L’AVENIR DE L’EUROPE : ENJEUX GÉOPOLITIQUES ET PERSPECTIVES MÉTAPOLITIQUES 

Le Conseil scientifique de l’Académie de Géopolitique de Paris a organisé un colloque sur « L’avenir de l’Europe », mardi 11 mars 2025.

Le début de la guerre en Ukraine constitue indéniablement une bascule à la fois historique et géopolitique pour l’Europe, mais aussi pour le monde entier. Cette guerre multidimensionnelle a bouleversé les sociétés, les économies et les équilibres diplomatiques fragiles à travers le monde, entraînant un vaste mouvement de recomposition géopolitique du monde contemporain, caractérisé par le retour d’un ordre international fondé sur le rapport de force, mais aussi sur une contestation croissante de la domination de l’ordre libéral occidental.

En effet, cette bascule géopolitique semble bien révéler l’avènement d’un nouveau paradigme des relations internationales en pleine gestation, qui se matérialise non plus par le seul déclin du système occidental, mais aussi par un retour du duopole russo-américain avec l’administration Trump, voire la dimension mondiale d’un condominium Washington-Pékin-Moscou. La Conférence de Munich sur la sécurité, qui s’est tenue du 14 au 16 février, a vu se fracturer la relation atlantique, alors que l’UE a été marginalisée, écartée des négociations sur la paix, reléguée une fois de plus à son rang de spectateur et de puissance de second rang.

Cette nouvelle reconfiguration de l’ordre mondial, si elle révèle les faiblesses et l’incohérence de l’UE, pourrait très bien constituer un accélérateur de la transformation à la fois militaire, géopolitique, économique, mais aussi civilisationnelle et identitaire de l’Europe. Cette nouvelle donne géopolitique constitue indéniablement une occasion historique inespérée de réfléchir à l’élaboration et à la construction de nouvelles alternatives à la fois identitaires, culturelles, géopolitiques et métapolitiques. Plus qu’une simple réforme, un aggiornamento technocratique de la gouvernance de l’UE, c’est bien une refonte en profondeur de la conception même de l’Europe en tant que destin collectif et vision du monde qui s’impose. L’Europe, en tant que continent et puissance, a besoin d’un retour aux sources de l’identité européenne, par la réappropriation de son histoire, comme préalable à une redéfinition d’une identité géopolitique singulière dans le monde.

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COMPTE-RENDU DU COLLOQUE

Dr. Ali RASTBEEN, Président de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), « Les contradictions de la Charte des droits fondamentaux de l’UE : entre ambitions universalistes et influences partisanes ».

La Communauté européenne est née de la volonté de prévenir le retour des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. L’intégration économique visait à créer une interdépendance entre les nations, rendant ainsi les conflits moins probables. Les traités de la Communauté européenne du charbon et de l’acier et de la Communauté européenne de l’énergie atomique ont mis en commun des ressources clés, favorisant la coopération et la reconstruction.

La Communauté économique européenne, à ses débuts, se concentrait sur la stabilité économique et la prospérité.

Les principes de l’ordo-libéralisme, tels que la stabilité monétaire et la liberté d’entreprise, étaient au cœur du projet.  Le « miracle économique allemand » a servi de modèle, illustrant le succès de ces principes. Le traité de Rome, a mis en avant les quatre libertés de circulation fondamentales ; des personnes, des capitaux, des marchandises et des services. L’Acte unique et le traité de Maastricht ont élargi les ambitions de l’Union européenne, en y ajoutant des dimensions politiques et sociales.  La Charte des droits fondamentaux a été conçue pour incarner les valeurs éthiques de l’Union européenne.

Son adoption progressive a marqué une étape importante dans l’affirmation de l’Union européenne en tant que communauté de valeurs.

La Charte proclame que l’Union européenne est fondée sur les valeurs de dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, d’État de droit et de respect des droits de l’homme. Elle insiste sur le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes.

La Charte est organisée en sept titres, chacun consacré à une valeur fondamentale ou à des dispositions générales. Elle reprend et précise les principes fondateurs de l’Union européenne, tout en les adaptant aux enjeux contemporains. Elle affirme leur permanence tout en les adaptant aux évolutions contemporaines. Cette formalisation juridique renforce leur portée, assurant leur reconnaissance et leur application au sein des États membres.

Les valeurs de la Charte proviennent de diverses sources philosophiques, politiques et juridiques, ce qui peut nuire à leur cohérence. L’absence de hiérarchie claire entre ces valeurs rend leur interprétation et leur application complexes. L’Homme que prétend promouvoir l’Union européenne n’est jamais ni défini ni caractérisé.

Des concepts tels que la dignité, la liberté et l’égalité sont sujets à de multiples interprétations, ce qui peut entraîner des conflits. Le manque de précision de la Charte peut la rendre vulnérable aux manipulations et aux instrumentalisations. Agrégat désordonné de droits abstraits, la charte semble ainsi flotter dans les limbes d’un univers éthéré bien éloigné des réalités concrètes vécues par les citoyens et fondamentalement indifférente aux contraintes imposées par les évolutions géopolitiques du temps. L’inscription de certaines valeurs dans la Charte résulte de compromis politiques et de l’action de groupes de pression.

Le lobby féministe a obtenu l’inclusion de l’égalité entre les femmes et les hommes, tandis que les lobbies antiracistes ont promu la non-discrimination.

Les lobbys antiracistes ont obtenu l’inscription à tous les étages des principes de non-discrimination, condition indispensable à l’avènement de la société multiethnique et métissée qu’ils appellent de leur vœu.

Le lobby régionaliste a obtenu que l’évocation du respect des personnes appartenant aux minorités soit ajouté au respect des droits de l’homme comme si ces personnes n’appartenaient pas aussi à l’humanité et n’étaient pas également justiciables des droits de l’Homme. La Charte peine à affirmer son universalité, en raison des compromis politiques qui ont présidé à sa rédaction. La crainte d’être perçue comme arrogante a conduit l’Union européenne à minimiser la portée universelle de ses valeurs.

Dans un contexte de dénigrement systématique de ce qui fit la grandeur de l’Europe et des civilisations européennes, à l’heure où triomphe le wokisme, l’antiracisme et le féminisme le plus sectaire, l’idée même de pouvoir présenter comme universelles des valeurs que l’on prétend par ailleurs fondatrices pour soi-même a clairement paru outrecuidante aux rédacteurs de la charte. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est un texte complexe, marqué par des tensions entre ses ambitions universalistes et les influences partisanes. Son manque de cohérence et ses définitions ambiguës peuvent nuire à son efficacité et à son attractivité.

Pour renforcer son projet éthique, l’Union européenne doit renouer avec ses principes fondateurs et se doter d’une vision claire et unifiée de l’homme et de la société.

Recteur Gérard-François DUMONT, Économiste et démographe, Sorbonne Université, Vice-Président de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), « Les conséquences géopolitiques de l’hiver démographique en Europe ».

Monsieur le Président, merci de votre écoute et merci de votre confiance. Chers collègues, chers amis, effectivement je souhaitais cet après-midi vous éclairer, si c’était nécessaire bien sûr, sur les conséquences géopolitiques de l’hiver démographique en Europe. Parce qu’évidemment, on a souvent tendance à penser que les évolutions démographiques seraient déconnectées des évolutions économiques, géopolitiques ou sociales, alors qu’en fait elles sont, comme je vais essayer de vous le montrer, en interaction permanente.

Donc dans ce dessein, il s’agit de comprendre combien les multiples facettes de l’hiver démographique ont des effets géopolitiques, et pour cela je vous propose d’examiner ce point au regard de la grille des lois de géopolitique des populations, telles que j’ai pu les formuler dans de précédents ouvrages. Dans ce dessein, je vous propose donc un plan en trois parties. D’abord, nous examinerons la question de la loi géopolitique du nombre et ce qu’elle signifie face aux évolutions démographiques de l’Union européenne. Puis, nous examinerons le mouvement naturel, qui doit être regardé au regard de ce que j’appelle la loi de langueur. Et enfin, nous examinerons en troisième point le mouvement migratoire, qui lui doit être étudié au regard à la fois de la loi d’attirance migratoire et de la loi géopolitique des diasporas.

Donc, c’est vrai que l’Union européenne bénéficie néanmoins d’un certain nombre d’éléments de vitesse acquise qui peuvent expliquer que son évolution démographique soit moins accentuée à la baisse que ce que l’on aurait pu imaginer, mais ceci est lié aux logiques de longue durée, propres à la démographie. En effet, globalement, lorsqu’on regarde les situations de positionnement, je dirais démographique de l’Union européenne au sein de la planète, il n’est à priori pas nécessairement mauvais, dans la mesure où la population de l’Union européenne à 27, donc depuis le Brexit (au lieu de 28 auparavant), reste au plan quantitatif une force significative, puisque, dans le classement du monde, il y a bien sûr, devant les deux pays milliardaires, donc aujourd’hui l’Inde qui a dépassé la Chine, comme vous le savez, ensuite il y a bien sûr les États-Unis, mais l’Union européenne à 27 représente une population plus nombreuse que celle des États-Unis. Donc, on pourrait penser qu’au regard de la loi du nombre, que l’Union européenne n’est pas dans une position négative, compte tenu de son rapport relatif de population par rapport au reste du monde.

Maintenant, si l’on examine la question de la dynamique, le regard devient totalement différent, dans la mesure où le poids démographique relatif de l’Union européenne à 27 ne cesse de diminuer dans le monde et semble appelé à diminuer selon les projections moyennes. Donc, cela veut dire que les pays de l’Union européenne vont avoir plus de difficulté à valoriser ce qu’ils sont, compte tenu d’un poids relative en diminution. Et ceci pose notamment deux questions, on pourrait en évoquer d’autres mais je voudrais signaler deux points qui me paraissent intéressants, sachant que les perspectives tendancielle, comme vous les voyez ici, annoncent une diminution de la population de l’Union européenne, que ce soit sans migration ou avec migration, et sachant que ceci contraste avec une croissance démographique mondiale qui, à priori, pourrait continuer d’augmenter, au moins dans les prochaines décennies.

Donc les deux questions que je voulais évoquer, c’est d’abord la question de la présence de certains pays de l’Union européenne au sein de l’ONU, c’est-à-dire précisément la présence de la France au sein de l’ONU avec son siège de membre permanent au Conseil de sécurité, avec droit de veto. Donc, si l’on regarde l’évolution des poids démographiques dans le monde, cela va être de plus en plus difficile pour la France de justifier ce statut de membre permanent, compte tenu d’un poids démographique relatif qui diminue, alors que d’autres pays qui n’ont pas de siège permanent au Conseil de sécurité prennent un importance démographie extrêmement significative, c’est évidemment le cas de l’Inde, c’est le cas du Brésil par exemple, et c’est le cas d’autres pays, africains notamment. Donc voilà comment se pose déjà la question de cet hiver démographique dans le cas d’une réorganisation de l’ONU ou d’une contestation du système de l’ONU tel qu’il a été mis en place en 1945.

Deuxième élément, la question de l’élargissement. Nous savons en effet que l’Union européenne a déployé, toutes ces dernières années, une stratégie d’élargissement qu’elle continue de poursuivre. Quand je dis l’Union européenne, c’est vrai que c’est sous l’influence de la Commission, mais il faut bien constater que les pays européens ont accepté ces différents élargissements, ils ont accepté aussi de donner le statut de pays candidat à un certain nombre de pays, statut qui s’accompagne d’ailleurs de financements importants, et c’est la raison pour laquelle les pays souvent réclament ce statut, parce qu’il y a des conséquences financières directes dans leurs ressources.

Et parmi ces pays qui ont un statut de pays candidat, il y a comme vous le savez la Turquie. Or aussitôt se pose le problème. C’est-à-dire, à supposer que ce statut de pays candidat se transforme en un pays qui deviendrait membre de l’Union européenne, eh bien vous voyez quelles sont les perspectives. C’est-à-dire que la Turquie, il y a déjà plusieurs années, est devenue plus peuplée que le Royaume-Uni, que la France, et la Turquie est donc en train de dépasser la population de l’Allemagne. C’est-à-dire qu’une Union européenne qui intégrerait la Turquie serait une Union européenne dont le pays le plus peuplé serait la Turquie, ce qui aurait évidemment des conséquences d’une part en ce qui concerne tous les votes à la majorité qualifiée, puisque c’est évidemment la Turquie qui aurait le pourcentage de voix le plus important, et deuxièmement ce qui aurait des conséquences aussi au Parlement européen, puisqu’il faudrait évidemment distribuer des sièges parlementaires à la Turquie, et ce qui lui donnerait un poids significatif au Parlement européen. Je dirais un poids d’autant plus significatif que non seulement la Turquie aurait ses propres sièges au Parlement européen, mais il n’est pas impossible aussi qu’il y ait dans les autres pays comme l’Allemagne des parlementaires d’origine turque et ceci poserait le problème des diasporas, sur lesquelles je reviendrai. Donc vous voyez qu’aujourd’hui, face à la loi du nombre, la situation de l’Union européenne interroge à plusieurs plans.

J’en arrive donc à ma deuxième partie, qui consiste à examiner le mouvement naturel, c’est-à-dire l’évolution des naissances et des décès au sein toujours de cette Union européenne à 27. Donc, le phénomène majeur c’est que l’Union européenne est entrée en dépopulation depuis 2012, c’est-à-dire qu’elle a désormais chaque année plus de naissances que de décès. Ceci est la conséquence d’une fécondité d’hiver démographique – je rappelle que ce concept démographique que j’ai élaboré, signifie qu’un pays se trouve avec une fécondité inférieure au seuil de remplacement des générations, pendant une durée significative. Or aujourd’hui l’Union européenne est en hiver démographique depuis le milieu des années 1970, certes par effet de vitesse acquise. Vous voyez que pendant un certain temps le nombre de naissances a été supérieur au nombre de décès, mais ce n’est plus le cas depuis 2012, et donc, depuis 2012 nous avons une évolution totalement différente entre les naissances, qui continuent de baisser. Elles continuent de baisser d’une part parce que la fécondité elle-même est restée très basse, autour 1,5 enfants par femme, et puis, compte tenu des logiques de longue durée de la démographie nous arrivons maintenant dans l’Union européenne avec des générations en âge de procréation qui sont en diminution. Donc l’addition de ces deux facteurs – faible fécondité, générations en âge de progression diminuant – engendre un nombre de naissance lui-même en diminution. En revanche, le nombre de décès augmente. Alors il a effectivement particulièrement augmenté ces dernières années à cause de la pandémie Covid-19, mais si on élimine la surmortalité liée à la pandémie Covid-19, nous avons clairement une augmentation du nombre de décès qui est liée tout simplement à la géronto-croissance, c’est-à-dire à des arrivées à des âges avancés de générations plus nombreuses, nées pendant le renouveau démographique d’après-guerre et qui sont donc, compte tenu de leur âge, à un risque de mortalité plus élevé. Donc vous voyez cette tenaille démographique qui fait que l’Union européenne a changé de trajectoire démographique, surtout depuis 2012.

Alors, s’il fallait illustrer de façon encore plus concrète cette évolution démographique, il faudrait regarder la pyramide des âges que vous voyez ici. Donc, elle a désormais la forme d’un ballon de rugby, donc absolument pas une forme pyramidale. C’est-à-dire, logiquement, dans la partie haute de la pyramide, des générations qui sont moins nombreuses, puisque l’avancée en âge entraîne des risques de mortalité, comme je viens de le dire, et puis, dans la partie basse, des générations qui, chaque année, sont de moins en moins nombreuses. Donc, cela signifie clairement que l’Union européenne évolue vers une contraction de sa population active. Et comme dans tout pays, qu’on le veuille ou non, la création de richesse est quand même corrélée aux effectifs de la population active. Donc quand vous avez une population active qui diminue, les risques de créations de richesse moindres augmentent, et à partir du moment où vous avez moins de création de richesses, eh bien inévitablement vous disposez de moins de moyens, tant pour le hard power – donc en gros les dépenses et les investissements en matière de défense nationale – que pour le soft power – donc je dirais les investissements en influence culturelle ou sur les autres pays. Et puis, bien entendu, vous avez un autre phénomène aussi qui s’exerce, c’est qu’à partir du moment où vous avez cette pyramide des âges en ballon de rugby, eh bien les générations mobilisables en cas de besoin et en cas de conflit ouvert s’avèrent inévitablement moins nombreuses. Donc clairement, vous voyez que cette fécondité d’hiver démographique a des conséquences géopolitiques directes.

