Recteur Gérard-François DUMONT
Professeur à l’université Paris IV-Sorbonne Président de la revue Population & Avenir
1er Trimestre 2011
La Turquie est membre du Conseil de l’Europe depuis 1950, membre de l’OTAN depuis 1953, associée à l’Union douanière de l’Union européenne depuis 1963, candidate à cette Union depuis 1987, et candidat officiellement reconnu, et bénéficiant en conséquence des avantages de ce statut, à l’Union européenne depuis le 3 octobre 2005. Toutefois, plusieurs années après cette dernière date, la question de sa pleine intégration à l’Union européenne reste ouverte. En effet, avec les précédents pays candidats, jamais les négociations d’adhésion n’ont autant piétiné. La question des relations entre la Turquie et l’Union européenne mérite donc une analyse approfondie. Dans ce dessein, il convient d’abord d’étudier les caractéristiques et les perspectives géodémographiques des deux entités, sachant l’importance de tels paramètres pour la connaissance géopolitique[1]. La spécificité de l’évolution des relations entre la Turquie et l’Union européenne doit ensuite être examinée. Enfin, il conviendra de réfléchir aux logiques géopolitiques possibles dont l’analyse devrait permettre de réfléchir, voire de répondre aux trois termes énoncés : intégration, complémentarité ou divergence.
Un territoire remarquable
La Turquie, avec un territoire de 784 milliers de kilomètres carrés[2], peut apparaître a priori dans une situation seconde. En effet, cette superficie dont elle dispose ne la place qu’au trente-cinquième rang dans le monde, notamment derrière six pays disposant de plus de 5 millions de kilomètres carrés, huit pays disposant de 2 à 5 millions de kilomètres carrés, comme l’Inde ou l’Argentine, de quinze pays comptant entre 1 et 2 millions de kilomètres carrés, comme le Mexique, l’Indonésie ou l’Iran.
Mais si nous étudions la Turquie dans sa zone géographique sous-continentale telle que définie dans les bases de données de l’ONU, soit l’Asie occidentale, l’étendue de son territoire la met dans une situation avantageuse. Elle est le pays le plus vaste des 18 pays de l’Asie occidentale, après l’Arabie Saoudite qui compte, il est vrai, de vastes surfaces désertiques. Considérant désormais les pays riverains de la Méditerranée, l’Algérie, l’Egypte et la Libye sont plus vastes mais comptent, eux aussi, des vastes zones désertiques. Tous les autres pays méditerranéens, y compris la France, ont une superficie moindre que celle de la Turquie.
En outre, nombre de pays plus vastes que la Turquie, à commencer par le plus vaste du monde, la Russie, disposent de grandes superficies peu exploitables. Ce qui justifie de comparer les territoires selon leurs terres arables. Ces dernières sont définies comme les terres affectées aux cultures temporaires (les superficies récoltées deux fois n’étant comptées qu’une fois), les prairies temporaires à faucher ou à pâturer, les jardins maraîchers ou potagers et les terres en jachères temporaires d’une durée de moins de cinq ans[3]. Or, la Turquie compte 31 % de sa superficie en terres arables, soit une proportion nettement supérieure à celles de la Russie, de l’Australie, du Brésil ou du Canada. Toutefois, ces pays sont classés devant elle en raison de leur vaste superficie. En revanche, d’autres pays beaucoup plus vastes que la Turquie comptent moins de superficie en terres arables, comme l’Indonésie, le Soudan, l’Iran, l’Afrique du Sud ou le Niger.
Figure 1 – La superficie de la Turquie et des principaux pays de l’Union européenne
La Turquie se classe en meilleur rang pour sa superficie de terres arables que pour sa superficie totale. Elle est en effet en douzième position dans le monde, le tiercé de tête étant dominé, dans l’ordre, par les États-Unis, l’Inde et la Chine. En Méditerranée, la Turquie compte la plus vaste superficie de terres arables et devance très nettement l’Algérie, l’Égypte et la Libye. La Turquie compte une superficie en terres arables plus vaste que celle de n’importe lequel des pays de l’Union européenne à 27, et donc du premier d’entre eux selon ce critère, la France.
Un troisième critère de l’importance du territoire turc tient à la longueur de sa surface maritime, soit 8 372 kilomètres sur les mers Noire, de Marmara, Égée et Méditerranée. Bien entendu, cela ne représente pas une zone économique exclusive[4] considérable, compte tenu de la présence d’îles non turques et de la faible largeur de ces mers par rapport à des pays océaniques à l’œkoumène parfois beaucoup moins vaste, comme Kiribati ou Tuvalu dans le Pacifique. Mais c’est beaucoup plus que nombre de pays à superficie terrestre plus vaste que la Turquie, comme le Congo, le Kazakhstan ou le Soudan.
Une place démographique croissante
La démographie offre un autre critère de l’importance de la Turquie, résultat d’une croissance importante de la population de ce pays depuis les années 1950. En effet, en 1950, la Turquie compte 21,4 millions d’habitants[5]. Le pays est alors nettement moins peuplé que la France (métropole) avec ses 41,8 millions d’habitants, que l’Italie et ses 46,4 millions ou que le Royaume-Uni avec ses 50,6 millions. Depuis les années 1950, le renouveau démographique d’après-guerre de ces trois pays européens et leur attraction migratoire ont certes accru leur population. Mais l’avancée de la Turquie dans la transition démographique[6] a engendré un taux d’accroissement naturel beaucoup plus élevé, et la Turquie multiplie sa population par 3,4 de 1950 à 2010, atteignant 73,6 millions d’habitants, malgré ses flux d’émigration, principalement vers l’Allemagne. En conséquence, la Turquie a rattrapé le Royaume-Uni, la France et l’Italie, et compte plus d’habitants que chacun d’eux depuis le début des années 1990. En 2010, un seul pays de l’Union européenne (UE-27) est plus peuplé que la Turquie, l’Allemagne.
Tableau du rang démographique de la Turquie et de ses 73,6 millions d’habitants en 2010
Rang | Rang du pays proche de celui de la Turquie | Population du pays suivant ou devançant la Turquie en millions d’habitants | |
Dans le monde | 18 | 19 – Thaïlande | 68,1 |
En Asie occidentale | 1 | 2 – Irak | 31,5 |
En Méditerranée | 2 | 1 – Égypte | 80,4 |
Au Moyen-Orient | 3 | 1 – Égypte et 2 – Iran | 80,4 et 75,1 |
En mer Noire | 2 | 1 – Russie | 141,9 |
Si elle était membre de l’Union européenne | 2 | 1 – Allemagne | 81,6 |
Figure 2 – La population de la Turquie et des principaux pays de l’Union européenne
Notons en outre que la Turquie compte une densité modeste comparée à celle des principaux pays de l’Union européenne. En effet, son nombre d’habitants par kilomètre carré est équivalent à celui de l’Espagne, inférieur à ceux de la France et de la Pologne, et moitié moindre ou plus de la densité du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de l’Italie. De telles données montrent une possibilité de densification du territoire.
Figure 3 – La densité de la Turquie et des principaux pays de l’Union européenne
Plusieurs indicateurs démographiques turcs montrent que la Turquie s’est rapprochée du régime démographique de l’Union européenne en avançant dans la transition démographique, certes selon un calendrier beaucoup plus tardif. Faut-il en conclure que la Turquie appartient au même type démographique que les principaux pays de l’UE-27 dont elle s’est rapprochée ou qu’elle a dépassés par l’importance de son peuplement ?
Les différentiels dans le mouvement naturel
Il est effectivement incontestable que la Turquie termine sa transition démographique. Son taux de mortalité infantile s’est abaissé de 233 décès d’enfants de moins d’un an en 1950 à 28 en 2010. Cette diminution illustre l’importance des progrès sanitaires et hygiéniques réalisés dans ce pays en important les méthodes qui avaient auparavant permis l’effondrement de la mortalité infantile en Europe. Une telle évolution n’est pas propre à la Turquie, mais s’est aussi constatée dans de nombreux pays ayant également suivi le schéma de la transition démographique qui se caractérise d’abord par une baisse de la mortalité. Ainsi les taux de mortalité infantile de l’Algérie et de l’Egypte en 2010 sont-ils également estimés à 28 pour mille. En revanche, d’autres pays moyen-orientaux ou méditerranéens ont de meilleurs résultats que la Turquie puisqu’ils ont davantage abaissé leur taux de mortalité infantile, comme la Jordanie à 23, l’Arabie Saoudite et la Tunisie à 18 ou la Syrie à 16[7].
Au total, la situation 2010 de la Turquie marque un net écart avec l’Union européenne à 27 dont les taux de mortalité infantile sont depuis plusieurs décennies très nettement inférieures à 10 et précisément à 5 en 2010. Parmi les six pays les plus peuplés de l’Union européenne, les quatre premiers comptent même un taux de mortalité infantile inférieure à 5, soit sept fois inférieur à celui de la Turquie.
À l’examen de la fécondité, la fin de la transition démographique en Turquie est également incontestable puisque son indice synthétique de fécondité est estimé à 2,1 enfants par femme en 2010, soit pratiquement au seuil de remplacement des générations[8]. En revanche, celui de l’UE-27 est nettement inférieur à ce seuil, aux alentours de 1,5 enfant par femme depuis plusieurs décennies. Toutefois, la Turquie se trouve dans une situation particulière, avec de fortes différences de fécondité selon ses régions. En effet, selon les données de l’Insee turc, la fécondité varie de 1,51 enfant par femme dans la région de l’Ouest-Marmara à 3,46 dans le Sud-Est de l’Anatolie[9]. Il existe donc, au sein de la Turquie, une sorte de fracture démographique selon ses régions. Certes, des différences de fécondité se constatent également au sein des pays de l’Union européenne, mais elles sont de moindre ampleur et tiennent souvent à des facteurs exogènes. Par exemple, le maintien d’un écart de fécondité entre l’Allemagne de l’Ouest et celle de l’Est s’explique par l’histoire géopolitique différente de ces deux parties de l’Allemagne. En France métropolitaine, la fécondité départementale la plus élevée, celle de la Seine-Saint-Denis, tient au système migratoire de ce département. En revanche, en Turquie, seuls des facteurs endogènes peuvent expliquer les différences régionales de fécondité qui, pour résumer, opposent une moitié ouest, la partie du pays la plus développée, moins féconde, à un Est plus fécond.
