ce qu’ils considèrent comme leur pré carré, et notamment en ce qui concerne les pays du Maghreb – surtout parce que le projet américain privilégie les partenariats économiques plutôt que politiques.4 C’est sous la pression européenne que fut mo­difié le projet de Grand Moyen-Orient qui ne prenait pas suffisamment en compte la diversité des pays concernés. Enfin, l’expression « Nouveau Moyen-Orient « a été présentée au monde en juin 2006 à Tel Aviv par Condoleezza Rice, remplaçant l’intitulé précédent, plus imposant, de « Grand Moyen-Orient. « Mais les budgets très modestes consacrés à ces initiatives par la Maison Blanche (et souvent réduits par le Congrès), ainsi que les modiques sommes effectivement dépensées, laissent à penser que ces projets relèvent plutôt de la rhétorique ou d’une vision politique dépourvue de moyens adéquats.5

L’exemple de l’Iran

Quant à l’Iran, l’Union européenne s’est alignée sur les États-Unis sur la ques­tion de fond : l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium qui a ostensiblement pour but de fabriquer l’arme nucléaire. Mais l’approche européenne est celle de la carotte diplomatique, tandis que les États-Unis brandissent la menace du bâton. L’Europe, par exemple, a voulu empêcher l’Iran de disposer du cycle complet de la techno­logie nucléaire civile. En contrepartie elle a proposé une sorte de compromis. En octobre 2003, la troïka européenne (Allemagne, France, Grande-Bretagne) a signé avec l’Iran la « Déclaration de Téhéran » où, en échange de la promesse iranienne de développer un nucléaire exclusivement civil sous contrôle de l’AIEA, l’Union européenne s’engageait à œuvrer pour la constitution d’une zone libre d’armes de destruction massive au Moyen-Orient. Mais cet engagement n’a pas été respecté par le régime des mollahs. Même si le scepticisme américain quant à l’efficacité de la seule carotte diplomatique s’est avéré justifié, Condoleezza Rice a affirmé, lors de son voyage en Europe au mois de février 2005, que « le temps de la diplomatie était venue ». Cette approche, toujours valable pour l’Iran à l’heure actuelle, ne signifie pas pour autant que, côté américain, le temps de la diplomatie peut se prolonger indéfiniment. Les négociations avec la troïka européenne pourraient aussi s’enveni­mer. Mais la stratégie de « gentil flic – méchant flic » mise en œuvre avec l’Europe demeure de rigueur.

On peut néanmoins se demander dans quelle mesure les deux approches sont sciemment concertées. En dépit l’assouplissement réel de l’administration Bush de­puis le début du second mandat, il convient de noter que les mutations diplomati­ques, tant du côté américain qu’européen, s’opèrent davantage sur la tactique que sur les objectifs. L’Iran constitue un véritable sujet de préoccupation et les risques de prolifération nucléaire dans cette région sont bel et bien réels. L’approche de la carotte et du bâton, si elle se révélait inefficace en fin de compte, contraindrait sans doute les États-Unis à réagir par les « actions plus fermes » – à savoir des moyens militaires. Les plus cyniques diront que l’équipe Bush a consenti à œuvrer au côté des Européens principalement afin de leur faire porter la responsabilité d’un échec des négociations avant de s’y aventurer avec des méthodes plus musclées, et peut-être de se rapprocher de l’Union européenne après les échauffourées diplomatiques de la crise irakienne. Il reste toujours possible que les compromis potentiels ob­tenus par la troïka européenne ne satisfassent pas les États-Unis, mais l’approche multi-laterale et la concertation sont actuellement de mise.6

L’exemple du Liban

L’assassinat de l’ancien Premier Ministre libanais Rafik Hariri a fourni aux États-Unis et à la France l’occasion d’un partenariat rapproché sur un dossier déli­cat au Moyen-Orient.7 Cet événement et l’émotion du peule libanais n’ont fait que renforcer une collaboration franco-américaine amorcée avec la résolution 1559 du Conseil de Sécurité. Les négociations et le vote de la résolution 1559 invitent à des comparaisons avec la diplomatie rancunière qui conduisit à l’intervention militaire en Irak en 2003. La rédaction de la résolution sur le Liban fut le fruit de l’effort conjugué des diplomates américains et français, appuyés par d’autres co-sponsors, y compris européens. Aucun membre du Conseil de Sécurité n’a voté contre cette résolution. On n’a pas assisté cette fois-ci à la constitution au sein du Conseil de Sécurité d’un bloc franco-russo-chinois qui s’était érigé en obstacle perturbateur à l’approche de l’intervention en Irak. L’Allemagne s’est aussi ralliée à la résolution 1559, ajoutant son vote favorable à celui d’autres membres de l’Union Européenne qui siégeaient au conseil : Grande-Bretagne, Espagne, Roumanie.

