Gilles TROUDE
Juillet 2005
Après une éclipse de près de quinze ans, due à ses difficultés internes, la Russie du président Vladimir Poutine est-elle en train d’effectuer un grand retour au Moyen-Orient, région limitrophe dans laquelle la défunte Union Soviétique était un acteur de premier plan pendant soixante-dix ans, et où l’Empire des Tsars, avant elle, menait traditionnellement une diplomatie très active ?
L’annonce par son président que la Fédération de Russie pourrait investir 4 milliards de dollars « dans un futur immédiat » pour la reconstruction de l’Irak, et la signature le 27 février 2005 d’un accord d’un montant de 800 millions de dollars pour la mise en service de la première centrale nucléaire iranienne à Bouchehr, semblent le signifier. Mais l’offensive économique de la Russie au Moyen-Orient n’est pas limitée à ces deux pays, puisque nous découvrirons, non sans surprise, qu’elle s’étend non seulement à l’Egypte et à la Syrie – alliés traditionnels – mais aussi à l’Arabie Séoudite, aux Emirats, au Yémen, et même à Israël, où le chef de l’Etat russe était invité le 27 avril 2005, alors qu’aucun dirigeant russe n’avait jamais foulé avant lui le sol de la Terre sainte.
La coopération russo-iranienne
L’Iran est le deuxième plus grand pays du Moyen-Orient, après la Turquie. D’une superficie de 1.650.000 km2 (3 fois celle de la France), et peuplé de 70 millions d’habitants, il est en plein essor démographique (84,7 millions d’habitants prévus en 2025). Ainsi que le rappelait amèrement le Shah Reza Pahlevi à la journaliste italienne Oriana Fallaci, les Iraniens, bien que répartis en plusieurs ethnies, sont un peuple purement indo-européen (« peut-être plus que vous, les Italiens », ajoutait-il ironiquement), installé dans la région depuis près de 4.000 ans.
L’Iran détient les deuxièmes réserves mondiales en pétrole et en gaz naturel, selon Paul-Marie Graf, consultant français basé en Iran, et expert en hydrocarbures1. Malgré les incertitudes liées à son régime politique – et aux menaces implicites d’agression des Etats-Unis -, il constitue un marché potentiel de tout premier ordre pour la Russie comme pour l’Europe. Du fait de l’hostilité américaine, les entreprises qui ont le courage d’investir en Iran bénéficient en effet d’un immense avantage : l’absence de concurrence des compagnies américaines auxquelles la réglementation gouvernementale interdit d’investir en Iran puisque ce pays ferait partie, selon la doctrine officielle américaine, de « l’axe du Mal » ( Irak – Iran – Corée du Nord ).
Notons que cette expression médiévale d’inspiration apparemment biblique, employée par le Président américain George Walker Bush lors de son discours de fin janvier 2002, n’a jamais été explicitée par son auteur David Frum . Curieusement, on relève en effet que la République Populaire de Chine, première puissance communiste du monde, n’en fait apparemment pas partie. Le fait qu’elle ait accumulé 660 milliards de dollars de réserves, principalement sur les Etats-Unis, n’est peut-être pas étranger à cet oubli …
En 2003, les échanges commerciaux entre la Russie et l’Iran ont représenté 1 milliard de dollars, selon le président de la Chambre russe de commerce et d’industrie (et ancien premier ministre) Yevgueniy Primakov, contre 803 millions de dollars en 2002. Ces échanges portaient sur l’industrie énergétique (y compris l’industrie nucléaire), l’équipement métallurgique, les véhicules, le développement conjoint des champs pétrolifères et de gaz naturel, et la coopération dans le domaine des transports, comprenant la création d’un corridor Nord-Sud de transport international, entre l’Asie centrale et le port de Bùsher, sur le Golfe Persique.
Ce corridor présente maintenant un intérêt géostratégique primordial, puisqu’il contourne l’Irak où l’armée américaine semble enlisée pour de nombreuses années dans une guerre sans issue prévisible contre la guérilla locale. Il permettrait une liaison directe entre la Sibérie et les mers chaudes, rêve éternel de la diplomatie russe.
Débordant le cadre des relations commerciales, l’ancien premier ministre russe déclarait en décembre 2003 que le montant de ces échanges n’était pas au niveau du « pont entre l’Est et l’Ouest que représentait la péninsule iranienne, qui jouit d’une situation stratégique exceptionnelle, et dont le sous-sol abrite la moitié des réserves pétrolifères mondiales »2. C’est pourquoi, le 9 juin 2004, une délégation de la Chambre de commerce de Moscou se rendait à Téhéran pour rencontrer le président de la Chambre de commerce de Téhéran Mohammad Reza Behzadian, afin de développer la collaboration économique entre les deux pays.
Ce dernier invitait les entreprises privées russes à participer au développement de l’industrie pétrochimique iranienne, et à investir dans le secteur de l’énergie. En échange, il souhaitait que « les hommes d’affaires russes ouvrent la voie à la présence active des industries alimentaires de l’Iran sur le grand marché que représentait la Russie » (notamment les fruits et légumes, le célèbre caviar de la mer Caspienne, le riz, le sucre, le thé, le tabac), ceci sans compter les peaux, les tapis, le coton : 100.000 tonnes produites annuellement dans le Gurgan et le Khorasan à l’Est, le Khuzistan et le Fars au Sud. On se rappelle qu’à l’époque de Gamal Abdel Nasser, l’U.R.S.S. s’était engagée à acheter la totalité de la production de coton égyptienne, boycottée par l’Ouest après la nationalisation du canal de Suez le 26 juillet 1956. Or, c’est l’Amérique qui, en privant l’Europe de son coton lors de la guerre de Sécession, avait fait la prospérité du coton égyptien.
D’ores et déjà, l’Iran constitue, avec la Chine et l’Inde, l’un des premiers clients de la Russie pour son industrie de l’armement, qui semble avoir traversé avec succès la délicate transition de la privatisation 3 : les achats de l’Iran en matériel militaire ont représenté plus de 5 milliards de dollars entre 1990 et 1995, portant notamment sur des centaines de chars T-72, des avions de chasse Mig-29, des bombardiers Su-24, des sous-marins Kilo, des missiles antinavires et 1.800 mines navales. Entre 2000 et 2002, des contrats d’un montant supérieur à 650 millions de dollars étaient encore passés par l’Iran avec des entreprises russes pour la livraison de 30 hélicoptères Mi-8, 51 hélicoptères Mi-17Sh dont 30 équipés de missiles anti-chars Shturm, des chars T-90, des systèmes anti-aériens AA S-300 etc. (cf. liste en annexe).
