Le retour de la Russie sur la scène balkanique

Gilles TROUDE

Docteur en histoire des relations internationales contemporaines, Paris III-Sorbonne nouvelle

2eme trimestre 2011

POUR BIEN COMPRENDRE LES MÉANDRES de la géostratégie russe dans les Balkans, il convient de la replacer dans un cadre plus vaste, à savoir les grandes lignes de cette géostratégie face aux attaques incessantes de la super-puissance amé­ricaine.

Dans son célèbre ouvrage Le Grand Échiquier, paru en 1997 – à l’époque de l’« abaissement de la Russie » – Zbigniev Brzezinski, polonais naturalisé américain, ancien conseiller du président à l’époque de Jimmy Carter, proposait froidement que, afin de perpétuer la maîtrise du monde par les États-Unis, et pour que ceux-ci soient débarrassés une fois pour toutes de la menace russe sur le continent eurasia-tique, la Russie soit démantelée en trois parties, européenne, asiatique et centrale, et qu’un couloir direct Ouest-Est soit ouvert via la péninsule Balkanique, le Caucase et le Turkestan, afin d’accéder aux richesses énergétiques des pays de l’Asie centrale, rebaptisés « Balkans eurasiens » par Brzezinski.

Le pétrole de la mer Caspienne pourrait ainsi parvenir directement à l’Ouest grâce à deux nouveaux oléoducs, l’un à travers le Caucase et la Turquie, et l’autre coupant les Balkans via la Bulgarie, la Macédoine, le Kosovo et l’Albanie, pour déboucher sur la mer Adriatique. Ce n’est pas un hasard, à nos yeux, si, quelques se­maines seulement après le début des bombardements de l’OTAN sur la Yougoslavie le 24 mars 1999, le même Brzezinski écrivait avec cynisme : « Le fait est que les enjeux sont infiniment plus importants que l’avenir du Kosovo. »

Un auteur américain bien informé nous apprend que, dès 1992, le président George Bush père avait menacé la Yougoslavie d’une intervention militaire si jamais la guerre civile s’étendait au Kosovo1, et, dès 1997, les plans secrets de toutes les cibles choisies pour les futurs bombardements aériens sur la Serbie et le Monténégro avaient été fièrement dévoilés à un militaire français de haut rang en visite sur un porte-avions américain, deux ans avant ces bombardements. L’argument humani­taire n’a donc servi que de prétexte à cette opération hautement stratégique qu’a constituée l’intervention de l’OTAN en 1999, déclenchée pour la première fois en toute illégalité, sans déclaration de guerre et sans l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, rappelons-le ! (modèle repris pour l’invasion de l’Irak en 2003, malgré l’opposition de la France, représentée par Dominique de Villepin, de la Russie et de la Chine au Conseil de sécurité).

Les principes de la nouvelle géostratégie russe

Face à cette géostratégie délibérément offensive des États-Unis, la Russie recons­tituée de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev affiche clairement son programme de politique extérieure. Les cinq principes de cette politique sont désormais : la défense du droit international, la création d’un monde multipolaire, le principe « ni confrontation ni isolement », la défense des droits des citoyens russes partout où ils vivent (exemple : les pays baltes), enfin, la protection des régions d’intérêts privilégiés (exemple : la Serbie).

L’État russe a commencé à appliquer cette géostratégie de contre-attaque, clai­rement exposée par Guennadi Zjouganov, en trois
étapes :

1/ Intangibilité de la Fédération de Russie, ce qui signifie que la Russie ne to­lérera jamais une intervention étrangère à l’intérieur de la Fédération (ainsi, on remarquera que la reprise en main de la Tchétchénie n’a suscité que des réactions purement verbales de la part des États-Unis – à la différence de la France, toujours en pointe lorsqu’il s’agit de défense des droits de l’homme, de préférence dans les pays ne faisant pas partie de la francophonie…).

2/ Défense de l’« étranger proche », expression géostratégique typiquement russe, qui couvre la plupart des anciennes républiques de l’URSS devenues indé­pendantes (Ukraine, Biélorussie, Caucase, Turkestan, etc.) à l’exception des pays baltes, considérés comme « perdus » puisqu’ils sont maintenant entrés dans l’OTAN et dans l’Union européenne (rappelons que les Baltes sont proches des Scandinaves sur les plans linguistique et ethnique, et de religion catholique ou luthérienne mais non orthodoxe).

Dans cette perspective, la Fédération de Russie a créé la Communauté des États indépendants (CEI), regroupant la Russie, la Biélorussie, la Moldavie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan2.

Cette deuxième phase de défense de l’« étranger proche » a connu un premier succès en août 2008, avec la très vive riposte russe à l’attaque de l’armée géorgienne visant les minorités russophones d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, suivie de la dé­claration d’indépendance de ces deux entités (sur le même modèle que celle du Kosovo !). Le président Dmitri Medvedev a bien illustré cette nouvelle conception d’une « zone-tampon » dans le Caucase, l’Asie centrale et le bloc slave européen par cette déclaration du 1er septembre 2008 dénuée de toute ambiguïté : « Nous dé­fendrons nos intérêts en dehors des frontières ; à chaque attaque sur ces frontières, nous répondrons. »

3/ Pénétration en Europe le long des couloirs énergétiques, avec le gazoduc « North Stream », passant sous la mer Baltique et alimentant directement l’Alle­magne et l’Europe du Nord, et « South Stream », à travers les Balkans (Bulgarie, Serbie, Hongrie, Croatie et Slovénie) à destination de l’Autriche et de l’Italie, l’ENI italien ayant pris une participation de 50 % dans le projet. La Russie a réussi un grand « coup » médiatique avec la nomination de l’ancien chancelier allemand Schrôder à la tête du projet « North Stream ».

À l’occasion de son dernier voyage à l’étranger en tant que chef d’État, Vladimir Poutine a obtenu le 21 janvier 2008 l’accord de la Bulgarie pour le passage du futur gazoduc d’une longueur totale de 2 500 km, qui reliera la Russie à l’Europe du Sud en 2015 après être passé sous la mer Noire. Sa construction devra nécessiter un investissement de 10 milliards d’euros, pour un débit de 10 milliards de m3 de gaz naturel par an pour commencer.