Des indices de fécondité nettement plus élevés se remarquent dans les zones turques à peuplement kurde, ce qui pourrait signifier une augmentation du poids démographique relatif des Kurdes en Turquie[10]. Toutefois, la fécondité est nettement en dessous de la moyenne nationale à Istanbul, désormais la plus grande ville kurde du monde sous l’effet de l’immigration kurde dans cette ville[11]. En outre, les écarts de taux net de remplacement selon les régions sont sans doute moindres que ceux de fécondité compte tenu, dans les régions turques à peuplement essentiellement kurde, de mortalités infantile et maternelle plus élevées, corrélées à un moindre niveau de développement. Cette situation n’est pas le fruit du hasard, mais résulte clairement de la faiblesse relative des investissements effectués par le pouvoir central dans les régions à majorité kurde. Plus généralement, l’attitude nationaliste de la Turquie, allant souvent jusqu’à refuser l’emploi du mot « Kurde » pour lui substituer le terme de « Turc des montagnes », a conduit à mettre sous contrôle militaire[12] des régions orientales du pays ou à pratiquer des déplacements de population, une situation peu favorable au développement. D’ailleurs, le texte du Conseil européen du 18 février 2008 comprend un paragraphe intitulé « Personnes déplacées à l’intérieur du pays » et précisant la demande suivante à la Turquie : « Continuer de prendre des mesures visant à faciliter le retour des personnes déplacées à l’intérieur du pays sur leur lieu d’installation d’origine, conformément aux recommandations du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour les personnes déplacées. »
Outre la mortalité infantile et la fécondité, un autre indicateur met en évidence un décalage entre la situation de la Turquie et celle de l’Union européenne : l’espérance de vie à la naissance[13]. En effet, toujours selon les données 2010, l’espérance de vie moyenne dans l’UE-27 est de 82 ans pour les femmes et de 76 ans pour les hommes, soit sept à huit années au-dessus de celle de la Turquie. Cinq des six pays les plus peuplés de l’UE-27 ont même une espérance de vie supérieure à la moyenne de l’UE-27, le seul se trouvant en dessous étant celui ayant connu un régime communiste, la Pologne.
Concernant les trois indicateurs examinés ci-dessus, une convergence avec l’UE-27 n’est pas impossible, mais suppose d’importantes avancées, tout particulièrement dans l’Est du pays. La situation démographique de la Turquie diffère aussi de celle de l’Union européenne par la composition par âge et, dans ce domaine, les éventuelles évolutions convergentes ne peuvent être que lentes lorsque la situation de départ est fort différente, ce qui est le cas. À une Europe vieillie s’oppose une Turquie jeune. Dans l’Union européenne, le nombre des personnes âgées de 65 ans ou plus est supérieur à celui des moins de 15 ans. L’excédent est particulièrement net en Allemagne et en Italie, pays européens les plus impliqués dans ce que j’ai appelé un « hiver démographique[14] », c’est-à-dire une fécondité durablement abaissée sous le seuil de
remplacement des générations. En revanche, dans la Turquie de 2010, un quart de la population a moins de 15 ans et il y a 37 jeunes de 0-14 ans pour 10 personnes âgées de 65 ans ou plus.
Figure 7 – La composition par âge de la Turquie et des principaux pays de l’Union européenne
Des natures migratoires inverses
L’autre différentiel démographique de la Turquie avec l’Union européenne tient à un mouvement migratoire inverse[15]. La Turquie connaît, régulièrement, depuis ses origines un solde migratoire négatif. Cela s’explique notamment par ce qu’on n’appelait pas alors une « purification ethnique ». Après une suite d’actions et de décisions, des territoires pluriethniques deviennent l’espace d’un État-nation homogénéisé dans son peuplement.
Au début du xxe siècle, les Arméniens sont plus de 2 millions et forment 15 à 20 % de la population de l’époque sur le territoire actuel. L’Empire ottoman déclinant, prétextant que les Arméniens de l’Empire seraient prêts à se ranger du côté des Russes, décide de déporter les populations arméniennes de l’Est de l’Anatolie vers les déserts de Mésopotamie et de Syrie. Après l’arrestation, le 24 avril 191517, de l’élite arménienne d’Istanbul, soit 2 345 personnes le même jour, la mise en œuvre du premier génocide du xxe siècle18 s’effectue, attestée par de nombreux témoignages, à commencer par les rapports de consuls occidentaux à leur gouvernement. D’une part, le nombre de victimes est considérable. Selon les historiens, le chiffre se situe aux alentours de 1,5 million de morts. Les autorités turques actuelles, quant à elles, reconnaissent un « massacre » de 300 000 Arméniens. D’autre part, ceux qui le peuvent, parfois aidés par l’armée française, émigrent, notamment vers le Caucase, la Syrie, le Liban, puis la France et les États-Unis. Aujourd’hui, les descendants des survivants de la minorité arménienne vivant en Turquie ne sont plus estimés qu’à 60 000 personnes, chiffre sans doute sous-estimé compte tenu des Arméniens qui, pour échapper au génocide, sont parvenus à changer leur nom et se sont trouvés contraints de se convertir à l’islam.
Concernant les habitants de l’Anatolie de culture grecque[16] et de religion chrétienne orthodoxe, leur émigration résulte d’abord d’une guerre perdue. En 1920, l’armée de la Grèce, qui a acquis son indépendance sur l’Empire ottoman en 1830, tente en effet l’annexion des territoires ottomans de l’Asie mineure largement peuplés de Grecs, notamment ceux des côtes d’Asie mineure. Mais, au cours des années 1921-1922, les troupes de Mustafa Kemal Atatùrk l’emportent et le conflit conduit au traité de Lausanne de 1923. Celui-ci organise des déplacements massifs de populations. 1,3 million de Grecs anatoliens doivent abandonner leur terre d’origine pour aller habiter dans les frontières de l’État grec, tandis que 300 000 Turcs vivant sur ces territoires partent vivre à l’intérieur de la Turquie. En conséquence, les puissances de l’Entente évacuent Istanbul le 2 octobre 1923 et, le 6 octobre, les kémalistes s’y installent. Le traité de Lausanne[17] prévoit également l’acceptation par la Turquie de l’existence de minorités non musulmanes et l’assurance d’une liberté de culte, d’éducation et d’expression, tout particulièrement à Istanbul, ville alors à minorité musulmane où devait régner la liberté religieuse.
Dans les années et décennies suivantes, l’engagement n’est nullement tenu. À la suite d’une sorte de volonté d’épuration, la politique liberticide menée par Ankara provoque l’exode de chrétiens orthodoxes, d’Arméniens survivants du génocide, d’Araméens et de nombreux israélites.
La Turquie a donc été un pays de forte émigration sous l’effet de facteurs politiques. Une autre émigration politique tient à des Turcs, souvent originaires des régions kurdes où la situation s’avère particulièrement liberticide, partant en Europe occidentale ou en Amérique du Nord et y déposant des demandes d’asile en application de la Convention de Genève.
Outre l’émigration politico-religieuse, longtemps principale caractéristique du système migratoire turc, l’autre grande émigration turque est surtout liée à des facteurs économiques. Elle débute dans les années 1960, avec des migrations de travail notamment vers l’Allemagne. Il s’agit d’abord d’une migration temporaire, qui se transforme dans les années 1970 en une immigration de peuplement, notamment sous l’effet du droit à la venue des familles fixé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, article 8 faisant l’objet d’une large application en vertu de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Divergence dans l’importance des étrangers, des naturalisés et des immigrants
Compte tenu de ces différents éléments qui donnent à la Turquie une nature très fortement dominante de pays d’émigration et, en dépit de l’immigration entrepre-neuriale[18] dont la Turquie bénéficie depuis son ouverture économique, donc depuis les années 1980, puis de l’ouverture de la Turquie, après l’implosion soviétique, aux immigrants du Sud-Caucase (sauf l’Arménie avec laquelle la Turquie a fermé sa frontière) et d’Asie centrale, la proportion des étrangers en Turquie est très faible, seulement 0,4 % de la population.
À l’inverse, l’UE-27 est une grande région d’immigration, devenue même depuis les années 2000 la première au monde, avant les États-Unis. Il en résulte que son pourcentage d’étrangers est élevé, soit 6,2 % de la population de l’UE-27. Cette proportion est dépassée dans certains pays comme l’Allemagne ou l’Espagne, légèrement plus faible en France et en Italie. L’importance de l’écart de la proportion des étrangers (6,2 % contre 0,4 % en Turquie) est d’autant plus nette que les acquisitions de nationalité sont globalement d’une différence de nature entre l’Union européenne et la Turquie. L’UE-27 naturalise chaque année des centaines de milliers de personnes. Des pays comme l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni en naturalisent, chacun et chaque année, plus de 100 000. Par exemple, en dix ans, de 2000 à 2009, la France a permis à plus de 1,4 million d’étrangers d’acquérir la nationalité française. La Turquie, qui pourtant se veut ouverte aux Azéris et aux populations d’Asie centrale ex-soviétique, dans le cadre du panturquisme, ne naturalise chaque année que quelques milliers de personnes.
Compte tenu des effets de la naturalisation sur le nombre des étrangers, l’étude de la géographie du peuplement d’un pays doit considérer les immigrants, c’est-à-dire les personnes y habitant et nées dans un autre pays. Selon ce critère, les caractéristiques de la Turquie et des principaux pays de l’UE-27 divergent à nouveau intensément. La Turquie ne compte que 1,9 % d’immigrants dans sa population totale, alors quatre des six pays les plus peuplés de l’UE-27, l’Allemagne, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni, en comptent plus de 10 %[19].
Le traitement des minorités
Pour ceux qui considèrent que la diversité religieuse est une richesse dans le cadre d’un respect mutuel entre les religions, la Turquie est un contre-exemple. Les chrétiens représentaient plus de 20 % de la population de ce pays au début du xxe siècle. Sous le double effet du génocide arménien et d’une sorte de purification religieuse politiquement organisée contraignant à l’exode ou à la conversion, ils ne forment plus que 0,2 % du peuplement en 2011. En conséquence, l’État turc a considérablement homogénéisé sa population par rapport à la diversité religieuse existant auparavant. Sa proportion de musulmans s’est élevée à 99,8 %, contre 99 % en Iran,
95 % au Pakistan, 90 % en Égypte, 88 % au Bangladesh, 87 % en Indonésie[20]… Les minorités, notamment chrétiennes et juives, qui pouvaient disposer de terres d’accueil ont émigré de gré ou de force dans des proportions très importantes : en 2011, il ne reste donc plus en Turquie que 3 000 Grecs, 25 000 juifs, 60 000 Arméniens, 25 000 Assyro-Chaldéens et 20 000 personnes d’autres ethnies ; ces minorités sont concentrées à Istanbul et à Izmir. En outre, aux confins de la Syrie habitent des Arabes musulmans.
La pression afin d’assurer une homogénéisation religieuse est attestée par divers éléments. Ainsi, le pouvoir turc fait subir au patriarcat de Constantinople des sujétions qui rendent sa tâche difficile. Comme l’écrit un expert, le patriarcat de Constantinople « est, depuis le kémalisme, en situation d’asphyxie[21] ». Il ajoute : « Sa survie passe désormais par la mise en avant des droits de l’homme et de la liberté de conscience en Turquie. » Une mise en avant qui se fait attendre, comme l’atteste, par exemple, la condamnation, le 14 septembre 2010, d’Ankara par la Cour européenne des droits de l’homme pour fautes commises dans l’affaire Hrant Dink[22] ou le fait que la diversité religieuse est combattue même au sein de l’islam.