Néanmoins, après la tragédie de Beslan, et le regain de violence contre les cibles russes liées à la résistance tchétchène – dont Moscou constate l’islamisation progressive – les relations entre la Russie et l’Iran semblent évoluer vers une plus grande méfiance réciproque. Bien que Téhéran ne soit pas considéré par Moscou comme un Etat directement responsable du terrorisme, il reste un modèle de ce qui pourrait être accompli à travers une telle action, aussi bien en Afghanistan qu’en Irak, et plus généralement dans tout le monde islamique. Pour les hommes politiques russes, « le conservatisme politique et social représenté pat la théocratie iranienne semble dangereusement proche de la vision djihadiste d’un califat du XIVe siècle propagée par les terroristes internationaux ».
Force est de constater par conséquent qu’un profond fossé idéologique s’est progressivement creusé entre la Russie de Vladimir Poutine et l’Iran des mollahs, fossé qui s’est élargi considérablement depuis que les conservateurs ont repris le contrôle du Majlis (Parlement iranien). Le danger que les différences d’approche puissent se métamorphoser en sérieux désaccords politiques est maintenant plus grand qu’à aucune époque depuis l’éclatement de l’Union Soviétique.
Ce n’est pas un hasard si Moscou s’oppose maintenant au projet démocratique en Irak, en grande partie parce qu’il est persuadé qu’il va faciliter l’expansion d’un radicalisme islamique dans toute la région, et aider l’établissement d’un nouveau sursaut pour le terrorisme international.
De tels scénarios s’appuient avec appréhension sur les programmes iraniens dans les domaines du nucléaire et des missiles balistiques. Un expert éminent du gouvernement russe a déclaré récemment que « Téhéran était maintenant en mesure de construire des missiles balistiques d’une portée de 2.000 kilomètres, capables de frapper des cibles stratégiques dans la région russe de la Volga »4 – donc l’importante région industrielle de l’Oural, avec les centres sidérurgiques de Tcheliabinsk et Magnitogorsk, et à plus forte raison le centre de lancement de fusées de Baïkonour en Asie-centrale. Cette information constitue une surprise, car les experts militaires estimaient auparavant que les missiles iraniens n’avaient qu’une portée de 500 kilomètres.
Et, bien que les sources russes bien informées doutent des capacités de l’Iran en armes nucléaires, à Moscou même on note « un revirement marqué d’une indifférence désinvolte vers un examen minutieux, circonspect et même empreint d’une certaine nervosité ».
Mais c’est bien entendu la construction par les Russes de la première centrale nucléaire iranienne à Bouchehr, au Sud de l’Iran, sur la côte du Golfe Persique (à 250 km de la côte irakienne), qui a attiré l’attention de l’opinion mondiale. Rappelons pour mémoire que la Russie, au lendemain de la révolution islamique de 1979, a remplacé le groupe allemand Siemens, initiateur du projet à l’époque du Shah..
Le 27 février 2005, les chefs des organisations iranienne et russe de l’énergie atomique Gholamreza Aghazadeh et Alexandre Roumiantsev ont paraphé à Bouchehr un contrat de 800 millions de dollars pour la livraison par les Russes du combustible de la centrale, et le rapatriement par la Russie du combustible usagé. Cette dernière clause est censée garantir que le combustible ne soit pas réutilisé pour fabriquer des engins nucléaires par la République islamique, que les Etats-Unis accusent ouvertement de chercher à se doter de l’arme nucléaire sous le couvert d’activités civiles.
« Nous prévoyons le démarrage physique de la centrale fin 2006, le combustible étant livré environ six mois auparavant », a déclaré Alexandre Roumiantsev, cité par l’agence russe Itar-Tass. Selon lui, ce sont environ 100 tonnes de combustible qui doivent prendre le chemin de l’Iran.
« L’installation des équipements de la centrale sera achevée dans dix mois (donc fin décembre 2005), les essais et le début officiel des opérations aura lieu six mois plus tard » a déclaré Gholamreza Aghazadeh.
L’Iran, soucieux de marquer sa volonté d’indépendance et sa détermination à produire elle-même son combustible, prévoit de construire un deuxième réacteur, dont le contrat fait l’objet de discussions avec les Russes. Au total, la République islamique escompte bâtir au total six réacteurs supplémentaires d’ici à 2020, assurant une production de 7.000 mégawatts (soit une moyenne de 1.160 MW par réacteur, du même ordre que les centrales PWR françaises de 1.200 MW).
Pour donner une idée du niveau scientifique des Iraniens – que l’Occident a tendance à sous-estimer -, on rappellera qu’à l’époque du Shah Reza Pahlevi, l’Iran avait déjà lancé un très ambitieux programme nucléaire, comportant une importante participation à la construction de l’usine d’enrichissement d’Eurodif à Pierrelatte dans la Drôme, par le biais de O.E.A.I. iranien. Cette participation donna lieu par la suite à un très long contentieux commercial, l’Iran des ayatollahs n’ayant pas retiré sa part de production dans l’uranium enrichi par Eurodif. Bien qu’une trentaine d’années se soit écoulée depuis, on peut néanmoins supposer que l’Iran – qui ne manque pas d’étudiants formés dans les meilleures universités occidentales – est en voie de reconstituer un réseau de savants et d’ingénieurs suffisamment formés pour être aptes à mettre en œuvre la technologie nucléaire civile.
Le contrat de fourniture de combustibles signé le 28 février 2005 entre l’Iran et la Russie était en discussion depuis plus de deux ans (2002), le retard étant dû essentiellement à des raisons extérieures, l’affaire ayant donné lieu à un véritable « bras de fer » diplomatique entre l’Iran et la communauté internationale, inquiète des activités nucléaires de la République islamique, et en particulier de son programme d’enrichissement. En effet, bien que l’enrichissement de l’uranium naturel à des fins civiles (uranium enrichi à 3 – 4 %) ne soit pas interdit en soi par le Traité de Non-Prolifération nucléaire (T.N.P.), les grandes puissances occidentales craignaient que les Iraniens ne parviennent, avec cette usine, à produire de l’uranium très enrichi (uranium enrichi à 93% et plus), qui, lui, peut être utilisé à des fins militaires.