Il est remarquable que les élites aussi bien bulgares qu’italiennes, serbes, croates, hongroises et autrichiennes aient fait preuve d’une approche étonnamment unie à l’égard du gazoduc « South Stream », le considérant sous l’angle pratique d’un projet économique, dont les avantages ne peuvent être que bénéfiques pour leurs communautés respectives. Dans leur esprit, compte tenu des énormes besoins éner­gétiques de l’Europe, ce projet ne viendrait nullement en compétition avec le ga­zoduc américain « Nabucco », les deux étant complémentaires, voire insuffisants à l’horizon 2015. Le projet « Nabucco » se heurte d’ailleurs à de grandes difficultés pratiques, son approvisionnement en gaz naturel n’étant pas encore assuré à ce jour.

4/ Un « troisième cercle » – pour reprendre l’expression de Soljenitsyne – de la puissance russe retrouvée concerne les pays orthodoxes slaves des Balkans : Bulgarie, Serbie, Monténégro, Macédoine, et non slaves : Roumanie, Grèce, Chypre (paradis des nouveaux milliardaires russes). Bien que ne faisant pas partie apparemment de l’« étranger proche » – ce qui signifie, semble-t-il, que la Russie n’y risquera pas ses soldats -, ces pays pourront faire l’objet d’un « traitement diplomatique de faveur » sur le plan international. Selon le président Medvedev, ces États, comme par exemple la Serbie, entretiennent « des rapports amicaux traditionnels et des rapports historiques particuliers » avec la Russie.

En particulier, le président Dmitri Medvedev affirmait le 1er juillet 2008 que « la Russie portait un intérêt particulier à la Serbie » – sans préciser le sens de cette expression.

C’est dans cet esprit que le soutien russe à la Serbie en novembre 2008 lors du recours de celle-ci auprès de la Cour internationale de justice de La Haye pour contester l’autoproclamation d’indépendance du Kosovo peut être considéré comme une victoire diplomatique : en effet, la majorité des pays membres de l’As­semblée des Nations unies ont accepté que la Serbie saisisse la CIJ, celle-ci devant se prononcer sur le fond dans un délai de deux ans maximum. La question posée était la suivante :

« Est-ce que la décision des institutions provisoires du Kosovo de proclamer unilatéralement l’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008, était conforme au droit international ? » Le vote a été sans appel : 77 pays pour l’adoption, 6 contre et 74 abstentions3.

On sait que, le 22 juillet 2010, une réponse très mesurée était donnée par la Cour internationale de justice de La Haye (institution datant du début du xxe siècle, sans aucun rapport avec le récent Tribunal pénal international situé dans la même ville), qui considérait que la proclamation de l’indépendance du Kosovo n’avait pas violé le droit international. Elle ajoutait toutefois qu’elle n’était « pas tenue par la question qui lui était posée de prendre parti sur le droit de savoir si le droit international conférait au Kosovo un droit positif de déclarer unilatéralement son indépendance ». Elle précisait « qu’elle n’était pas chargée de dire si le Kosovo avait accédé à la qualité d’État », cette reconnaissance n’étant possible que par l’Assem­blée générale des Nations unies.

Or, à ce jour, trois ans après le 17 février 2008, seuls 70 États ont reconnu l’indépendance autoproclamée du Kosovo sur 193 membres des Nations unies. La majorité nécessaire pour la reconnaissance de l’indépendance étant en la matière des deux tiers, soit 128 voix, il reste 58 voix à trouver pour que le Kosovo obtienne un siège dans l’immeuble de verre de New York, ce qui repousse apparemment cette reconnaissance aux calendes grecques…

On remarquera que, au cœur de l’Europe, ni l’Espagne, ni la Grèce, ni la Slovaquie, ni la Roumanie, ni Chypre, malgré des pressions énormes des États-Unis et de leurs acolytes, n’ont accepté la reconnaissance de cet État fantoche.

À la suite de la déclaration d’indépendance du Kosovo le 18 février 2008, un sommet secret de la CEI s’était réuni, où avait été débattue la question d’une éven­tuelle intervention militaire russe : les 1 000 soldats du bataillon russe membre de la KFOR devaient être redéployés dans le Nord du Kosovo à Mitrovica pour protéger la minorité serbe menacée par le nouveau gouvernement kosovar de Pristina. Cette option n’a finalement pas été retenue, la Serbie ne faisant pas partie de l’« étranger proche » selon les stratèges russes, puisque les frontières de la Fédération de Russie n’étaient pas menacées (ce que les Serbes n’ont peut-être pas compris). Mais la Russie a décidé d’apporter son entier soutien à la Serbie dans son combat juridique pour la non-reconnaissance du Kosovo pour deux raisons géostratégiques :

  1. a) cette déclaration d’indépendance autoproclamée crée un dangereux précédent qui pourrait mener à retracer les frontières de plusieurs pays d’Europe et de nom­breux pays dans le monde entier. Contraire aux accords d’Helsinki qui prévoyaient l’intangibilité des frontières en Europe, ainsi qu’au principe de non-intervention à l’intérieur des États souverains, ce précédent est rejeté par l’Espagne (à cause du Pays basque et de la Catalogne), la Roumanie et la Slovaquie (en raison de leurs minorités hongroises), et par Chypre (dont la Turquie occupe illégalement la partie nord depuis 1974, bien que la population turque ne représente que 20 % de la population de l’île).

À plus large échelle, les Hongrois de l’Ouest de la Roumanie (Transylvanie) pourraient être tentés d’imiter l’exemple du Kosovo : le leader des Hongrois de Roumanie a dit au lendemain de la déclaration d’indépendance kosovare qu’il s’agissait d’un « exemple très intéressant ». Les leaders basques, flamands et québé­cois ont également accueilli très favorablement l’indépendance du Kosovo dans les semaines qui ont suivi sa déclaration. Il est à craindre que l’Occident ne soit à terme touché par l’effet d’entraînement. En Espagne, cette conséquence de la reconnais­sance prématurée de l’indépendance du Kosovo a été confirmée de la manière la plus officielle par le ministre des Affaires étrangères Miguel Angel Moratinos, selon lequel « la proclamation d’indépendance du Kosovo du 17 février 2008 ne respecte pas le droit international ».