J’en ajouterai une autre. C’est l’état d’esprit des populations face à un risque de guerre. Bien entendu, toute famille et tout être humain n’a pas envie que ses proches soient tués à une guerre. Mais ceci est encore plus difficile quand vous avez des familles peu nombreuses, parce qu’une famille nombreuse peut, je dirais, moins mal supporter qu’un de ses enfants meure dans le cadre d’un conflit. À partir du moment où vous avez des familles peu nombreuses, et souvent d’ailleurs des familles avec un seul enfant, c’est insupportable de penser que son seul enfant risque de mourir dans le cas d’un conflit qui serait ouvert. Donc nous sommes aussi dans cette situation, où la moindre acceptation des risques de décès sont inhérents à cette évolution de la sociologie des familles au sein de l’Union européenne.

Troisième élément que je veux évoquer, c’est la question du mouvement migratoire. Et à cet égard il nous faut examiner à la fois les lois d’attirance et la loi et des diasporas. Donc clairement, nous sommes dans une situation qui s’est modifiée au fil de ces dernières décennies, c’est-à-dire que désormais, dans la dynamique démographique de l’Union européenne, le mouvement migratoire est d’abord devenu supérieur au mouvement naturel, c’est-à-dire que la croissance démographie est portée davantage par l’attraction migratoire que par l’excédent des naissances sur les décès et, pour ces dernières années, la croissance démographique de l’Union européenne ne tient qu’à l’excédent migratoire, puisqu’il n’y a plus d’excédent naturel, puisqu’il y a plus de décès que de naissances. Donc, c’est un contexte absolument fondamental qui s’est modifié, où la démographie de l’Union européenne n’est plus portée que par les apports migratoires, que ce soit direct ou même indirect, à travers les populations qui ont des enfants au sein de pays européens. Sachant que je voudrais rappeler mon postulat : l’immigration ne rend pas stérile, donc les immigrés qui arrivent en Union européenne sont aussi des personnes – ce qui est tout à fait leur droit – qui peuvent avoir des enfants.

Or qu’est-ce que l’on constate face à cette réalité, aujourd’hui, donc d’une dynamique démographique portée par la dynamique migratoire ? C’est d’abord en matière d’intégration, que l’intégration des populations issues de l’immigration, en moyenne est insatisfaisante. D’abord, ça se lit déjà dans les résultats scolaires, à travers notamment certaines attitudes qui ne sont pas favorables à des résultats scolaires suffisants pour des populations issues de l’immigration. Je vous renvoie à un certain nombre de livres à ce sujet. Des difficultés aussi d’intégration avec certains territoires où l’on a des concentrations d’immigration, tout ce qu’on a appelé donc les « territoires perdus de la République ». Et puis, on peut plus généralement parler d’un certain laxisme du pays d’accueil en matière éducative, nous avons là-aussi sur ce sujet un certain nombre de livres qui l’expliquent de façon extrêmement claire. Donc 1, une intégration non suffisante.

Deuxièmement, un certain nombre de violences et de montée de l’insécurité interne, dont on ne peut qu’objectivement constater qu’elle est liée à cette absence d’intégration, puisqu’il suffit de regarder le pédigrée des personnes qui sont fautives des violences en question. Vous voyez que c’est un phénomène que l’on constate, que toute toutes les semaines.

Quelles sont les conséquences géopolitiques de cette situation et de cette insuffisante intégration ? La première conséquence, c’est que nous voyons que tant l’État que les collectivités territoriales doivent de plus en plus investir massivement dans des moyens de sécurité interne, qu’il s’agisse de la Police, qu’il s’agisse de la Gendarmerie, qu’il s’agisse de la Justice – aujourd’hui nous avons pratiquement 40 % des avis, des occupations des tribunaux qui relèvent des problèmes liés à l’immigration – et puis vous avez vu ces dernières années combien les communes ont été obligées d’investir dans des polices municipales, de plus en plus dispendieuses parce qu’il a fallu créer des polices de jour, puis des polices de nuit, puis les polices armées, etc. Et donc tout ceci signifie que tous ces investissements en matière de sécurité interne ne sont pas disponibles pour l’innovation économique ou pour investir dans le hard power ou dans le soft power que j’ai évoqué tout à l’heure.

Et donc nous avons, d’une part, ce phénomène un petit peu financier en quelque sorte, c’est-à-dire les budgets de sécurité interne ont pris une telle importance que cela limite les possibilités de soft power, mais en plus nous avons la situation de nos dirigeants politiques, qui doivent consacrer beaucoup de temps à essayer d’arriver à une concorde interne. Et donc, le résultat c’est que quand nos dirigeants politiques sont effectivement préoccupés et occupés à essayer de régler des problèmes internes, ils sont moins disponibles pour pouvoir œuvrer par des actions géopolitiques internes, et valoriser la situation de leurs pays. Et, plus généralement, nous l’avons bien vu dans le cas de la France, combien l’image de marque de la France a été réduite par un certain nombre d’émeutes, comme celles de 2005 ou celles de 2023. Et donc tout ceci, vous voyez, s’additionne pour faire en sorte que les moyens géopolitiques des pays de l’Union européenne s’amenuisent.

S’ajoute donc un autre élément. Lorsqu’on regarde ces évolutions au prisme de la loi des diasporas, c’est-à-dire en fait de personnes qui peuvent être très bien de nationalité française, qui peuvent être très bien de nationalité européenne, qui peuvent très bien se reconnaître dans leur identité française et européenne, mais qui en même temps peuvent avoir des attachements affectifs, voire juridiques, avec leur pays d’origine ou le pays d’origine de leurs parents. En effet, qui dit immigration dit nécessairement existence de diasporas. Or ces diasporas, nous sommes obligés de constater que, même si elles ne sont pas nécessairement unies, même si leurs sentiments peuvent évoluer au fil du temps, elles sont parfois mobilisées par leur pays d’origine, pour éventuellement nuire à leur pays de résidence, qui est souvent d’ailleurs leur pays de nationalité. Nous l’avons vu avec toutes les opérations de M. Erdogan essayant, venant en Europe, expliquer aux populations d’origine turques que s’assimiler et s’intégrer ce serait un crime contre l’Humanité. C’est la formule qu’il a utilisée. Avec des résultats incontestables, puisque vous savez que le parti d’Erdogan, AKP, obtient des résultats plus favorables auprès des diasporas vivant en Europe qu’auprès des Turques vivant en Turquie.

Nous l’avons vu de la même façon avec la Tunisie, où nous avons eu les mêmes phénomènes avec les partis islamiques tunisiens, qui ont eu des pourcentages de voix supérieures auprès de la diaspora tunisienne, par exemple en France, qu’auprès des Tunisiens en Tunisie. Et puis, il y a aussi le fait que ces pays jouent et exercent des pressions sur leurs diasporas pour qu’elles votent dans le sens qui leur paraît favorable. Donc je vous renvoie notamment à l’audition de l’ancien Premier ministre François Fillon auprès d’une commission parlementaire, qui expliquait comment le pouvoir algérien poussait et encourageait de façon officielle un certain nombre de personnes, de nationalité française mais aussi d’origine algérienne, à voter dans e sens qui était souhaitable pour Alger.

Donc ces diasporas peuvent être d’une part mobilisées par leur pays d’origine, mais elles peuvent aussi parfois tout simplement se mobiliser elles-mêmes, en fonction des événements qui peuvent se dérouler, et leur mobilisation n’est pas nécessairement favorable au pays d’origine. Je pourrais citer par exemple les fameuses violences que nous avons eues à Lyon il y a quelques années, entre les diasporas d’origine turque et les diasporas d’origine arménienne, notamment au moment où la ville de Lyon a voulu dresser un mémorial au génocide arménien, ce qui a entraîné là aussi encore des surcoûts de sécurité interne pour un pays comme la France.

Donc c’est dans ce contexte que nous avons aussi des risques de communautarisme et, effectivement, ceux qui étudient les résultats des élections nous ont bien montré que certaines diasporas semblent bien intégrées, dans la mesure où on voit que l’expression de leurs votes correspond un peu à la moyenne du vote national, alors que d’autres diasporas ont des prismes politiques très fort, que l’on a retrouvé notamment sur le nom de la candidature de M. Mélenchon ou de la France insoumise lors de ces dernières élections.

Donc c’est dans ce contexte complexe que nous voyons des situations se créer, et en même temps je voudrais, avant de conclure, rappeler que même si j’essayais de présenter un certain nombre de problématiques qui concernent en fait tous les pays européens – même si la géographie de leurs diasporas peut être extrêmement différente selon les pays – il faut ajouter aussi que donc les conséquences géopolitiques peuvent être différentes selon la nature des diasporas et selon la nature des politiques publiques conduites, par exemple entre la Belgique et la France, entre les Pays-Bas et l’Allemagne, etc. et donc il y a quand même une diversité des trajectoires démographiques.

En conclusion, je voudrais simplement préciser que la géopolitique de l’Europe, de l’Union européenne et des pays membres de l’Union européenne, elle est à la fois dépendante d’une trajectoire démographique globale, telle que je l’ai montrée, mais aussi des trajectoires démographiques propres à chaque pays, mais qu’en tout état de cause et dans toutes les situations, nous avons bien un effet des lois géopolitiques des populations qui s’exercent en fonction des dynamiques propres à chaque territoire européen. Merci de votre attention.

Prof. David ENGELS, Historien, Professeur de recherche à l’Institut Zachodni à Poznań (Pologne) et professeur à l’Institut catholique de Vendée, « Les dernières révoltes grecques contre les Romains et les relations entre Europe et États-Unis au 21ème siècle ».

Je vous remercie pour cette invitation, c’est vraiment un plaisir de pouvoir participer à ce colloque, et désolé de n’avoir pas pu être à Paris en personne, et merci d’avoir pu me permettre de participer de manière virtuelle à votre colloque.

Pour quiconque douterait encore que la situation actuelle du monde occidental ressemble de plus en plus, et d’une manière de plus en plus effrayantes à la fin de la république romaine, 1er siècle avant Jésus-Christ, les dernières semaines ont dû être difficiles à supporter. L’alliance entre Elon Musk et Donald Trump, auxquels on pourrait joindre encore J. D. Vance, comparables au premier Triumvirat romain, la création de DOGE (Department of Government Efficiency) comme outil de proscription et d’épuration politique, le retour volontairement assumée, du salut romain sur la scène publique comme symbole d’un certain autoritarisme de droite, l’influence accrue de politiques défendant l’idéal monarchique, dont l’entourage le plus proche du président, retour au bon vieux d’impérialisme territorial avec les plans d’annexer le Panama, le Groenland, et même le Canada, partout où l’on regarde nous semblons bien projetés plus de 2000 ans dans le passé. Alors le lecteur ou l’auditeur se doutera bien que l’auteur de ces réflexions, après avoir publié en 2013 un ouvrage décrivant les grandes lignes de ce qui est en train de se passer, c’est-à-dire mon livre Le Déclin, paru chez Toucan, qui voit là un genre de confirmation de ses intuitions, mais si satisfaction théorique il y a, elle est fortement mitigée par un autre constat beaucoup plus douloureux pour un patriote européen, car comme la Grèce sous la République romaine tardive, les pays européens semblent bel et bien ramper en pleine décadence et condamnés au rôle de spectateurs ou, pire, de simples objets d’une Histoire sur laquelle ils ne semblent plus avoir aucun contrôle.

Mais revenons quelques pas en arrière pour poser la scène de notre argumentation. Bien que la plupart des historiens universitaires nient à la fois la notion de décadence, et considèrent la possibilité de formuler des lois historiques comme réfutées, l’Histoire des dernières décennies apparaît comme une immense gifle pour les défenseurs d’un modèle historique qui se veut à la fois progressiste et ouvert. En effet, alors que les années de guerre froide avaient conforté la plupart des Européens dans l’erreur que la notion de grande civilisation n’avait plus de sens, que la technologie moderne avait créé une toute nouvelle condition historique et que l’Histoire humaine se dirigerait vers l’étape finale de félicité utopique, soit libérale, socialiste ou écologique, peu importe. Le retour brutal de la multipolarité, l’échec du multiculturalisme, les revers de la mondialisation et la crise de légitimité de la démocratie libérale, nous ont projeté dans un monde qui ressemble nettement plus à celui de l’entre-deux-guerres qu’à celui des années 2000. Plus que jamais, les théories historiques d’un Spengler et d’un Toynbee, interprétant l’Histoire humaine non pas comme une évolution globale et linéaire, mais plutôt comme ensemble de grandes civilisations qui traversent toutes de manière similaire des stades de croissance, de déclin et de fossilisation, semblent de la plus haute actualité, et il y a peu de doute que la civilisation européenne se trouve à la fin de son parcours.

Mais pour mieux comprendre la mécanique de l’Histoire, jetons un regard sur l’essence même de ce qui anime l’évolution d’une civilisation, c’est-à-dire la notion de transcendance. À proprement parler, c’est l’idée de transcendance qui se trouve au cœur de toute civilisation, bien que cette notion, en fonction des sensibilités particulières de chaque culture se retrouve définie de manière bien différente, sans pour autant désigner quelque chose de fondamentalement différent. Dans une première phase de son évolution, chaque civilisation est donc placée sous l’emprise de l’idée de la divinité, et de ce qui en découle pour le rôle de l’individu, de la société et de la nature. Ainsi émergent des cultures organisées de manière profondément holistiques en vue du phénomène divin qui prime sur tout le reste. Vient ensuite à chaque fois une phase antithétique où la transcendance est remplacée par la matière, la certitude par le doute, la divinité par l’Homme, la tradition par la raison, l’intériorité par l’expansion. Ceci dit, contrairement à bon nombre de modèles binaires, qui entrevoient l’Histoire comme une oscillation permanente entre deux pôles opposés, l’évolution d’une civilisation n’est pas infinie. Tout le règne de la matière étant soumis à la contingence, et ainsi la tension entre thèse et antithèse mènent à une phase finale, synthétique, que nous définirions mieux par : un retour conscient à la tradition, comme nous l’avons montré d’ailleurs dans un livre très récent qui s’appelle Défendre l’Europe civilisationnelle (paru chez Salvator en 2024).

L’humanisme débridé se mêle logiquement à l’absurde et crée un vide identitaire tel que des grands bouleversements sont inévitables, avec comme conséquence la conscience que seul le retour à la transcendance initiale peut encore permettre de dépasser un relativisme qui s’est mué en véritable nihilisme suicidaire. Et dès lors, créer nouvel ancrage absolu pour stabiliser une société complètement à la dérive.

Cette synthèse dynamique entre raison et tradition clôt pour ainsi dire chaque cycle de l’Histoire civilisationnelle, sans pour autant en inaugurer un nouveau. Thèse et antithèse ont épuisé tout le potentiel de l’idée civilisationnelle initiale, et la synthèse n’est dès lors que le début d’une longue période de canonisation et de fossilisation, dont le résultat constituera la matière primaire pour d’éventuelles nouvelles civilisations.