L’Iran a accepté en décembre 2003 un régime renforcé d’inspections de ses activités nucléaires par l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (A.I.E.A.), condition posée par Moscou à la livraison du combustible nucléaire pour la centrale de Bouchehr. Ce combustible, entreposé dans uns usine chimique de Novossibirsk, serait envoyé en Iran par avion-cargo, puis remis à la Russie après usage, et stocké temporairement, en vue d’un éventuel retraitement ultérieur.
Les Etats-Unis, de leur côté, craignent un développement du programme militaire nucléaire iranien, et émettent des doutes sur la sincérité de la participation russe à la politique de non-prolifération. Cependant, le Président Vladimir Poutine a clairement fait savoir que ces pressions américaines n’empêcheraient pas la Fédération de Russie de poursuivre sa coopération avec l’Iran sur le plan du nucléaire civil.
A la suite de longues négociations menées par la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, qui se sont proposées pour cette mission d’arbitrage, Téhéran a accepté de suspendre provisoirement ses activités d’enrichissement, mais a fait savoir que l’Iran n’y renoncerait pas définitivement 5.
Le Conseil des gouverneurs, exécutif politique des 35 Etats membres de l’A.I.E.A., s’est réuni le à Vienne 28 février 2005 au sujet du programme nucléaire iranien, et devrait théoriquement prendre en juin une décision sur ce point délicat. Le 13 mai 2005, le Parlement iranien a décrété la reprise de principe des activités d’enrichissement, tout en laissant entrouverte la porte des négociations.
Autre sujet d’inquiétude : la fabrication éventuelle par l’Iran de plutonium à partir du combustible irradié dans la centrale (on sait que ce plutonium est utilisé dans la fabrication d’engins nucléaires du type de la bombe lancée par les Américains sur Nagasaki en 1945; or, chaque élément de combustible irradié contient environ 96% d’uranium appauvri, 1% de plutonium et 3% de produits de fission). Effectivement, on pouvait craindre que, si les Iraniens parvenaient à maîtriser la technique du retraitement, ils n’obtiennent du plutonium pouvant permettre la fabrication d’engins nucléaires. Afin de lever toute ambiguïté à cet égard, la Russie a exigé dans l’accord du 27 février 2005 que le tout le combustible irradié dans la centrale de Bouchehr lui soit restitué en fin de cycle, pour être retraité dans une installation russe.
Afin de prouver sa sincérité dans la politique de lutte contre la prolifération nucléaire, la Russie va beaucoup plus loin, puisqu’elle a proposé aux Etats-Unis la construction d’une installation de stockage international de combustible irradié à Krasnoïarsk dans la Sibérie occidentale. Toutes les installations du monde entier pourraient ainsi envoyer leur combustible irradié à Krasnoïarsk : ainsi, les 8.000 barres de combustible irradié que les Nord-Coréens ont utilisées pour extraire du plutonium à des fins militaires pourraient être en lieu sûr.
Cette offre n’a apparemment pas encore reçu de réponse des Etats-Unis, tant que le problème de l’enrichissement iranien ne serait pas réglé, selon les sources officielles. Néanmoins, on peut conclure avec Rose Gottemoeller de la Fondation Carnegie pour la Paix Internationale que « si les Etats-Unis et la Russie acceptaient de travailler ensemble, nous pourrions voir quelque progrès dans la prolifération. Avec des crises nucléaires sur deux continents, les Etats-Unis ont besoin d’utiliser tout outil qu’ils peuvent trouver, et cela demande la coopération avec Moscou »6.
L’aide de la Russie à la reconstruction de l’Irak
On se souvient qu’en février 2003, après de longues semaines d’hésitations, la Russie s’était finalement ralliée à la France et à l’Allemagne pour s’opposer en commun à une résolution du Conseil de sécurité de l’O.N.U. autorisant le recours à la force en Irak. Cependant, le président Vladimir Poutine a pris bien soin de garder de bonnes relations avec Washington, en déclarant à la télévision russe, avant même la chute de Saddam Hussein, « la Russie a coopéré, coopère et continuera à coopérer avec les Etats-Unis »7 .
Par la suite, la Russie a voté les résolutions du Conseil de sécurité de l’O.N.U. légitimant la présence sur le sol irakien de troupes dirigées par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, et le rapprochement entre les deux pays a été illustré par deux visites : celle en Russie du président George Walker Bush à l’occasion du tricentenaire de la fondation de Saint Pétersbourg par le tsar Pierre le Grand en 1703, puis celle du président Vladimir Poutine aux Etats-Unis en septembre 2003.
Dans la lutte commune contre le terrorisme international, il ne fait pas de doute que le gouvernement russe est sincère quand il affirme sa volonté de coopérer avec les Etats-Unis « pour neutraliser les menaces que sont la prolifération nucléaire et les armes de destruction massive »8. D’où son acceptation de bases militaires américaines en Géorgie et en Ouzbekistan -ex-républiques soviétiques -, âprement critiquée dans les milieux militaires russes. Mais, pour le président V.Poutine, le danger se trouverait plus en Arabie Saoudite qu’en Irak (république laïque) : « 15 des 19 auteurs des attentats du 11 septembre étaient saoudiens », fit-il remarquer au président G.W. Bush en novembre 2002 9
Autrement dit, la Russie ne critiquait pas le principe de l’intervention américaine en Irak, mais estimait que les Etats-Unis s’étaient trompés de cible, l’Irak de Saddam Hussein n’étant nullement un régime fondamentaliste (république laïque), et n’abritant pas de terroristes fondamentalistes (du moins jusqu’à sa chute…). La diplomatie russe, qui ne manque pas d’atouts dans la région, était donc persuadée qu’il y avait d’autres solutions que l’intervention armée en Irak.
C’est dans cette perspective d’une coopération avec les Etats-Unis qu’il convient de situer l’offre de la Russie le 22 décembre 2003 d’investir 4 milliards de dollars pour la reconstruction de l’Irak. « Les compagnies russes sont prêtes à travailler activement en Irak. Selon les premières estimations, le volume total des investissements des compagnies russes en Irak pourrait atteindre 4 milliards de dollars dans un futur immédiat », déclara le président V. Poutine au président du Conseil gouvernemental intérimaire d’Irak, Abd-al-Aziz al-Hakim, reçu au Kremlin. A cette occasion, il rappela l’ancienneté des relations entre la Russie et l’Irak, et exprima son optimisme quant à l’avenir du pays : « Je suis assuré qu’avec la culture ancienne et le talent du peuple irakien, tous les problèmes seront résolus. Nous avons beaucoup d’amis en Irak, et je ne parle pas des dirigeants du parti et du gouvernement anciens, je parle des gens ordinaires du peuple et des spécialistes »10.