Cette collaboration franco-américaine, et plus largement euro-américaine, tran­che, mais dans une certaine mesure seulement, avec les manœuvres diplomatiques divergentes entre Washington et Paris qui avaient précédé l’intervention militai­re en Irak. Cela n’a pourtant pas été sans accrochage, car les divergences entre la France et les États-Unis sur l’attitude à adopter envers le Hezbollah au Liban n’ont pas facilité la détente diplomatique. À la source du différend, il s’agit de savoir si le Hezbollah devait être, ou non, considéré comme une organisation terroriste, par crainte que cela n’implique une remise en question de l’ensemble de ses activités politiques et sociales. Paris a estimé le moment peu approprié pour bousculer une organisation jouissant d’une large assise populaire. Par conséquent les Français, comme l’Union Européenne, se sont bornés à ne qualifier de terroriste que la lutte armée du Hezbollah. Bien entendu, avec la résolution 1559, la France a aussi réclamé un démantèlement « sans attente » de sa branche militaire. La France par ailleurs a condamné d’autres dérives du Hezbollah, par exemple les émissions anti­sémites de sa chaîne de télévision Al-Manar. Mais en fin de compte, s’agissant de l’approche à adopter vis-à-vis du Liban, la diplomatie américaine s’est alignée sur la position française – en toute reconnaissance des intérêts de la France et de sa longue histoire intime partagée avec le pays du cèdre. Les leaders politiques américains ont saisi l’occasion pour afficher une volonté de prendre en compte les analyses françai­ses dans l’évolution de leurs stratégies, et leurs buts ultimes partagés.

Face aux crises aux Moyen-Orient les États-Unis et l’Europe ne partagent pas toujours les mêmes tactiques et stratégies – mais dans une plus longue durée et sur le fond ils s’alignent sur les objectifs à atteindre. Les divisions et différends du moment provoquent des passions et des rancunes. Cette atmosphère passionnelle mène trop souvent à des commentaires insistant sur les oppositions euro-améri­caines – voire aussi entre européens – dont les analyses et les propositions d’action divergent. En y regardant d’un peu plus près on constate cependant qu’en fin de compte les États-Unis et l’Europe serrent les rangs. Certains y voient le résultat d’une écrasante puissance américaine. Mais il s’agit simplement de l’expression d’un naturel partage d’intérêts de fond et des valeurs démocratiques transatlantiques.

* Professeur de sciences politiques à l’Université américaine de Paris.

Notes

1 Voir Steven Ekovich, « Les États-Unis : de la défense du libéralisme au nécessaire libé­ralisme de la défense » in Géostratégiques (Avril 2004 – N° 4).

2 Hubert Védrine, « George W. Bush a-t-il raison ? », Le Monde, 25 mars 2005.

3 Voir pour ce résumé « La doctrine Bush de remodelage du Grand Moyen-Orient: en­tre idéalisme et pragmatisme », mars 2005, par Catherine Croisier, chercheur associée à l’IRIS. Disponible à www.diploweb.com. Voir aussi Jeremy M. Sharp, « The Middle East Partnership Initiative: An Overview », CRS Report for Congress (juillet 2005) ; Richard Youngs, « Trans-Atlantic Cooperation on Middle East Reform: A European Mis-judgment? » The Foreign Policy Centre (novembre 2004).

4 Voir particulièrement Richard Youngs op. cit.

5 Les chiffres annoncés ne correspondent pas aux sommes effectivement dépensées. Le budget réel de la MEPI s’est élevé à 29 millions de dollars pour la fin 2002, 90 mil­lions en 2003, 89 millions en 2004, et moins de 100 millions pour 2005 et 2006. Jeremy M. Sharp op. cit.

6 Sur l’Europe, les États-Unis et l’Iran voir Steven Ekovich « États-Unis – Iran : la longue quête de valeurs et d’intérêts communs » in Géostratégiques (Décembre 2005 – Edition spéciale N° 10)

7 Voir Steven Ekovich, « Les impacts des relations diplomatiques franco-américaines sur le développement de la démocratie au Moyen-orient : le cas du Liban », in EurOrient N° 19 – 2005.

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