Alors, quel est le lien pratique entre ces réflexions plutôt théorique et la civilisation européenne, dans sa situation actuelle ? Il semble évident que nous nous trouvons à l’apogée de notre propre antithèse, qui a débuté à peu près à l’époque de la Renaissance, un moment de l’Histoire, donc maintenant, où l’hubris humaine se mène à l’absurde, et finit par se décrédibiliser elle-même.  Et qui correspond assez bien à la fin des « Royaumes combattants » en Chine, à l’époque d’Amarna en Égypte ancienne, le soulèvement des (…) en Iran, au règne des Abbassides dans le monde musulman, et bien évidemment à la fin de la République romaine au Premier siècle. Déclin démographique, migrations de masse, désorientation identitaire, crise de la religion traditionnelle, polarisation sociale, opposition entre populisme et politiquement correct,  mainmise de l’oligarchie économique sur la politique, une culture du Panem et circenses, bref, le règne de la quantité. Chaque fois, les manifestations extérieures de ce moment historique sont les mêmes, tout comme les conséquences : utopie socialiste, désordre civil, césarisme, et finalement transition vers une synthèse civilisationnelle, qui combine retour à l’ordre, pouvoir autoritaire et révolution conservatrice.

Peut-on qualifier cette évolution, maintenant,  de décadente ? Eh bien, dans notre vision de l’Histoire, nous devons bien répondre oui et non en même temps. D’abord, chaque moment dans l’évolution d’une civilisation est nécessaire et justifié, non pas moralement bien sûr, mais au regard de son économie générale. Toutes les potentialités inhérentes à une civilisation doivent se réaliser, pour le meilleur et pour le pire, pour que l’idée initiale puisse se manifester totalement, et s’épuiser. Dès lors, aucune étape n’est inutile, bien qu’elle n’ait nullement le même statut (…), l’antithèse étant, en dépit de quelques moments d’un humanisme bien intentionné et sans doute héroïque à sa manière, fondamentalement inférieur à la thèse initiale en vue de son illusion humaniste et donc de son matérialisme. Car même si l’antithèse à chaque fois semble se justifier par sclérose préalable indéniable des structures sociales de la phase qui la précèdent, pointent de manière tout à fait correcte leurs nombreuses hypocrisies, manipulations et dysfonctionnements, remplacer la divinité par l’humain, et donc l’absolu par le relatif, ne peut être qu’un premier pas vers l’abîme malgré ses bonnes intentions et l’explosion littérale des inventions qui tend à l’accompagner.

Ceci explique aussi pourquoi la synthèse finale revêt un statut pour le moins ambigu. Certes, il s’agit en grande partie d’un retour, souvent artificiel, cérébral, rationnel, à une tradition qui a cessé d’être à la fois spontanée et continue, mais toujours est-il que ce retour constitue comme le mot final dans l’immense édifice d’une civilisation, une genre de clef de voûte qui de manière rétrospective permet de déceler et stabiliser le sens global. Tout comme dans la vieillesse, où l’on tend à passer en revue sa vie passée afin de boucler tout ce qui est inachevé, donner un sens à sa vie, et en passer la mémoire de ses descendants, tout comme dans la vie d’un artiste, c’est en fonction de l’œuvre de vieillesse que l’ensemble de sa création artistique est généralement analysé, c’est à la fin qu’une civilisation dévoile généralement ses derniers secrets qui permettent d’en comprendre véritablement la quintessence.

Alors qu’en est-il maintenant de Donald Trump, pour descendre de l’abstrait dans le règne du concret, ou plutôt de la manifestation matérielle d’un prototype apriorique ? Beaucoup d’éléments de sa politique pointent déjà vers une fin de l’Histoire telle que décrite ci-dessus. Sa référence, superficielle il est vrai, au Christianisme annonce déjà un genre de religiosité patriotique, qui pourrait devenir porteuse d’un revirement non seulement identitaire, mais aussi spirituel. Et la place toute particulière qu’occupe le Catholicisme politique, dont le cabinet de Trump 2 va évidemment dans ce sens. Si nous estimons en plus que les États-Unis risquent de vouloir influencer massivement l’élection du successeur du Pape François, l’on entrevoit déjà les contours d’un futur où le Christianisme serait porteur du nouveau régime conservateur qui se dessine, et non pas son opposant.

L’obsession de la construction d’un limes contre le Mexique est un autre indicateur typique pour chaque civilisation tardive, qui tend plutôt à se replier et fortifier qu’à s’étendre. Notons également que la décision, très justifiée et même notable, de faire ériger un tout nouveau bâtiment administratif aux États-Unis dans un style architectural néoclassiciste, éloignement typique de chaque civilisation tardive avec son modernisme respectif et signe annonciateur d’un essor probables du néoclassicisme dans bien d’autres domaines culturels également.

Doit-on insister particulièrement sur la ressemblance entre DOGE et des proscriptions romaines ? Sur les références répétées à l’excellence de la monarchie comme meilleure constitution, même pour les États-Unis, notamment chez Peter Thiel et chez Curtis Yarvin, ou sur la préparation systématique de Barron Trump à la succession de son père, sur le modèle des tentatives d’Auguste d’installer sur le trône, tout en respectant les formes républicaines du Principat, sa propre progéniture. Pourtant, il est très peu probable que Trump représente déjà l’Auguste de notre civilisation occidentale, bien que la divergence remarquable entre sa première et sa deuxième présidence montre bien l’ampleur du chemin morphologique parcouru en quelques années à peine.

Alors que son premier mandat était encore placé sous l’égide d’un populisme relativement banal, le second a tout l’air d’un véritable coup d’État semi-légal césariste. Et bien que l’âge de Trump lui interdira probablement de définir durablement un nouveau modèle politique, il sera certainement considéré, comme le César historique, comme étant à l’origine des changements majeurs qui amèneront, tôt ou tard, le basculement vers l’empire civilisationnel définitif. Très probablement que le chemin vers ce but a encore nombre de soubresauts, car outre la question épineuse de politique extérieure, qui sera un facteur majeur dans la survie politique du nouveau pouvoir, l’opposition du parti démocrate est tout sauf vaincue, car même si les grands oligarques comme Zuckerberg et Gates ont exprimé, bien que du bout des lèvres, leur allégeance formelle au régime de Trump, les épurations organisées par le DOGE ne pourront pas encore éradiquer totalement les nombreuses positions de force des adversaires de Trump, d’autant plus que le véritable moteur qui alimentera les bousculements futurs viendront probablement de l’intérieur plutôt que de l’extérieur, donc des supporters de Trump eux-mêmes, étant donné que le président aura 82 ans quand il arrivera à la fin de son mandat, s’il y arrive. La bataille pour sa succession sera inévitable et violente. Avec des candidats Musk, Vance, et Trump Jr. Qui risquent de se vouer à une lutte aussi féroce que celle de Marc-Antoine et Octavien, et dont l’affrontement repolitisera sans doute l’establishment américain et pourra amener des bouleversements inattendus. Car la réorganisation, voire la dissolution de l’élite traditionnelle de la East Coast, qu’elle soit alignée sur les démocrates ou sur les républicains traditionnels, est telle qu’il n’est pas du tout à exclure que de nouvelles figures politiques et économiques puissent faire leur apparition et changer fondamentalement la donne. Non pas en ce qui concerne la direction générale de l’Histoire, mais du moins ses nuances.

Alors cette référence à la place restreinte mais imprévue au sein de l’Histoire pose une autre question essentielle, celle de savoir qui portera cet empire occidental civilisationnel. Et c’est là que le bât blesse pour l’Europe, je crois, si l’on maintient la comparaison avec la République romaine tardive.

En effet, alors que la Grèce avait eu toutes ses chances, de son côté, pour former la base d’un véritable empire méditerranéen, et avait prouvé sous Alexandre le Grand la force qui était la sienne, les siècles à venir virent le retour des anciennes disputes et la Grèce fut à nouveau rapidement morcelée. La Macédoine contrôlait le Nord, et Ptolémée le monde insulaire, les Séleucides l’Asie mineure, et la montée des ligues hellénistiques, notamment de la ligue étolienne et la ligue achéenne, vint trop tard, et eut un effet trop polarisant pour achever une véritable unité politique. Quand les Romains vainquirent les Macédoniens, le sort de la Grèce fut donc largement décidé, car même si le Sénat romain décida de déclarer toutes les cités grecques comme libres, les disputes qui éclatèrent rapidement ne purent être arbitrées que par des hommes politiques romains, ainsi, longtemps même avant la provincialisation formelle de la Grèce, l’élite hellène fut transformée en clientèle romaine, et ce avec son plein accord car la Grèce était déchirée non seulement par des luttes entre Cités-États, mais aussi entre des classes sociales très polarisées. Sans l’appui de l’oligarchie romaine, cela aurait été très difficile de mater les nombreux soulèvements sociaux, exacerbés par la popularité croissante de mouvements idéologiques communistes et égalitaristes. Ainsi, chacun crut tirer profit de ses propres relations prétendument privilégiées avec Rome, alors qu’au fond ils ne faisaient que jouer le jeu du Sénat et confirmer le génie de la formule divide et impera, si brillamment appliquée par les Romains. Et quand finalement les guerres de Mithridate – pendant lesquelles l’Asie entière se souleva contre les Romains – réveillèrent pendant quelques années l’enthousiasme des Grecs et motivèrent même la ville d’Athènes à se détourner de la cause romaine, c’était déjà trop tard pour changer le cours des choses.

Certes, les Romains furent assez cléments avec les insurrectionnistes une fois la Grèce reconquise après son court soulèvement partiel, mais cette pitié était plutôt le fruit d’un certain dédain, que d’une véritable estime. La Grèce se devait de rester une attraction touristique, une source intarissable d’œuvres d’art et un vivier de professeurs de philosophie et de rhétorique, et donc l’on appréciera surtout le côté romantique de son soulèvement, sans lui en vouloir trop, vu que les capacités militaires de la Grèce avaient été largement risibles depuis le début.

L’Europe ne s’est-elle pas manœuvrée dans une situation analogue face aux États-Unis ? En effet, face à la grande question de savoir qui portera l’État civilisationnel final de notre Histoire, force est de constater que nous avons, pour reprendre l’expression chère à Donald Trump, de très mauvaises cartes et, pire encore, que nous ne semblons même pas avoir envie d’y jouer tout court. Comme les Grecs, nous sommes largement démilitarisés, nous sommes politiquement divisés, nous nous complaisons dans un esprit de supériorité civilisationnelle qui n’est plus du tout justifié, nous avons cessé d’innover, nous produisons et suivons des modes idéologiques autodestructrices ridicules, nous nous croyons intelligents de sous-traiter la défense de nos intérêts à des tierces parties, nous sommes incapables de planifier à long terme, de produire à nouveau un grand projet, nous sommes profondément désillusionnés et, cachons notre léthargie mortelle par le cynisme, nous sommes devenus las du fardeau de notre Histoire et nous plaisons à dénigrer, voire à criminaliser nos ancêtres pour nous mettre en valeur nous-mêmes, et l’on pourrait encore continuer la liste pendant très longtemps.

Certes, les États-Unis ne sont pas non plus dépourvus de la plupart de ces caractéristiques, tout comme nous trouvons tous les problèmes identitaires grecs à Rome, mais dans les deux cas nous constatons un certain décalage dans le temps, un certain fond de résilience culturelle, qui fait toute la différence. Car ne nous leurrons pas, si les romains étaient capables d’étendre leur domination de l’Italie sur le reste de la Méditerranée en quelques générations, c’était moins la cause de leur supériorité innée, que de l’infériorité extrême de leurs ennemis. Les véritables guerres héroïques, Rome a dû les mener pour conquérir l’Italie et la défendre contre les Carthaginois. Le reste des conquêtes est plutôt une question de logistique que d’héroïsme, et il n’en est pas très différemment de l’Histoire américaine aux 20ème et 21ème siècles.

Il serait faux de lire entre ces lignes un genre de dénigrement peu approprié de nos (…) car les sujets sont les derniers à pouvoir se permettre de minimiser les exploits de leurs maîtres, le but de ces réflexions est plutôt de montrer qu’à la fin, les Américains non plus n’échapperont pas au destin des Européens, mais aussi qu’il ne manquerait pas grand-chose pour que l’État ne se renverse. Car si nous considérons d’autres civilisations, nous constatons que ce n’est pas du tout une loi historique que l’unification finale d’une civilisation doive s’opérer par la périphérie cheffe. Certes, il y a de nombreux exemples, en analogie avec la Grèce, comme l’unification de la Chine sous l’égide des Qin en dépit des nations plus anciennes de l’Est de la Chine, ou celle du Proche-Orient sous les Assyriens en dépit des Babyloniens, mais il y a aussi l’Inde classique,  dont l’État-civilisation des Gupta fut dominé depuis une nation située au centre même de la Vallée du Gange, ou Sumer, dont la troisième dynastie d’Ur écarta l’éphémère contrôle exercé par la périphérique Akkad, au profit d’un retour au centre ancestral.

Sans vouloir entrer encore plus dans des études de cas un peu trop académiques, force est de constater donc que la victoire finale de Rome sur la Grèce est un schéma probable mais pas encore tout à fait inévitable pour l’Europe, alors certes, les chances d’un grand revirement sont plus que réduites, mais elles ne sont pas inexistantes, et ce pour deux raisons.

D’abord la situation mondiale. Les États-Unis ont abandonné leurs prétentions à l’hégémonie universelle et se sont réorganisés afin de fortifier plutôt leur propre sphère géographique et d’éviter ainsi une implosion de leur empire. Dès lors, la volonté d’assurer leur autarcie en ressources stratégiques, tout comme celle de contrôler le Groenland, le Canada et le Canal de Panama. Certes, ce recul est plutôt une réorganisation pour mieux préparer le grand conflit avec la Chine, mais cette phase de relative faiblesse pourrait être exploitée par les Européens pour construire les bases de leur propre forteresse géopolitique. Pas étonnant dès lors que Trump tente de s’allier avec la Russie de Poutine, qui aura l’avantage de pouvoir être positionnée par les États-Unis à la fois contre la Chine et contre l’Europe. Si un tel revirement géopolitique devait s’opérer, l’Europe aurait tout intérêt à très bien calculer les termes de sa future loyauté par rapport aux États-Unis, et ne pas sous-estimer les bienfaits d’une diplomatie s’orientant moins selon les proximités culturelles que selon les alternatives réelles. Ce en quoi je vise évidemment la Chine.

Il y a la situation interne de notre continent. Le grand chaos idéologique créé par Donald Trump va probablement exacerber l’emprise de la gauche sur la sphère publique européenne, mais il peut créer une fenêtre d’opportunité pour un revirement politique de grande ampleur vers la droite, qui plus est serait largement supportée ou du moins tolérée par les autres grandes puissances. En même temps, le repositionnement américain et l’alignement esquissé entre Trump et la Russie, est également en train de refaçonner le débat publique européen interne. D’abord, les atlantistes classiques, vexés et désorientés, ont du mal à justifier leur position et insistent de plus en plus sur une nécessité d’autonomie stratégique du continent, même en dehors de l’Alliance atlantique. Et même si ce milieu politique se trouve fortement sous l’égide du parti démocrate, le pouvoir de ce dernier est en chute libre et les proscriptions actuelles risquent de cimenter durablement l’influence du MAGA sur la politique américaine.

Puis, les eurasistes se trouvent également dupés, car ils commencent à se rendre compte que l’Europe, quantité négligeable pour Trump, le sera finalement aussi pour Poutine, et que la grande alliance eurasiatique traditionaliste anti-américaine peut très rapidement faire place à une coopération pacifique entre Washington et Moscou, dont l’Europe payerait littéralement les frais.

Certes, il y a peu de chances de voir des milieux atlantistes et eurasistes – pour ne désigner ici que deux extrêmes – converger rapidement, mais toujours est-il qu’il y a là une occasion en or de mettre en avant les intérêts de la civilisation européenne envers et contre tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, et de procéder à une restructuration institutionnelle et surtout identitaire avant qu’il ne soit trop tard, comme ce fut le cas de la Grèce.