Auparavant, la diplomatie russe avait eu maille à partir avec les nouvelles autorités irakiennes, avec la décision prise fin 2002 par le vice-ministre irakien de l’Energie Amir Mohammed Rachid de dénoncer l’accord conclu en mars 1997 pour une durée de 23 ans entre l’Irak et un groupe d’entreprises russes mené par Lukoil, pour le développement et l’exploitation de la phase 2 du gisement de Kourna Ouest. Les réserves prouvées de brut de ces champs étaient estimées à un niveau très élevé de 15 milliards de barils de pétrole brut (soit 2,14 milliards de tonnes), permettant dans un premier temps une exploitation de 600.000 barils par jour (soit environ 30.000.000 tonnes par an)11. Les autorités irakiennes exprimaient ainsi leur irritation face aux retards survenus dans les contrats passés avec les firmes russes et chinoises, et avaient menacé d’y mettre fin dès mars 2001.
Cette dénonciation avait suscité de vives réactions en Russie : Nikolaï Tokarev, directeur de la compagnie pétrolière russe Zarubneft, co-signataire avec Lukoil et Mashinoimport du contrat d’exploitation de Kourna Ouest, dénonçait dans une interview donnée à Vremiya novosti les manœuvres des compagnies pétrolières américaines pour prendre la place de leurs concurrentes russes présentes en Irak, à l’instar de la sienne installée depuis 1960. Il allait plus loin en évoquant des rencontres à très haut niveau, où il aurait été proposé aux pétroliers russes de financer l’opposition irakienne
– marché qu’il estimait déshonorant et qu’il écartait du revers de la main12.
Mais, compte tenu de la prise de participation de 7, 59% de la société américaine Conoco-Phillips dans le capital de Lukoil – qui lui donnerait droit à 17, 5% d’intérêts dans le contrat d’exploitation signé pour développer le champ de Kourna Ouest -, le directeur exécutif de Lukoil Vagit Y. Alkeperov exprimait son optimisme en disant que « cette nouvelle donne réduirait les risques financiers et activerait le pilotage du champ de Kourna ».
Sur le plan géopolitique, cette affaire présente des retombées intéressantes : Kourna Ouest est en effet situé en plein territoire chiite, au Sud de Bagdad, et plusieurs groupes d’opposants, y compris ceux soutenus par l’Iran, opèrent dans la région, qui semble aux prises avec des troubles permanents. Tout dépend à moyen terme d’une collaboration entre Russes et Américains. Si celle-ci était couronnée de succès, les groupes chiites rivaux pourraient cesser de se battre les uns contre les autres, et, en même temps, ils pourraient lutter pour empêcher les Arabes sunnites de rétablir leur influence traditionnelle en Irak.
La Russie, qui entretient, comme nous l’avons vu, des relations relativement amicales avec l’Iran, pourrait injecter une composante diplomatique dans le calcul politique, qui permettrait de restaurer quelques espoirs de stabilisation en Irak. Concrètement, Moscou, qui ne manque pas d’atouts auprès de Téhéran – notamment avec le contrat de 800 millions de dollars pour la centrale nucléaire de Bouchehr – pourrait utiliser ses talents diplomatiques pour persuader les dirigeants iraniens de ralentir leur aide aux groupes militants chiites en Irak.
Un bon exemple de l’efficacité de la diplomatie russe est celui de la solution rapidement trouvée à l’enlèvement de huit employés de la société russe Interenergoservis le 12 avril 2004 à Bagdad. Trois d’entre eux étaient russes, et cinq ukrainiens ; ils faisaient partie des 200 expatriés employés à la réparation d’une centrale électrique de la capitale. Le gouvernement russe exigea « la libération immédiate de ces gens coupables de rien », arguant qu’ils étaient venus travailler « dans un pays ami ».
Bien que l’Ukraine ait fait partie de la coalition qui a soutenu l’invasion de l’Irak par les troupes américaines, et qu’elle ait envoyé un contingent de 1.650 hommes pour les aider, la Russie annonçait quelques heures plus tard la libération de tous les otages (y compris les cinq Ukrainiens, qui parlaient russe), grâce, selon elle, « aux efforts accomplis par la partie russe ». L’agence Ria-Novosti précisait même que « les ravisseurs s’étaient excusés et avaient mis les otages dans un taxi ».
Cependant, les autorités russes se sont dites « extrêmement préoccupées » par cet enlèvement, soulignant que « la sécurité (en Irak) était de la responsabilité des forces de la coalition » – principe de droit élémentaire, que d’autres pays comme la France feraient bien de rappeler aux Anglo-Américains dans leurs efforts pour faire libérer leurs otages… Les médias russes indiquaient qu’environ 600 Russes travaillaient en Irak début 2004, dont 37 diplomates, le principal chantier étant celui de la construction de la centrale électrique thermique située à 60 km de Bagdad, où Technoprom emploie 370 expatriés. De son côté, Interenergoservis a fait venir 200 expatriés pour réparer une deuxième centrale électrique à Bagdad. Les deux sociétés ont menacé d’évacuer tout leur personnel si ce type d’enlèvement se renouvelait.
Récemment, la Fédération de Russie a fait un geste financier supplémentaire de grande portée en direction de l’Irak : à l’initiative de la France et de l’Allemagne (Club de Paris des créanciers), le ministre des Finances russe Alekseï Koudrine a déclaré le 2 octobre 2004 lors de la session annuelle du F.M.I. à Washington que son pays était prêt à effacer une partie de la dette irakienne, qui s’élève à 8 milliards de dollars pour la seule part russe. Il a été proposé que 50% soient annulés immédiatement, et que les échéances des 50% restants soient gelées pendant trois ans.
Alekseï Koudrine a souligné le progrès positif de l’économie russe. Les dernières prévisions faites par le F.M.I. indiquent qu’il. a réévalué ses propres prévisions de croissance économique pour la Russie non seulement pour 2004, mais aussi pour 2005. La croissance du P.I.B. aurait atteint 6,8% en 2003, après 4,3% en 2002 et 5% en 2001. Sur la même période, la production industrielle russe a connu une progression de 7% en 2003, contre 3,7% en 2002 et 5% en 2001. Aucun organisme officiel n’avait envisagé un tel dynamisme en 2003 (le ministère de l’Economie prévoyait 4, 5% pour 2003, et le F.M.I. 4, 1%).