Un dirigeant basque, membre du parlement espagnol, a d’ores et déjà indiqué que la méthode adoptée par les chefs albanais du Kosovo « constituait un excellent exemple de la marche à suivre pour le Pays basque », qui revendique son indépen­dance non seulement dans sa partie espagnole, mais aussi dans sa partie française, l’ethnie basque, très ancienne (citée par Salluste dans sa Vie de Jugurtha), s’étendant, comme l’on sait, de part et d’autre des Pyrénées.

Au Canada, « il faut se réjouir qu’un nouveau peuple devienne libre », a déclaré le 18 février 2008 Daniel Turp, porte-parole du Parti québécois en matière de re­lations internationales. Rappelons que la province francophone du Québec, qui a déjà obtenu 49 % de voix favorables à l’indépendance lors d’un référendum popu­laire et imposé l’usage obligatoire de la langue française en 1976, se dit intéressée par ce processus et menace de faire sécession de la Fédération du Canada à majorité anglophone.

La liste des pays dans le monde concernés par l’indépendance autoproclamée du Kosovo est interminable et n’épargne pas la Grande-Bretagne (Écosse, Ulster), la Belgique (Flandre) et l’Italie (Haut-Adige, Padanie).

En dehors de l’Europe, la Chine soutient énergiquement la même position ju­ridique que la Russie à cause du Tibet et de l’entité de Taiwan, ainsi que l’Inde (problème du Cachemire, revendiqué par le Pakistan) et la plupart des pays arabes (Égypte, Algérie) et d’Afrique noire, où les frontières ont été tracées à la hâte par les puissances coloniales et ne reposent, comme on le sait, sur aucune base ethnique. Une reproduction du cas du Kosovo entraînerait en Afrique noire un imbroglio épouvantable, toutes les frontières devant être redessinées si l’on devait tenir compte des données ethniques. Par exemple, le Nigeria ex-britannique, le plus grand pays d’Afrique (158 millions d’habitants), est formé de populations variées, Haoussas, Ibos, Yoroubas, etc., mais les Haoussas sont présents également de l’autre côté de la frontière dans le Niger voisin, francophone (peuplé de 5 millions d’habitants seu­lement). D’autre part, sur le plan religieux, le Nigeria est partagé entre musulmans au Nord, et chrétiens au Sud (d’où le conflit du Biafra).

Au Sahara, l’ethnie touarègue, parlant une langue sémitique et s’étendant sur les territoires actuels du Niger, du Mali, de l’Algérie et de la Mauritanie, serait en droit également de réclamer son indépendance sur le modèle du Kosovo.

Dans les chancelleries occidentales, les puissants cerveaux qui ont appuyé l’in­dépendance du Kosovo sont parfaitement conscients de ce problème – surtout dans les ex-puissances coloniales que sont la France et la Grande-Bretagne – mais se gardent bien de l’évoquer dans les médias.

  1. b) la déclaration d’indépendance du Kosovo est considérée par Moscou comme « contraire aux intérêts fondamentaux de la Russie ». Elle encourage en effet les pré­tentions de certaines républiques musulmanes membres de la Fédération de Russie (Tatarstan, Tchétchénie, etc.). Rappelons que la Russie, même après l’éclatement de l’ex-URSS en 15 républiques, reste une grande puissance musulmane : au recen­sement de 2002, la Fédération de Russie, qui reconnaît officiellement pas moins de 92 nationalités, incluait 17,5 % de non-Slaves – soit 26 millions de personnes -, dont 12 millions de Turco-Mongols, 4 millions de Caucasiens et 2 millions d’Ou-raliens. Ces chiffres sont incontestables, puisque fondés sur les déclarations des individus eux-mêmes lors du recensement.

Actuellement, il est certain que la diplomatie russe voit d’un très mauvais œil la naissance de ce qu’elle appelle un « État-OTAN » en plein cœur de l’Europe. Selon Natalia Narotchinskaïa, vice-présidente de la Commission des affaires étrangères de la Douma : « Le Kosovo fait partie intégrante de la stratégie militaire et politique eurasienne des États-Unis, et l’opération visant à détacher des provinces de la Serbie sert leur volonté d’atlantisation de tous les processus européens : leur objectif est de faire de l’Europe une tête de pont des intérêts américains. »

Le directeur du Centre d’études politiques comparées de l’Académie des sciences de Moscou, expert reconnu pour les questions balkaniques, est plus précis et entre­voit les conséquences d’une reconnaissance de l’indépendance autoproclamée du Kosovo sur l’équilibre européen en ces termes : « Reconnaître l’indépendance du Kosovo va freiner l’évolution démocratique de la Serbie, influencer les séparatistes basques, ceux de la Transylvanie roumaine et de l’espace postsoviétique. Cela creu­sera encore le fossé entre la Russie et l’Occident, et contraindra Moscou à des choix politiques vis-à-vis de plusieurs républiques non reconnues. Les Tatars de Crimée sont d’ailleurs très attentifs à la manière dont progresse la situation du Kosovo. »

 

La base géante américaine Bondsteel au Kosovo

De ce point de vue, la construction de la base géante Bondsteel (« Lien d’acier ») par l’armée américaine au Kosovo est vécue par les dirigeants russes comme une vé­ritable provocation. Située près d’Urosevac, dans le secteur est du Kosovo, près de la frontière macédonienne, elle couvre 750 hectares et peut abriter jusqu’à 7 000 sol­dats. Installée sur des terrains purement et simplement confisqués, elle est consti­tuée de 300 bâtiments en dur, 25 km de routes asphaltées, 52 pistes d’envol, dont une piste géante permettant aux bombardiers stratégiques de s’envoler vers Moscou. Elle est défendue par une enceinte fortifiée en ciment et terre de 14 km de long, et par 84 km de barbelés, avec 11 tours de guet. Il s’agit d’une véritable ville améri­caine au cœur des Balkans, avec trois zones urbaines, des cinémas, des salles de sport disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre, deux églises et une bibliothèque. On y trouve également plusieurs Burger King, ainsi que l’hôpital militaire le mieux équipé d’Europe.

