André PERTUZIO
Avril 2006
La survenance sur la scène internationale des États d’Asie centrale, conséquence de la disparition de l’Union soviétique et donc du colonisateur russe, est un événement aux conséquences géopolitiques et économiques considérables. Il s’est ainsi créé au cœur du continent asiatique une sorte de vide qu’immédiatement d’autres puissances s’emploient à combler au mieux de leurs intérêts. Les Etats-Unis bien sûr profitent de la faiblesse relative de la Russie pour enfoncer des coins dans l’ancien empire et substituer leur influence à celle des anciens maîtres, mais aussi la Turquie exerce a sienne sur des pays turcophones ainsi que d’autres, tels la Chine et aussi l’Iran.
L’Asie centrale devient dès lors un entrelacs complexe de rivalités de tous ordres auquel il faut ajouter la poussée islamiste et, d’une manière générale, la réislamisation de ces pays qui se manifeste notamment par la multiplication des mosquées et des madrasas, nécessairement dans le sens du fondamentalisme. C’est là un facteur dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.
Enfin, le fait que l’Asie centrale soit devenue dernièrement une grande région pétrolière d’importance ajoute aux conflits d’intérêts une dimension nouvelle et non des moindres. Jusqu’à une époque récente c’est l’Azerbaïdjan qui a été dans le Caucase la province ou plutôt le pays grand producteur de pétrole : dès 1880 était construit un oléoduc de Bakou à Batoum et, en 1885, la Russie exportait vers l’Europe dix millions de tonnes de pétrole, quantité considérable pour l’époque, qui concurrençait directement la Standard Oil de Rockefeller.
Certes, depuis lors la Russie était devenue l’un des premiers producteurs du monde et non seulement était autosuffisante mais exportait -et continue de le faire- un pourcentage important de sa production (entre 40 et 50% de cette dernière). Mais, du temps de l’Union soviétique le système était de type colonial, c’est-à-dire qu’elle consommait le pétrole d’Azerbaïdjan et le gaz du Turkménistan et exportait la contrepartie de sa propre production rémunérée ainsi en devises. Cela explique aussi pourquoi les réseaux d’oléoducs et gazoducs étaient orientés nord-sud et non est-ouest comme c’est le cas de plus en plus de nos jours. Ajoutons à cela que le pétrole d’Azerbaïdjan est aujourd’hui exploité par un consortium international constitué dès 1994 autour de BP et d’Amoco -LAzerbaïdjan International Oil Company (AIOQ-qui modifie évidemment les données du problème économique et commercial.
Sans doute s’agit-il de l’Azerbaïdjan qui n’est pas géographiquement en Asie centrale mais si l’on veut avoir une compréhension globale des problèmes géostratégiques de cette région, il faut nécessairement tenir compte de l’ensemble de la Caspienne et pas seulement des pays constituant l’Asie centrale proprement dite, c’est-à-dire de la rive orientale de la mer Caspienne jusqu’au Xin-Jiang chinois encore que, du point de vue des hydrocarbures, seuls entrent en ligne de compte le Kazakhstan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, seuls producteurs de pétrole ou de gaz.
Nous examinerons donc d’abord la situation en la matière de chacun de ces pays et ensuite les problèmes posés par l’évacuation des productions de ces pays enclavés et leur acheminement vers les marchés.
Productions et Réserves
Lors des grandes découvertes de pétrole au Kazakhstan et de gaz au Turkménistan, les spécialistes ont manifesté une certaine euphorie voyant dans la région Caspienne-Asie centrale un nouveau Moyen-Orient.
Cet enthousiasme a été revu à la baisse et il semble que la région s’apparente plus à la Mer du Nord qu’au grand voisin du sud. Cependant, des réserves prouvées aujourd’hui à plus de 5,8 milliards de tonnes sont tout de même très importantes d’autant plus que les recherches se poursuivent et pourraient donner lieu à de nouvelles découvertes. De ces pays, c’est le Kazakhstan qui est le plus grand producteur et dont les réserves sont les plus importantes. L’Agence internationale pour l’énergie évalue à 1.300.000 barils/jour (65 millions de tonnes par an) sa production pour 2006. Les gisements pétroliers les plus importants sont aujourd’hui ceux de Tengiz dont Chevron-Texaco est l’opérateur avec une participation de 50% et de Karachaganak emmené par British Gaz et ENI. Mais le gisement le plus important est celui de Kashagan (offshore Caspienne au nord du pays) qui sera mis en production en 2009 avec 600.000 barils/jour portant ainsi la production du Kazakhstan à au moins 2.000.000 de barils/jour à cette époque.