Compte tenu de la hausse du prix mondial du brut de 15% en 2003, les exportateurs russes ont enregistré un supplément de ressources de 12 milliards de dollars, et le cours du rouble s’est apprécié de 20% par rapport au dollar US13. En conséquence de ces brillants résultats, le niveau des réserves de devises de la Russie s’est accru de 29,1 milliard de dollars en 2003, passant de 47,8 milliards fin 2002 à 76,9 milliards fin 2003.
C’est sans doute avec ces données en tête qu’Alekseï Koudrine a été en mesure de faire l’offre exceptionnelle suivante à l’Irak : « la Russie peut prêter de l’argent à l’Irak pour construire ou reconstruire son économie. Les ministres russes estiment que nos compagnies peuvent avoir des intérêts se montant à quelque 4 milliards de dollars pour les prochaines années, y compris les intérêts dans les champs pétrolifères »14.
Sur le plan politique, le président Vladimir Poutine a invité le Premier ministre irakien Iyad Allawi à Moscou « pour discuter du spectre entier de la coopération » entre les deux pays. Il a déclaré que la Russie soutenait la tenue d’élections en Irak (en janvier 2005) et estimé que « la situation en Irak reste très compliquée, et nous regrettons l’accroissement du nombre de victimes ».
Selon lui, il est important que le peuple irakien « prenne en charge complètement son propre pays ».
Le 22 décembre 2004, le président en exercice du Conseil intérimaire de gouvernement (C.I.G.) irakien, Abdel Aziz Al-Hakim a annoncé à Moscou que la Russie avait fait « une promesse généreuse d’annulation » de la dette irakienne « ou au moins de l’annulation d’une partie ». En retour, « nous serons ouverts à toutes les compagnies russes » a ajouté le dirigeant irakien15. On évoque le chiffre de 65% de la dette irakienne (soit 5,2 milliards de dollars), dans le cadre du Club de Paris ; mais les négociateurs russes pourraient accepter une proportion supérieure (jusqu’à 90% dit-on, soit 7,2 milliard de dollars) en échange de contrats pétroliers supplémentaires en Irak
La coopération russo-irakienne s’étend également à la sphère culturelle :
compte tenu du nombre élevé d’Irakiens parlant le russe, le nouvel ambassadeur en Irak Vladimir Chamov, nommé le 3 mars 2005 (son prédécesseur Vladimir Titorenko ayant été blessé dans un convoi de diplomates et de journalistes victime de tirs des forces de la coalition) a offert 3.000 ouvrages à l’Université de Bagdad sur instructions du président Poutine.
Offensive diplomatique russe dans l’ensemble du monde arabe
La Syrie, Etat laïc dirigé par le Parti Baath (« Résurrection ») de tendance socialiste athée, est un allié traditionnel de la Russie. Entre 1994 et 2000, la Syrie a acheté pour 500 millions de dollars d’avions et missiles SA-10, puis 1.000 missiles anti-chars AT-14, 4 chasseurs Sukhoï-27 un nombre indéterminé de chasseurs Mig-29.
A la mi-janvier 2005, le ministre des Finances syrien a rencontré à Moscou à huis-clos son homologue russe Alexeï Koudrine au sujet de la très ancienne dette syrienne héritée de l’U.R.S.S.; « les deux parties sont parvenues à se mettre d’accord sur le montant de la dette, estimée à 13,4 milliards de dollars. Et la Russie effacera 9, 78 milliards de cette somme » (soit 73% de sa dette), selon le quotidien Kommersant. « Ce n’est pas un montant si grand pour récupérer un statut de grande puissance », ajoutait le quotidien16.
Fin janvier 2005, le jeune président syrien Bachar-Al-Assad (arrivé au pouvoir en 2000 comme son homologue V. Poutine) était invité en Russie pour une visite d’Etat de quatre jours, au cours de laquelle il aurait été question de contrats portant sur la vente de batteries de missiles tactiques Iskander-E ou anti-aériens /gla.(particulièrement appréciés des guérillas, car portables). Cette information avait suscité de vives protestations du Premier ministre israélien Ariel Sharon, ainsi que de Washington. Bien qu’elle ait été démentie par les autorités russes à plusieurs reprises (peut-être sous l’effet des pressions américaines), le président Assad a fermement défendu le droit de la Syrie à acquérir des armes défensives : « Ces armes empêchent l’intrusion d’avions ennemis dans notre espace aérien », a-t-il déclaré devant les étudiants russes.
La presse russe considère cette visite comme le signe du grand retour de la diplomatie russe au Proche-Orient, la Syrie ayant un rôle important à jouer dans le règlement du conflit israélo-palestinien. Le règlement du problème du plateau du Golan, qui ne paraît pas insoluble – compte tenu de son faible peuplement – serait en effet un premier pas significatif vers un règlement global de la question.
Mais, à la différence de l’U.R.S.S., l’offensive de la jeune Fédération de Russie au Moyen-Orient ne se limite pas aux alliés traditionnels : en Arabie Séoudite – pourtant considérée par beaucoup d’observateurs comme un fief américain -, la société russe Lukoil, pour la première fois, a obtenu le 14 octobre 2004 une concession de 40 ans pour explorer et si possible canaliser le gaz naturel dans la partie Nord du désert de Rub’al Khali (« l’Aire du Vide ») proche des Emirats, sur une superficie de 30.000 km2. Les experts russes estiment que les chances de trouver un gisement exploitable de gaz naturel s’élèvent à 80%. Dans cette association avec la compagnie saoudienne Aramco, Lukoil investira 200 millions de dollars, et espère un retour sur investissement de 15%. Les premiers sondages devraient commencer début 200617. Rappelons que la Russie dispose d’une grande expérience dans ce domaine, étant le deuxième producteur mondial pour le gaz naturel.
Au Yémen, Rosoboroneksport a déjà fourni pour 300 millions de dollars d’armements en 2001/2002 (24 chasseurs Mig-29j et a reçu depuis pour plus de 100 millions de dollars de commandes, dont des véhicules blindés BMP-2, des hélicoptères, des armes à feu et des munitions variées, a annoncé son directeur général Sergueï Chemezov le 22 novembre 200418. Début 2005, la commande de 20 avions de chasse MIG-29SMT a été confirmée par la firme Mikoïan ; le MIG-29 SMT est une nouvelle variante du MIG-29, dotée d’une large gamme de missiles air-air et air-terre.
