Roger TEBIB
Professeur des universités, sociologie, Reims.
Trimestre 2010
Le Japon, qui pèse maintenant sur l’ordre du monde, a essayé de s’adapter aux politiques militaires au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout en renonçant à la guerre par une évolution vers le pacifisme.
L’armée traditionnelle
Du xve au xixe siècle, l’armée a peu évolué, mais sa grande réorganisation et sa modernisation ont été réalisées à partir de 1872 par l’empereur Mutsuhito.
Le rescrit impérial de 1882, énonçant les cinq préceptes pour les armées de terre et de mer, par sa forme tout à la fois solennelle et familière, fait sentir la force et la simplicité de ce que l’empereur appelle lui-même l’« esprit militaire », cette haute morale de l’individu telle que l’entendent les esprits nippons.
« Le soldat doit considérercomme sondevoielenlus sacrndes^montrer fidèle à son souverain et à sa patrie.Vous ve uetiendred donc àrécwtdesdivisionsfm-bliques et vous ne vousrrêterez depolitiqn0, vous eoUS consacrere^e^liisive-ment à raccomplissementdiadevoireSsentiel de fidélité, en considérant le devoir comme plus haut qu’une montagne et la mort plus légère qu’une plume.
« Le soldat doit être courtois. Si vous n’êtes pas courtois, si les inférieurs ne respectent pas leurs supérieurs, si les supérieurs traitent durement leurs inférieurs et si la coopération harmonieuse est ainsi rompue, non seulement vous serez une malédiction pour l’armée, mais aussi d’impardonnables criminels envers la patrie.
« Le soldat doit estimer la vaillance […]. Il y a la vraie et la fausse valeur, car un acte violent dicté par la seule impétuosité ne peut être appelé du courage vrai […]. Si vous agissez avec violence pour avoir l’apparence de la bravoure, vous serez haïs comme des brutes, cela, ne l’oubliez jamais.
« Le soldat doit attacher une haute valeur à la bonne foi et à la droiture […]. La bonne foi est le respect de la parole donnée et la droiture l’accomplissement du devoir.
« Le soldat doit être simple et frugal. […] Si on laissait jamais ces coupables habitudes de luxe naître chez les hommes d’armes, elles se répandraient dans tous les rangs comme une épidémie : il n’y aurait plus ni discipline ni esprit martial.
« Vous ne négligerez jamais un seul instant ces cinq préceptes. Ce qui importe le plus pour les mettre en pratique, c’est la sincérité. Ces préceptes constituent le véritable esprit militaire, et la sincérité est l’âme même de ces préceptes. »
Ces recommandations sont suivies de la signature de l’empereur1.
Mais plusieurs facteurs vont surprendre et décontenancer cette armée, parfaite à bien des égards : la bombe atomique, les guerres dans l’immensité de la région, la chute du mur de Berlin, l’influence des États-Unis et l’apparition de nouvelles menaces, dont le terrorisme. On assiste ainsi à une nouvelle politique de défense, incluant un genre de pacifisme et le souci de la sécurité du territoire2.
Un pacifisme controversé
Le Japon a connu depuis 1945 une période de paix sans équivalent dans son histoire, mais ce succès n’aurait pas été possible sans des institutions et des valeurs qui l’ont facilité.
Il faut ajouter que, depuis la guerre sino-japonaise de 1894-1895, il a toujours existé au Japon des courants intellectuels, religieux et politiques favorables au pacifisme ou à une diplomatie d’apaisement. Mais ce qui est nouveau, c’est leur inscription dans le marbre constitutionnel3.
Officiellement, la loi fondamentale de 1946 fut une norme suprême, élaborée sous la pression de l’occupant américain dans un contexte de début de la guerre froide.
En Asie du Sud Est Les Etats-Unis, première puissance militaire mondiale qui exerce un contrôle historique sur la politique de défense japonaise
par les démocraties occidantales :::j Etats considérés comme une menace potentielle par le Japon
Son article 9 est ainsi libellé :
« Aspirant sincèrement à la paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce pour toujours à la guerre en tant que droit souverain de l’État et à la menace ou l’emploi de la force armée comme instrument pour résoudre les conflits internationaux.
« En vue d’accomplir les buts de l’alinéa précédent, il ne sera jamais maintenu de forces de terre, de mer et de l’air, ainsi que tout autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance ne sera pas reconnu. »
Pendant des dizaines d’années, le texte a été plus ou moins modifié sous la pression de différents partis politiques et également des Américains.
C’est ainsi que MacArthur a fait ajouter la phrase suivante : « Le Japon renonce à la guerre pour résoudre tout conflit international, et même pour assurer sa propre sécurité. »
Il y eut aussi des discussions au sujet de la participation du Japon à une éventuelle armée des Nations unies, et ainsi de suite.
Jusqu’à l’heure actuelle, le gouvernement japonais analyse les nouvelles orientations de la défense, tandis que les États-Unis, après la guerre froide, revoyaient plus ou moins leur politique de containment dans ce domaine. Quant aux partis politiques, ils continuent leurs discussions sur ce sujet4.