En vue de ce qui a été dit plus haut sur la morphologie civilisationnelle, l’on se demandera sans doute pourquoi, au fond, accorder tant d’importance à qui dominera notre civilisation si la fin est écrite, ou tout du moins dans les grosses lignes. Néanmoins, la différence entre les États-Unis et le vieux continent, bien que tous les deux appartiennent à une et même civilisation faustienne, cela saute aux yeux, et cela n’étonnera personne qu’une Europe capable de conserver fièrement son autonomie politique, et une Europe façade, dominée par Washington, aient des trajectoires identitaires assez différentes. Certes, l’hégémonie de la langue anglaise, l’importance d’un Christianisme patriotique superficiel, la fascination pour la technologie et le maintien d’une fiction démocratique qui cache mal une réalité plus autoritaire, seront d’application dans les deux cas, qu’on le veuille ou non.

Mais alors qu’une ère augustienne européenne usurpée depuis l’autre côté de l’Atlantique par un successeur de Trump, et placée sous le signe de la médiocrité civilisationnelle américaine, ne peut que réveiller un certain effroi, l’idée de rester maîtres chez nous, même au prix du sacrifice de certaines de nos illusions au nom du réalisme politique, serait tout sauf désagréable. Certes il ne faudra sans doute se faire aucune illusion sur le fait qu’une large partie de la population européenne est déjà de fait soit largement américanisée, soit dominée par l’esprit du wokisme, mais l’omniprésence exaltante de notre héritage culturel, la survie centenaire, parfois même millénaire de nos traditions, et la survie des grandes lignées familiales de notre Histoire, sans oublier l’importance fondamentale du Catholicisme enraciné, n’exclut pas totalement l’espoir de pouvoir renouer avec notre passé, et ainsi donner une dimension (…) à un renouveau (…) toujours relativement jeune et géographiquement irrémédiablement coupée de ses origines. Hélas, voilà d’ailleurs non seulement l’avantage, mais aussi la faille de nos espoirs dans le futur.

Car l’Histoire peut aussi peut aussi être perçue comme un poids qui, chez une civilisation tardive, cesse de galvaniser les foules et pour plutôt les paralyser. L’Europe devra-t-elle devenir plus américaine pour se ressaisir et ne pas rater la chance que lui offre l’Histoire ? Doit-elle bâtardiser son héritage ? Populariser le pouvoir ? Simplifier son langage culturel afin de trouver l’adhésion des foules à un programme politique qui les dépasse ? Sans doute faudra-t-il sacrifier une partie de ce qui nous tient à cœur pour sauver les meubles, si nous ne voulons pas subir le même sort que les Grecs au IIème ou au Ier siècle, dont l’échec politique leur valut, en dépit de la haute estime que les Romains portaient à leur civilisation, à tout jamais le sobriquet dédaigneux de graeculi. Merci bien pour votre attention.

Jure Georges VUJIC, Géopoliticien, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, chercheur associé de l’Académie de Géopolitique de Paris (AGP), membre du Conseil scientifique de la revue Géostratégiques de l’AGP, « L’identité géopolitique européenne au cœur de la dialectique conflictuelle entre ‘Grands espaces’ et États-nations ».

Merci, monsieur le président. Je remercie notre collègue David Engels d’avoir, dans cette longue intervention, mis l’accent sur le caractère vivant et organique de toute civilisation. Il parle de morphologie civilisationnelle, qui un concept éminemment spenglerien. C’est important puisque toutes les civilisations ont, comme il l’a dit, des phases d’expansion, de déclin et de renaissance, elles sont analogues en fait aux organismes vivants, chers à toute théorie holistique et organiste. C’est important pour comprendre la nouvelle grammaire qui se joue actuellement au niveau des relations internationales, puisque nous vivons éminemment, au niveau géopolitique, un moment néo-impérial avec une possibilité, une forte potentialité de rapprochement entre les deux plus grandes puissances que sont la Russie et les États-Unis qui, elle, puise avant tout je dirais dans son nomos, dans sa tradition thalassocratique. Et ce moment, je dirais néo-impérial, nous amène, nous interpelle pour ce qui est de l’avenir de l’Europe en tant qu’Europe continent, et Europe puissance.

Alors, l’actualité des derniers événements, des derniers revirements à la fois diplomatiques et géopolitiques à propos de la guerre en Ukraine, démontrent combien le monde est aujourd’hui confronté à un dérèglement complet du système international, hérité de l’après Deuxième Guerre mondiale, qui était fondé sur le droit et sur le multilatéralisme. Dans cet environnement, qui est quotidiennement voué à une certaine forme d’incertitude stratégique, hautement chaotique et inflammable, il est difficile de prédire en fait quels seront les contours d’un nouvel ordre – ou d’un nouveau désordre – mondial, puisque les effets de surprise, les effets d’incertitude tissent de nouveaux cadres internationaux, certains s’appellent des cadres de multi-alignements qui répondent à des besoins et des intérêts précis dans un espace-temps donné, à des alliance ad hoc qui sont dictées aussi par l’intérêt – certes, ils ont parfois l’allure je dirais d’alliances contre-natures, idéologiques, voire baroques – le tout étant soumis à une dynamique de blocs, de blocs néo-impériaux, qui se fonde uniquement sur les intérêts économiques et géopolitiques. Certains parlent de l’avènement d’un désordre prédateur, le recours à la force a été re-légitimé, par des idéologies qui sont parfois néo-impériales, panistes, d’autres nationalistes.

Et c’est dans cet environnement assez brouillé de revirements et de renversements d’alliances, que les nations européennes doivent comprendre cette nouvelle grammaire des relations internationales pour construire et décliner leur propre identité géopolitique propre, capable de répondre aux nombreux enjeux et aux défis géopolitiques qui sont à la fois sécuritaires, identitaires, et géoéconomiques de demain.

En effet, le cadre purement économique et technocratique de l’Union européenne s’est révélé inadapté pour faire face à ces nouveaux défis de géopolitique et de défense, et impose un impératif de construire une défense souveraine et indépendante. Réfléchir à la forme de l’Europe de demain, d’une Europe réellement souveraine et indépendante, nécessite de réfléchir en amont à un récit, à un narratif de légitimité, qui lui est propre, qui sera indéniablement fondé sur son héritage historique et son identité propres.

En effet, l’identité géopolitique n’est pas seulement une posture ou une déclaration d’intention. Elle doit refléter une appartenance géopolitique et des représentations conçues comme une appropriation symbolique du réel, garante de l’engagement et d’une mobilisation d’une communauté nationale dans son environnement et sa tentative de maîtriser un destin collectif.

L’Europe, en effet, est au centre de cette dialectique conflictuelle entre d’une part la reconstitution de grands espaces à vocation néo-impériale, et les nations. Entre recompositions et dynamiques de grands espaces impérialistes, et d’autre part résistance de la forme de l’État territorial qui, dans le cadre d’un territoire donné et respectif, sont aujourd’hui confrontés à des enjeux géopolitiques existentiels de survie, de souveraineté et d’indépendance.

En effet, la fin de la « mondialisation heureuse », avec la remise en cause de l’hégémonie occidentale et avec la désoccidentalisation du monde, a révélé un vaste mouvement de recomposition et d’affirmation de néo-empires tels que la Russie, les États-Unis, l’Iran, la Turquie, la Chine, mais aussi l’émergence de puissances régionales du Sud Global qui se projettent dans un avenir de conquêtes et de remise en cause de l’ordre international.

L’éclatement de nombreux conflits territoriaux et la réactivation de conflits gelés illustrent très bien cette recomposition des empires en lutte face aux nations. Parallèlement au vaste mouvement de longue durée – qui selon l’historien Eric Hobsbawm a caractérisé tout le long du XIXème siècle – de décomposition et de recomposition des empires, s’affirme aujourd’hui un nouveau modèle d’État : l’État-civilisation, ou grand espace civilisationnel. Ce modèle correspondrait à la Chine, l’Inde, la Russie. Un État qui estime que l’ère des États-nations est obsolète et révolue, et que l’heure est venue de structurer le monde en grands espaces comme leviers de projection géopolitique sur une échelle planétaire.

Avec la guerre en Ukraine, en tant que première guerre mondialisée, et la possible normalisation des relations entre la Russie poutinienne et l’Amérique trumpienne, l’ordre international fondé sur le droit est sur le point de céder à un ordre mondial néo-impérial, fondé sur le recours à la force. L’Europe quant à elle se trouve au centre de ces dialectiques et elle se cherche.

Le moment néo-impérial, ou plutôt néo-impérialiste, est marqué par une phase de décomposition et de recomposition, mais aussi par une phase de reflux européen, même si l’Union européenne constitue une forme d’organisation supranationale. Même si l’Europe aujourd’hui montre effectivement des velléités d’indépendance stratégique et militaire dans le cadre de la guerre en Ukraine, elle doit avoir à l’esprit que la lutte ou le rapprochement entre des empires, des néo-empires comme les États-Unis, la Chine et la Russie, constitue bien une lutte sans merci pour le contrôle non pas d’un simple – dans le sens schmittien – nomos territorial ancré, mais le contrôle d’un ordre spatial planétaire. Donc c’est cette nouvelle grille de lecture, qui s’applique non seulement à l’espace mondial unifié, mais aussi aux puissances régionales.

À notre époque en effet, le territoire qui est dévolu à ces dynamiques de recompositions impériales, c’est en fait la planète entière, à raisonner un système technicien et marchand. Les États-Unis, qui eux sont généralement considérés comme une fédération, fournissent un exemple de reconstitution néo-impériale. En effet, parmi les conséquences de la guerre froide, ils sont apparus comme la superpuissance mondiale, et bien que le pays n’ait pas engagé de manière formelle une expansion territoriale depuis l’annexion d’Hawaï et des Philippines,  nombreux sont ceux qui ont suggéré en fait que sa puissance militaire et économique lui permet d’exercer une forme de néo-impérialisme sur une grande partie du monde moderne.

Comment ne pas être d’accords avec Raymond Aron, qui lui-même a intitulé son livre consacré à leur politique étrangère en ce sens : les États-Unis sont une « République impériale »[1] et le resteront. Donc dans cette qualification de république impériale, on peut pencher en fait la balance et insister sur le caractère dual de cette construction américaine, à la fois continentale et thalassocratique, il n’en demeure pas moins que les États-Unis ont toujours été engagés – et à fortiori depuis l’élaboration de la doctrine Monroe, dans une forme d’expansion territoriale dans l’hémisphère sud-américain et occidental, et plus tard avec les thèses wilsoniennes – ce qu’on appelle le « wilsonisme universaliste botté » – les États-Unis se sont donc lancés dans une forme d’impérialisme émancipateur, qui devait en fait promouvoir la démocratie de marché et les droits de l’Homme au niveau planétaire.

L’Histoire des systèmes politiques a été longtemps dominée par deux régimes, qu’on peut qualifier comme l’Empire, et la Cité. Parfois, ils se sont chevauchés. On peut dire que l’Empire, en tant qu’ensemble géographique pluriethnique amalgamant des peuples hétérogènes et associant des coutumes, voire des religions diverses, était antérieur à la construction de la cité, puis de la Nation, néanmoins il convient de rappeler que l’Empire, en tant que plus ancienne forme d’organisation des communautés et des peuples, était originellement associé à la Paix et à un système d’équilibre. L’Empire définissait une forme de communauté politique, unissant des peuples différents autour d’un pouvoir central unique, et ne dépendant d’aucun autre pouvoir temporel et spirituel. On peut multiplier bien sûr les exemples, depuis la Res Publica Christiana en Europe, l’imperium, la Pax Romana… On voit que toute une littérature, une philosophie prégnante, de Dante à Kant en passant par Giambattista Vico et Machiavel, idéalisaient la notion de l’Empire, comme une façon d’assurer la Paix.

Le basculement dans la compréhension de la notion même d’Empire, intervient au moment de l’expansion coloniale européenne au XVIème siècle. En effet, les nations colonisatrices européennes vont s’affronter pendant plus de quatre siècles, rencontrant d’autres empires : les empires Ottoman, la Russie, le Japon, la Chine. Et l’Empire, qui était garant d’une certaine forme de Paix et de concorde, d’idéal symphonique, va se transformer au passage en internationalisme – et c’est ce que l’historien John Atkinson Hobson met en exergue –, le passage de l’Empire à l’impérialisme, qu’il situe en fait au moment de la bascule colonialiste.

L’Empire que nous connaissons de nos jours, l’Empire post-moderne, je pense pour ma part qu’il est associé à l’impérialisme, dans cette acceptation hobsonienne. Le modèle impérialiste européen a provoqué lui-même des découpages géographiques arbitraires, la puissance impérialiste ayant tendance à découper les territoires selon ses convenances, nous l’avons vu bien sûr dans le découpage de l’Irak et du Koweït, mais aussi bien avant avec les accords de Sykes-Picot au Moyen-Orient, qui sont en fait à l’origine de nombreux conflits gelés ou bien existants.

Après que la Cité ou l’Empire en tant que modèles d’État ont connu leur déclin, viendra le tour de l’État-nation souverain, dont la France fut à la fois un symbole et le précurseur. C’est ce principe de l’État-nation qui a été acté lors du traité de Westphalie en 1648, pour solder la guerre de Trente ans et mettre un terme à l’incohérence du Saint-Empire romain germanique. Un autre ordre européen s’est ébauché, consacré au Congrès de Vienne en 1815, où les nations européennes se sont alors constituées tout au long du XIXème siècle en exportant leur modèle, notamment en Amérique. Néanmoins, les Empires, qu’ils fussent continentaux comme la Chine, la Russie, la Perse, l’Empire ottoman, l’Autriche-Hongrie et la Prusse, ou maritimes comme l’Empire britannique, représentaient encore, je dirais, l’armature du système politique mondial.

Le XXème siècle consacrera l’effondrement et le démantèlement des empires, en des étapes majeures qui sont associées d’abord aux deux conflits mondiaux puis ensuite avec la vague de décolonisation. La troisième vague de déstructuration du monde ancien vient à l’occasion du démantèlement des empires coloniaux et à l’accession à l’indépendance de dizaines de colonies, pour la plupart anglaises, françaises, ou portugaises.

Avec la fin de la guerre froide, qui correspond en fait à l’effondrement de l’Empire soviétique, nonobstant l’existence d’une République populaire de Chine, on célébrera Francis Fukuyama avec son ouvrage sur la « fin de l’Histoire »[2]. Mais il semble bien à nos contemporains que le modèle de l’État-nation, qui avait fini par avoir raison du système impérial dominant et dont sa version libérale et démocratique l’emporterait sur tout autre régime mais plus d’une fois l’Histoire reviendra avec son cortège tragique de guerres et de séparations, lors de la guerre ex-yougoslave en 1990, puis les effets de la mondialisation néolibérale, qui finira elle-aussi par créer en fait un nouveau désordre mondial qui sera caractérisé par de grandes disparités, de grands contrats socio-économiques entre le Sud et le Nord, ce qui permettra à d’autres puissances montantes et émergentes dans le cadre des BRICS, la Chine et la Russie, de contester cet ordre occidentalo-centré néolibéral. Et donc les effets négatifs ont indirectement généré la reconstitution d’un narratif néo-impérial des États du Sud Global, de la Russie et de la Chine, qui s’affirmeront plus tard avec donc des coalitions, des regroupements dans le cadre d’organisations internationales plus ou moins pragmatiques.

Avec le déclin des États-Nations, mais aussi avec, je dirais, la perte de crédibilité de la mondialisation néolibérale, apparaitra, comme je l’ai dit, une nouvelle forme d’État, l’État-civilisation au grand espace civilisationnel. La notion d’État civilisationnel a été elle-même reprise par le président Poutine en personne lors d’une intervention devant le Club de Valdaï en 2013, elle prétend rendre compte d’un certain nombre de mutations contemporaines de l’ordre géopolitique mondial, et du tournant stratégique opéré par des pays comme la Chine, la Russie, l’Inde et la Turquie. En fait, les nombreux auteurs qui étudient ce concept d’État-civilisation désignent un type d’État original, qui différerait fondamentalement du modèle occidental de l’État-nation, et correspondrait en fait à une ère civilisationnelle pluriethnique. Ainsi, l’État-civilisationnel, sous la forme contemporaine, en fait constituerait un avatar d’un empire reconstitué.