Plus généralement, la Russie, selon son ministre des Affaires étrangères Aleksandr Saltanov, souhaite développer des liens d’affaires avec le monde arabe, notamment en Irak, Libye, Jordanie, Soudan, Egypte, et Algérie. Le diplomate Venlamin Popov, qui a rendu visite aux 25 pays membres de l’Organisation de la Conférence Islamique (O.C.I.), œuvre pour un rapprochement entre la Russie et le monde arabe : ainsi, la Banque Islamique de Développement (B.I.D.) a accepté de consacrer 100.000 dollars pour la reconstruction d’écoles dans la capitale tchétchène Groznyy, par le biais du Croissant Rouge et des Emirats Arabes Unis19.
En ce qui concerne la Libye, le secrétaire d’Etat du ministre de l’Energie Atomique Valeriy Govoroukhine a évoqué le 23 décembre 2003 « la possibilité de reprendre la construction d’une centrale électro-nucléaire et de placer cette centrale ainsi qu’une usine de désalinisation sur la côte libyenne ». Selon lui, la décision de Tripoli d’ouvrir ses programmes d’armes de destruction massive et d’armes chimiques à la communauté internationale, ainsi que la levée des sanctions des Nations Unies sur ce pays (à la suite du règlement de l’affaire de la tragédie de Lockerbie) « ouvraient une nouvelle page dans les relations entre la Libye et les pays possédant les technologies nucléaires avancées »20. Cette coopération, ne devrait plus poser de problème politique, depuis que le gouvernement libyen a adhéré au Traité de Non-Prolifération nucléaire (T.N.P.) et signé un accord de garanties avec l’Agence Internationale de l’Energie Atomique de Vienne (A.I.E.A.).
En Jordanie, le ministre des Affaires étrangères russe Igor Ivanov a eu des entretiens en février 2004 avec son homologue jordanien Marwan al-Mu’ashir pour la mise sur pied d’une commission bilatérale intergouvernementale. Il serait question de la construction d’un oléoduc en Jordanie21.
Au Soudan, la société russe Stoytransgaz va participer avec la compagnie Petrodar Operating Co à la construction d’un oléoduc reliant le bassin pétrolifère du Melout à Port-Soudan sur la Mer Rouge, et qui aura une capacité de 200.000 barils de brut par jour (soit environ 10 millions de tonnes par an) ; la section construite par la société russe aura 366 km de longueur22.
En Afghanistan, après l’offensive alliée de fin 2001, la Russie souhaite participer à la reconstruction du pays – dans la mesure bien entendu où la sécurité serait rétablie -. Le ministre des Transports afghan, Sayd Mohammad Ali Jawid, a été invité à Moscou en décembre 2003, et a dit clairement qu’il souhaitait un accord avec la compagnie ferroviaire russe Rossiykiye Zheleznye Dorogi (R.Z.D.) pour la construction d’un chemin de fer circulaire en Afghanistan. Cette voie ferrée relierait les principales villes afghanes, et désenclaverait le pays en lui donnant accès à l’Iran à l’Ouest (Mashhad) et au Pakistan à l’Est (Lahore). On sait qu’il n’existe actuellement aucune voie ferrée en Afghanistan – un des pays les plus déshérités du monde avec un P.I.B. par habitant de 800 dollars par an, soit 2,2 dollars par jour. Le contrat préliminaire a été signé six mois plus tard, le 30 juillet 200423.
Enfin, en Egypte, pays traditionnellement ami de la Russie, et vaste marché de 67 millions d’habitants, un grand accord a été signé au Caire le 29 novembre 2004 entre le Premier ministre Mikhaïl Fradkov et son homologue égyptien Ahmad Nazif portant sur la création de tout un cycle nucléaire à des fins pacifiques : extraction de minerai et développement des gisements d’uranium naturel, construction de réacteurs nucléaires de recherche et de centrales électro-nucléaires, d’usines de dessalement et d’accélérateurs, traitement des déchets radioactifs ; enfin, étude des technologies de l’enrichissement par laser. Un accord de coopération concernant la médecine vétérinaire, la mise en quarantaine et la protection des plantes a également été signé24.
Reprise des relations avec Israël
Mais c’est le rapprochement récent entre la Russie et Israël qui constitue probablement le changement le plus significatif de la diplomatie russe par rapport à la politique étrangère de sa devancière, l’U.R.S.S.: rappelons que les relations entre Moscou et Tel-Aviv avaient été interrompues pendant vingt-quatre ans, entre 1967 et 1991. Or, c’est le Premier ministre Ariel Sharon qui, le 21 avril 2004, a lui-même souligné l’apport considérable des immigrants de Russie et des autres pays de la C.E.I. au développement d’Israël en ces termes
élogieux :
« Israël n’aurait jamais été capable de telles réalisations dans le domaine
des hautes technologies sans les savants, ingénieurs et techniciens qui sont
venus de Russie et sont considérés comme parmi les meilleurs du monde ».
Les immigrants de l’ancienne Union Soviétique « ont exercé une influence
immense dans tous les aspects de la vie » en Israël, a-t-il ajouté. « Nous
parlons des gens dont la plupart ont le niveau d’éducation le plus élevé. Il y a
des dizaines de milliers d’ingénieurs, de médecins, de journalistes et d’artistes
parmi eux ». A part cela, ils sont sur le plan militaire « d’excellents soldats et
commandants », dit-il___ 25
Sur le plan des arts et de la culture, les observateurs font remarquer que ces immigrants russes ont développé des activités auparavant peu pratiquées par les « sabras » (israéliens nés sur place) élevés dans les kibboutzim, telles que la danse classique, l’escrime, le tennis, le jeu d’échecs etc.
Ariel Sharon faisait ainsi allusion au million d’immigrés venus de l’ex-Union Soviétique au cours des douze dernières années, et qui représentent donc maintenant 15 % de la population israélienne (6.400.000 habitants). Fait curieux, une étude de l’universitaire israélien d’origine ukrainienne Zeev Hanin révèle que plus d’un quart d’entre eux ne seraient pas juifs, et que, pour les deux ou trois dernières années, cette proportion dépasserait 50%.
Ce phénomène récent ne manque pas de poser certains problèmes juridiques délicats, tels que celui des « jeunes soldats dits « russes », non juifs, morts à l’armée et qui ne peuvent être inhumés dans les cimetières militaires, exclusivement juifs »26.