Effectivement, le régime turc organise un islam d’État avec une instance clé, la direction des Affaires religieuses (« Diyanet Isleri Bakanligi »), une institution directement rattachée au Premier ministre. Ainsi, par exemple, le silence est-il de règle sur les alevis[23]. Rappelons que l’alévisme est une communauté hétérodoxe, dont la définition hésite entre religion, mouvement spirituel et courant philosophique. Il recouvre un système de croyances et de pratiques qui associe, à l’origine, un islam proche du chiisme (« alévi » fait référence au calife « Ali », encore que certains alévis ne se considèrent pas comme musulmans), des usages paléochrétiens anatoliens, un chamanisme à connotation turcique, des références zoroastriennes et mazdéennes. La spécificité alévie s’illustre de façon multiple : non-observation du jeûne du ramadan et des prières quotidiennes de l’islam, organisation de cérémonies fermées associant hommes et femmes (cem), lieux de culte particuliers (cemevleri), usage rituel du vin, de la danse ou de la musique. Autrement dit, l’alévisme se distingue, par son non-dogmatisme, des dogmes religieux dits « orthodoxes », comme le sunnisme et le chiisme.
Or, bien que les alévis forment sans doute 15 % de la population de la Turquie, dans les livres d’école, il n’y a aucune référence à l’islam alevi, tant pour la croyance que pour l’histoire ou la littérature. Actuellement, le gouvernement au pouvoir continue à nier l’islam alevi, pourtant composante de la culture turque, situation préoccupante qui crée un malaise dans la société turque. D’ailleurs, une première dans l’histoire de la Turquie, les alévis ont massivement manifesté, le 9 novembre 2008, à Ankara. Plus de 50 000 personnes, venues de tout le pays, ont participé à un rassemblement de protestation, considéré comme le plus important jamais organisé par cette communauté, en Turquie. Pour attirer l’attention sur les discriminations dont ils sont victimes, les manifestants ont défilé sur des mots d’ordre hostiles à l’AKP, le parti au pouvoir.
Il faudrait aussi considérer le traitement fait aux Kurdes, qui ne disposent guère du droit à la liberté d’expression et d’association. L’État combat même ce droit militairement, comme l’attestent les nombreux Kurdes disparus, tout particulièrement dans les années 1990-1998. Les Kurdes considèrent que la paix civile nécessiterait la transparence sur les exactions commises et l’ouverture de ce qu’ils pensent être des charniers.
Des perspectives démographiques différentes
Ainsi, à l’examen des conditions de mortalité, de fécondité et de leur géographie, de composition par âge, du mode homogénéisé ou divers du peuplement, du système migratoire ou encore du traitement des minorités, les types démographiques de la Turquie et de l’Union européenne sont considérablement différents depuis des décennies. Toutefois, cela ne peut préjuger des évolutions futures. Pour les approcher, il est nécessaire de considérer tout particulièrement l’évolution des naissances, puisque celle-ci détermine en partie l’avenir, et les perspectives de peuplement.
Or, bien que la fécondité de la Turquie se soit abaissée depuis le début des années 1960, où elle était à 6 enfants par femme, son nombre de naissances, stimulé par une proportion de femmes en âge de procréer nettement plus élevée que dans l’UE-27, reste sans commune mesure avec les principaux pays de l’Union européenne. Par exemple, au cours de la dernière décennie, la Turquie a enregistré chaque année un nombre de naissances nettement supérieur au million, à nouveau supérieur à 1,2 million selon les derniers chiffres disponibles (2008).
Or, du côté d’une UE-27 qui connaît un « hiver démographique[24] », le nombre des naissances est, dans chaque pays, nettement inférieur au million. Quant au nombre des naissances en Allemagne, il est inférieur à celui de la France, malgré une population plus nombreuse que celle de l’Hexagone ou de la Turquie ; sa tendance est même en diminution, malgré l’apport des naissances issues de l’immigration, dont celles concernant la Turquie.
Les effets d’inertie propres aux logiques démographiques, malgré l’émigration turque, annoncent en Turquie une poursuite de la croissance de la population. La population de la Turquie est déjà devenue plus nombreuse que celle de la France, de l’Italie et du Royaume-Uni à l’orée des années 1990. Elle pourrait dépasser celle de l’Allemagne avant la fin des années 2010 pour atteindre plus de 90 millions en 2030 et 97 millions en 2050, selon les hypothèses moyennes.
De tels chiffres mettent en évidence toute l’importance d’un marché turc dont le nombre de consommateurs augmente pour les entreprises européennes à la recherche de clients. C’est pourquoi des plaidoyers en faveur de liens économiques encore plus forts avec la Turquie sont souvent proposés. Ils expliquent en particulier le soutien du Royaume-Uni à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, sachant que ce pays croit davantage à une Union qui ne serait qu’une simple zone de libre-échange qu’à une Union exerçant un rôle géopolitique[25].
L’argument économique est souvent assorti de l’affirmation selon laquelle la Turquie est un pays « laïc », puisque le préambule de sa Constitution précise, dans un troisième « considérant », que, « en vertu du principe de laïcité, les sentiments de religion, qui sont sacrés, ne peuvent en aucun cas être mêlés aux affaires de l’État ni à la politique ». Toutefois, il faut s’interroger sur la réalité concrète de cette laïcité. La Turquie est-elle un pays laïque ou une théodémocratie ? La réponse à cette question se trouve déjà éclairée par les évolutions migratoires précisées ci-dessus, qui se sont traduites par une « purification religieuse » avec le génocide arménien, l’exode des Arméniens ayant pu échapper au génocide, puis le repoussement des populations chrétiennes. Les kémalistes, via le ministère des Cultes (Dinayet), ont construit de manière centralisée une identité nationale sunnite hanafite, l’une des écoles juridiques de l’islam. Le choix de reconnaître uniquement l’islam hanafite dans un cadre concordataire s’est fait au détriment des autres composantes de l’islam anato-lien et en particulier, comme précisé ci-dessus, des alévis.
Laïcité ou théodémocratie ?
Le ministère des Affaires religieuses a effectivement pour mission de réglementer la vie religieuse, et tous les servants du culte sunnite hanafite sont fonctionnaires. Chaque vendredi, jour de la grande prière, les mosquées reçoivent toutes un sermon écrit de ce ministère.
La non-application du principe de laïcité s’est accentuée. En 1971, le pouvoir turc a fermé le seul séminaire orthodoxe existant encore, le collège théologique de Halki[26], île proche d’Istanbul, et en a interdit tout autre. Or, les 12 métropolites qui élisent, en synode, le patriarche doivent être tous de nationalité turque et sortir de ce collège. Les Turcs de confession orthodoxe ne sont donc plus qu’une poignée, environ 2 000, même s’ils comptent parmi eux le patriarche œcuménique de Constantinople[27].
Cet exemple montre l’écart qui peut exister entre les textes et la réalité. En effet, bien que la république turque soit « laïque », toujours selon la dernière Constitution, rédigée et imposée par la junte issue du coup d’État de 1980, approuvée par plébiscite le 7 novembre 1982, la pratique constatée ne semble pas respecter la liberté religieuse. En 1982, l’enseignement coranique est rendu obligatoire dans les écoles turques. En 1986, le Parlement turc vote une loi punissant de six mois à deux ans de prison les « insultes à la religion musulmane, Allah et son prophète ».
En 1997, Erdogan, alors maire d’Istanbul, récite au cours d’une conférence un poème aux connotations islamistes : « Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les dômes nos casques et les croyants nos soldats. » Toutefois, il est alors condamné à quatre mois de prison et à la perte de ses droits politiques. Il accède cependant au poste de Premier ministre, en mars 2003, car son parti AKP (Parti pour la justice et le développement), arrivé au pouvoir, amende les lois bannissant son dirigeant de la vie politique depuis 1997.
Depuis, le fossé semble se creuser entre le gouvernement d’une part et les milieux laïques turcs de l’autre, car la Turquie de l’AKP semble privilégier la voie religieuse de la réislamisation. Nombre de déclarations d’Erdogan montrent que sa pensée politique n’est pas celle d’Atatùrk, sauf pour son aspect nationaliste.
En 2005, répondant à une question relative au statut de la minorité kurde, lors d’une visite officielle en Nouvelle-Zélande, Erdogan précise que les nombreuses minorités ethniques en Turquie sont liées par leur religion commune, en référence à l’islam : « La Turquie est musulmane à 99 % et c’est avant tout notre religion qui nous relie les uns aux autres. » À son retour en Turquie, il explique : « Je n’ai pas dit que l’islam était notre identité supérieure [comme l’ont rapporté les médias]. J’ai dit que l’islam était le ciment, le principal facteur d’unité de notre peuple. » Les médias islamistes turcs saluent les propos d’Erdogan, mais, en revanche, les médias laïcs protestent, soulignant que la seule identité commune dans la République laïque de Turquie est la citoyenneté turque.
Voici quelques réactions de la presse turque aux déclarations d’Erdogan[28]. Le 10 décembre 2005, Oktay Eksi écrit dans Hurriyet, quotidien laïque à grand tirage : « Ceci est un avertissement amical. […] Le gouvernement AKP au pouvoir est sur une très mauvaise et dangereuse pente. Ils ont engagé une offensive totale contre [notre] république. Autrefois ils disaient respecter la loi. Puis, quand la loi en Turquie a cessé de leur plaire [.], ils ont bravé la Cour et la loi. Ils disaient respecter la science. Et pourtant ils ont lancé une guerre totale contre le Conseil d’éducation supérieure [turc] et les universités. […] Contraints de se plier aux critères de l’Union européenne, ils ont répété « un drapeau, une nation, une patrie », mais ils sont vite passés d’une « nation » à une « oummet » [Oumma][29]. »
Le 18 novembre 2005, la Cour européenne juge que l’interdiction du port du foulard islamique dans les universités turques n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[30]. En visite au Danemark, Erdogan déclare : « Je suis stupéfait de cette décision. La CEDH n’est pas habilitée à s’exprimer sur ce sujet. Ce droit appartient aux oulémas. Il n’est pas approprié que des personnes sans rapport avec ce domaine décident sans en référer aux spécialistes de l’islam. » Cela revient à considérer que la loi islamique prime sur la loi européenne et que les oulémas sont placés au-dessus de la Cour européenne. Cette déclaration n’apparaît pas conforme au principe de « laïcité ».