Cependant, il faut se poser la question de savoir s’il s’agit d’un État qui, dans sa prétention je dirais civilisationnelle et synthétisante, sera en mesure de respecter les infimes et les plus petites unités composantes de cet empire ? Ou bien tombera-t-elle dans l’écueil de négations identitaires de ces parties composantes ? Tombera-t-elle elle-même dans cette hubris, dans cette démesure, qui correspondra en fait à une forme de faiblesse ? Ce sont en fait les défis qui sont aujourd’hui extrêmement actuels concernant les nouveaux États civilisationnels comme la Russie, qui se sont constitués et affirmés, on pourra dire en fait qu’aujourd’hui le point le plus faible, je dirais la faiblesse attractive du soft power de ces nouveaux États civilisationnels qui se constituent : une forme de faiblesse, puisque le régime politique autoritaire ne laisse aucun espace à la liberté, à leurs assujettis, et rien de tout cela ne permet en fait de compter sur un temps long sur le concours de l’adhésion de leurs propre population. On a vu qu’il y avait de nombreuses contestations qui ont eu lieu dans le cadre de ces néo-empires, et en fait on se demande si l’ensemble de ces capacités de projection de puissance militaire, ne cachent pas finalement en fait une forme de faiblesse anthropique, inhérente à leur propre faiblesse intérieure.

Le récent renversement des alliances avec le rapprochement de Trump et de Poutine réactualise la notion schmittienne des grands espaces. La théorie des grands espaces, en effet, c’est la vision d’un nouvel ordre géopolitique structuré autour d’un type d’organisation spatial, qui ont été donc esquissés par ce juriste allemand dès avant la Seconde Guerre mondiale. Le grand espace, c’est la conception élaborée à partir d’une dynamique de rapports de puissance, de technique et d’autonomie, autant de forces qui transforment le monde et la perception que les sociétés humaines en font. Selon Carl Schmitt, cette révolution spatiale marque la fin de l’ère étatique, c’est-à-dire du vieux Nomos de la terre[3] fondé sur un jeu d’équilibre entre États territoriaux, au cœur du système westphalien. L’avenir appartiendrait à quelques grands espaces, porteurs d’une axiologie, d’une orientation culturelle et d’une organisation politique, économique, juridique, qui leur sont propres.

En guise de conclusion et en fait comme réponse à la démonstration schmittienne que les grands espaces actuellement sont dans une phase de reconstitution et d’affirmation, on pourrait dire que la fin de la « mondialisation heureuse », avec la remise en cause de l’hégémonie occidentale ont révélé un vaste mouvement de recomposition et d’affirmation de néo-empires, mais aussi l’émergence de puissances régionales qui se projettent, en fait, dans des stratégies de conquête et de remise en cause de l’ordre international. Le système néo-impérial actuel n’est guère représentatif d’un monde qui se veut alternatif.

Dans l’incertitude et le désordre qui prévalent aujourd’hui, les États-Nations, les peuples européens, n’ont d’autre choix pour survivre comme tels que de se regrouper et de s’unir à tour, dans des cadres interétatiques, flexibles et pragmatiques, de coopération militaire, géopolitique, économique, afin d’assurer leur propre destin. Il s’agira pour cet espace européen, plongé dans le déclin démographique, culturel et identitaire, de faire le choix de se reconstituer géopolitiquement et de rassembler leurs propres énergies vives dans un vaste mouvement de réappropriation, de re-sanctuarisation de leur territoire pour devenir à la fois une puissance territorialisée, et une projection de puissance dans le monde. Je vous remercie.


[1] Aron Raymond, République impériale. Les États-Unis dans le monde (1945-1972), Paris, éd. Calmann-Lévy, 1973, 341 p.

[2] Fukuyama Francis, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, 452 p. (trad. française de : The End of History and the Last Man, New York, Free Press, 1992).

[3] Schmitt Carl, Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2001 (rééd. 2012, 368 p.).

Prof. Christophe RÉVEILLARD, Enseignant-chercheur en Histoire et Droit international (Université Paris IV-Sorbonne), directeur de séminaire au Collège Interarmées de Défense (CID) à l’École militaire, « L’Union européenne possède-t-elle la capacité de répondre aux nouveaux défis géopolitiques ? ».

Merci beaucoup M. le Président. Je suis très honoré de cette invitation, et je félicite le professeur Vujic qui est le cœur de l’organisation de colloque. Alors, à votre grande déception, je vais descendre de plusieurs étages, puisque nous sommes partis sur des altitudes atmosphériques avec le professeur Engels et le professeur Vujic. En bon collègue du recteur Dumont, je vais revenir à une illustration disons plus concrète du discours sur les défis géostratégiques de l’Union européenne, mais qui s’inscrivent dans la continuité, disons, ou plutôt qui s’insèrent dans cette analyse qui était je dirais beaucoup plus théorique et conceptuelle. Bref.

Évidemment, le sujet se trouve au cœur de l’actualité. Le cadre serait en effet tout à fait propice, le cadre serait évidemment tout à fait propice à cette évolution potentielle de la capacité géopolitique et géostratégique de l’Union européenne, avec un nouveau président américain élu, avec une Union européenne – on l’a oublié, comme si c’était très ancien – qui vient de se renouveler, il y a quelques mois encore (fin de l’été dernier), il y a un renouvellement qui est tout neuf, qui vient de se faire, que l’OTAN est en suspension, je ne reprendrai pas le mot du président sur « l’état de mort cérébrale », et puis que l’Ukraine est toujours en guerre.

Nous avons connu 4 grandes périodes pour l’Union européenne. D’abord 1945-1989. Vous avez en 1954 l’échec de la CED (Communauté Européenne de Défense). La CED, tout ce qu’on vous a dit dessus vous l’oubliez immédiatement, parce que c’est faux. J’ai eu ce privilège de travailler sur les archives de la CED, c’est tout l’inverse de ce qu’on nous dit. Ça n’a jamais été un projet d’armée européenne puisque c’était une fusion, donc une armée unique et pas commune, une fusion de contingents des armées européennes, sous direction américaine. Les FED (Forces Européennes et de Défense) étaient casées directement – je cite le traité – en temps de paix comme en tant de guerre, sous le commandement intégré du SACER (c’est-à-dire du commandant suprême des forces alliées), donc un général américain – je crois qu’à l’époque c’était le général Rodgers mais je ne suis pas sûr –, c’est presque une caricature, qui n’avait qu’un seul maître : c’était le président des États-Unis.

Vous avez la deuxième période, si on peut dire, c’est la naissance de l’Union européenne (UE) avec le Traité de Maastricht (1992). Ex nihilo, venu d’on-ne-sait-où, eh bien on décide qu’il existe une politique étrangère et de sécurité communes, c’est le titre J du traité, ça tombe juste au moment de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, où l’on voit de facto et de jure que non, les États européens n’ont pas la même perception de cet éclatement de la Yougoslavie, c’est-à-dire d’un théâtre européen (le retour de la guerre sur le théâtre européen).

La troisième période, c’est le lancement des missions militaires. Avec une qui est relativement réussie – c’est normal elle est totalement française, évidemment sous coloration de l’Union européenne –, c’est en République Démocratique du Congo (RDC), c’est l’opération « Artémis », tirs à tuer, une vraie opération de guerre, mais manque de chance : il n’y a rien d’européen, tout est français. C’est une labellisation de l’opération « Artémis » en RDC, et c’est tout à fait normal, parce que nous sommes dans un cadre qui est – j’y reviendrai – totalement anti-stratégique et anti-géopolitique.

Et puis la dernière, donc avec la nomination – vous venez de le voir – des hauts-représentants pour l’Union européenne, vous venez de voir M. Javier Solana : pratiquement tous, sauf une militante antimilitaire et antinucléaire qui était Mme. Ashton, tous sont passés par le secrétariat général de l’OTAN, donc les choses sont d’une clarté limpide. Troisième et dernière période, celle de Mme. Von der Leyen, où nous voyons le lancement de tout un programme fondé sur une analyse géopolitique. D’ailleurs elle l’a dit elle-même, la président de la Commission européenne, elle a dit que sa Commission « sera géopolitique ». Le président Macron vient apporter un supplément en créant et en réussissant à fonder quelque chose qui n’a pas de suite, en tout cas de façon concrète, qui est la Communauté Politique Européenne, et on voit cette fusion extraordinaire, cette complémentarité entre les instruments financiers de l’UE et la force opérationnelle de l’OTAN. Qui paye, ne commande pas : c’est exactement l’inverse…

Ce qu’on nous présente – et c’est pour ça que je reprends ce que dit le sage chinois : « si vous aviez pendant une seconde un pouvoir infini, un pouvoir total, que feriez-vous ? Je rétablirai le sens des mots ». Qu’est-ce qui nous trompe aujourd’hui dans le cadre de l’Union européenne ? Ce qui nous trompe, c’est qu’on met des mots sur des notions qui sont inverses. Regardez l’ensemble des libellés de ce qu’on nous présente. On voit une « boussole stratégique », un « fonds européen pour la paix », et évidemment des doctrines stratégiques. En fait c’est exactement l’inverse. Quand vous rentrez dans la réalité de ce qui est présenté, ce n’est qu’une duplication des objectifs stratégiques américains. Le fonds européen pour la paix, c’est le financement de la guerre en Ukraine, et l’ensemble des capacités de l’Union européenne ne sont pas des éléments militaires, des éléments armés, c’est de la gestion de crise qui se place sous la tutelle de la sécurité collective organisée par la Charte de l’ONU. Et dans la vingtaine d’opérations menées sous chapeau de l’Union européenne, qui pratiquement sont toutes finies, les institutions européennes n’ont aucune capacité à planifier des opérations militaires proprement dites, qui ressortent plutôt des moyens des nations cadres, des nations dites cadres. Généralement tout simplement les grands : la France, la Grande-Bretagne quand elle en faisait partie, l’Italie, l’Allemagne, qui prennent en main également la plupart des formats internationaux de négociations, comme la France dans le cadre de la crise russo-géorgienne, ou la France et l’Allemagne pour les négociations de Minsk. Et surtout, j’oubliais, les moyens de l’OTAN, bien sûr.

Donc l’Europe de la défense s’interdit le recours à la force, elle n’est pas directement compétente en matière de défense territoriale, elle n’est pas compétente en matière de projection de forces, elle reste sur des missions de basse intensité. Les missions de guerre restent du ressort américain, je cite Buller, le ressort américain qui est la puissance européenne de plein exercice alors que l’Union européenne ne l’est pas. C’est-à-dire : la puissance extra-européenne est une puissance européenne de plein exercice, tandis que l’Union européenne, l’entité européenne, ne l’est pas. Elle est dépendante du choix atlantiste, elle est sans autonomie stratégique, l’Union européenne a longtemps assumé le fait d’être resté ce qu’elle était devenue pendant la guerre froide : un objet, et non pas un sujet géopolitique. Et tout cela la conduit par conséquent à ne pas pouvoir peser sur l’agenda international d’un monde devenu polycentrique et qu’elle a du mal à comprendre puisqu’aujourd’hui, avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, n’a plus la ligne de conduite aussi clairement affichée à suivre.

On reprend. Commission « géopolitique », comité politique européen, etc., toutes les doctrines stratégiques européennes, tout cela ne connait pas de réalisation réelle. Je rappelle que l’Union européenne était devenue le creuset, lors de la « mondialisation heureuse » rappelée par notre collègue Vujic, le creuset de l’idée que la fin de la guerre froide avait sonné la fin du paradigme de la puissance, que le nouvel ordre mondial était situé dans l’au-delà de la souveraineté et de l’intérêt national, lesquels était dorénavant subsumés au service de communautés humaines globalisées, fondées sur une citoyenneté réticulaire et pluriculturelle dans le cadre des processus de régionalisation. L’Union européenne a développé un modèle, qui est le primat de l’économique sur le politique, de la société civile sur les dirigeants, et du transnational sur l’interétatique. La remise en cause du concept de puissance s’inscrirait donc dans un universalisme bridant l’expression d’intérêts et d’enracinement stratégiques. Pourquoi pas ? C’est un point de vue. Mais qu’on ne vienne pas nous dire ensuite, avec des airs martiaux, que l’on va créer une défense européenne.

Justement, parlons-en de la défense européenne. Voilà la Communauté politique européenne de notre président Macron. Si quelqu’un la retrouvait quelque part, qu’il me prévienne, parce qu’après les deux réunions eh bien nous n’en avons plus entendu parler. Voici les 9 opérations qu’a lancé l’Union européenne dans le cadre que je vous ai souligné, c’est-à-dire dans le cadre de la gestion de crises. Elles sont pratiquement toutes finies et celles qui perdurent sont aussi importantes, aussi efficaces, aussi essentielles que par exemple les UTM – en bon français – Somalia, depuis 2010 pour la formation de l’armée somalienne.

Alors quels sont les fondamentaux ? Les voilà, et il y a quelques militaires dont je salue la présence ici parmi nos auditeurs, qui retrouvent les fondamentaux nécessaires pour exercer une puissance militaire. La multiplication de programmes et de comités administratifs sont tout à fait antithétiques de la condition d’une défense. Les défauts d’aguerrissement et de cohérence sont indépassables. Quelles sont les armées aguerries aujourd’hui, ici dans l’Union européenne ? Combien de temps faut-il pour les aguerrir ? À part l’armée française et l’armée anglaise, qui pourtant voient leurs théâtres d’opérations diminuer, les armées les plus aguerries sur le territoire européen sont l’armée ukrainienne et l’armée russe. Le défaut d’aguerrissement – qui est un défaut a minima, je dirais que c’est presque le prérequis minima pour une armée, pour rentrer en conflit – n’est assumé par personne.

Il y a évidemment la distorsion des stratégies, et ses répercussions au niveau opérationnel. Et je n’accuse personne en disant cela, mais le dispositif opérationnel allemand est presque l’antithèse du dispositif opérationnel français. Ils ont un dispositif continental, alors que nous nous avons un dispositif de forces de projection. Ils ont des matériels adaptés à ceci, tandis que nous nous avons des rafales marines qui doivent se poser sur un porte-avion pour des projections dans l’ultra-marin. Il y a vraiment un caractère antithétique qui ne peut que se traduire dans les choix fondamentaux des industries de défense.

Et justement parlons des industries de défense. L’état des lieux c’est la projection sur un territoire européen d’une stratégie américaine, c’est-à-dire d’une stratégie qui n’est pas celle de l’Europe. Et cette stratégie nous a amené à devoir défendre des points de vue je dirais ou des postures qui ne sont pas celles de nos intérêts propres. L’élargissement de l’OTAN a suivi , pour reprendre l’expression du Professeur Vujic, une « grammaire » géopolitique atlantiste, qui faisait de l’Ukraine le point nodal, et qui fait également dans le Pacifique de la Chine taïwanaise, les États pivots de la projection géopolitique atlantiste.  

Si nous regardons cet état d’avancement, avons-nous construit un modèle géopolitique européen ? À part l’attractivité matérialiste, qui fait de l’économicisme quelque chose qui peut, effectivement, qui augmente le niveau de vie, qui multiplie les relations marchandes, avons-nous créé ne serait-ce que l’envie de s’insérer dans le modèle culturel européen ? Quel est le modèle culturel européen ? Je ne reviens pas là-dessus, je crois que le collègue Engels l’a bien dit, nous en sommes à la négation de nous-mêmes. Franchement, tous les immigrés, tous les éléments extérieurs frontaliers, ont envie de profiter de l’Union européenne, mais pas de s’insérer dans un programme suicidaire, largement souligné également par le recteur en termes démographiques.