Selon les diplomates russes, Vladimir Poutine et Ariel Sharon seraient devenus de « vrais amis ». Le 23 mars 2005, le Premier ministre israélien confiait qu’il comprenait mieux le président de la Russie que bien des hommes politiques occidentaux qui ne prenaient pas assez en compte la fierté des Russes et leur désir de retrouver un statut de grande puissance. Pour Ariel Sharon, la Russie est une « hyper-puissance qui a des problèmes. Mais les problèmes finissent toujours par trouver une solution ».27
Ariel Sharon est venu lui-même trois fois à Moscou, la Russie faisant partie du « quartette » chargé de négocier un règlement au conflit israélo-palestinien (O.N.U., Union Européenne, Etats-Unis, Russie). Il a personnellement offert son aide à Vladimir Poutine après l’horrible prise d’otages de 1.300 enfants dans l’école primaire de Beslan en Ossétie du Nord (344 morts et plus de 500 blessés, surtout femmes et enfants), pour laquelle Israël avait manifesté sa solidarité avec la Russie dans sa lutte contre le terrorisme international, et approuvé son attitude très ferme à l’égard des preneurs d’otages.
En mars 2005, dans l’affaire de la commande par la Syrie de missiles tactiques Iskander E et anti-aériens Igla à la Russie – que nous avons évoquée ci-dessus – Ariel Sharon aurait téléphoné deux fois à Vladimir Poutine pour lui demander d’annuler ce contrat. En guise de réponse, le secrétaire du Conseil de sécurité (et ancien ministre des Affaires étrangères) Igor Ivanov a insisté sur le caractère défensif de ces armes, et affirmé à la télévision israélienne : « Nous sommes disposés, en cas de besoin, à permettre à des experts israéliens de vérifier que les équipements livrés à la Syrie ne mettent pas en danger la sécurité de leur pays ».
Il est hautement symbolique que le président de la République d’Israël Moshe Katzav ait choisi le site d’Auschwitz en Pologne pour lancer le 27 janvier dernier son invitation officielle au président Vladimir Poutine de se rendre en Israël le 27 avril 2005. Lors de cette visite – la première d’un chef d’Etat russe depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948 – Ariel Sharon a rappelé que : « le peuple juif et Israël n’oublieront jamais le rôle de l’Union soviétique dans la libération des camps de concentration nazis ». Le président russe a réaffirmé le caractère défensif des missiles commandés par la Syrie :
« Le système que nous allons fournir à la Syrie est à courte portée et ne menace en aucune sorte le territoire israélien ».
La Russie, unique puissance « eurasienne » ?
Cette offensive diplomatique et commerciale de la Russie au Moyen-Orient n’est pas purement circonstancielle, elle amorce à nos yeux un virage stratégique important, et fait partie d’une vision nouvelle de la politique étrangère de la Fédération de Russie. Le 16 octobre 2003, Vladimir Poutine, en tant que président d’un pays comprenant 20 millions de musulmans, était invité au congrès de l’Organisation de la Conférence Islamique (O.C.I.) à Putradjaya en Malaisie. Premier chef d’un grand pays européen à être invité dans cette instance, il saisit l’occasion pour lancer l’idée d’un partenariat entre la Russie et le monde musulman. Pour cela, il s’appuie sur les minorités musulmanes du Tatarstan (Kazan), de Bachkirie (Oural), et du Caucase du Nord (Daghestan, Ossétie du Nord), islamistes modérés peu attirées par les méthodes terroristes de type tchétchène. Pour couper court à tout rapprochement simpliste, on remarquera que l’Azerbaïdjan du fils de Geïdar Aliev (issu du K.G.B.) à majorité musulmane, est beaucoup plus proche de Moscou que la Géorgie à majorité chrétienne de Mikhaïl Saakachvili, soupçonnée de soutenir les rebelles tchétchènes…
A Putradjaya, Vladimir Poutine parle d’une « décision stratégiquement orientée ». Il définit la Russie comme un « pays eurasien » qui entretient depuis des siècles des relations naturelles avec l’Islam, tandis qu’actuellement, « des millions de musulmans qui vivent historiquement dans la Fédération de Russie la considèrent comme leur patrie »28. Il s’oppose radicalement à la vision apocalyptique de « choc des civilisations » chère à Samuel Huntington, et préconise une coopération russo-musulmane dans le cadre de l’O.C.I. nécessaire pour l’édification d’un monde « plus juste et plus sûr » :
« L’addition de nos ressources financières, technologiques et humaines peut devenir un facteur de la politique globale et un début de percée dans de nombreux secteurs de l’économie mondiale ».
Cette vision ne pèche-t-elle pas par excès d’optimisme ? L’avenir le dira. Quoi qu’il en soit, entre une Amérique empêtrée dans le bourbier irakien pour de nombreuses années, et une Europe divisée et dont la politique étrangère brille surtout par sa pâleur, il est certain que la nouvelle Russie sortie de sa crise interne, et toujours respectée par les musulmans, a une belle carte à jouer au Moyen Orient.