Les prévisions concernant ce pays font état d’une production maximade 4.200.000 à 4.400.000 barils/jour entre 2010 et 2020 à partir des gisements connus à ce jour. C’est donc un pays exportateur très important mais il faut toutefois noter que 40 à plus de 50% de consommation interne sont prévus de ce jour à 2020 ce qui laisse des quantités moins importantes pour exporter et, nous le verrons, pour alimenter les oléoducs existants ou en projet. Il convient aussi de mentionner une production de gaz non négligeable pouvant atteindre l’équivalent de 500.000 barils/jour provenant pour un tiers de gaz associé du champ de Tengiz (gaz produit avec le pétrole brut) et pour deux tiers de gaz naturel du champ du Karachaganak.
Les deux autres pays producteurs d’Asie cntrale, le Turkménistan et l’Ouzbékistan, ne produisent aujourd’hui respectivement que 10 millions de tonnes/an pour le premier et 7.500.000 tonnes pour le second ce qui, compte tenu des besoins domestiques, laisse une possibilité d’exportation de 120.000 barils/jour (6 millions de tonnes/an) pour le Turkménistan et rien pour l’Ouzbékistan. Les investisseurs internationaux ne semblent pas s’intéresser particulièrement à ces pays sauf à s’attacher au gaz naturel dont ils sont producteurs relativement importants, mais seul le Turkménistan est en mesure d’exporter (50 milliards de m3 soit 45 millions de tep pour une production de 60 milliards de m3, actuellement pour atteindre en 2010 72 milliards de m3 et 110 milliards en 2020). Ces chiffres sont intéressants en vue de la construction de gazoducs.
Il faut enfin parler de l’Azerbaïdjan, vieux producteur de pétrole comme nous le savons, bien que situé de l’autre côté de la mer Caspienne, mais qui se trouve au cœur de ce que l’on appelle « la guerre des oléoducs ». En effet, l’Azerbaïdjan produit aujourd’hui 600.000 barils/jour dont 80% pour l’exportation pour viser 3.000.000 de barils/jour en 2020. L’opérateur en est l’AIOC qui comprend notamment BP(34%), UNOCAL (10,3%), l’UKOIL (russe-10%), STATOIL (Norvège-8,6%), EXXON MOBIL (8%). On conçoit donc, même si les besoins domestiques augmentent quelque peu, l’intérêt que le pays suscite pour les sociétés pétrolières et sa place dans les projets d’oléoducs.
En résumé, nous avons là une province pétrolière Caspienne-Asie centrale qui permet aujourd’hui d’exporter environ 1.300.000 barils/jour et dont les experts prévoient que ce chiffre atteindra environ 4.000.000 de barils/jour en production maximale (période variable selon les gisements).
N’oublions pas enfin de signaler la Charte de l’énergie signée et ratifiée par les dits pays producteurs en avril 1998, qui a pour objet la promotion et la protection des investissements des pays contractants qui comprennent tous les pays de l’OCDE à l’exception de la Nouvelle Zélande, de la Corée, des Etats-Unis et du Canada. Ce Traité couvre toutes les phases de l’industrie pétrolière depuis l’exploitation jusqu’à la distribution. La principale obligation des parties contractantes est de traiter les investissements des tiers contractants non moins favorablement que les leurs propres ou ceux de n’importe quel pays. Le Traité comprend aussi des dispositions en matière de règlement des différends.
Oléoducs et gazoducs
Cela étant, le problème majeur qui se pose est celui de l’évacuation et de l’acheminement vers les marchés du pétrole et du gaz ainsi produits. Tous ces pays producteurs sont en effet enclavés et il faut donc construire des oléoducs pour amener la production de pétrole brut à un port de mer où elle pourra être chargée dans des tankers, et des gazoducs pour évacuer le gaz vers des marchés à terre ou vers un port où il pourra être liquéfié pour être transporté sur mer par méthaniers et être regazéifié dans le pays de destination.
Le problème à résoudre n’est pas simple. D’une part en effet le manque d’infrastructures adéquates pose un problème délicat pour les investisseurs et présente nombre de difficultés d’ordre technique et financier mais de plus, le problème se complique du fait de la situation géographique des pays d’Asie centrale, l’importance stratégique des hydrocarbures et les intérêts politiques et économiques conflictuels des puissances.