Quel est le danger de l’Union européenne ? Mais, jusqu’en 2023 vous avez ces chiffres qu’on ne vous donne plus. Est-ce que c’est parce qu’aujourd’hui on approche les 2 % réclamés par l’OTAN des budgets militaires que l’on va rattraper plus de cinquante ans de gabegie ? Cinquante ans de gabegie ! Où des armées de l’Europe centrale et orientale n’ont pas le minimum vital en termes militaires. Non seulement ils achètent sur étagère, mais en plus ils n’ont rien ! Donc voilà, c’est quand même important à savoir. Il n’y avait, encore une fois, que l’Allemagne, que la France, l’Angleterre et l’Italie qui ont investi un minima. On ne rattrape pas trente ans, ou voire cinquante ans pour l’Europe occidentale, de gabegie aussi rapidement. Je passe sur les chiffres. Regardez le nombre de militaires d’active. Aujourd’hui, la mobilisation russe sur le front et en mobilisation de second ou de troisième rang, c’est minimum 500 000 personnes, avec une augmentation sur un million très rapidement. Les Ukrainiens ont eux-mêmes mobilisé énormément. Nous en sommes, nous, sur la totalité de l’Union européenne, largement en-dessous. C’est d’ailleurs ce qui freine le plus. Je peux vous dire que dans les négociations, c’est : combien de divisions ? Eh bien, la France, l’Angleterre, arrivent péniblement à formuler la capacité de 30 000 hommes. 30 000 plus 30 000, ça fait 60 000 hommes. La contribution des États européens au budget commun : voilà ce que nous payons à l’OTAN, c’est-à-dire à une stratégie dont nous ne sommes pas les maîtres. Une organisation qui a une stratégie qui ne sont pas les nôtres. Tout ça ne va pas dans la défense européenne.

Aussi, le fait que des États qui ont leur dignité et qui ont le droit d’avoir leur positionnement, mais nous ont entrainé sur des terrains qui ne sont pas forcément absolument les nôtres. Ces États c’étaient les États – on le comprend – qui sont frontaliers ou très proches de la Russie, et qui poussent absolument à l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne. Cette fuite en avant demandée, je le rappelle, par les différents présidents américains – de quoi je me mêle ! – qui nous disent de quel élargissement, de quelle nature doit être l’Union européenne. Rappelez-vous le Président Bush qui, bien avant le président Clinton, qui ont du haut de leur grandeur de demander au président français d’accepter tel et tel élargissement, notamment l’élargissement turque,  pour des théâtres d’opération qui ne sont pas les nôtres ! Nous serions frontaliers des conflits, en Irak et ailleurs…

Le revenir à la réalité du choc des choix géostratégiques, c’est se rendre compte qu’il est impossible qu’il existe une défense européenne. Une communautarité, une communauté européenne de défense oui, éventuellement, mais surtout pas une Europe de la défense. Regardez : ici vous avez les puissances nucléaires, la France et l’Angleterre, très bien. Les États en jaune, qu’est-ce que c’est ? Ce sont des États qui ont sur leurs bases des bombes américaines. Ces bombes américaines, elles sont soit littéralement pilotées par les Américains eux-mêmes, donc sur des bases in situ, soit pilotées effectivement par des militaires locaux avec un système de double clé. Ce qui implique tout un tas de choses, notamment l’achat du F-35. Si on ne peut pas acheter de Rafales, nous disent nos partenaires, un matériel européen, c’est parce que le système logistique et le système d’adéquation entre les missiles et entre le matériel américain ne peut se faire que sur un F-35. Et c’est normal de la part des États-Unis, on ne va pas leur reprocher de vendre leur matériel. Mais quelle souveraineté européenne est-elle possible dans ce cadre-là ? Même l’Angleterre, qui étaient déjà – allez, on va le dire même si ce sont nos alliés – notre meilleure ennemie, comme on dit – ça fait longtemps que le système nucléaire est sous double clé – Et bien même eux viennent d’accepter, à 100 km de Londres, la création d’une nouvelle base de stockage de matériel nucléaire américain.

Nous avons des systèmes d’investissement – là je me suis limité à 2022 – qui ne vont pas dans notre escarcelle de défense européenne, auxquels il faut ajouter donc que s’est auto-attribué l’Union européenne, avec la complicité des États, c’est très clair, mais auxquels il faut ajouter la facilité européenne pour la paix, qui est en réalité la facilité européenne pour la continuation de la guerre en Ukraine. Et là, on dépasse les plafonds, on atteint des sommets phénoménaux.

Alors, quel est le système ? Ça implique aussi de revenir à des réalités. Je cite Eva Högl, elle l’a dit en 2023. Nous venons de passer en 2025. En 2023, elle n’est pas rien, elle est en quelques sortes l’intermédiaire entre le président et le Bundestag. Elle dit : les 100 milliards qui ont été lancés en 2022 par le, le chancelier Scholtz ne sont pas arrivés encore dans les caisses des militaires de l’armée allemande. Elle dit ça en mars 2023, il y a exactement 2 ans.

Ce ne sont pas 100 milliards, mais 300 milliards. Et elle dit en gros : l’armée allemande est en short. Donc même si les allemands étaient d’un seul coup devenu militaristes, ce que je ne crois pas une seule seconde, il faudrait combien de dizaines d’années pour que l’Allemagne redevienne une force militaire crédible ?

Au niveau des fondamentaux du choix stratégique, il faut une volonté stratégique qui doit évidemment se traduire par une volonté d’exclusivisme. À quoi servent les budgets et l’augmentation du budget ? À quoi sert l’appropriation, par l’Union européenne et la Commission européenne principalement, des budgets européens, les 500 milliards d’euros ? Où vont-ils aller ? Eh bien, vous avez un système qui s’appelle l’EDIP. Et je m’arrête là pour un petit instant. L’EDIP, c’est le programme européen pour l’industrie de défense. Il a été créé en mars 2024, l’EDIP. Vous vous souvenez, je parlais du pouvoir des mots tout à l’heure. Officiellement, c’est : « pérenniser les dispositifs militaires d’urgence ». Excusez-moi, ça a été lancé en 2022 et c’est devenu l’EDIP en mars 2024, dans la foulée de l’invasion russe, donc, de l’Ukraine. Le projet de règlement de la Commission européenne était, là encore le pouvoir des mots, se voulait d’être une « boîte à outils destinée à inciter les États membres à acheter européen ». Je pense maintenant vous avoir bien appris que quand on dit quelque chose, c’est l’inverse, c’est-à-dire que en réalité c’était au début un milliard 500 millions d’euros et déjà en 2022 le commissaire à la défense, le lituanien Kubilius assurait que nous arrivions à 500 milliards d’euros. C’est amusant, nous sommes à 500 milliards d’euros.

Alors qu’elle est la question fondamentale. La question, c’est la question des critères. D’un côté, les industriels de défense français. La seule vraie industrie de défense, qui est multi-capacitaire et qui permet à la France justement de disposer de tous les moyens nécessaires à l’autonomie et à l’indépendance. Donc la France, en fait les industriels français – vous savez, je ne fais plus tellement confiance aux politiques depuis qu’ils disent n’importe quoi, donc nous sommes plutôt portés à écouter les gens qui sont concrets, c’est-à-dire les grands industriels de défense – Eh bien nous avons aussi quelques alliés au niveau européen qui défendent une vision évidemment extensive d’un armement made in Europe. C’est-à-dire que pour être éligible, il faut être et que le matériel soit conçu par un groupe européen, sur le sol européen, avec une autorité de conception européenne, qui permet d’utiliser et d’entretenir des matériels sans aucune autorisation extérieure.

Les autres pays, ce sont des pays comme les Pays-Bas, comme la Pologne, comme l’Allemagne, comme les pays qui ont des bases américaines avec du matériel nucléaire, et qui disent que non, les fonds européens doivent aussi financer des armements d’origine américaine, d’origine israélienne, d’origine sud-coréenne… à partir du moment où ils sont produits sur le sol européen. Ça vise quoi ? Ça vise les missiles américains Patriot Raytheon fabriqués en Allemagne par MDBA, ça vise les chars sud-coréens K2 Hyundai Rotem qui sont fabriqués également sur le sol européen.

Alors, l’Union européenne a retenu 65 % minimum de contenu produit est contrôlé par l’Union européenne. Ça veut dire 35 % de matériel qu’on achèterait directement aux américains et aux israéliens, aux sud-coréens. Mais c’est une plaisanterie ! Ça veut dire très clairement que la France, notamment mais il y a d’autres alliés, comme les italiens qui ne sont pas très heureux non plus, et qui verraient évidemment leur pouvoir de propriété intellectuelle, leur capacité de production, leur capacité de mener des laboratoires de recherche, etc. sur le long terme être complètement je dirais absorbée par une communautarisation, par une je dirais absorption de l’Union européenne, et donc d’achat de matériel américain.

Les choses sont vraiment d’une clarté limpide. Il suffit juste de vous reporter, si vous voulez lire des vidéos YouTube qui le disent, sur les auditions à l’Assemblée nationale ou au Sénat des grands patrons de l’industrie militaire française, que ce soit Dassault, Safran, Naval Group, etc.

Nous avons un repère récent, c’est le discours d’Olaf Scholtz à l’Université Charles de Prague. Ce discours du chancelier allemand, tout à fait récent, était en quelque sorte une contrepartie – et je vais entrer dans conclusion – était une sorte de contrepartie du discours du président français à la Sorbonne. Eh bien, ce qu’il a dit, d’une clarté limpide, et c’est ce que je viens de vous écrire : le choix de l’OTAN, donc pas de souveraineté européenne – il n’a pas parlé de souveraineté européenne – l’idéal d’une CED actualisée, c’est-à-dire donc sous commandement américain, et puis il a lancé des programmes de défense, sans d’ailleurs prévenir à temps les Français, des grands programmes de défense qui intègrent certains des alliés, je dirais des clients allemands, sans prévenir la France, sans intégrer les industries de défense française ou européennes, mais avec des technologies américaines et israéliennes. Et puis une absence totale des thématiques françaises : le nucléaire et l’industrie d’armement.

Je voulais prendre trois exemples d’abandons allemands de coopérations avec la France. Très rapidement, et c’est ma conclusion. Le programme de modernisation des missiles. Les Allemands nous ont fait le cadeau d’aller, de pousser jusqu’au début de la chaîne de production avant de se retirer du projet. Merci, Berlin ! Le deuxième, c’est la modernisation du Tigre. Le troisième, ce qui est le plus important – alors, il y a les avions de patrouille maritime, bien sûr – mais le troisième, c’est beaucoup plus important, c’est la coopération militaire spatiale. La coopération militaire spatiale, c’est la capacité, pour l’Union européenne de se substituer à la globalisation de géolocalisation américaine, qu’elle soit d’ailleurs de Starlink ou autre, privée ou publique, mais aussi aux autres projets non contrôlés par le parent, par l’Union européenne ou des États européens. Eh bien, c’est ce que vont faire les Allemands qui, par European Sky Field achètent du matériel américain, Patriot, achètent du matériel israliéen, Larow, alors que, je le prouve tout de suite, il existe du matériel français. Donc, nous avons ici très clairement la cartographie des systèmes antimissiles. Le European Sky Field, défense vraiment américaine, de l’Europe américaine – c’est marqué l’ « Europe américaine » – alors même que nous avions bien cette capacité. Et je prouve cette capacité française, regardez. Si je prends l’ensemble du dispositif, eh bien le système français, que vous voyez être entouré de rouge à chaque fois, fait le travail, fait le job, comme on dit en bon français, sur la totalité de la course. Donc, nous sommes entrés dans une guerre industrielle où nos alliés ont préféré acheter du matériel américain, ou le F-35 est le vrai vainqueur de la guerre en Ukraine, parce que ce qu’achètent nos alliés, par exemple la Roumanie – qui a vraiment les moyens d’acheter du F-35, c’est d’une évidence biblique… – Et bien, ce n’est pas un avion, c’est une garantie pour les États acheteurs de la chaîne logistique, de l’information et du parapluie américain, alors même que, par exemple, sur le SCAF, le système aérien du futur que notre industriel Dassault a mené très loin concernant le rafale, qui est un système de l’avion du futur, qui intègre – pour faire très rapide – un avion de chasse dernière génération avec un essaim de drones, du plus petit drone jusqu’aux drones Neuron que vous voyez ici.

Heureusement, grâce au lobbying de notre industrie de défense, l’investissement est plutôt de 9 milliards du côté de la modernisation du Rafale et de 1 milliard seulement pour le SCAF, parce que pour le SCAF – et je conclus, monsieur le président je vous le promets – nous avons un concurrent. Eh oui, figurez-vous qu’il y a un meilleur avion, soi-disant que le Rafale, et ce meilleur avion, c’est le Typhoon. Il est produit avec un État qui n’est plus dans l’Union européenne, c’est-à-dire l’Angleterre, avec l’Allemagne. Je suis le premier à reconnaître les qualités du Typhoon, mais on est sur un déclassement total par rapport aux Rafales. Mais pire que ça, nos contributions françaises, qui vont sur le concurrent de Boeing, qui est-à-dire Airbus, eh bien, nos contributions françaises au niveau de l’Union européenne – c’est toute l’originalité du système, remarquable – financent le concurrent du Rafale, puisque l’européen Airbus favorise le projet SCAF avec un Typhoon Je ne sais plus quel est l’autre nom, il a deux noms.

Voilà, la boucle est bouclée. J’aurais tellement eu de choses à vous dire. Mais si je vous demandais une chose à retenir de mon propos, c’est : quand l’Union européenne développe son système de propagande fondée sur des mots qui flattent, qui sollicitent le patriotisme européen, soyez sûrs que ça cache une inversion des valeurs. Je vous remercie.

Prof. Michel MAFFESOLI, Professeur Émérite en Sorbonne, Membre de l’Institut universitaire de France, récemment auteur d’Apologie – une autobiographie intellectuelle (2025), « L’Europe ou le retour de l’idée impériale ». 

Bien, monsieur le président. Je vous remercie, en fait il aurait fallu continuer encore. C’est très agréable d’entendre parler de soi, et ça évite qu’on prenne soi-même la parole ! Je le fais avec beaucoup d’humilité pour tout ce que je viens d’entendre. J’avais expliqué que je n’avais aucune compétence géopolitique, peut-être même n’ai-je pas beaucoup d’appétence, à vrai dire. Mais que ma sensibilité théorique, surtout ce que vous venez de dire de moi, c’est plus métapolitique. Mais j’ai vu que le mot métapolitique apparaissait dans le programme.

En préalable, pour vous dire ces petites choses que je pourrais raconter dans un instant, c’est que je pense qu’il faut se débarrasser de ce qui est, ce que j’appelle notre cerveau reptilien. Je veux dire, ce qu’on a sucé depuis la petite enfance, le lait maternel jusqu’à l’Alma mater universitaire, c’est le linéarisme, le mythe du progrès. Moi, ce qui fut ma thèse d’État dans les années soixante-dix, c’était, ce n’était pas original, de faire une critique du mythe du progrès et du progressisme. Encore une fois, ce linéarisme. L’Humanité serait partie d’un point A de barbarie, va arriver à un point B : immigration absolue. N’oublions pas que c’est au 19ème siècle, qui est pour moi le grand siècle de la modernité, que Hegel a formalisé cette idée de philosophie de l’Histoire avec un grand H. Avant, il y avait de l’historiographie, là il y a la philosophie de l’histoire, et par après, je crois que d’ailleurs, l’ambiance, actuellement, de l’intelligentsia, en tout cas en France, et aussi ailleurs, reste sur cette mentalité hegeliano-marxiste, fondamentalement le progressisme, qui reste quand même notre idée de base.