Une nouvelle armée japonaise
L’expansion progressive du communisme ainsi que la guerre de Corée ont poussé les États-Unis à faire du Japon un avant-poste de leurs forces dans l’architecture de sécurité régionale. On peut donner plusieurs exemples à ce sujet :
Création en juillet 1950 d’une « Force de police de réserve » (Keisatsu yobi-tai) d’environ 75 000 hommes, répartie sur quatre régions et supervisée par les conseillers militaires américains.
Le développement du conflit coréen motiva la transformation, en octobre 1952, de la « Force de police de réserve » en « Force de sécurité » (Hoantai) avec des effectifs de plus de 110 000 hommes.
Création d’une « Agence de sécurité » (Hoanchô) ainsi que d’une force aérienne de protection du territoire.
À la fin de la guerre de Corée, transformation de la « Force de sécurité » en « Forces d’autodéfense » Jieitai) et inauguration en juillet 1954 d’une « Agence de défense » (Bôeicho).
Les bases américaines sur le territoire japonais ainsi que les « Forces d’autodéfense » (FAD) sont financées par le Japon.
On assiste aussi à la réorganisation de l’industrie de défense japonaise, suivie d’une baisse de la demande américaine, surtout après la fin de la guerre de Corée.
Les nouvelles orientations de la défense
Elles furent annoncées officiellement le 10 décembre 2004, après des années de débats. Elles visent à mettre en place les meilleurs moyens d’assurer la protection du Japon, en particulier face à deux États :
– la Chine, avec sa croissance économique et les défis sociopolitiques qui en découlent, ainsi que ses incursions dans les zones maritimes japonaises ;
- la Corée du Nord, avec ses programmes balistique et nucléaire.
Il s’agit de permettre ainsi au Japon d’occuper une meilleure place dans le rang des nations « responsables », surtout pour le processus décisionnel en cas d’attaque armée, mais aussi d’activer la RMA, la « Révolution dans les affaires militaires ».
En décembre 2004, le Programme de défense nationale définit trois piliers :
- le renforcement de l’autonomie de renseignement et de décision ;
- la dynamisation de la coopération internationale ;
- la consolidation de l’alliance de sécurité avec les États-
La transformation des Forces d’autodéfense (FAD) est réalisée avec la constitution d’unités très réduites pour mieux pallier les nouvelles menaces transnationales et terroristes. On peut citer, à ce sujet, les textes suivants :
- loi n° 112 du 18 juin 2004, portant dispositions relatives à la protection des populations en cas de situations d’exception provoquées par une attaque armée ;
- loi n° 113 du 18 juin 2004 et son ordonnance d’application n° 278 du 15 septembre 2004, portant sur les modalités du soutien japonais aux forces américaines en vue de repousser une attaque armée contre le Japon ;
- loi n° 114 du 18 juin 2004 et son ordonnance d’application n° 280 du 15 septembre 2004, portant sur la protection des installations à caractère général en cas d’attaque armée ou en cas d’urgence.
Les tensions sino-japonaises
Malgré les discussions sur des signes positifs, les problèmes ne sont pas près de disparaître. Voici plusieurs exemples de causes de dissensions :
- le désir du Japon d’obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations unies ;
- la bataille pour l’exploitation des ressources pétrolières et gazières en Sibérie – remportée par le Japon en 2004 – ou en mer de Chine, dans des zones à la souveraineté contestée ;
- l’impression au Japon d’un ouvrage scolaire, validé par le ministère de l’Éducation, décrivant les crimes de guerre en Chine ; la détection en novembre 2004 d’un sous-marin nucléaire chinois dans les eaux japonaises…
Autant de raisons, de part et d’autre, pour attiser un jeu diplomatique intense.
Ajoutons l’installation au Japon de mafias chinoises que l’on peut classer en deux types :
- les bandes formées par des Chinois issus d’une même région, comme le Fujian, Shanghai ou le Donghei ;
- les « Dragons », qui ont fait leur apparition il y a plus de vingt ans.
On a constaté des meurtres et des vols à main armée commis à Kabuki-cho, le quartier chaud de Tokyo, à la suite de conflits d’argent entre organisations mafieuses5.
En guise de conclusion
On peut dire que les orientations de la défense japonaise dépendent encore des évolutions de la politique étrangère des États-Unis. Son unilatéralisme ne rejoint pas la diplomatie de Tokyo, si bien que l’on a pu dire, à ce sujet : « Le retour du camp démocrate sous la présidence de Barack Obama a plongé le gouvernement japonais dans l’expectative, tant tout changement de couleur politique peut influer sur la relation bilatérale : les années Clinton, marquées par le rapprochement avec la Chine, avaient aussi laissé un souvenir amer6. »
Notes
- THOUMIN G., in Histoire universelle des armées, tome IV, Robert Laffont, 1986.
- PELLETIER P., Japon : crise d’une autre modernité, Belin, 2003.
- TADAKAZU et HIGUCHI Y., Le Constitutionnalisme et ses problèmes au Japon, PUF, 1984.
- COULMY D., Le Japon et sa défense, Fondation pour les études de défense nationale,
1991.
- KENJI O., in Courrier international, n° 991, 29 octobre 2009, et GAYRAUD J.-F., Le Monde des mafias, Odile Jacob, 2005.
- SEIZELET E. et SERRA R., Le Pacifisme à l’épreuve, Les Belles Lettres, 2009.