La même année 2005, lors de la publication des 12 caricatures danoises, publiées afin de témoigner de la liberté de la presse et du refus de l’autocensure, Erdogan estime que personne ne doit être libre d’attaquer le prophète Mahomet et qu’il y a lieu d’imposer des limites à la liberté de la presse.
Trois ans plus tard, le 9 février 2008, le Parlement turc vote la légalisation du voile dans les universités. Pour l’AKP, il s’agit d’abord d’introduire le voile islamique dans les universités, puis qu’il s’impose partout. Effectivement, de plus en plus de filles turques portent le voile ou le foulard, comme la femme d’Erdogan[31] ou celle du président de la République turque, Abdullah Gùl.
En septembre 2010, un référendum modifie la Constitution turque. Selon certains, il consacre une avancée des idées islamiques dans la Constitution et un recul des prérogatives laïques, ce qui semble attesté par la géographie des résultats électoraux, comme le précise un expert : « Si avec la victoire du « oui », l’AKP a réussi son pari, la carte des résultats de la consultation électorale du 12 septembre se distingue néanmoins par une importante fracture régionale. En effet, alors que le « oui » l’a emporté dans toute l’Anatolie, toutes les provinces, sans exception, de la côte méditerranéenne et égéenne ainsi que de la Thrace (Turquie d’Europe) ont rejeté cet amendement constitutionnel. Par ailleurs, les provinces à majorité kurde du Sud-Est anatolien ont largement boycotté cette élection. Par ailleurs, une partie de l’opinion de ces régions, où la pratique religieuse et où les pressions sociales liées à la tradition sont moins fortes que dans certaines régions d’Anatolie, craint que le mode de vie ambiant soit menacé par la montée en puissance de l’AKP. Si la menace d’une transformation de la Turquie en une « République islamique à l’iranienne » ne semble pas crédible, la perspective de la mise en place insidieuse d’un « modèle malaisien », c’est-à-dire d’une islamisation rampante, est perçue comme imminente et débouche sur une opposition très marquée vis-à-vis de l’AKP[32]. »
En outre, la laïcité supposerait de respecter la liberté des directeurs de maison d’édition ou écrivains et des journalistes. Or « nombre d’entre eux sont régulièrement traînés devant les tribunaux pour s’être écartés du discours officiel. Environ 70 éditeurs sont actuellement en procès, selon l’agence indépendante Bianet[33] ».
Lors de la préparation du synode de Rome du 10 au 24 octobre 2010, réunissant les évêques des Églises orientales autour du pape Benoît XVI, la synthèse des réponses apportées, parue dans le Lineamenta, écrit, dans un indispensable style diplomatique, que le concept actuel de laïcité en Turquie « pose encore problème à la pleine liberté religieuse du pays[34] ».
Le recul de la laïcité et le progrès de la théodémocratie semblent donc s’accentuer depuis la montée en puissance de l’AKP. Une véritable laïcité empêcherait de continuer à préempter des bâtiments des églises orthodoxes, permettrait aux Arméniens d’effectuer régulièrement leurs célébrations religieuses dans leurs églises restantes, de ne pas faire subir de vexations à certaines branches de l’islam, comme les alevis, de laisser le patriarcat de Constantinople exercer normalement sa tâche pastorale, et, bien entendu, de lui autoriser l’ouverture de séminaires, à commencer par celui de Halki.
Par ailleurs, la Turquie maintient une conception nationaliste, comme en témoignent, par exemple, sa Constitution et les déclarations périodiques de son Premier ministre auprès des personnes d’origine turque vivant en Europe.
Le concept de nationalisme
Le premier paragraphe du préambule de la Constitution turque précise que cette dernière « reconnaît l’existence éternelle de la patrie et de la nation turques, et l’intégrité indivisible du grand État turc, conformément au concept de nationalisme ». Le deuxième « considérant » du préambule énonce : « La suprématie absolue de la volonté nationale, la souveraineté, appartient sans conditions ni réserves à la nation turque. » Sauf changement du texte de ce préambule, il interdit tout démarche supranationale telle qu’elle ressort des fondations et des traités européens. Effectivement, « l’une des stratégies des fondateurs de la Turquie a été de forger un « sentiment national » afin de faire coïncider le principe de l’unité ethnique avec la définition juridique et politique de l’État-nation[35] ».
Quant aux discours nationalistes périodiques, citons par exemple Erdogan à Cologne devant près de 20 000 Turcs, qualifiant l’assimilation des immigrés de crime contre l’humanité, propos ensuite encore répété le 12 février 2008 devant le Parlement turc. Erdogan a demandé l’ouverture d’écoles et d’universités turques en Allemagne, où l’intégralité de l’enseignement serait réalisée en langue turque, et s’est dit disposé à envoyer des professeurs turcs en Allemagne. Selon lui, les Turcs peuvent certes apprendre l’allemand, mais ils doivent rester turcs, le maintien de leur culture turque doit primer.
Le 7 avril 2010, à Paris, dans la salle de concert du Zénith, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan appelle les Turcs de France à « s’intégrer » et à demander la double nationalité pour être les « diplomates » de la Turquie en Europe, et se prononce contre l’« assimilation ». « Pour l’intégration, il n’y a pas de problème, mais je suis contre l’assimilation », précise M. Erdogan devant 6 000 Turcs venus l’entendre prononcer un discours dans une salle de concert parisienne. « Personne ne peut vous demander d’être assimilés. Pour moi, le fait de demander l’assimilation est un crime contre l’humanité. » Or, une telle formulation est évidemment discutable si nous nous rapportons, d’une part, à la définition d’un tel crime par l’article 6C de la charte du tribunal militaire de Nuremberg[36], ou, d’autre part, à de hauts responsables politiques[37]. En outre, M. Erdogan appelle ses compatriotes à « s’intégrer » en France et dans les pays où ils vivent pour que, « en Europe, les prénoms turcs » augmentent. « Vous êtes devenus un pont entre la Turquie et l’Europe, a-t-il expliqué. Chacun d’entre vous est le diplomate de la Turquie. S’il vous plaît, apprenez la langue du pays dans lequel vous vivez, soyez actifs dans la vie culturelle, sociale du pays où vous vivez. » Il ajoute : « La France vous a donné le droit à la double nationalité : pourquoi vous ne la demandez pas ? Ne soyez pas réticents, ne soyez pas timides, utilisez le droit que la France vous donne. Prendre un passeport français ne vous fait pas perdre votre identité turque. » De tels propos montrent combien Erdogan a compris la « loi des diasporas[38] ».
Ainsi, à l’examen de ce qui ressort de plusieurs lois de la géopolitique des populations, la loi du nombre, celle du différentiel, celle des groupes humains ou celle des diasporas, se constatent de nettes différences, quantitatives et qualitatives, donc sur le plan des principes et de leur application, entre la Turquie et l’Union européenne.
Or ces différences, analysées ci-dessus, entre la Turquie et l’Union européenne n’ont pas empêché de nombreux rapprochements jusqu’à l’ouverture des négociations d’adhésion en 2005[39]. Il importe donc de les examiner, à commencer par le contexte particulier explicatif de l’entrée de la Turquie dans le Conseil de l’Europe dès 1950. En effet, le projet consistant à intégrer la Turquie dans l’Union européenne se fonde souvent sur des éléments puisés dans l’histoire contemporaine postérieure à la Seconde Guerre mondiale et notamment sur l’appartenance précoce de la Turquie au Conseil de l’Europe. Il faut donc d’éclairer cette période. Il faudra ensuite préciser le déroulé des relations entre la Turquie et l’Union européenne.
Les raisons de l’entrée de la Turquie au Conseil de l’Europe
Dans les statuts du Conseil de l’Europe, il est spécifié que peut devenir membre : « Tout État européen considéré comme capable de se conformer aux dispositions de l’article 3 [sur le respect de la prééminence du droit, des droits de l’homme et des libertés fondamentales] et comme en ayant la volonté. » Or le Conseil de l’Europe ne précise aucune définition des termes « État européen ».
Mais l’adhésion de la Turquie, dès la première année de création de l’organisation, livre une définition implicite dans le contexte de la guerre froide : tout État qui n’appartient pas au camp soviétique se trouve à l’Ouest, au sens politique de ce terme, et est considéré comme « européen ». D’ailleurs, lors des débats sur son adhésion à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1949, les parlementaires ne se sont pas inquiétés de savoir si la Turquie était ou non un État européen, mais plutôt de savoir si l’intégrer au Conseil de l’Europe ne serait pas considéré par l’Union soviétique comme une trop grande provocation. Malgré le fait que 3 % seulement de son territoire soit géographiquement situé en Europe, la question de l’appartenance géographique ou culturelle de la Turquie à l’Europe ne se pose donc pas dans le contexte géopolitique du début des années 1950. À cette époque, le risque dominant est l’impérialisme soviétique, et les préoccupations concernant les menaces potentielles liées à l’islamisme sont inexistantes. Les États-Unis, l’un des principaux soutiens politiques et financiers du Conseil de l’Europe lors de sa création, soutiennent l’arrimage de la Turquie en Europe. Par sa position de « bouclier » du monde occidental face aux volontés expansionnistes de l’Union soviétique, la Turquie joue alors pour l’Occident un rôle stratégique[40].
Ce dernier l’emporte sur toute autre considération. La Turquie est pourtant bien loin « de se conformer aux dispositions de l’article 3 [sur le respect de la prééminence du droit, des droits de l’homme et des libertés fondamentales] ». Et, dans les décennies suivantes, son appartenance au Conseil de l’Europe est maintenue, alors que le pays connaît notamment plusieurs coups d’État militaires en 1960 et 1980. Les autres États membres du Conseil de l’Europe n’ont donc été guère regardants sur les critères géographiques comme sur les principes.
Après l’implosion soviétique, la doctrine américaine se perpétue et n’hésite pas à s’afficher, d’autant plus que les États-Unis continuent de soutenir la défense de l’Europe. À chaque occasion, les États-Unis assurent la promotion de leur propre vision des frontières de l’Union européenne : celle-ci doit intégrer autant de pays que possible, y compris la Turquie et les anciennes Républiques soviétiques du Caucase (au moins la Géorgie), la Russie restant exclue. Il s’agit pour les États-Unis de contenir l’influence de la Russie sur son étranger proche, tout en limitant le poids géopolitique de l’UE, en considérant que ses actions internationales seront d’autant plus difficiles à prendre et, même prises, pèseront d’autant moins qu’il y aura davantage d’États-membres et une hétérogénéité croissance historique et géographique. Les dirigeants américains ne cessent de soutenir, non seulement par des actions diplomatiques discrètes, mais urbi et orbi, l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, à l’exemple de Barack Obama, le 5 avril 2010, à Prague, déclarant : « Les États-Unis soutiennent très clairement la candidature de la Turquie à l’Union européenne. » Une déclaration pouvant être jugée comme de l’ingérence dans les affaires de l’Union européenne.