À l’époque de ceux-là, si je cite un peu Joseph de Maistre, j’ai rappelé tout à l’heure à propos du métapolitique que, je dirais, le bon sens et la droite raison réunies nous obligent à observer que sur 2000 ans, qui est notre champ d’observation, il y a des époques. Non pas se linéarisent, mais des époques. En grec, le mot « époque » signifie parenthèse. Une parenthèse s’ouvre, une parenthèse se ferme, et pour moi est en train de se fermer la parenthèse moderne.

Entre les époques – et c’est de là peut-être qu’il n’y a plus grand chose à dire – il y a des périodes, qui durent quelques décennies. Périodes crépusculaires où, d’une certaine manière, on pressent ce qui entraîne s’achever – je dis bien on pressent – et on balbutie sur ce qui est en train de naître. Encore une fois, on n’a pas et on ne peut pas avoir de grands systèmes interprétatifs, Jean-François Liotard l’a bien montré. Eh bien, pour ma part, voyez, quand je dis cela, c’est pour montrer qu’il y a de l’impermanence, et il faut accepter, on ne l’accepte pas, et peut-être de la continuité de la vie. Décadence et renaissance. J’en dirais peut-être un mot tout à l’heure. Je rappelle que ce qui fut la première phrase écrite dans notre tradition culturelle à minima entre deux milliers, c’était (…). Genèse et déclin, déclin et genèse. Voilà, pour ma part, c’est ce qui a obsédé tous mes travaux depuis de longues années en effet. Première banalité.

La seconde banalité, c’est que quand il y a cette transmutation épocale, ce que nous vivons actuellement, eh bien il faut trouver les mots, les moins faux possibles, je ne dis pas encore les concepts, comme c’est pire et c’est enfermé dans des mots. Vous connaissez la formule, je ne peux que la répéter, Camus : « Mal nommer les choses contribue au malheur du monde ». Quand Camus a cette formule, il lit La République de Platon, où Platon montre que quand il y a dégénérescence de quelque chose, en la matière d’une démocratie, la vraie, eh bien il y a ce que Platon appelle la fraude au mot. Je crois qu’actuellement nous visons sur cette fraude. On fait de l’incantation. L’incantation, c’est quand on chante quelque chose dont on n’est pas convaincu. Exemple un peu grivois que je donne, c’est qu’on ne parle jamais autant d’amour que dans un couple qui va se séparer. Nous sommes, dans ce cas-là. En quelques sortes, il y a ce décalage.

Troisième banalité, eh bien c’est quand il y a cette transmutation, quand il y a les mots qu’il convient d’indiquer, eh ben il y a actuellement – nous le vivons de diverses manières – un déphasage entre l’élite et le peuple. On a une idée dans sa vie. On n’en a pas cinquante. La seule idée que j’ai eue, c’est le désaccord, ou l’accord, tant bien que mal, qui existe entre le pouvoir et la puissance. Pouvoirs institués, puissance instituante : quand ça marche, ça va bien. Nous sommes à un moment où il y a justement un désaccord entre cela et, du coup, vous citiez tout à l’heure Hobsbawm, qui a écrit ce livre sur L’Ère des révolutions. Moi, pour ma part, je pense que même cette ère des révolutions est achevée. Et j’ai écrit un livre: s’appelle L’Ère des soulèvements, c’est-à-dire qu’il va y avoir une série de soulèvements en ce sens. Voilà un peu, si vous voulez, le préalable.

Les trois points, de mon exposé : les racines ; un diagnostic, l’Europe moderne ; un pronostic, l’Europe postmoderne.

Alors, les racines. Je me suis amusé à regarder, et je vous prie d’excuser la banalité de mon propos, l’étymologie du mot Europe est une théologie incertaine. C’est-à-dire qu’à la fois c’est Eurus, Obs, la terre large, cette vue, qui est d’ailleurs Pénélope, la belle fille. En même temps l’étymologie sémitique Aruba, la belle femme. Et puis une étymologie phénicienne, Ereb, qui est le couchant. Pourquoi je dis ça ? Je ne suis pas compétent, je ne vais pas aller plus avant, sinon pour vous rendre attentifs au fait que l’Europe, dans le fond, est de frontières incertaines, de langues et de mythologies plurielles. C’est ça qui me parait important. Gardons cette idée-là, et oublions le reste.

Mais c’est à partir de là que s’est constitué je dirais une Europe mythologique, résultat, finalement, des rêves – et c’est sa spécialité, l’imaginaire, que j’ai héritée de mon maître Gilbert Durand – des histoires, des mythes millénaires, qui ont constitué à bien des égards ce que je viens d’indiquer, et dans le fond – je vous rends attentifs aux mots que je vais employer – une structuration contradictorielle. Ce n’est pas la logique du contraire dialectique, dont on a entendu parler tout à l’heure, qui pour moi est fini. La logique contradictoire, c’est une logique où le contraire ne se dépasse pas en synthèse.

Une des expressions paradigmatique de cette logique contradictorielle – (…) Gilbert Durand et quelques autres – le fondement de cela c’est le Cardinal Nicolas de Cues quand il parle de la Coincidencia oppositorum, c’est-à-dire comment il peut y avoir en quelques sortes une coïncidence de choses éminemment opposées, en la matière pour cette racine, le mélange de civilisations. Je dis civilisation, je ne dis pas culture. Il y a une différence, de mon point de vue, entre la civilisation et la culture.

À partir de ces racines, qu’est-ce qu’il s’est passé ? diagnostic : l’Europe actuelle, dans le fond, pour le dire très simplement, c’est l’exportation de l’État-nation d’une certaine manière, et ce qui se passe actuellement en est l’expression. La généalogie : année précise, Révolution française, philosophie des Lumières, révolution industrielle, société de consommation. Par là nous pouvons suggérer cette généalogie aboutissant – le terme, vous l’avez employé tout à l’heure vous-même, cher collègue – à un « économicisme », qui est uniquement préoccupé – si je prends le mot de Péguy, « de la mangeaille » en quelques sortes. Et on voit comment, dans le fond, cette économicisme repose là-dessus.

Du coup, quatre piliers à cette Europe moderne. Moi j’aime toujours repérer un peu ce sur quoi repose une structuration. C’est bien sûr, je l’ai indiqué, le grand rationalisme. Je rappelle que le livre de Weber est important là-dessus (L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme), tout est soumis à la raison, tout doit donner ses raisons, rationalisation généralisée aboutissant au fameux « désenchantement du monde ». Je le rappelle d’ailleurs chaque fois que je le peux, on a traduit (…) « Désenchantement du monde » alors que le vrai sens aurait été « démagification du monde » (…). Le mot vient de « sorcier », donc d’une certaine manière quelque chose de plus fort, ce désenchantement du monde, aboutissant à ce modèle pasteurisé. Pasteur, dans le fond, l’éradication de l’élément perturbateur, ce qui aboutit à une ensemble hygiénisé, l’Europe comme sanatorium généralisé. Dans le fond, on va évacuer en quelques sortes ce qui ne convient pas.

Deuxième pilier, l’utilitarisme, bien sûr, dans cette perspective économiciste : les activités humaines doivent être tout simplement utiles. Je rappelle qu’au Quattrocento, dans Florence la belle, eh bien il y avait Médicis, mais il y avait aussi Michel-Ange et Raphaël. Conjonction en quelques sortes d’éléments opposés, contradictoriels tels que je disais tout à l’heure. Heidegger poussant jusqu’au bout, réfléchissant d’ailleurs sur l’Europe, dit « ustensilarité », c’est-à-dire une conception du monde à la manière des ustensiles de cuisine, que je peux manipuler, manœuvrer, c’est-à-dire que j’ai à la main. Voilà en quelques sortes l’utilitarisme, et cela étant la conséquence – la cause ou la conséquence, cela reste à voir – de cette idéologie du progrès – moi c’est ma critique, je l’ai dit tout à l’heure, essentielle, c’est-à-dire que ce qui est important c’est la flèche du temps. Carl Schmitt, Carl Levitt, ont montré en quelques sorte que cette idéologie du progrès n’était qu’une sécularisation du modèle judéo-chrétien. Le paradis n’est plus céleste, il va être terrestre, mais kif-kif bourricot. Et cela, bien sûr, renvoie fondamentalement à l’oubli du passé, l’oubli de la tradition, puisque la tradition est obscurantiste. Le Moyen-Âge est obscurantiste par construction. Michelet l’a bien développé.

Dernier point de ce pilier, l’individualisme. Là, je rappelle à bien des égards que c’est le pôle central à partir duquel s’est constituée la modernité, Descartes, Luther, Rousseau… On voit bien comment, d’une certaine manière, ces individualismes, principium individuationis, ont fait que l’État-Nation est la cellule de base de l’Europe moderne, protégeant – et je pèse ici mes mots – l’individualité de la communauté.

Voilà en quelques sortes les quatre piliers, de mon point de vue, et voilà mon pronostic : en rappelant avant de le développer rapidement, j’ai été inspiré par un sociologue russo-américain, qui s’appelle Sorokin, qui montre que justement il y a des époques rationalistes et des époques sensualistes. Cela a été repris, d’ailleurs, de diverses manières. Nietzsche à sa manière, Walter Pater pour l’Art, Mannheim pour la pensée sociologique, etc. Alors je ferme cette parenthèse pour dire que, de mon point de vue, actuellement (pronostic, bien sûr ce n’est pas quelque chose de sérieux, c’est un pronostic, un peu un rêve de ce qui me parait être en jeu) au-delà de ces subsidiarité verticales, celle du pouvoir, du pouvoir étatique, du pouvoir technocratique, en bref celle de l’État jacobin exporté, toute chose qui ont été exportées en Europe, pour moi il y a le retour des diverses communautés, territoriales, associatives, communales, corporatives, culturelles, religieuses, etc. Et cela va être conforté par cette petite expression que vous connaissez tous, mais à laquelle il convient de revenir à mon avis : la « secessio plebis », la sécession du peuple par rapport, ou contre l’Europe moderne. Je rappelle que le peuple, quand il n’est plus en accord avec le Sénat, dans la Rome antique, il se retire sur l’Aventin. Il est aussi des analyses dans Le Prince de Machiavel qui montrent qu’à certains moments il y a une différence entre la pensée de la place publique et la pensée du palais.

À mon sens, c’est ce qui est en jeu actuellement. C’est-à-dire, face à une Europe, une Union européenne concédant tout le pouvoir aux banques et aux technocrates, il y a une désaffection structurelle vis-à-vis de l’Europe jacobine, et c’est là où peut-être cette idée de l’idée impériale, le saint-empire romain germanique. C’est bien cela qui est en jeu. Cela peut prêter à confusion, mais dans le fond, c’est une entité symbolique culturelle. Une mosaïque dans le sens simple du terme, unissant des territoires, des terroirs, sur la base de – un terme que nous n’avons pas en français mais que l’école de Palo Alto en Californie a bien développé – la proxémie, c’est régions, cités, cantons, et tout à l’avenant. Voyez, pour moi c’est là ce qui fait la différence entre le pouvoir institué et la puissance instituante. Le pouvoir bien sûr a le pouvoir, la puissance instituante amenant ce que j’ai dit il y a un instant, certainement l’ère des soulèvements.

Intéressant de voir comment, de divers manières, basques, catalans, corses, alsaciens, bretons, bavarois, ceux que je connais, mais on pourrait les multiplier à l’infini – sont tout simplement des affirmations de ce que je viens de dire sur la proxémie et, en même temps, comment peuvent s’ajuster ces éléments ? J’ai dit mosaïque, où il peut y avoir une cohésion alors que chaque pièce de la mosaïque va accorder sa structure, sa couleur, sa configuration. C’est ça, pour moi, l’Europe postmoderne, qui est à l’opposé de l’Europe des Nations.

Pour le dire simplement, c’est la pulsion communautaire et, en effet, c’est ce que j’ai développé en mettant l’accent sur cette dimension émotionnelle. Le sensualisme que développe sur Sorokin. Le sentiment d’appartenance rejoint la diversité de l’Europe mythique, que j’ai indiquée y a un instant, un peu peut-être ce que j’appelle moi la passion Erasmus du XVème siècle, Érasme, d’une certaine manière, et on voit bien ce qui se passait là en termes d’idées, en termes de débats là-dessus.

Voilà ce qui est pour moi, c’est ma conclusion, le nouveau Moyen-Âge en gestation. J’emprunte ici le terme à Nicolas Berdiaev qui a bien sûr écrit un livre fameux en la matière, en gros revenir – et voilà ma distinction, je ne peux pas ici développer – revenir à la culture contre la civilisation. Nous n’avons pas ce débat en France. La philosophie allemande a montré qu’il y avait une grande différence entre culture et civilisation, et de mon point de vue c’est la tendance qui est en jeu actuellement, la fin d’une civilisation, c’est clair, et en même temps on voit des resurgissements de cette idée de culture, déploiement des langues régionales, et le paradoxe – puisque c’est Goethe qui disait « tout moment naissant est paradoxal ». Le paradoxe, c’est qu’on voit bien comment ce retour à la culture va trouver l’aide de l’adjuvant, des réseaux et de la cyberculture.

Moi cette idée m’est venue un jour d’un de mes étudiants, qui avait fait une thèse sur la techno-musique. Il était d’Albi. Une techno-musique très spécifique de cette petite ville, Albi, rentra en connexion avec le même groupe de Bratislava faisant le même type de musique, et c’est à partir de ce réseau, si vous voulez, qu’il y a ce que j’appelle ici la culture Albi et Bratislava pour rendre attentive, en gros, des initiatives locales pluralistes.

Et c’est cela pour moi l’idée impériale. Plutôt que l’État-nation généralisé. C’est-à-dire un lien socia, fondé à la fois sur la raison et l’affect, la création et le plaisir. Et je rappelle, puisqu’un de mes maîtres à penser essentiellement c’est Aristote et Saint Thomas d’Aquin, que Saint Thomas d’Aquin avait cette belle formule : « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu » : il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait été dans les sens et c’est ce qui me paraît être en jeu dans ce que j’appelle ici la culture.

S’il y avait deux mots à retenir de mon propos, c’est que ce qui a prévalu dans la modernité, l’État-nation et l’Europe moderne, c’est cette idée d’Auguste Comte, mon compatriote, Reductio ad unum. On va réduire à l’unité : l’un de l’individu, l’un de l’État-nation, l’un des grands systèmes interprétatifs. Pour moi, cette unité est finie. Alors qu’il y a un autre terme qui est important, auquel on ne pense pas assez, c’est l’ « unicité ». L’unité est la réduction. L’unicité, c’est l’expansion. L’unicité, c’est une liaison en pointillé de la diversité, c’est le mystère de la sainte trinité catholique, c’est-à-dire Dieu en trois personnes, où on voit bien comment, d’une certaine manière, il peut y avoir cette unicité qui ne soit pas une unité fermée, en quelque sorte réduite au plus petit dénominateur commun. Et ce qui se passait au Moyen-Âge, l’Église médiévale, les évêchés et les monastères et abbayes, avaient des relations entre eux, mais pas forcément avec quelque chose qui chapeautait le tout.

Voilà, si vous voulez, un peu ce qui me paraît être un jeu actuellement. Je ne sais pas si vous vous souvenez, moi j’étais fasciné ces derniers temps par ce qu’a pu développer au XIIIème siècle autour de Othon de Freising sur la Translatio imperii. Translation d’empire. Mais autour de Freising je rappelle que quand il y a Translation imperii, il faut qu’il y ait une translatio studii, en gros une autre manière de lire, en effet de trouver des noms comme manière de dire cette translation, et pour moi c’est cela qui est en jeu actuellement. Nous sommes en décalage, ou plutôt on ne sait pas assumer et analyser cette Translatio imperii et on reste sur des schémas qui seront, encore une fois, des schémas intellectuels, à bien des égards dépassés, alors que, dans le fond, la sagesse populaire, qui me paraît importante, j’ai dit Berdiaev il parle d’un relevé rythmique, régulièrement, tout à l’heure j’indiquais « décadence ». Maintenant, on a peur du mot décadence, on dit « antiquité tardive », mais quand on n’avait pas peur du mot décadence, on savait que des (…), ceux qui tombent, amenaient à bien des égards une renaissance. C’est la palingénésie de Ballanche, une plante qui va renaître à partir de ses cendres. C’est la mythologie du Phénix. Voilà ce qui me paraît être en jeu actuellement.