* Gilles Troude, Docteur en Histoire contemporaine, spécialiste des pays de l’Est. Auteur, entre autres, de « Yougoslavie, un pari impossible ?», L’Harmattan, Paris, 1998
Principaux contrats d’armes russes depuis 1991 par pays-clients29
Pays | Type de matériel | Date de contrat /livraison | Coût | Exportateur russe |
IRAN | – 1000 T-72, 1500 BMP 2 missiles AA S-200, 26 Mig-29, sous-marins Kilo (3 type 877 EKM), missiles anti-navires, 12 Su-24 | Entre 1990 et 1995 | 5 milliards de $ | Divers |
– 1800 mines navales | Novembre 1992 | ? | ||
– S-300 (SA-10) | 2000 | 250 millions de $ | ÀNTEY | |
– 21 hélicoptères Mi-17 Sh | Fin 1999-fin 2001 | 150+
200 millions de $ |
ROSVOORUZHENIE | |
+ 30 autres équipés de missiles anti-chars Shturm | ||||
– Divers (munitions…) | Entre 1996 et 1999 | 200 millions de $ | ||
– Su-27 et Su-30, hélicoptères Ka-50,
chars T-90, – systèmes AA S-300 |
2 octobre 2001 | 300 millions de $ | ROSOBORON-EXTPORT et ANTEY | |
– 30 hélicoptères Mi-8 | 2001, livrés en 2002 | ? | ROSOBONEXPORT
ET MIL |
|
EMIRATS ARABES UNIS | – Développement
du système AA Pantsir-S1 (50 systèmes) |
Mai 2001 | 720 à 743 millions de $ (selon
les sources) |
PRIBOROSTROYENIE KBP (Toula) |
– 200 camions
Kamaz-4326 |
2000 | ? | ROSVOORUZHENIE | |
6 systèmes LRM type Smersh | ? | ? | ||
50 BMP-3 | 1992 | 40 millions de $ | ||
4 avions de transport Il-76 | 1997, livrés en 1998 | Peut-être location | ? | |
3 systèmes S-300
(SA-10/12) |
Mai 1995 | 500 millions de $ |
Pays | Type de matériel | Date de contrat /livraison | Coût | Exportateur russe |
KOWEIT | – 27 systèmes LRM type Smersh (BM9A52-2) + munitions pour chars T-72, 76 BMP-2, nombre inconnu de missiles Frog-7 | 1993 | 700 millions de $ | |
– 61 BMP-3 | Août 1994 | 50 millions de $ | ||
SYRIE | – Avions et missiles SA-10 | 1994 | 500 millions de $ | |
– 1000 missiles anti-chars AT-14 | 1997, livrés en 1998 | ? | Ces missiles ont en
fait peut-être été livrés à l’Irak |
|
– 4 chasseurs Su-27 | 2000 | ? | ROSOBORON-
EXPORT |
|
– ? chasseurs Mig-29 | ? | RSK Mig | ||
YEMEN | – 24 chasseurs Mig-29 | Octobre 2001 (10
ont été livrés le 28 juin 2002 à Aden |
300 millions de $ + 100 millions
de $ en option |
ROSOBORON-
EXPORT. Ces avions pourraient avoir été réexportés vers un pays tiers (Irak ?) |
– 106 chars T-55 (occasion) | 2000 | ? | ? | |
– 30 chars T-72 | Mai 2000 | ? | ? | |
– 31 chasseurs Mig-29 (modernisation) | 2001 | ? | RSK Mig | |
– 14 chasseurs-bombardiers Su-27 | 1999, livrés en 2001 | ? | ROSOBORON-
EXPORT et SUKHOÏ |
|
– Chars T-90
(nombre inconnu) |
2000 | ? |
Géostratégiques n° 8 – Juillet 2005
Pays
Type de matériel
Date de contrat /livraison
Coût
Exportateur russe
40 T-55 et T-62, 60 à 80 BMP-1, 2 et BTR-60, 40 ZSU-4-23,
2 batteries de MT-12,
6 batteries de 122 D-30,
4 batteries de 2B-11,
3 batteries de 2B9,
6 hélicoptères Mi-24 et
5 Mi-8, postes de transmission, lance-grenades, armes légères.
– 15 hélicoptères Mi-8 et
Mi-24, chars, transports blindés, mortiers
Fin 2001
Septembre 2002
(livraison fin 2002)
40 à 70
millions de $ 35 à 40
millions de dollars
ROSOBORON-
EXPORT (matériel
payé par les Etats-
Unis et la Grande-
Bretagne)
La presse russe évoque : 1 An-12,
3 Mi-8, 3 T-55, 12
systèmes anti-chars Fagot, 3 batteries
de lance-grenades
individuels, des Kalashnikov et des
munitions, des pièces détachées de camions, des appareils de transmission, des générateurs électriques, du
carburant et des
lubrifiants. Le tout
« gratuitement »
TOTAL
9.085 millions
de $ minimum
Note
1 Delphine Minoui, « Malgré le risque, l’Iran attire les investissements étrangers », Le Figaro, 10 mai 2005
2 IRNA News Agency, Teheran, 22 décembre 2003
3 Cyrille Gloaguen, « Le complexe militaro-industriel russe », Le courrier des pays de l’Est, février 2003
4 Bobo LO, Associate Fellow of the Russia and Eurasia Programme in Chatham House, « Mullahs Militants Missiles », www.theworldtoday.
org, november 2004
5 « La Russie signe un accord de coopération nucléaire avec l’Iran », Le Monde, 1er mars 2005
6 Rose Gottemoeller, « U.S., Russia and Iran at an impasse, The International Herald Tribune, 14 octobre 2003
7 Laurent Rucker, Le courrier des pays de l’Est, janvier-février 2004
8 The Wall Street Journal, 11 février 2002
9 Laurent Rucker, « La politique étrangère russe. A l’Ouest, du nouveau ! », Le courrier des pays de l’Est, septembre 2003
10 Interfax news agency, Moscou, 22 décembre 2003
11 Nos calculs sont basés ici sur les indications fournies par André Pertuzio,
« Perspectives pétrolières et l’Orient », Géostratégiques, n° 6, Edition
2005, p. 74 : « un baril contient 158, 76 litres. Considérant qu’il y a
approximativement 7 barils par tonne (le chiffre exact dépend de la
densité du brut), il est couramment admis dans l’industrie qu’un baril/jour est égal à 50 tonnes/an »
12 Intelligence et sécurité, décembre 2002
13 Sources : Commission économique pour l’Europe (O.N.U.), Ecnomic
Survey of Europe, 2003, et Comité interétatique des statistiques de la
C.E.I.
14 RTR Russia TV, Moscou, 2 octobre 2004
15 « La Russie allégera la dette irakienne », Le Monde, 24 décembre 2004
16 Dépêche A.F.P. du 26 janvier 2005
17 Dépêches ITAR-Tass news agency, Moscou, 14 octobre et 5 novembre
2004
18 Dépêches ITAR-Tass news agency des 22 novembre 2004 et 3 février
2005
19 Dépêches ITAR-Tass news agency des 12 et 22 décembre 2004
20 Dépêche ITAR-TASS news agency, Moscou, 23 décembre 2003
21 Dépêche ITAR-TASS news agency du 11 février 2004
22 Dépêche ITAR-TASS news agency du 29 juillet 2004
23 Dépêche ITAR-TASS news agency du 30 juillet 2004
24 Dépêche ITAR-TASS news agency du 29 novembre 2004
25 Dépêche ITAR-TASS news agency du 21 avril 2004
26Stéphanie Le Bars, « 27% des 6, 4 millions d’Israéliens ne sont pas juifs », Le Monde, 13 juillet 2002
27 Irina de Chirikoff « Vladimir Poutine pour la première fois à Jérusalem en avril », Le Figaro, 24 mars 2005
28Viatcheslav Avioutiskii, « La Russie et l’islam », Le courrier des pays de l’Est, avril 2005
29Konstantin Makienko, Centre d’analyse des stratégies et des technologies, Moscou, « Les ventes d’armes de la Russie à la Chine », in Le courrier des pays de l’Est, n° 1032, février 2003 (traduit du russe par Michéle Kahn, La Documentation française)