- Octobre 2004 – La Commission présente une recommandation sur les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l’adhésion, ainsi qu’un document de travail sur les questions soulevées par les perspectives d’adhésion de la Turquie.
- Décembre 2004 – Le Conseil européen définit les conditions en vue de l’ouverture des négociations d’adhésion.
- Juin 2005 – La Commission adopte une communication sur le dialogue entre les sociétés civiles de l’Union européenne et des pays candidats. Cette communication définit un cadre général sur les moyens de créer et de renforcer les liens noués entre la société civile de l’UE et les pays candidats.
- 3 octobre 2005 – Ouverture officielle des négociations d’adhésion avec la Turquie, après l’adoption par le Conseil européen d’un cadre de négociation définissant les principes régissant les négociations.
- Octobre 2005 – Démarrage de l’examen analytique de l’acquis communautaire (screening).
- Juin 2006 – Ouverture et clôture à titre provisoire des négociations concernant le chapitre « Science et recherche ».
- Décembre 2006 – La Turquie n’ayant pas appliqué à Chypre le protocole additionnel à l’accord d’Ankara, le Conseil décide de ne pas ouvrir huit chapitres correspondants et de ne clore à titre provisoire aucun autre chapitre tant qu’elle n’aura pas rempli ses engagements. Ces chapitres sont les suivants : libre circulation des marchandises, droit d’établissement et libre prestation de services, services financiers, agriculture et développement rural, pêche, politique des transports, Union douanière et relations extérieures.
- 1er janvier 2007 – L’instrument d’aide à la préadhésion (IAP) remplace, pour la période 2007-2013 depuis le 1er janvier 2007 les différents programmes financiers antérieurs (TPA), destinés à aider la Turquie à adopter les réformes nécessaires. Pour l’IAP, qui s’étend de 2007 à 2013, comme pour le TPA, qui a été mis en œuvre de 2000 à 2006, les fonds sont gérés dans le cadre du système de décentralisation étendue (EDIS). Cela signifie que, alors que les programmes sont mis en œuvre par les autorités nationales, la Commission européenne garde la responsabilité générale de cette mise en œuvre.
- Mars 2007 – Ouverture des négociations sur le chapitre « Politique des entreprises et politique industrielle ».
- Juin 2007 – Ouverture des négociations sur deux chapitres: contrôle financier et statistiques.
- Décembre 2007 – Ouverture des négociations sur deux chapitres : réseaux transeuropéens, et protection des consommateurs et de la santé.
- Février 2008 – Décision du Conseil européen du 18 février 2008 relative aux principes, aux priorités et aux conditions du partenariat pour l’adhésion de la République de Turquie.
- Juin 2008 – Ouverture des négociations sur deux chapitres : droit de la propriété intellectuelle et droit des sociétés, soit sept chapitres dont l’ouverture des négociations est effective sur la période 2007-2008.
- Janvier 2010 – Le rapport « Gestion, par la communauté européenne, de l’aide de préadhésion en faveur de la Turquie » de la Cour des comptes européenne[41] souligne les déficiences structurelles de la gestion de l’instrument de l’UE d’aide de préadhésion (IAP) pour la Turquie.
- 30 juin 2010 – Ouverture des négociations concernant le chapitre 12 : sécurité sanitaire des aliments, politique vétérinaire et phytosanitaire.
Or, depuis l’ouverture officielle des négociations le 3 octobre 2005, les tensions entre le Turquie et l’Union européenne ou des pays de l’Union européenne se sont révélées nombreuses. Nous n’en citerons que quelques exemples.
Une profusion de tensions
Le premier exprime la position de la France, sachant que le président Chirac a décidé d’œuvrer pour l’ouverture des négociations, en désaccord, selon les sondages, avec la majorité de l’opinion française. Aussi, pendant sa campagne électorale de 2007, Nicolas Sarkozy a-t-il expliqué : « La Turquie n’a pas vocation à entrer dans l’Europe, seul un partenariat privilégié est envisageable. » Élu, le président français a assoupli sa position mais reste défavorable à une pleine adhésion. La France s’oppose donc à ce que l’UE négocie sur certains sujets qui impliqueraient l’adhésion turque, comme par exemple la monnaie unique. Ainsi, dans les conclusions sur l’élargissement du Conseil affaires générales et relations extérieures[42] du 10 décembre 2007, la diplomatie française s’est-elle illustrée à propos du vocabulaire à utiliser.
En effet, lors de la préparation de la réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union, la France s’est opposée à l’utilisation de l’expression « conférences d’adhésion » pour désigner les négociations avec la Turquie. La Suède a insisté au contraire pour que cette formulation usuelle soit maintenue. Soucieuse de ne pas dire explicitement que les négociations mènent à l’adhésion, la diplomatie française a exigé que figure à la place l’expression « conférences intergouvernementales », en menaçant de reporter à 2008 l’ouverture prévue de deux nouveaux chapitres de négociation avec la Turquie, à savoir ceux sur la protection des consommateurs et les réseaux transeuropéens de transport. La position française a finalement prévalu. Les États les plus favorables à l’adhésion de la Turquie, notamment la Suède et le Royaume-Uni, ont préféré s’incliner sur cette question de vocabulaire plutôt que de voir le processus de négociation une nouvelle fois retardé. Dans ses conclusions, le Conseil se réjouit donc de la tenue avant la fin du mois de conférences « intergouvernementales », et non d’adhésion, avec la Turquie.
Toutefois, lors de la conférence de presse faisant suite au Conseil, le commissaire européen chargé de l’élargissement, Olli Rehn, a repris l’expression « conférence d’adhésion » et a souligné qu’il était « dans l’intérêt de l’UE que le processus de réformes continue pour que la Turquie remplisse les critères d’adhésion et maintienne son orientation stratégique vers l’UE ».
D’autres tensions s’appuient sur l’importance des financements accordés par l’Union européenne à une Turquie qui ne reconnaît toujours ni la souveraineté d’un de ses membres, ni ses frontières maritimes avec la Grèce. Le 14 octobre 2010, cinquante et un députés UMP (Union pour une majorité populaire), Nouveau Centre et MPF (Mouvement pour la France) déposent à l’Assemblée nationale française un amendement au projet de budget pour 2011 afin de « supprimer les crédits de préadhésion accordés à la Turquie, estimés à 900 millions d’euros sur sept ans (20072013) ». « Chaque année, la France verse à la Turquie, par le biais de l’Union européenne, près de 127 millions d’euros en vue de son adhésion […]. Il est paradoxal de continuer à verser des fonds qui servent à atteindre un objectif souhaité ni par les Français, ni par les Turcs », précisent dans un communiqué les auteurs de l’amendement, Richard Mallié (UMP) et Claude Bodin (UMP). Leur amendement et cosigné par 49 de leurs collègues députés[43].
Déjà, en 2009, MM. Mallié et Bodin avaient défendu un amendement similaire, dans le cadre de l’examen du budget 2010. Il n’avait pas été adopté. « Les Français ne comprennent pas que l’on encourage financièrement ce pays à faire des réformes en vue d’une adhésion à l’UE, non par ostracisme mais tout simplement parce que la Turquie n’est pas en Europe. C’est une évidence tant sur le plan géographique qu’historique », affirment les signataires.
Finalement, le 25 octobre 2010, l’amendement est repoussé et l’Assemblée nationale adopte la contribution de la France au budget de l’Union européenne -18,235 milliards d’euros en 2011 -, lors de l’examen du projet de loi de finances 2011, car le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Pierre Lellouche, s’est opposé à l’amendement Mallié.
Compte tenu des différences, mise en évidence par l’analyse géodémographique de la première partie de ce texte, et des tensions périodiques attestées par les événements relatés ci-dessus, à la même période, précisément en septembre 2010, la cause européenne est peu populaire en Turquie. Une partie des habitants souhaiteraient davantage de coopération avec le monde musulman et une autre partie constate que le régime turc actuel use du ressort du processus d’adhésion pour renforcer son caractère théocratique au détriment de la part de laïcité qui subsistait. Selon le sondage annuel réalisé par l’institut Transatlantic Trends, en 2004, un an avant l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, 74 % des Turcs s’étaient déclarés favorables à une intégration à l’UE. En 2010, ils ne sont plus que 38 %. Le scepticisme domine aussi au sein de l’opinion publique de l’UE-27. Selon ce sondage, seulement 38 % des Européens sont favorables à l’adhésion de la Turquie, contre 48 % qui ne le sont pas.
La même année, le mardi 9 novembre 2010, la Commission européenne, publiant ses rapports sur l’état des négociations avec les pays candidats ou souhaitant le devenir, dresse un tableau peu encourageant de l’avancée des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, qui piétinent notamment à cause de l’impasse chypriote.
Ce 9 novembre 2010, le commissaire à l’Élargissement, Stefan Fùle, déclare devant la Commission des affaires étrangères du Parlement européen : « Il est maintenant urgent que la Turquie remplisse ses obligations » relatives au protocole d’Ankara
et « fasse des progrès vers une normalisation de ses relations avec Chypre[44] ». Le protocole d’Ankara oblige en effet la Turquie à ouvrir ses frontières aux marchandises de la République de Chypre, dans le cadre de l’accord d’Union douanière avec l’UE. Ce à quoi se refuse la Turquie, qui ne reconnaît pas la partie grecque de l’île divisée. L’UE-27 demande en effet la reconnaissance par la Turquie de la souveraineté de Nicosie sur l’ensemble de l’île de Chypre, avec les conséquences qui en découlent en termes géopolitiques et de libre circulation. Or un tel geste équivaudrait pour la Turquie à reconnaître l’illégitimité de l’intervention de 1974 et l’inanité de la République turque de Chypre, autoproclamée et reconnue par la seule Turquie, qui y maintient son armée.
En l’absence de progrès, M. Fùle prévient que la Commission recommanderait que l’UE maintienne ses mesures de gel partiel des négociations avec la Turquie, décidées en 2006. Il précise : « Aucun pays ne rejoindra l’Union européenne avant d’être prêt à 100 %, mais l’UE doit elle-même être prête à 100 % avant d’accepter un nouveau pays. » Selon lui, le soutien des citoyens est un élément « vital » au processus d’élargissement de l’UE, alors que l’éventuelle adhésion de pays comme la Turquie suscite le scepticisme dans l’opinion : « Etre préparé à 100 % aidera à obtenir un autre élément vital au processus d’élargissement : le soutien de nos citoyens tant dans l’UE que dans les pays candidats. »
Puis, répondant aux questions soulevées par José Salafranca (PPE, ES) sur la Turquie, le commissaire estime que « peu de gens peuvent être satisfaits du rythme actuel des négociations » avec la Turquie. En outre, plusieurs députés ont souligné qu’Ankara doit respecter la liberté d’expression.