Cette base militaire est si grande que, dans la population locale, circule une plai­santerie courante. À la question : « Que voit-on de le Lune sur le globe terrestre ? », on vous répond : « La Muraille de Chine et Bondsteel ! »

Bondsteel a été conçue comme une enclave autosuffisante, dotée de toutes les ré­serves en cas de guerre : toutes les fournitures qui lui sont nécessaires (alimentation, eau, électricité, transports, pompiers, etc.) ont été sous-traitées par le Pentagone à une société privée, Brown & Root Services, filiale d’Halliburton, déjà retenue pour le projet d’oléoduc AMBO et qui avait déjà construit des bases en Somalie en 1992 (avant la déroute de l’armée américaine dans cette Corne de l’Afrique), ainsi qu’à Haïti en 1994 pour 18 000 hommes. Dans sa phase de construction, Brown & Root Services était le principal employeur du Kosovo, avec l’embauche de 7 000 Albanais encadrés par 1 000 ex-militaires américains.

Nul besoin d’être expert militaire pour se rendre compte que cette base dépasse de très loin les besoins du Kosovo, minuscule pays de 10 887 km2 (l’équivalent de deux départements français) et de 1 900 000 habitants.

Cette vision n’a d’ailleurs pas échappé à l’éditorialiste du Washington Post, qui écrivait candidement, dès janvier 1999, que, « le Moyen-Orient devenant de plus en plus fragile, nous avons besoin de bases et de droits de survol aérien dans les Balkans pour protéger le pétrole de la mer Caspienne ». D’ailleurs, selon le colonel Mac Lure, commandant la 1re division d’infanterie US, « les plans de la construc­tion de la base Bondsteel avaient été dressés des mois avant que la première bombe ne soit larguée sur la Serbie », c’est-à-dire bien avant la conférence de Rambouillet du 6 février au 15 mars 1999, dont l’échec fut le prétexte officiel à l’intervention de l’OTAN.

Certains analystes supputent même que la base Bondsteel, de par son ampleur, aurait été conçue pour remplacer la base aérienne d’Aviano en Italie, dans le cadre d’une réorientation de la stratégie américaine autour de la mer Noire. Deux bases ont déjà été construites par l’armée américaine depuis 2001 en Bulgarie, et pas moins de cinq en Roumanie depuis 2002, toutes équipées de radars fixes de la der­nière génération, les FPS-117, produits par la firme Lockheed-Martin : le premier à Muntele Mare, près de Cluj, au nord-ouest, regarde la Hongrie et l’Ukraine ; le deuxième se trouve à Suceava, au nord-ouest, et surveille l’Ukraine et la Moldavie ; le troisième à Ovidiu, près de Constantza, à l’est, occupe le verrou stratégique au débouché de l’axe Rhin-Main-Danube sur la mer Noire ; le quatrième, à Craiova, au sud, est pointé sur la Bulgarie ; et enfin le dernier à Giarmata près de Timisoara, au sud-ouest, surveille Belgrade et la Voïvodine4.

Plus de 4 000 GI’s seront en service dans ces bases, dont 1 600 en Roumanie et 2 500 en Bulgarie.

Or, les conflits croate et bosniaque des années 1990 avaient déjà permis aux Américains d’installer les bases de Tuzla en Bosnie centrale et de Szegedin au sud de la Hongrie, à proximité immédiate de la frontière avec la Serbie. L’on assiste donc à une poussée très nette de la présence américaine vers l’est, l’intention du Pentagone étant de réduire le nombre de ses 50 000 hommes encore présents en Allemagne pour en redéployer une partie dans plusieurs pays d’Europe de l’Est, conformément aux plans rendus publics par George W. Bush en 2004.

Ce transfert massif de troupes américaines vers l’est ne manque pas d’inquiéter les stratèges russes. Un expert militaire russe, Konstantin Sivkov, a dit à Pravda Ru en octobre 2009 que ces nouvelles bases en Roumanie et en Bulgarie représentaient une menace pour les intérêts russes : « Le résultat est que la Russie va se trouver en­cerclée. Pourquoi les États-Unis ont-ils besoin de ces bases sur la mer Noire ? Pour combattre le terrorisme ? Cela ne tient pas debout. Il y a près de 4 000 km entre la Roumanie et le Proche-Orient. […] De plus, ils disposent de nombreuses bases dans le Moyen-Orient. […] En fait, Washington s’intéresse aux sources d’énergie de la mer Caspienne. Les bases en Roumanie et en Bulgarie serviront à assurer la sécurité des transports de gaz et de pétrole de la région5. »

Le Kosovo, plaque tournante du trafic de drogue en Europe

La reconnaissance de l’indépendance autoproclamée de l’État-OTAN du Kosovo est d’autant plus choquante que l’économie de ce pays est en faillite. La communauté internationale avait déjà accordé en 2008 2,7 milliards d’euros d’aide au Kosovo depuis 1999, suivis de nouvelles tranches d’aides de 700 millions d’eu­ros. Or le résultat n’est pas probant : taux d’espérance de vie le plus bas d’Europe, chômage touchant officiellement 47 % de la population active.

Grâce au programme de reconstruction entrepris par l’UNMIK, le PIB par ha­bitant du Kosovo a augmenté en moyenne de 4,3 % par an et s’élève maintenant à 790 dollars par habitant contre 400 dollars dix ans auparavant. Néanmoins, selon le rapport d’information au Sénat fait au nom de la Commission des affaires étran­gères, le Kosovo demeure l’une des zones les plus pauvres d’Europe, avec 36 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1,65 dollar par jour et par habitant). L’extrême pauvreté (moins de 2 100 calories par jour et par adulte) affecterait même 15 % de la population, touchant particulièrement les enfants, les adultes illettrés et les handicapés. Enfin, avec 35 enfants sur 1 000 qui décèdent avant leur 5e anniver­saire, le taux de mortalité infantile est, d’après l’UNICEF, le plus élevé d’Europe6.

Malgré la présence encore aujourd’hui de 10 000 soldats des Nations unies (UNMIK) dans ce pays accablé par la misère, la criminalité bat son plein. Selon un rapport de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies (Europol), sur les 125 tonnes d’héroïne consommée en Europe, 80 % (soit 100 tonnes) transiteraient par le Kosovo ; le trafic d’héroïne y serait passé de 2-3 tonnes par an avant l’an 2000 à 8-10 tonnes entre 2000 et 2005, ce qui représente 123 millions de dollars de bénéfice mensuel environ (1 476 millions de dollars US par an)7. En prove­nance d’Afghanistan (qui a produit 6 110 tonnes d’opium en 2006) et traversant la Turquie, le circuit de l’héroïne alimente l’Europe occidentale via l’Albanie et l’Italie du Sud, où vit une importante colonie albanaise (200 000 personnes environ), liée à la mafia italienne.