Jacques MYARD, Membre honoraire du Parlement, Maire de Maisons-Laffitte, ancien membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, « La nécessité de construire l’Europe des réalités. Construire l’Europe des Nations ».

L’Union européenne, la fuite en avant : un échec certain   L’Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale a suscité un immense espoir et est apparue comme un destin commun inéluctable, afin de sortir des conflits européens.   Malheureusement l’idéologie fédéraliste soutenue par des groupes de pression technocratiques, avides de pouvoir l’ont conduite dans une impasse.   En dépit de toute raison la présidente de la Commission et certains politiques pratiquent la fuite en avant.   Il est urgent de revenir à la réalité, construire une organisation de coopération européenne non exclusive dans le village planétaire.   Le destin de la France se joue certes en partie en Europe mais aussi en Méditerranée, en Afrique et dans le monde. Elle a tous les atouts pour assurer et tenir son rang dans le concert des Nations.   I / Du Traité de Rome à la constitution de Valéry Giscard d’Estaing (VGE) : une dangereuse dérive   Rappel : 9 mai 1950 : Déclaration de Robert Schuman. Salon de l’horloge au Quai d’Orsay :  production. Charbon, acier de la France et de l’Allemagne sous autorité commune, « La Haute autorité ».   1952 : Création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, CECA.   1954 : échec de la CED, qui devait être placée sous tutelle OTAN.   1957 : Traité de Rome des 6 communautés économiques européennes.             Le Traité de Rome est un traité de coopération des peuples.   1958 : De Gaulle en prend acte « Ils sont plus forts qu’ils ne le pensent ». Adresse aux patrons français.   À partir de 1957, la construction européenne se développe selon un double processus : l’élargissement et l’approfondissement.    L’élargissement de l’Union européenne • 1973 : 1er élargissement Royaume-Uni, Irlande, Danemark (9 États) • 1981 : 2ème élargissement la Grèce (10 États) • 1986 : 3ème élargissement, l’Espagne et le Portugal (12 États) • 1995 : 4ème élargissement, l’Autriche, la Suède, la Finlande (15 États) • 2004 : 5ème élargissement, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie, Chypre, Malte (25 États) • 2007 : 6ème élargissement : la Bulgarie, la Roumanie (27 États) • 2013 : 7ème élargissement : la Croatie (28 États)   Pour mémoire Brexit : référendum 23 juin 2016, 51,99 % quitter l’UE Article 88-5 Constitution, réforme du 23 juillet 2008. Toute nouvelle adhésion doit être soumise à référendum ou 3/5ème du Parlement (article 89)   L’approfondissement des compétences   Volonté d’obtenir une Europe de plus en plus intégrée • 8 avril 1965 : Traité de Bruxelles fusionne CEE, Euratom et CECA. Traité fut abrogé par le traité d’Amsterdam • 17-28 février 1986 : acte unique. Harmonisation législative pour le marché intérieur : 300 règlements et directives adoptés Institution du Conseil européen, regroupe chefs d’Etat et Premier Ministres sur l’initiative de Valery Giscard d’Estaing • 7 février 1992 : Traité de Maastricht ◦ Union économique et monétaire : vers la monnaie unique ◦ Institution politique étrangère et sécurité PESC ◦ Nouvelles compétences pour l’UE : justice   • 2 octobre 1997 : Traité d’Amsterdam intègre dans compétences de l’UE Schengen qui fut d’abord un accord intergouvernemental • 26 février 2001 : Traité de Nice adapte les institutions à l’élargissement • Traité constitutionnel : échec en 2005. Référendum France – Pays-Bas • 13 décembre 2007 : Traité de Lisbonne reprend des dispositions du « Traité Constitutionnel ».   Le Traité de Lisbonne est composé • Traité sur l’Union Européenne (TUE) • Traité sur le Fonctionnement de l’UE (TFUE)   L’UE demeure une organisation internationale. Les États gardent la compétence de la compétence Il prévoit que tout Etat peut quitter l’UE (article 50). Mais l’UE acquiert de multiples compétences   Le vote par voie parlementaire du Traité de Lisbonne qui reprend de multiples stipulations du Traité constitutionnel de VGE – pas toutes cependant – a été perçu comme une trahison démocratique alors que le référendum l’avait rejeté et a ruiné la confiance des Français dans les politiques.   Je n’ai pas voté le traité de Lisbonne en dépit de multiples appels de Nicolas Sarkozy !   L’UE devient omnipotente   80 % des lois nationales ont pour origine l’UE (Étude de la diète fédérale)   II / L’UE une usine à gaz   Avec le Traité de Lisbonne, l’UE est frappée de boulimie sous l’action de la Commission qui prends très souvent l’ascendant sur les États, elle sait les manœuvrer, les diviser pour arriver à ses fins. Parfois d’ailleurs avec la complicité de certains fonctionnaires français qui « poussent » à Bruxelles des projets rejetés par le Parlement français.   L’UE traverses de multiples crises : • Crise agricole • Crise de l’euro • Atermoiement du Parlement sur les données des passagers aériens (PNR) • Crise des migrants RFA accueille 800 000 migrants de manière unilatérale • Crise des travailleurs détachés • Accord de commerce : Italie refuse de ratifier le CETA • Tensions franco-allemandes sur l’énergie nucléaire. La RFA soutient les écologistes français • Crise linguistique : l’UE devient une machine à angliciser au mépris de l’égalité des langues, recul du français.   L’Union Européenne est menacée d’implosion : « Qui trop embrasse mal étreint »   III / Les États doivent reprendre la main    « Ce n’est pas en fusionnement les souverainetés au bénéfice des technocrates, en ignorant la réalité séculaire des Nations que l’on peut construire l’Europe » Raymond ARON   • L’UE est financée par les États RFA 20,6 % France 15,6 %, soit en 2017 : 21,113 Mds €   • Recentrer le périmètre de l’UE :  subsidiarité • Recadrer la Commission notamment en matière de concurrence. Ex Pechiney-Alcom en 2000 Scheinder-Legrand 2001 • Recadrer le Comité des Régions qui préfigure l’Europe des Habsbourg : la Commission joue les régions contre les États-Nations.   La sécurité et la défense   Le Traité de Lisbonne dans son protocole 4, article 2 e, met en place une coopération de programmes européens d’équipements dans le cadre de l’agence européenne de défense.   En 2019-2020 l’UE met en place un fonds européen de défense pour financement de la recherche en matière d’armement, prévision 20 milliards pour période budgétaire 2021-2027 : il ne s’agit en réalité que de la mutualisation des moyens nationaux.   Rappel Article 42-7 du Traité sur l’UE TUE « Les engagements et la coopération dans ce domaine (PESC) demeurent conformes aux engagements souscrits au sein du traité de l’Atlantique nord qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre. »   Aucun État européen n’a remis en cause cette disposition.   L’Europe de la Défense, ou plus exactement la Défense de l’Europe, restera-t-elle une idée d’avenir qui le restera longtemps ou Trump va-t-il réveiller l’Europe comme le pense Emmanuel Macron ?   IV / Le Réveil de l’UE ou la fuite en avant ?   La guerre en Ukraine Donald TRUMP est décidé à négocier avec la Russie de Poutine sans les Européens. Il s’agit là d’un revirement complet des États-Unis.   La guerre en Ukraine n’est pas bleu-blanc. Les anglo-saxons notamment les Anglais ont agi de manière permanente contre la Russie.   Il faut lire l’article de George Kennan ancien ambassadeur américain à Moscou dans les années 1950 et inventeur alors de la politique du « Containement ». Il donne un entretien à Foreign Affairs en 1998 qui met en garde les États-Unis contre leur politique aventureuse à l’égard de la Russie qui va conduire à un affrontement certain : « Warning on NATO expansion » !   Refus de Boris Johnson d’autoriser le projet d’accord d’Istanbul de mai-juin 2022.   Déclaration de la chancellerie Merkel (Décembre 2023), confirmée par Hollande sur le leurre des accords de Minsk, qui nous nous ont été présentés en commission des Affaires étrangères comme la solution politique par excellence au conflit; alors que ces accords n’avaient qu’un but : gagner du temps pour armer l’Ukraine !   5 mars 2025 : L’Alarme d’Emmanuel Macron   Dans son discours radio et télé diffusé aux Français, E. Macon sonne le tocsin :   « Au-delà de l’Ukraine, la menace russe est là et touche les pays d’Europe. Nous touche. »   La Russie est désignée comme la menace.   La Russie ne nous fait pas de cadeaux et agit de multiple façon pour effectuer des rétorsions à nos sanctions, il ne s’agit pas d’embrasser Poutine sur la bouche !   Le discours du Président français est abondamment moqué de Moscou.   La Russie est-elle pour autant une menace pour la France ?   « Est-on toujours à l’époque de la guerre froide avec des chars soviétiques à deux étapes du Tour de France ? » disait De Gaulle.   Il est indubitable qu’Emmanuel Macron a volontairement utilisé cette guerre pour reprendre pied en politique alors qu’il est décrédibilisé au niveau national et international.   Son discours anxiogène s’apparente à lafabrication de l’ennemi pour tenter de souder l’opinion publique.   De plus il joue les apprentis sorciers avec la dissuasion nucléaire française.   « Répondant à l’appel historique du futur chancelier allemand, j’ai décidé d’ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen. » Tout en affirmant « que la décision a toujours été et restera entre les mains du Président de la République, Chef des armées ». C’est là une faute, un oxymore.   6 mars 2025 : Conseil européen extraordinaire   Le Conseil du 6 mars : • Réaffirme la solidarité de l’UE avec l’Ukraine L’UE a fourni 135,4 milliards d’euros à l’Ukraine dont 49,2 milliards de soutien militaire. • Négocier la Paix Pas de négociation sur l’Ukraine sans l’Ukraine et sans la participation de l’Europe. La Paix doit respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine. • Défense européenne ◦ Dérogation au pacte de stabilité ◦ Proposition de 150 milliards de prêts ◦ Acquisition conjointe d’équipements militaires européens • Zelensky était présent   Coup d’État institutionnel de la Présidente de la Commission   Avant même que les Chefs d’États évoquent les résultats du Conseil du 6 mars 2025, on a vu et entendu la Présidente de la Commission Ursula Von der Leyen annoncer dès le 3 mars un plan sur 5 ans de 800 milliards d’euros pour la défense, lettre aux États le 4 mars, alors que la Commission n’a pas de compétence en matière de défense, c’est le rôle des États comme l’a rappelé le ministre de la Défense français. C’est une faute qui crée la confusion.   V / Une parfaite fuite en avant   Le discours tocsin d’Emmanuel Macron, les effets d’annonce de Ursula van der Leyen, les décisions virtuelles du Conseil européen du 6 mars sont-ils la prise en compte de la réalité géostratégique de l’Europe ?   En d’autres termes, l’UE et ses dirigeants prennent-ils la mesure des enjeux ? Rien n’est moins certain. Que fera l’Europe, la France en particulier, si la trêve est conclue entre Trump et Poutine ? L’UE pourra-t-elle continuer à aider militairement l’Ukraine ? Le risque est évident, l’UE sera en porte-à-faux avec la réalité.   L’Union européenne sera même accusée d’être un fauteur de tensions, pour ne pas dire de guerre.   C’est à juste titre qu’Henri Guaino fustige cette escalade et dénonce la politique aventureuse d’Emmanuel Macron qui s’apparente à celle d’un va-t-en-guerre. IL accroît les tensions et rate l’occasion de retrouver sinon un accord, du moins une entente avec le Kremlin.   Cela ne signifie pas que tout puisse être réglé avec Moscou, mais une chose est certaine, la France prend le contre-pied de la démarche de Washington.   C’est là une fuite en avant. Au lieu de garder raison et de ne pas accroître les risques, les tensions. « Somnambule, l’Union européenne marche vers la guerre. »   Il est urgent que la France recouvre la raison, le sens de ses intérêts géostratégiques et surtout conduise une politique étrangère et de défense indépendante.   La Russie, même poutinienne, fait partie de l’équilibre géostratégique de l’Europe. Paris ne peut pas l’oublier.   Quel avenir pour l’UE ?   • La coopération européenne reste une nécessité. • Bruxelles doit cesser de nourrir une idéologie intégrationniste. • La Commission doit être recentrée et ne pas se substituer aux États. • Les États doivent reprendre le pouvoir, l’UE doit être une union des États-Nations. • Le Comité des régions est inutile et porteur de dérive. • La subsidiarité est la clé de voûte d’un fonctionnement en responsabilité. Il y a trop de compétences attribuées à Bruxelles.   L’UE s’est élargie, elle doit s’amaigrir   • L’UE ne doit pas contrer les initiatives françaises en Méditerranée, en Afrique et dans le monde. • La défense de la France est une défense nationale, on ne discute pas de nos forces nucléaires avec quiconque, l’adversaire doit rester dans le doute complet sur son utilisation. • La dette française ne peut pas trouver de solution avec la rigidité des Traités • Il est indispensable de revenir aux avances de la Banque de France au trésor pour l’investissement conformément à ce qui se pratiquait jusqu’en 1992, ce qui a été interdit par le traité Maastricht (article 123 du TFUE) • Les traités obsolètes peuvent être remis en cause par le principe du droit international : Rebus sic Stantibus   • Il est urgent de prendre conscience que la rigidité des traités de l’UE sont autant de carcans qui mettent en péril nos intérêts. • La France doit agir pour une remise en cause de cette usine à gaz.   À défaut, l’avenir de l’UE est en péril, elle doit privilégier la coopération et non l’intégrisme rigide et autoritaire. Les États-Nations demeurent le fondement intangible de l’avenir de l’UE.   Découvrez : Myard Jacques, Bye bye démocratie. Le brûlot de l’année (Paris, Lafont presse éd., 2023, 112 p.) à commander chez votre libraire. Site internet : www.jacquesmyard.fr 

Ilya PLATOV, Professeur des Universités, directeur du département russe à l’INALCO,« Une Europe du cœur est-elle possible ? ». 

Il s’agit d’explorer la possibilité d’une refonte profonde du projet européen, en dépassant une simple réforme technocratique pour réintégrer une dimension affective et culturelle à l’identité collective européenne. I. Platov propose d’examiner cette question à travers le prisme du « cœur », notion complexe qui ne se limite pas au sentimentalisme mais inclut aussi les habitudes culturelles implicites, l’intuition et la spiritualité. La réflexion s’inscrit dans le constat d’un trouble existentiel affectant l’Europe, qui se traduit par une perte de sens et une crise des imaginaires collectifs. S’appuyant sur les travaux de Tocqueville, Ilyine, Averintsev, Bibikhine et Kojève, il s’agit de démontrer que la rationalité seule ne suffit pas à mobiliser les peuples. L’Europe souffre d’une muséification de sa culture, perçue comme figée et déconnectée des réalités contemporaines. La bureaucratisation des valeurs – démocratie, droits de l’homme, État de droit – en fait des concepts désincarnés, qui peinent à susciter une adhésion profonde. Enfin, la réflexion s’oriente vers une réhabilitation de la raison et de la culture comme fondements d’un renouveau européen. Plutôt que d’opposer raison et cœur, il s’agit de retrouver une rationalité plus profonde, qui ne soit ni un intellectualisme abstrait, ni un fidéisme sentimental. 

Après cette intervention, un débat a eu lieu.

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