Comme l’attestent les quelques éléments précédents, la façon dont se déroulent les négociations entre l’Union européenne et la Turquie est sans précédent, lors des vingt et une négociations antérieures. Jamais il n’y a eu de tels différends, ni de déclarations si peu diplomatiques du pays candidat, ni une si faible adhésion tant de l’opinion des États-membres de l’Union européenne à un élargissement que de l’État négociant son adhésion. Il faut donc s’interroger sur les raisons d’une telle situation. Nous pouvons nous demander si cela ne tient pas au fait que la Turquie est dans une position géopolitique à choix multiples, qui nourrit d’inévitables tensions entre une Union européenne qui se veut d’abord européenne, au moins selon une large partie de l’opinion. Les différents adhérents précédents à l’Union européenne ont professé une foi européenne et accepté souvent d’importantes concessions. Or, « les dirigeants turcs dénient à l’Europe de se réclamer d’une identité propre, en dehors de l’attachement à des valeurs universelles (droit, démocratie libérale)[45] ».
Effectivement, la Turquie se trouve dans une situation différente car son histoire et sa géographie lui offrent des caractéristiques géopolitiques propres, plus précisément quatre axes géopolitiques différenciés, dont trois ne sont pas en direction de l’Europe.
Certes, la Turquie peut être considérée comme liée à l’Europe au titre de ses accords douaniers avec l’Union européenne ou de son appartenance au Conseil de l’Europe, mais c’est aussi un pays moyen-oriental, eurasien et méditerranéen.
Un pays moyen-oriental
La Turquie fait partie du Moyen-Orient, cette région géographique triangulaire dont les vastes sommets sont ses trois principaux pays. En outre, son histoire moyen-orientale est riche de l’héritage de l’Empire ottoman et du partage de la religion majoritaire dans cette région. La Turquie est un château d’eau essentiel pour cette région, le Tigre et l’Euphrate prenant leur source en Anatolie orientale avant de traverser la Syrie et l’Irak. D’ailleurs, lancé en 1981, le Great Anatolian Project (GAP) de la Turquie a beaucoup préoccupé ces pays pour leur approvisionnement en eau. Ce GAP se traduit par la construction de 22 barrages et de 19 centrales hydroélectriques afin de répondre au sous-développement chronique de la région et aussi de chercher à contrecarrer les demandes d’autonomie culturelle ou politique, dans le cadre d’une véritable décentralisation, des régions kurdes. Après une période de vive tension, la Syrie accusant Ankara de lui couper sa seule ressource en eau douce, les deux pays sont parvenus à un accord annulant par la même occasion l’éventuel soutien de Damas au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)[46] et contraignant ce pays au silence sur la question du Sandjak d’Alexandrette. Ainsi la Turquie consolide-t-elle sa prééminence régionale par le contrôle de l’eau qui lui confère un ascendant sur les pays d’aval. D’ailleurs, la Turquie a supprimé les visas avec plusieurs pays arabes dont la Syrie. Et, toujours au Moyen-Orient, la Géorgie préfère la Turquie à la Russie, les pays arabes la Turquie sunnite à l’Iran chiite d’Ahmadinejad, avec laquelle la Turquie entretient toutefois des relations contraires aux résolutions européennes. En outre, la Turquie, depuis 2004, préside l’Organisation de la conférence islamique (OCI)[47].
Aussi, depuis la seconde moitié des années 2010, le terme « néo-ottomanisme » est utilisé pour désigner un revirement apparent effectué par la diplomatie turque, alors que la République fondée en 1922 par Atatùrk s’était largement employée à se démarquer de l’Ancien Régime. Cette « nouvelle » politique, dite doctrine Davutoglu, du nom du ministre turc des Affaires étrangères, s’appuie en réalité sur la situation géopolitique et géographique de la Turquie comme puissance musulmane, quoique non arabe, et promeut le rôle régional de la Turquie, notamment au Moyen-Orient. Elle se justifie d’autant plus que le rôle de la Turquie comme bouclier de l’Occident face à l’expansionnisme soviétique n’apparaît plus guère nécessaire. Elle explique que la Turquie refuse d’imposer des sanctions à l’Iran sur le nucléaire et envisage d’établir une zone industrielle de libre-échange autour de la frontière reliant la Turquie, l’Iran et le Nakhitchevan (Azerbaïdjan). En outre, depuis les années 1990, une Union européenne, qui se donnerait les moyens d’assurer elle-même sa propre sécurité, peut ou pourrait user de territoires auparavant dominés par l’URSS, comme la Pologne, la Roumanie ou la Bulgarie, ce que font d’ailleurs les États-Unis.
Moyen-orientale, la Turquie est aussi eurasiatique.
Le grand portail de l’Eurasie
Dès le début du xixe siècle, l’ouverture des détroits des Dardanelles et du Bosphore[48] à la marine marchande est acquise. En 1936, la définition des règles de circulation dans un contexte militaire aboutit à la Convention de Montreux qui établit le « régime du passage inoffensif » : ce dernier reconnaît la souveraineté absolue de la Turquie sur la zone des détroits. Toutefois, la libre circulation, sans taxes ni péage, des navires civils (article 2) est acquise en tout temps. En temps de paix, les navires militaires ont la liberté de passer, moyennant de méticuleuses conditions quant au tonnage et au type des navires concernés ; il s’agit notamment de limiter le passage des flottes militaires des pays non riverains de la mer Noire. En cas de guerre, les détroits sont fermés aux flottes belligérantes, sauf si la Turquie est elle-même belligérante. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la remise en cause de la Convention par l’URSS est l’un des facteurs de la rupture de 1947 et de l’ancrage de la Turquie à l’Ouest. Pourtant, tout au long de la guerre froide, l’application des règles de 1936 permet d’éviter toute crise grave. La Turquie est donc la seule porte maritime pour tous les pays riverains de la mer Noire, dont la Russie.
En outre, après l’effondrement de l’URSS, le champ géopolitique d’Ankara s’élargit considérablement. La doctrine du panturquisme, fondée sur le caractère asiatique de la Turquie et qui se focalise sur l’union des peuples turcs, peut renaître. Il se trouve symbolisé dès le début des années 1990 par le lancement, en 1992, par le Premier ministre turc Sùleyman Demirel, du projet d’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC). L’un de ses enjeux est de rétablir l’influence de la Turquie sur les populations turcophones d’Asie centrale tout en consolidant le rôle de plaque tournante énergétique de l’Anatolie. Le tracé retenu pour le BTC fait renaître un cheminement sud-caucasien emprunté jadis par la route de la soie et les envahisseurs turco-mongols, dont les Ottomans. Il isole expressément l’Arménie, en conflit avec l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabakh et soumise à un embargo énergétique par l’Azerbaïdjan comme par la Turquie.
Économiquement, la Turquie est un acteur essentiel pour l’Asie centrale, et les choix de réseaux économiques relèvent de décisions géopolitiques. Collecteur énergétique, elle est le terminal de distribution et de transit du gaz et du pétrole en provenance de la Caspienne et d’Asie centrale. Depuis 2005, l’oléoduc Bakou- Tbilissi-Ceyhan (BTC) est en service ; parallèlement, le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE) s’étend pour relier la Turquie aux gisements gaziers du Turkménistan et du Kazakhstan.
Auparavant, toujours en 1992, le gouvernement turc crée le TIKA (Agence de coopération internationale) afin de superviser l’aide au développement des États qu’elle considère turcophones au Sud-Caucase (Azerbaïdjan) et en Asie centrale[49] (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan et Turkménistan). Selon un expert, « Ankara ne ménage pas ses efforts (octroi de crédits, formation des cadres militaires ou éducatifs). Toutefois, les avancées politiques marquent le pas. D’une part, la Russie conserve de solides appuis commerciaux en tant que premier partenaire économique de la région. D’autre part, elle sait jouer de la peur qu’exerce les « révolutions de couleurs » sur les élites dirigeantes. En réalité, le panturquisme a mué. Les islamistes s’en détournent et font de l’adhésion à l’UE leur priorité stratégique. En revanche, les opposants à Bruxelles plaident pour la formation d’un bloc continental indépendant : l’Eurasie. Le courant eurasiste turc (Avrasyacilik) est scindé en deux branches. La première, dans l’orbite d’Alexandre Douguine, défend un partenariat fort avec Moscou (Dogu Perinçek). La seconde estime que, sans exclure un rapprochement avec la Russie ou la Chine, le centre de gravité de la future Eurasie reste le Turkestan (Omit Ozdag, Suat Ilhan). Le panturquisme est très influent dans les cercles militaires qui craignent le processus d’adhésion à l’UE[50] ».
Une autre doctrine, le pantouranisme[51], additionne les deux branches ci-dessus en offrant à la Turquie une ambition géopolitique élargie vers la Russie et l’Asie, donc eurasiatique, avec la volonté de réunir les peuples d’idiomes turcs et finno-ou-griens dans le même ensemble[52]. Ce courant avait émergé au début du xxe siècle dans l’Empire ottoman, avec des théoriciens (Yusuf Akçura, Ziya Gôkalp) souvent issus des régions turcophones de la Volga ou de la Crimée, passées sous contrôle russe. Proches des milieux Jeunes-Turcs, ils influencèrent au cours de la Première guerre mondiale les rêves de conquêtes d’Enver Pacha. À partir de 1923, la République kémaliste avait écarté officiellement le panturquisme pour se concentrer sur le réduit national anatolien. Mais cette doctrine n’est pas morte, comme l’atteste, par exemple, l’action de la Turquie sur la question ouighour en 2010.
Par ailleurs, une Turquie eurasiatique recherche une situation apaisée avec Moscou. Une telle démarche, qui rompt avec de fréquentes oppositions historiques, semble en bonne voie si l’on considère que la Turquie a signé un accord de 20 milliards de dollars pour la construction par la Russie d’une première centrale nucléaire à Mersin sur la côte méditerranéenne. L’agence nucléaire d’État russe sera même le propriétaire et l’opérateur de cette centrale sur le sol turc[53].
Moyen-orientale, eurasiatique, la Turquie est aussi méditerranéenne.
Un pays méditerranéen
La Turquie développe en effet une action géopolitique variée et évolutive en Méditerranée. D’abord près de ses côtes, avec l’occupation militaire du Nord de Chypre et ses revendications sur des îles grecques de la mer Égée, mais aussi en s’in-vitant dans le conflit du Proche-Orient. En mai 2010, la rupture des derniers liens d’amitié entre la Turquie et Israël, à la suite de l’attaque de la flottille internationale destinée à apporter une aide humanitaire à Gaza, atteste une action de la Turquie flattant les pays arabes méditerranéens.