Ces chiffres sont à rapprocher de ceux du commerce extérieur du Kosovo : avec 968 millions d’euros d’importations pour 36 millions d’euros d’exportations, le dé­ficit commercial s’élevait en 2005 à 932 millions d’euros, entièrement couverts par l’aide internationale et les transferts privés (envois des expatriés). Mais, à lui seul, le trafic de drogue, converti en euros (1 476 millions de dollars US = 1 077 millions d’euros au cours actuel), était supérieur au chiffre du commerce extérieur officiel…

Quant à la prostitution, le Kosovo serait, selon le rapport de l’OIM, la plaque tournante d’un trafic de jeunes filles (âgées de moins de 25 ans pour les deux tiers) en provenance surtout de Moldavie (53 %), de Roumanie (23 %) et d’Ukraine (13 %), et à destination de l’Europe occidentale via l’Adriatique8. Sur ce territoire enclavé dans les Balkans ont été « éduquées » puis jetées sur le marché occidental plus de 80 000 jeunes filles en dix ans. La prostitution serait liée au trafic de drogue et emprunterait les mêmes circuits, les bénéfices obtenus par les trafiquants de dro­gue étant réinvestis dans l’achat d’« esclaves sexuelles » (et inversement).

Mais il y a pire, avec la révélation tardive d’un trafic organisé d’organes hu­mains. Déjà, en avril 2008, dans son livre de mémoires La Chasse, les criminels de guerre et moi, paru en Italie, l’ancienne procureur du Tribunal pénal international de La Haye Carla Del Ponte évoquait la sombre affaire du trafic d’organes humains au Kosovo. Ses soupçons ont été confirmés depuis cette date. Le Washington Post du 8 janvier 2011 écrit : « Washington était au courant des kidnappings quelques semaines après que l’OTAN a occupé le Kosovo en juin 1999. […] Par la suite, la stabilité politique est devenue la priorité pour les USA et les Nations unies, qui ont renoncé à lancer des enquêtes sur les kidnappings. »

Selon le criminologue Xavier Raufer, « fin janvier 2011, l’Assemblée parle­mentaire du Conseil de l’Europe adoptait un rapport du sénateur helvétique Dick Marty. [.] On y lit que, de l’été 1998 à octobre 1999, alors que l’UCK contrôle peu ou prou le Kosovo, des chefs de cette guérilla mafieuse kosovare ont fait assas­siner des prisonniers, surtout serbes, détenus dans des camps secrets. Les organes de ces victimes étant ensuite prélevés et vendus, aux fins de greffes, sur le marché noir international. Une immense machine criminelle internationale s’était alors constituée : un réseau extensif de planques et de cliniques existait, entre le Kosovo et le Nord de l’Albanie, jusqu’à l’aéroport de Tirana, servant aux « livraisons ». […] Combien de victimes pour ce crime contre l’humanité chimiquement pur ? Des centaines de Serbes, de Roms ou d’Albanais « collabos » ont été séquestrés et torturés dans des camps secrets de l’UCK, dit le rapport Marty9 ».

Or, selon une récente enquête menée par l’avocat monégasque Jean-Charles Garetto et déposée au Conseil de l’Europe le 25 janvier 2011, intitulée La Protection des témoins, pierre de touche de la justice et de la réconciliation dans les Balkans, « au­cune loi ne protège les témoins, ils sont tués, molestés ou menacés. Ils sont simple­ment tous en danger. C’est un système où la justice n’est pas indépendante et est imprégnée par la corruption10 ».

 

le retour du « grand frère » russe au Monténégro

Moins préoccupante est la situation du Monténégro voisin. Situé à l’ouest du Kosovo, le petit Monténégro, peuplé seulement de 670 000 habitants (l’équivalent de deux arrondissements parisiens) et d’une superficie de 14 000 km2 (deux fois le Finistère), est devenu, comme l’on sait, indépendant le 3 juin 2006. Cet acte a sonné le glas définitif de la Yougo-Slavie, née au lendemain de la Première Guerre mondiale du rêve quelque peu romantique d’une Union des peuples slaves du Sud (Yug en serbo-croate), réduite à la Serbie-Monténégro après les sécessions succes­sives de la Slovénie, de la Croatie, de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine

entre 1991 et 1995.

À la différence du Kosovo voisin, en raison du caractère pacifique de sa décla­ration d’indépendance, le Monténégro n’a rencontré aucune difficulté pour être admis, trois semaines plus tard, 192e État membre des Nations unies. Sur le plan européen, c’est l’un des États les moins peuplés, après Chypre (800 000 habitants), mais avant le Luxembourg (500 000 habitants) et Malte (400 000 habitants).

Fait notable, malgré ses dimensions modestes, c’est un État dans lequel les Monténégrins sont officiellement minoritaires, avec 290 035 personnes au recen­sement de 2003, soit 43,16 % de la population, face à 214 973 se déclarant Serbes (31,99 %), 52 214 Bosniaques (7,77 %), 33.802 Albanais (5,03 %), 26 678 mu­sulmans non albanais (3,97 %), et 7 392 Croates (1,10 %).

Un simple calcul permet de constater que cette indépendance, acquise d’ex­trême justesse avec 55,5 % des voix au référendum du 3 juin 2006 (Bruxelles ayant exigé une « majorité qualifiée » de 55 % pour éviter les contestations), n’aurait pu être obtenue sans le soutien des partis politiques représentant les minorités alba­naise, bosniaque, croate et « musulmane » (musulmans non-albanais du Sandjak au Nord), qui représentent à elles quatre 18 % de la population. Quelles concessions ont été faites à ces minorités ethniques en échange de leur accord sur la question de l’indépendance ? C’est la question qu’on se pose logiquement.

Mais qui, parmi les hommes politiques occidentaux tout heureux d’encenser l’indépendance du petit Monténégro « enfin libéré de la tutelle serbe », selon leur expression, aurait pu prévoir que ce nouvel État constituerait bientôt le terrain idéal pour l’implantation des nouveaux oligarques russes ?