Il s’agit notamment d’un affrontement classique entre les Etats-Unis et la Russie, les premiers considérant toujours la seconde comme un adversaire potentiel. Comme nous l’avons exprimé plus haut, l’occasion était bonne pour les Américains de combler le vide laissé par une puissance militaire et politique affaiblie et de substituer leur influence à celle de la Russie, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans le « Grand Jeu » affectant la région. Non seulement des bases militaires américaines de l’Europe à l’Ouzbékistan cernent à la fois la Russie et le Moyen-Orient mais des pays comme la Géorgie échappent déjà à l’influence russe et d’autres s’efforcent de se dégager de l’emprise de l’ancien colonisateur avec des aides étrangères intéressées, américaine certes mais aussi turque notamment en Azerbaïdjan. Ce qui est en jeu c’est en effet d’une part pour les grands groupes pétroliers, de contrôler autant que faire se peut la « chaîne » pétrolière du gisement ou marché et, pour les Etats-Unis en l’occurrence, de contrôler « les robinets » c’est-à-dire l’acheminement du pétrole vers les marchés dans un but stratégique à l’égard d’autres puissances, mais aussi pour assurer la sécurité des approvisionnements internationaux car ce n’est pas en l’espèce le ravitaillement des Etats-Unis qui est en cause, l’ensemble Caspienne-Asie centrale n’étant pas de leurs fournisseurs.
C’est donc cette volonté de contrôle qui a donné lieu à « la guerre des oléoducs » et qui a conduit les Etats-Unis à promouvoir un tuyau, évidemment peu rentable, afin d’empêcher la construction d’une autre ligne en projet soit à travers la Russie, soit à travers l’Iran.
De son côté, la Russie s’efforce, non plus de maintenir un monopole qu’elle ne peut plus avoir mais, d’une part de participer à la recherche et à l’exploitation dans la région, et aussi de construire des oléoducs et des gazoducs passant sur leur territoire et donc sous leur contrôle, sans oublier les droits de transit perçus par les pays par lesquels passent les tuyaux. C’est ainsi que le premier oléoduc transportant le brut du champ de Tenguiz, au nord du Kazakhstan passe par la Russie et aboutit au port de Novorossisk sur la Mer Noire. Les Russes marquaient ainsi le premier point pour transporter le brut du Kazakhstan vers les marchés occidentaux. Mis en exploitation en 2000, cet ouvrage, Caspian Pipeline Consortium(CPC) long de 1555 km et d’un coût de
- millions de dollars est conçu pour transporter 565.000 barils/jour. Il est prévu de porter progressivement sa capacité à 1,2 millions à l’horizon 2015.
Il faut à ce point mentionner que des oléoducs pour évacuer le pétrole d’Azerbaïdjan existaient déjà, ainsi de Bakou à Soupsa (en Géorgie sur la Mer Noire) et de Bakou à Novorossisk mais passant par la Tchétchénie complété en 2000, pour éviter ce dernier pays, par une bretelle passant par le Daghestan.
Ce ne sont pas moins de 13 oléoducs en fonctionnement ou en projet qui existent pour transporter le brut d’Azerbaïdjan et du Kazakhstan.
Les plus importants à noter sont, d’une part les projets vers l’Iran, pour l’instant bloqués par les Etats-Unis mais dont Total par exemple a été chargée de l’étude de faisabilité, d’autre part le récent et controversé BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) que l’insistance américaine a fini par faire construire avec un financement faisant une large place à la Banque mondiale et à la Banque européenne de développement.
Ce tuyau dont la construction n’a finalement commencé qu’une fois la Géorgie sortie du giron russe, est long de 1760 km pour un coût total de
- milliards de dollars, sa capacité est de 9 millions de barils/jour et il a été inauguré le 25 mai 2005 après une controverse de 10 années.
Il est aussi intéressant de noter que le coût prévu de transport par baril est de 3,2 dollars, ce qui est fort raisonnable mais soumis aux aléas que nous verrons plus loin. A noter aussi que l’Azerbaïdjan en sera le principal bénéficiaire avec environ 29 milliards dollars de revenus alors que les droits de transit rapporteront respectivement 600 millions, et 1,5 milliards l’an à la Georgie et à la Turquie.
La rentabilité de cet oléoduc a été, on le sait, très discutée, voire sa nécessité, mais il était indispensable pour les Etats-Unis de disposer d’un ouvrage évitant à la fois la Russie et l’Iran, cette dernière route étant, en ce qui concerne le Kazakhstan, la plus logique et la moins onéreuse.