Par ailleurs, en faisant preuve d’un incontestable manque d’enthousiasme à l’Union pour la Méditerranée (UPM) créée en 2008, elle empêche l’Union européenne de s’associer fortement aux autres pays riverains de la Méditerranée et préserve ainsi son poids géopolitique dans cet ensemble. Elle empêche aussi l’évolution de l’UPM comme cadre permettant à l’UE de peser sur le conflit du Proche-Orient.
La question des relations de la Turquie avec l’Union européenne doit donc prendre en compte ses caractéristiques moyen-orientales, eurasiatiques et méditerranéennes.
Un trait d’union fort vaste et pluriel
La Turquie aurait-elle intérêt à privilégier exclusivement l’une de ses quatre caractéristiques géopolitiques, autrement dit à se lier exclusivement les mains avec telle ou telle région de son environnement géographique ? L’intégration complète à une Union européenne qui soit beaucoup plus qu’une simple zone de libre-échange signifierait accepter un regard approfondi des institutions de l’Union européenne sur son double pouvoir stratégique, le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles, et sa position géographique qui en fait un lieu de transit essentiel des hydrocarbures de la Caspienne et de l’Asie centrale vers l’Occident. En outre, elle imposerait à la Turquie une remise en cause de son identité même, devenue islamo-nationaliste par la volonté de tourner le dos à la théocratie cosmopolite qu’était l’Empire ottoman pour former un pays unitaire et homogène dans sa religion et son nationalisme. Ankara aurait-elle intérêt à transférer à Bruxelles nombre de décisions impliquant ses relations avec l’Eurasie, le Moyen-Orient ou la Méditerranée ? La Turquie serait-elle disposée à renoncer à son nationalisme fondateur et structurant pour accepter des éléments de supranationalité ou un strict respect des minorités conformes aux règles communautaires ?
En réalité, l’atout essentiel de la Turquie est son importance territoriale et démographique dans sa situation pluripériphérique de quatre régions : périphérie de l’Europe par sa présence sur le Bosphore, périphérie du Moyen-Orient dont elle est un important château d’eau, périphérie de l’Eurasie dont elle assume un essentiel transit commercial vers l’Occident, périphérie de la Méditerranée puisque les deux axes majeurs qui ouvrent la Méditerranée au monde sont le canal de Suez et le détroit de Gibraltar. Si l’Anatolie n’était qu’une péninsule de faible superficie peuplée par une population réduite, la Turquie pourrait devoir opérer un choix stratégique préférentiel dans son environnement géographique en retenant des relations privilégiées avec une puissance concourant tout particulièrement à sa sécurité et à son développement. Mais ce n’est nullement le cas. L’Anatolie est une vaste péninsule et le poids démographique de la Turquie, déjà conséquent, s’accroît.
Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut expliquer le maintien de la demande turque d’entrer dans l’Union européenne ? La Turquie, dont le principe nationaliste est inscrit dès le préambule de la Constitution, souhaite-t-elle le restreindre[54] et respecter les éléments de supranationalité qu’implique l’Union européenne ? Faut-il penser que sa demande d’adhésion relève d’un caractère essentiellement pragmatique : profiter des avantages que cela peut apporter, dont d’importants financements, tout en écartant ce qu’elle considère comme des contraintes : reconnaissance de Chypre, reconnaissance du génocide arménien, liberté religieuse, liberté de la presse et de l’édition, respect des minorités, transfert de compétences… En fait, l’insistance gouvernementale de l’AKP sur cette demande, alors que les enquêtes de l’opinion turque donnent des résultats inverses, semble s’inscrire d’abord dans un contexte géopolitique interne. Cela signifie-t-il que, pour le parti au pouvoir, cette demande offre un levier pour limiter l’influence des éléments de laïcité existants et pour réduire la colonne vertébrale du kémalisme qu’était l’armée turque ?
Au moment de la décision d’ouverture des négociations en 2005, l’UE-27 (UE-25 à cette date) a effectué une sorte de pari, pensant que sa seule bonne volonté pouvait changer la nature profonde des caractéristiques géopolitiques de la Turquie. Le doute pouvait être permis[55]. Mais plus de cinq ans après, le doute est-il encore possible ? La Turquie semble placer ses fondements, ses principes nationalistes et ses intérêts géopolitiques au-dessus de tout élément d’intégration supposé aller à leur encontre. Or, une intégration pleine et entière de la Turquie à l’Union européenne supposerait de sa part de donner moins d’importance à d’autres potentialités de sa géopolitique. Elle semble juger que ce n’est pas son intérêt, comme l’attestent nombre de ses initiatives, et c’est tout à fait compréhensible. Quant à l’UE, son intérêt semble que la Turquie, ce vaste pont vers l’Eurasie, le Moyen-Orient et la Méditerranée orientale, soit un partenaire, comme doit l’être la Russie ou devrait l’être le Maghreb dans son ensemble, et pas seulement le Maroc, qui dispose d’un statut avancé.
Aussi, en situation périphérique de quatre régions du monde, la Turquie a le privilège d’être un vaste trait d’union entre l’Eurasie, plus précisément la Russie et l’Asie centrale, et la Méditerranée, entre l’Union européenne et le Moyen-Orient. Par définition, un trait d’union a pour fonction de ne pas privilégier l’un des mots qu’il relie. Il en est de même de la Turquie. Bénéficier de tous les avantages de sa position pluripériphérique implique de ne pas privilégier l’une de ses positions périphériques au détriment des trois autres. C’est dire que la Turquie n’a aucun intérêt à transférer une partie de sa souveraineté à une organisation supranationale, qu’elle soit européenne, moyen-orientale, eurasienne ou méditerranéenne. Son intérêt est donc de valoriser sa position géographique dans toutes les directions sans exclusive.
[1]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations,
Paris, Ellipses, 2007.
[2]Les territoires de la Turquie actuelle comprennent la Thrace orientale (25 000 km2) au nord-ouest du Bosphore, parfois appelée Turquie d’Europe, et l’Anatolie (759 000 km2), parfois appelée Turquie d’Asie.
[3]Wackermann, Gabriel (direction), Nourrir les hommes, Paris, Ellipses, 2008.
[4]Rappelons que la notion de zone économique exclusive (ZEE) trouve son fondement juridique dans la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (ou Convention dite de Montego Bay), signée le 10 décembre 1982. La ZEE ne s’étend pas au-delà de 200 milles marins (370,4 km) des lignes de base à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Selon l’article 56 de la convention : « Dans la zone économique exclusive, l’État côtier a : des droits souverains aux fins d’exploration et d’exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, biologiques ou non biologiques, des eaux surjacentes aux fonds marins, des fonds marins et de leur sous-sol, ainsi qu’en ce qui concerne d’autres activités tendant à l’exploration et à l’exploitation de la zone à des fins économiques, comme la production d’énergie à partir de l’eau, des courants et des vents ; juridiction en ce qui concerne la mise en place et l’utilisation d’îles artificielles, d’installations et d’ouvrages, la recherche scientifique marine, la protection et la préservation du milieu marin. »
[5]Chiffres WPP, ONU.
[6]Période de durée et d’intensité variables, pendant laquelle une population passe d’un régime démographique de mortalité et de natalité élevées à un régime de basse mortalité, puis de faible natalité ; le nombre des humains de la population concernée acquiert alors un nouvel ordre de grandeur. Cf. Dumont, Gérard-François, Les Populations du monde, Paris, Armand Colin,
2004.
[7]Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 700, novembre-décembre 2010, www.populaiton-demographie.org/revue03.htm.
[8]Ce que juge insuffisant le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui appelle les Turques à avoir au moins trois enfants pour éviter les problèmes liés au vieillissement de la population, 7 mars 2008, LeJDD.fr.
[9]L’obtention de ces chiffres tient au fait que les statistiques de naissances au lieu de résidence sont publiées depuis 2009, ce qui voudrait dire que l’état civil fonctionnerait désormais de façon satisfaisante.
[10]Le nombre des Kurdes en Turquie est estimé à 15 millions en 2010, soit 20 % de la population.
[11]Où le nombre des Kurdes est estimé à 2 millions sur une agglomération de 10,5 millions d’habitants.
[12]Par exemple, « En Turquie, des centaines d’enfants kurdes sont envoyés en prison pour « terrorisme » », Le Monde, 19 juin 2010.
[13]Les écarts économiques sont également considérables puisque « le PIB des régions pour la période 1995-2000 s’échelonne de 1 dans les provinces agricoles de l’Est anatolien à près de 10 dans la province de Marmara autour d’Istanbul », Vérez, Jean-Claude, « La Turquie au carrefour des pays en développement, émergents et industrialisé », Revue Tiers Monde, n° 194, avril-juin 2008.
[14]Dumont, Gérard-François, « Les conséquences géopolitiques de l' »hiver démographique » en Europe », Géostratégiques, n° 20, juillet 2008.
[15]Rappelons les origines migratoires du peuplement actuel de la Turquie Au Xe siècle, les Turcs seldjoukides conquièrent peu à peu la région. En 1299, un Empire ottoman se constitue et son pouvoir se confirme lorsqu’il s’empare, en 1453, de la capitale byzantine Constantinople.
[16]Présents en Anatolie depuis des millénaires, comme en attestent l’histoire ou encore les restes de patrimoine qui n’ont pas été détruits ou qui se sont trouvés protégés par leur acquisition ou leur reconstitution par des musées occidentaux, comme ceux qui peuvent être admirés au musée Pergamon de Berlin.
[17]Voici par exemple quelques articles du traité de Lausanne :
Article 40 : Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion.
Article 41 : En matière d’enseignement public, le gouvernement turc accordera, dans les villes et districts où réside une proportion considérable de ressortissants non musulmans, des facilités appropriées pour assurer que dans les écoles primaires l’instruction soit donnée dans leur propre langue aux enfants de ces ressortissants turcs. Cette stipulation n’empêchera pas le gouvernement turc de rendre obligatoire l’enseignement de la langue turque dans lesdites écoles.
[18]« Migrations liées aux décisions d’entreprises faisant migrer leurs collaborateurs face aux évolutions des marchés ou d’actifs souhaitant bénéficier de territoires leur donnant davantage de satisfaction professionnelle » : cf. Dumont, Gérard-François, Les Migrations internationales. Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Sedes, 1995, et Moriniaux, Vincent (direction), Les
Mobilités, Paris, Sedes, 2010.
[19]International Migration 2010, ONU.
[20]Dumont, Gérard-François, « Les religions dans le monde : géographie actuelle et perspectives pour 2050 », in Dupâquier, Jacques, Laulan, Yves-Marie, LAvenir démographique des grandes religions, Paris, François-Xavier de Guibert, 2005.
[21]Colosimo, Jean-François, « Métamorphoses contemporaines de l’idée de Dieu en politique », Revue internationale et stratégique, n° 76, 2009.