En effet, dès 2003, afin de rééquilibrer les relations extérieures du Monténégro, l’« homme fort » du pays, Milo Djukanovic (Premier ministre dès 1991 – à l’âge de 29 ans seulement -, élu président de la République fédérée du Monténégro en 1997), faisait nommer comme ambassadeur de Serbie-Monténégro à Moscou son homme de confiance, Milan Rocen, devenu par la suite ministre des Affaires étrangères. Depuis, des contacts ont été pris avec des hommes d’affaires russes, qui, surfant sur la vague créée par le boom économique russe, ont investi à tour de bras au Monténégro : ainsi, le groupe Rusal d’Oleg Deripaska, qui serait proche de Vladimir Poutine, a racheté les mines de bauxite de Niksic ainsi que le combinat d’aluminium de Podgorica KAP – première industrie du pays. En 2006, il a rem­porté l’appel d’offres pour la privatisation des mines de charbon et de la centrale thermique de Pljevlja.

De son côté, le géant russe du pétrole Lukoil tenterait de racheter la firme Jugopetrol Kotor, qui avait été privatisée en 2002 au profit du groupe grec Hellenic Petroleum11.

Sur la côte, d’autres hommes d’affaires russes ont racheté tous les plus grands hôtels du littoral adriatique – un des plus beaux du monde : le fameux Queen of Montenegro de Becici (superbe plage à 4 km de Budva), l’Albatros d’Ulcinj, et le Fjord de Kotor. Les Russes construisent aussi le massif Hôtel Splendid à Becici, ainsi que de nombreux hôtels particuliers clandestins12. Le maire de Moscou, Yuri Luzhkov, et le frère de Roman Abramovic ont acquis de grandes propriétés sur la côte monténégrine (on dit que Roman Abramovic y passerait lui-même ses va­cances, mais on n’en a pas la preuve).

Cet attrait pour la côte monténégrine ne nous paraît pas surprenant, quand on sait que, à l’époque titiste, des personnalités aussi prestigieuses que Carlo Ponti et Sophia Loren étaient déjà co-propriétaires du célèbre village de pêcheurs trans­formé en hôtel de Sveti Stefan, fréquenté par la crème des acteurs du monde entier : Yves Montand et Simone Signoret, Cary Grant et Marlon Brando, etc. Il faut dire que cette formule d’hôtel permet aux personnalités poursuivies par les médias un séjour dans un incognito total, les maisons de pêcheurs étant indépendantes et à l’abri des regards, et le service se faisant à domicile.

Selon l’économiste Nebojsa Medojevic, du « Mouvement pour le changement » – qui a obtenu 13 % des voix aux élections de septembre 2006 -, « la moitié de la richesse produite au Monténégro est aux mains des Russes ». Medojevic accuse en outre les Russes de piller les richesses naturelles du pays, avec le projet de cen­trale hydroélectrique Buk Bijela, nécessitant l’immersion du canyon de la Tara -un des plus beaux paysages du monde, site classé par l’UNESCO. Certes, c’est le groupe britannique EFT qui est concessionnaire de ce site, mais le projet n’aurait pas été réactivé sans la pression d’Oleg Deripaska, qui veut agrandir le complexe d’aluminium KAP, énorme consommateur d’électricité : 1,4 milliard de Kwh ­soit l’équivalent du déficit énergétique du pays – pour une production passée à 120 000 tonnes d’aluminium par an13.

Ce complexe est le plus grand pollueur du pays ; construit par le groupe français Péchiney il y a un demi-siècle, il est très vétuste et est maintenant menacé de ferme­ture. Oleg Deripaska réclame 300 millions d’euros pour le rénover, ce qui constitue une forme de chantage.

Le « Mouvement pour le changement » dénonce l’« invasion russe » et soup­çonne le régime personnel de Milo Djukanovic d’avoir conclu un gigantesque pacte de corruption avec les amis affairistes de Vladimir Poutine (en effet, le président de la Banque d’État du Monténégro est le frère du Premier ministre).

 

les liens entre la Russie et le monténégro : une amitié vieille de trois cents ans

Seuls ceux qui ignorent l’histoire des relations entre la Russie et le Monténégro peuvent être surpris par ce retour des Russes sur la côte adriatique, car ces relations sont vieilles de trois siècles : dès 1715, Mgr Danilo Petrovic, prince-évêque du Monténégro, se rendait à la cour des tsars à Saint-Pétersbourg, et en revenait avec des livres saints et une pension annuelle de 10 000 roubles. Dans les chancelleries russes, on se transmet de génération en génération l’épisode savoureux de l’effroi du jeune attaché chargé par la Cour de trouver un logement pour ce digne ecclé­siastique venu du Sud lointain (2 000 km), en découvrant qu’il était accompagné de tout son harem.

En 1799, le tsar Paul Ier garantissait solennellement la protection de la flotte russe pour les chrétiens riverains de la mer Adriatique, et envoyait à nouveau 10 000 roubles de subsides au Monténégro. En échange, il souhaitait acquérir les bouches de Kotor, rade naturelle en mer chaude idéale pour abriter sa flotte. Ce souhait a été réalisé peu après, en 1806, au cours de la guerre contre Napoléon 1er : le maréchal Marmont, qui avait conquis la Slovénie et la Dalmatie, rebaptisées « provinces illyriennes » (et devenues des départements français), a donc été fait duc de Raguse (nom italien de Dubrovnik). En réaction, les Russes de l’amiral Seniavine, alliés des Monténégrins, se sont emparés des bouches de Kotor ainsi que des îles de Hvar et Brac et du port de Budva, puis ont assiégé Dubrovnik.

Même si le traité de Tilsitt, passé entre Napoléon et le tsar Paul Ier, a obligé la marine russe à évacuer Kotor, un projet d’État existait, réunissant le Monténégro, l’Herzégovine serbe et la Dalmatie croate – donc embryon de la future Yougoslavie -sous la protection de Paul Ier, avec Raguse (Dubrovnik) pour capitale.

Or, il est intéressant de constater encore aujourd’hui quelle position clé occupe cette région : en 1999, lors de ce qui fut peut-être une des plus ignobles guerres de notre époque, la flotte gigantesque des 27 pays de l’OTAN (comprenant, entre autres, le porte-avions français Charles-de-Gaulle), liguée contre la petite Serbie de 10 millions d’habitants, mouillait au large des bouches de Kotor dans la mer Adriatique, site d’où elle balança des missiles mer-sol sur Belgrade, Nis et Novi-Sad pendant soixante-dix-huit jours, sans prendre le moindre risque sur le plan militaire.