Le problème d’un tel tuyau est en effet qu’il faut le remplir, or la région et les projets en cours ont fait conclure, il y a déjà 5 ans il est vrai, à des experts américains que « dans la Caspienne c’est tout tuyau et pas de brut ! » : faisons la part d’une certaine plaisanterie, il n’en reste pas moins que l’addition actuelle des capacités d’exportation de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan qui alimente les ouvrages existants est de 1 million de barils/jour sans compter les augmentations prévues de capacité des oléoducs. Il y a donc, d’ores et déjà, une concurrence entre le CPC et le BTC qui pourra, même lorsque ce dernier arrivera à transporter le volume prévu, faire l’objet d’un arrangement. L’ennui c’est que la Chine est de plus en plus un grand dévoreur de pétrole brut et de gaz dont la consommation prévue de 10 millions de barils/jour en 2020 risque d’être atteinte plus tôt. C’est la raison pour laquelle un accord a été signé dès 1997 entre ce pays et le Kazakhstan pour la construction d’un oléoduc de près de 3.000 km qui aboutira au XinJiang et dont le coût provisoire est estimé à 3,5 milliards de dollars.
La capacité initiale prévue de ce tuyau est de 400.000 barils/jour devant être portée à 800.000, ce qui s’explique par les besoins de la Chine qui risque d’être, à terme, le principal consommateur d’hydrocarbures d’origine du Kazakhstan d’autant plus que derrière la Chine, la Corée et le Japon sont aussi de grands consommateurs sans ressources propres de pétrole. La Chine, elle, importe déjà près de 40% de sa consommation et d’ici vingt ans, ce pourcentage devrait être de 60%. On voit déjà les implications de cet état de choses. Car si des difficultés d’approvisionnement vont se présenter entre le CPC et le BTC, que sera-ce lorsque l’oléoduc vers la Chine sera construit ? Certes, pour l’instant l’étude de faisabilité de ce dernier a été arrêtée pour lesdites raisons mais le problème demeure. En fait, tout se passe comme si les utilisateurs spéculent sur l’augmentation rapide des productions de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan, notamment sur la mise en production du Kashagan qui est le suprême espoir de chacun.
Notons aussi que le 4 juillet 2002 un accord a été signé entre les compagnies chinoises et un consortium international, dont le géant gazier russe Gazprom, pour la construction d’un gazoduc de 4.000 km vers la Chine. Bien que l’Asie centrale ne soit pas là directement concernée, cela permet de compléter le tableau ci-dessus esquissé.
Enfin, pour revenir au Turkménistan, il faut rappeler que dès le 13 mai 2002, un accord a été signé entre ce dernier pays, l’Afghanistan et le Pakistan en vue de la construction d’un gazoduc de 2 milliards de dollars pour amener le gaz d’Asie centrale sur la côte pakistanaise à travers Herat, en Afghanistan. La capacité prévue de cet ouvrage est 20 millions de tep/an, soit l’équivalent de 400.000 barils/jour, et sa longueur de 1.395 km.
Il est à noter que c’est ce même gazoduc que les Talibans étaient allés négocier à New- York en juillet 2001 sans pouvoir aboutir à un accord. L’invasion de l’Afghanistan après le 11 septembre 2001, si elle n’a pas permis de capturer Ben Laden, aura du moins eu un résultat positif concernant le gazoduc mais l’étude de faisabilité marque le pas sans doute pour des questions de sécurité et aussi des problèmes de financement qui dépend notamment de ladite sécurité.
Le simple énoncé du résumé ci-dessus de la situation de l’Asie centrale en matière d’hydrocarbures montre à l’évidence les problèmes de tous ordres auxquels est confrontée la question de l’exploitation des ressources pétrolières et gazières de la région, c’est-à-dire l’interconnexion des problèmes techniques, économiques, politiques et géostratégiques.
Pour terminer, et en regrettant d’avoir aspergé le lecteur de tant de chiffres -mais le moyen de faire autrement ?- nous nous bornerons à dire que le « grand jeu » continue d’autant plus que les prévisions dans tous les domaines pourraient ne pas toutes s’avérer exactes. Quoiqu’il en soit, il est maintenant établi, et ce n’est pas une simple figure de style, que désormais la vieille Route de la soie est devenue la Route des hydrocarbures.
*Consultant pétrolier international avec une carrière internationale de plus de 30 ans dans l’industrie pétrolière dont 20 ans au sein d’un grand groupe pétrolier français. Il a été aussi Conseiller juridique pour l’énergie à la Banque Mondiale.