[22]Suite à l’assassinat de ce journaliste, la Cour a condamné la Turquie pour trois fautes : avoir restreint la liberté d’expression de Hrant Dink, l’avoir privé de son droit à l’existence et avoir refusé d’ouvrir des procédures judiciaires contre les fonctionnaires de police et de gendarmerie concernés par l’affaire. Notons que le ministère turc a renoncé à faire appel.
[23]Dans des blogs, nous trouvons ce genre de texte : je suis « fière d’être in alevi de race turkmen, Turk ».
[24]J’ai proposé à la fin des années 1970 l’expression « hiver démographique » pour dénommer une fécondité nettement et durablement en dessous de seuil de remplacement des générations ; une formulation ensuite utilisée par exemple dans : Dumont, Gérard-François et alii, La France ridée, Paris, Hachette, seconde édition, 1986.
[25]Comme ses prédécesseurs, en août 2010, le nouveau Premier ministre David Cameron s’est prononcé pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, pour renforcer les opportunités économiques de son pays avec la Turquie au sein de la zone de libre-échange. C’est, en même temps, une façon indirecte de signifier le refus de tout processus pouvant conduire à des États-Unis d’Europe.
[26]Où ont été formés le futur Bartholomeos Ier, « archevêque de Constantinople, nouvelle Rome, et patriarche œcuménique », primat de l’Église orthodoxe de Constantinople depuis 1961, qui y a terminé ses études en 1961, ou Athenagoras Ier (né en 1886, patriarche de Constantinople de 1948 à 1972), qui avait obtenu le diplôme de l’École patriarcale de théologie de Halki (Istanbul, îles des Princes) en 1910. La lecture des mémoires d’Athenagoras, malheureusement apparemment devenus introuvables, est essentielle pour comprendre l’histoire contemporaine du patriarcat de Constantinople.
[27]Donc, actuellement, Sa Sainteté Bartholomeos Ier, né en 1940, titulaire depuis 1972.
[28]Memri, dépêche spéciale, n° 1086.
[29]Hurriyet, 10 décembre 2005.
[30]Leyla Sahin, étudiante turque, a, en 1998, abandonné ses études médicales à l’université d’Istanbul parce qu’elle refusait d’ôter le turban. Elle a fait appel à la Cour européenne des droits de l’homme qui a validé le droit précédemment arrêté de la Turquie à l’interdiction du port du voile dans les universités.
[31]Il est vrai qu’Erdogan peut prendre l' »Union européenne » comme exemple. Aucun pays européen, à part la France, n’a osé interdire dans les écoles le voile ou le foulard, par une loi ou un décret, et l’interdiction française ne concerne que l’enseignement public, mais pas l’enseignement universitaire ou privé.
[32]Vanrie, Pierre, « Turquie : vers un changement de régime ? », Revue nouvelle, novembre 2010, et Observatoire de la Turquie et de son environnement géopolitique.
[33]« Le Don Juan d’Apollinaire censuré en Turquie ». Cette censure maintenue peut apparaître étonnante. En effet, « en 1999, l’éditeur turc des Onze Mille Verges avait été poursuivi par la justice. Les stocks de l’ouvrage incriminé avaient été détruits. Après une longue bataille juridique, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la Turquie, en février 2010, pour ce cas de censure manifeste », Le Monde, 2 novembre 2010.
[34]Synode les évêques, Assemblée spéciale pour le Moyen-Orient, « L’Église catholique au Moyen-Orient : communion et témoignage », Lineamenta, Cité du Vatican, 2009, § 20. http://www.vatican.va/roman_curia/synod/documents/rc_synod_doc_20091208_ lineamenta-mo_fr.html.
[35]Deli, Fadime, « Jeux sans frontières : les populations frontalières dans le Sud-Est de la Turquie », Maghreb-Machrek, n° 201, automne 2009.
[36]« L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils sont perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal, ou en liaison avec ce crime.
Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toute personne en exécution de ce plan. »
[37]« Je dis bien assimilation. Je sais que le mot heurte, mais depuis deux cents ans, l’assimilation est le programme de la République. » Guaino, Henri (conseiller spécial du président de la République Nicolas Sarkozy), « Tout concourt insidieusement à affaiblir le modèle républicain », Le Monde, 12-13 décembre 2010, p. 10.
[38]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[39]Cf. Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009.
[40]Ce paragraphe s’appuie largement sur Courcelle, Thibault, « Les limites de l’Europe », Les Cafés géographiques, 4 novembre 2009.
Les dates marquantes du processus d’adhésion de la Turquie à l’UE
- Septembre 1959 – La Turquie demande à devenir membre associé de la Communauté économique européenne (CEE).
- Septembre 1963 – Signature d’un accord d’association (« accord d’Ankara ») prévoyant la mise en place progressive d’une Union douanière entre la CEE et la Turquie. Un protocole financier annexé à l’accord est également signé.
- Novembre 1970 – Le protocole additionnel à l’accord d’Ankara de septembre 1963 et le deuxième protocole financier sont signés à Bruxelles, ouvrant la voie à la création d’une Union douanière avec la Turquie. Cette Union douanière couvre le commerce de produits manufacturés entre la Turquie et l’UE, et prévoit également l’harmonisation de la législation turque avec certaines politiques européennes, comme la réglementation technique des produits, la concurrence et la propriété intellectuelle. Le commerce des produits agricoles et des produits de l’acier est régi par des accords préférentiels séparés. L’Union douanière a augmenté de manière notable le volume des échanges entre la Turquie et les États membres de l’UE. Les investissements directs étrangers (IDE) en provenance de l’UE ont atteint près de 9 milliards d’euros en 2007. Ils représentent environ les deux tiers de l’ensemble des IDE et 3,5 % du PIB national. Les machines, les véhicules à moteur, les produits chimiques, le fer et l’acier forment toujours le gros des importations industrielles en provenance de l’UE, tandis que les importations agricoles sont dominées par les céréales. L’UE importe principalement des produits textiles et de l’habillement, des machines et des équipements de transport.
- Avril 1987 – La Turquie dépose une demande d’adhésion officielle à la CEE.
- 1995 – Le Conseil d’association CEE-Turquie consacre la phase finale de l’Union douanière conclue avec la Turquie.
- Décembre 1999 – Le Conseil européen d’Helsinki reconnaît la Turquie comme pays candidat à l’adhésion, au même titre que les autres pays candidats. En conséquence, est mise en place en 2000 une assistance à la préadhésion de la Turquie, dite TPA, notamment financière.
- Mars 2001 – Adoption par le Conseil du partenariat pour l’adhésion de la Turquie.
- Mai 2003 – Adoption par le Conseil d’un partenariat pour l’adhésion révisé.
[41]La Cour des comptes (ECA) est une institution officielle de l’Union européenne (article 13 du traité UE). La Cour examine les revenus et les dépenses de tous les organismes, bureaux et agences mis en place par l’Union. L’ECA fournit également au Parlement européen et au Conseil des garanties concernant la légalité et la régularité des transactions financières de l’UE (article 287 du traité sur le fonctionnement de l’UE).
[42]Le « Conseil affaires générales et relations extérieures » est composé des ministres des Affaires étrangères des États membres de l’Union européenne et d’un représentant de la Commission européenne. Le président du Conseil est le ministre des Affaires étrangères de l’État qui exerce à ce moment la présidence de l’Union européenne (UE). Il se réunit une fois par mois et s’occupe des aspects institutionnels, par exemple de l’élargissement de l’Union. Il joue également un rôle de coordination et assure la cohérence des travaux des autres formations dans lesquelles les Conseils des ministres se réunissent. En cette qualité, il prépare les réunions du Conseil européen. Le Conseil affaires générales s’occupe aussi des programmes horizontaux de la Communauté, parce qu’ils touchent à l’ensemble des questions traitées par l’Union. En outre, le Conseil affaires générales et relations extérieures porte la responsabilité des relations extérieures de l’UE. Il s’agit principalement de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), des échanges commerciaux entre les États membres et les pays tiers, de la coopération au développement et de l’aide humanitaire. Le Conseil est d’ailleurs chargé de la coordination des politiques nationales dans ces domaines.
[43]46 UMP, le Nouveau Centre Nicolas Perruchot et les villiéristes (MPF) Véronique Besse et Dominique Souchet.
[44]Rapport annuel, 9 novembre 2010. Cf. également : « Entre la Turquie et Chypre, les progrès sont au point mort », Le Monde, 12 novembre 2010, ou « Turquie : le chemin vers l’UE est encore long et sinueux », Euractiv, 10 novembre 2010.
[45]Josseran, Tancrède, La Nouvelle Puissance turque, Paris, Ellipses, 2010.
[46]Créé en 1984, le PKK vise à l’origine l’indépendance des territoires à population majoritairement kurde se situant dans le Sud-Est de la Turquie, région constituant une partie du Kurdistan qui avait été reconnu par le traité de Sèvres ; les revendications d’indépendance du PKK se sont muées en demandes d’autonomie au sein d’un système fédéral, d’amnistie pour les personnes, leur garantissant leur participation à la vie politique, et de libération de leur fondateur et chef, Abdullah Ôcalan, détenu sur l’île-prison d’Imrali, au nord-ouest de la Turquie.
[47]Cette organisation intergouvernementale créée le 25 septembre 1969 regroupe cinquante-sept États membres. Elle possède une délégation permanente à l’ONU et se trouve être la seule organisation, au niveau supra-étatique, à caractère religieux.
[48]Biliner, Tolga, « Les détroits, atout stratégique majeur de la Turquie », Afri, volume VIII,
2007.
[49]Dumont, Gérard-François, « Asie centrale ex-soviétique : les enseignements de la géopolitique des populations », Géostratégiques, n° 28, 3e trimestre 2010.
[50]Josseran, Tancrède, in Dictionnaire de géopolitique, Paris, PUF, 2011.
[51]Touran est un terme persan qui désigne le Turkestan, le « pays des Turcs ».
[52]Cf. notamment « Turquie et Turkestan d’Asie centrale : le « monde turc », une alternative à l’Europe pour la Turquie ? », Stéphane de Tapia, mercredi 25 novembre 2009, et « Les territoires des nations turques », Stéphane de Tapia et Julien Thorez, mardi 26 janvier 2010, Les Cafés géographiques.
[53]« La Russie d’aujourd’hui », supplément du Monde, publié par Rossiyskaya Gazeta, 19 mai
2010.
[54]Comme l’ont fait nombre de pays pour respecter les principes de l’Union européenne sur les questions du Val d’Aoste, de la Sarre, de la frontière Oder-Neisse, de la Silésie, des Sudètes, des minorités présentes dans divers pays…
[55]Sauf à conduire une analyse approfondie. Cf. Dumont, Gérard-François, « Quelles frontières pour l’Union européenne ? L’Union européenne, la Russie et la Turquie », in Verluise, Pierre (direction), Une nouvelle Europe : comprendre une révolution géopolitique, Paris, Karthala,
2006.