Actuellement, l’accès aux merveilleuses bouches de Kotor est l’objet d’un litige frontalier entre la Croatie et le Monténégro nouvellement indépendant à propos de la presqu’île de Prevlaka, qui contrôle l’entrée des bouches. Ce litige n’est toujours pas réglé à ce jour, mais devra l’être dans l’avenir si ces deux pays veulent entrer dans l’Union européenne, ce qui ne saurait tarder, comme nous le verrons.

Deux décennies après le traité de Tilsitt, le prince-évêque Pierre II Njegos – le fameux prince-poète, considéré comme le plus grand écrivain de la littérature serbe avec son immense épopée Les Lauriers de la Montagne (Gorski vijenac), comparable à La Légende des siècles hugolienne – entreprenait à son tour le voyage de Russie en 1833 et était reçu par le tsar Nicolas Ier. Il obtenait qu’un consul représentât les inté­rêts russes auprès du Monténégro, en l’occurrence un Serbe, Jeremij Gagic, résidant à Dubrovnik, car la capitale de la principauté, Cetinje, n’était alors qu’une bour­gade isolée, sans la moindre commodité et donc considérée comme indigne d’un diplomate. Dans ce cas précis, les sentiments de fraternité avec le courageux petit peuple monténégrin, qui luttait seul contre l’Empire ottoman (il était séparé de la Serbie par le Sandjak de Novi-Pazar musulman), coïncidaient avec les intérêts stra­tégiques : la Russie voulait obtenir une base navale en Adriatique, et le Monténégro était idéalement placé pour abriter celle-ci.

En 1866, lors de la guerre de Crimée, la France et la Grande-Bretagne empê­chaient le Monténégro d’avoir un débouché sur l’Adriatique à Novoselje, près de Spic (Spizza) de peur de voir la Russie y gagner une nouvelle base en Méditerranée14.

Au début du xxe siècle, les relations entre la Russie et le nouvel État du Monténégro (reconnu comme indépendant au Congrès de Berlin de 1878, puis érigé en royaume en 1910) étaient plus qu’étroites : l’aide du Trésor russe repré­sentait à la veille de la Première Guerre mondiale 50 % du budget monténégrin, et la petite armée monténégrine était entraînée par des officiers russes15. Symbole de cette amitié, le roi du Monténégro Nikola Ier Petrovic-Njegos mariait deux de ses filles, Milica et Anastasie, à des grands ducs russes (sans compter une troisième, Hélène, au futur roi d’Italie Victor-Emmanuel III, et une quatrième au futur roi de Yougoslavie, Pierre Ier, ce qui en fit le « grand-père de
l’Europe »).

Après la prise du pouvoir par les Soviets en Russie en 1917, les relations avec le Monténégro se refroidirent sensiblement, celui-ci s’étant rallié au nouveau royaume serbo-croato-slovène (SHS) dirigé par la dynastie des Karageorgevitch, en la per­sonne du roi Pierre Ier, gendre de Nikola Ier. Le royaume SHS était considéré comme un « repaire de réactionnaires » où se réfugièrent 100 000 Russes blancs, et tout devait être fait pour le démolir : au IVe Congrès du PCY clandestin de 1928, réuni à Dresde en Allemagne, le Komintern donna ordre « d’aider les mouvements des na­tions opprimées dans le but de former des États indépendants de Croatie, Slovénie, Macédoine et Monténégro contre la « bourgeoisie grand-serbe ».

Après la Seconde Guerre mondiale, sous Leonid Brejnev, bien que le maréchal Tito, coleader du groupe des pays non alignés avec Jawaharlal Nehru et Gamal Abd El Nasser, affichât une neutralité de principe vis-à-vis des deux blocs, le Monténégro fut à nouveau utilisé par la flotte soviétique en 1967, lors de la guerre dite des « Six Jours » : trois sous-marins et un escorteur trouvèrent asile dans le havre de Herzeg-Novi, à l’entrée des bouches de Kotor, tandis qu’un véritable pont aérien de 240 avions, utilisant la Yougoslavie comme porte-avions, approvisionnait l’Égypte, en guerre contre Israël.

Cette tradition multiséculaire de la diplomatie russe de considérer le Monténégro comme un pion avancé de la Russie en mer chaude nous amène à penser que le retour des oligarques russes dans ce petit pays et la prise de contrôle de près de la moitié de son économie ne sont pas le fruit du hasard, mais font par­tie d’un dispositif d’ensemble géostratégique visant à la reconquête progressive de l’espace balkanique après quinze années d’avancées incessantes de l’OTAN dans le « ventre mou » de l’Europe.

On remarquera que, aussitôt après l’Islande, la Fédération de Russie a été le premier grand pays à reconnaître l’indépendance du Monténégro dès le 11 juin 2006 – huit jours seulement après la déclaration d’indépendance du 3 juin -, avant la Serbie (il s’agissait d’un « divorce à l’amiable »), les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne. Deux semaines plus tard, le Monténégro était admis sans difficulté à l’OSCE en tant que 56e membre, et aux Nations unies en tant que 192e membre.

Mais la prééminence des positions russes amène quelques années plus tard les Américains à avancer leurs pions au Monténégro. Comme le note une étude de la Defence Academy of UK :

« À plusieurs reprises, l’armée russe a exprimé son intérêt pour utiliser les ports, les installations de maintenance et autres dispositifs qui appartenaient à l’ancienne armée de Serbie-Monténégro. La présence russe a considérablement renforcé la po­sition de Djukanovic, qui a commencé à l’utiliser comme une menace implicite pour l’Occident, en liant le sort de son pays à celui de la Russie en tant qu’ami historique. Peut-être ceci pourrait-il expliquer la visite en septembre 2006 du secré­taire américain à la Défense Rumsfeld, qui a offert un soutien important et décisif au Monténégro et l’a encouragé à continuer son intégration euro-atlantique16. »

Effectivement, depuis 2006, le Monténégro brûle les étapes dans son adhésion à l’Union européenne. Le fait que l’euro y ait été introduit depuis le 1er janvier 2002 (à la suite du Deutschemark) n’y est certainement pas pour rien.

Après avoir obtenu l’Accord de stabilisation et d’association (ASA) signé par l’Union le 15 octobre 2007, le Monténégro déposait sa candidature à l’entrée dans l’Union le 15 décembre 2008. Deux ans plus tard, le 17 décembre 2010, il obtenait du Conseil européen le statut officiel de candidat – un record en la matière -, et les négociations d’adhésion proprement dites pouvaient donc commencer. « Cela constitue une grande récompense, avec une obligation encore plus grande », se féli­citait le président du parlement monténégrin Ranko Krivokapic.

En conclusion, nul mieux que le dernier président de l’ex-URSS, Mikhaïl Gorbatchev – à qui le monde doit être reconnaissant d’avoir autorisé la chute du mur de Berlin sans la moindre contrepartie -, n’a décrit avec une rare clairvoyance le jeu dangereux joué par les États-Unis en Europe, dans une interview publiée le 15 mai 2008 par le quotidien britannique Daily Telegraph :

« Les Américains avaient promis que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà des frontières de l’Allemagne après la fin de la guerre froide. Résultat, la moitié des États de l’Europe centrale et orientale sont désormais membres de l’Alliance atlantique, ce qui montre bien ce que sont devenues ces promesses. Cela prouve bien qu’on ne peut pas leur faire confiance. […] Nous disposions de dix ans, après la fin de la guerre froide, afin d’édifier un nouvel ordre mondial. Ces dix ans ont été gaspillés, sans aucun résultat. »

« Le problème, ce n’est pas la Russie. La Russie n’a pas d’ennemis, et n’a pas l’intention d’entrer en guerre contre les États-Unis ou contre qui que ce soit. On a parfois l’impression que Washington souhaite guerroyer contre le monde entier », a déclaré l’ancien président de l’URSS, en référence aux déclarations du chef du Pentagone, qui évoquait « la menace présentée par le cheminement incertain de la Chine et de la Russie ».

  1. Gorbatchev a par ailleurs qualifié l’éventuel déploiement en Europe orien­tale (Pologne et Roumanie) d’éléments du bouclier antimissiles de « démarche dan­gereuse, qui relance à un niveau inédit la course aux armements ».

Ce n’est que dans ce cadre très large, nous semble-t-il, que peut s’expliciter la géostratégie agressive des États-Unis dans les Balkans.

De ce point de vue, grande est la désillusion de la diplomatie russe à la suite de l’élection en novembre 2008 du nouveau président américain Barack Hussein Obama, qui avait promis une vaste réorientation de la politique étrangère améri­caine par rapport à son prédécesseur George W. Bush Jr, réorientation qui, pour l’instant, se fait attendre. Certes, au plan général, les États-Unis ont repris les négociations avec les Russes, qui ont abouti au traité Start follow-on sur la réduction progressive et réciproque des armements stratégiques. Mais, dans les Balkans, la di­plomatie américaine ne reconnaît pas ses erreurs, notamment avec l’« État-OTAN » qu’elle a installé au Kosovo, et continue de soutenir des régimes corrompus.

Il nous paraît regrettable que la diplomatie européenne, et notamment française, n’ait pas pris davantage de distanciation par rapport à cette géostratégie agressive et centrée uniquement sur les intérêts à long terme du seul peuple nord-américain.

 

Notes

  1. Diana JOHNSTONE, La Croisade des fous. Yougoslavie, première guerre de la mondialisation, Pantin, Le Temps des Cerises, 2005 (édition originale : The Fool’s Crusade, Londres, Pluto Press).
  2. Guennadi ZJOUGANOV, « La Russie après l’an 2000 », Paris, Éditions Mithec, 1999 (Préface du général GALLOIS), p. 230-235.
  1. Kosta CHRISTITCH, « Une victoire pour l’honneur, mais importante », BI, n° 137, no­vembre 2008, p. 17.
  2. Jean-Michel BERARD, « Bucarest accepte le bouclier américain », BI, n° 152, mars 2010, p. 16-17
  3. Sergeï BALSAMOV, « Deux bases U.S. qui inquiètent Moscou », Pravda Ru, 23 octobre 2009, dans BI, n° 150, janvier 2010, p. 17.
  4. Extrait du Rapport d’information, n° 316 (2003-2004) au Sénat, de MM. Jean-Marie POIRIER et Didier BOULAUD, « Serbie, Monténégro, Kosovo, ensemble ou séparés vers l’Union eu­ropéenne ? », fait au nom de la Commission des Affaires étrangères, déposé le 19 mai 2004.
  5. Xavier RAUFER, La Mafia albanaise, Lausanne, Éditions Favre, 2000, et « Instabilité et pro­blèmes sécuritaires », dans Kosovo, danger !, Bruxelles, Institut de sécurité des Balkans, 2006, p. 41-52, siteinstitusb.org, et email : institusb@yahoo.fr.
  6. Enquête de l’OIM sur 300 femmes victimes de la traite de 2000 à 2002, dans Xavier RAUFER, cit., p. 42-43
  7. Xavier RAUFER, « Balkans, boucherie et bidonnages », Le Nouvel Économiste, 17 février 2011.
  1. « Kosovo, un nouveau rapport accablant », BI, n° 162, février 2011, p. 15.
  2. Daniela HEIMERL « Monténégro 2006-2007 : les défis de l’indépendance », Le Courrier des Pays de l’Est, n° 1062, juillet-août 2007, p. 179.
  3. Jean-Arnault DERENS, « Quand les oligarques russes s’achètent le Monténégro », L’Humanité, 14 septembre 2006, et Daniela HEIMERL, cit., p. 179-183.
  4. « Les oligarques russes pillent les ressources naturelles du Monténégro », Monitor, 1er sep­tembre 2006, traduit par Persa ALIGRUDIC.
  5. Ernest WEIBEL, Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours, Paris, Ellipses, 2007,
  6. 174.
  7. Alexis TROUDE, Géopolitique de la Serbie, Paris, Ellipses, 2007, p. 162-163.
  8. Misa DJURKOVIC, « Montenegro : Headed for new divisions ? », Conflicts Studies, Research Center, Defence Academy of the United Kingdom, mars 2007, p. 8.

 

 

Article précédentA PROPOS DES CONFLITS POST-YOUGOSLAVES : RENCONTRE DE L’ÉTHIQUE ET DE LA GÉOPOLITIQUE
Article suivantLa stratégie chinoise dans le monde : le cas des Balkans

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.