La Turquie, château d’eau et couloir pétrolier

André PERTUZIO

Consultant pétrolier international et ancien conseiller juridique pour l’énergie à la Banque mondiale

1er Trimestre 2011

La TURQUIE EST FRÉQUEMMENT À L’ORDRE DU JOUR de nos médias, et plu­sieurs ouvrages sont consacrés à ce pays et à son évolution récente : on y relève que la Turquie a tendance à redevenir ottomane alors que le système laïc et occidental mis en place par Kemal Atatùrk s’effrite de manière inexorable.

Cette évolution fait d’autant plus l’objet de l’attention internationale que la Turquie joue un rôle géopolitique et géostratégique éminent dans le monde d’au­jourd’hui. À dire vrai, ce rôle a toujours été capital : péninsule située à l’extrémité du continent asiatique, la Turquie s’enfonce vers l’Europe entre deux mers, l’une dont elle verrouille l’accès, empêchant la Russie de déboucher sur la Méditerranée, l’autre lui donnant accès aux littoraux d’Europe et d’Afrique, où, des siècles durant, ce pays aux rudes guerriers porta l’étendard de Mahomet dans tout ce pourtour. La force militaire turque a, aujourd’hui encore, permis à ce pays de jouer un rôle stra­tégique essentiel, notamment pour les États-Unis à travers l’OTAN. Mais si cette importance n’échappe à personne, il est un autre aspect de la Turquie qui prend de plus en plus de relief dans le monde d’aujourd’hui, c’est sa situation géographique, qui en fait le château d’eau majeur du Proche-Orient et du Moyen-Orient, et un couloir énergétique privilégié pour les communications pétrolières et gazières dans les sens nord-sud et est-ouest. Elle joue aussi un rôle charnière dans le grand jeu politique de cette région clé.

Afin de se plonger plus avant dans ce conundrum géopolitique, nous allons ex­poser d’abord les données hydriques de la région et ensuite les éléments pétroliers et gaziers qui lui sont applicables. Cela nous permettra d’avoir une vue d’ensemble de l’équation stratégique à laquelle sont confrontés non seulement la Turquie mais aussi essentiellement la Syrie et l’Irak, ainsi que les grandes puissances et leurs inté­rêts politiques et économiques respectifs.

Château d’eau

Soulignons, à titre liminaire, que, si le monde a pu se passer des hydrocarbures jusqu’au xxe siècle et si, à long terme, peut être envisagée la disparition de leur utilisation, il n’en est pas de même pour l’eau, qui est la condition même de la vie. L’eau jouant un rôle essentiel dans la survie de tout groupe humain, elle est donc susceptible de représenter un facteur de déchaînement des passions sans commune mesure avec les passions déjà élevées que peut engendrer le pétrole qui n’est, après tout, qu’un moyen de développement économique.

Soulignons, aussi, que la Turquie est au Moyen-Orient un véritable château d’eau car y naissent le Tigre et l’Euphrate, qui irriguent non seulement la Turquie du Sud et du Sud-Est, mais aussi la Syrie et l’Irak, pays qui connaissent, d’ores et déjà, un « stress hydrique » caractérisé, car les ressources en eau issues de leurs seuls territoires respectifs – c’est-à-dire leur « capital en eau » – ne sont pas à la hauteur de leurs besoins.

« Stress hydrique »

La formation des débits du Tigre et de l’Euphrate se fait, pour l’essentiel, dans leur partie amont (alimentation nivale due à la fonte des neiges abondantes dans le Taurus et à une pluviométrie annuelle de 1 200 mm en Anatolie), alors que la plu­viométrie n’est plus que de 300 mm à Mossoul et 120 mm à Bagdad. Le résultat en est que la Turquie contrôle 88 % du débit de l’Euphrate et 50 % de celui du Tigre.

Par ailleurs, ces deux fleuves sont des fleuves difficiles, leur débit étant très ir­régulier puisqu’il varie dans un rapport de 1 à 4 au cours de l’année ; de surcroît, 50 % de leurs écoulements ont lieu dans un intervalle de moins de trois mois. Une telle irrégularité entraîne nécessairement des crues brutales avec dégâts importants et changements de lit. Enfin, ces crues interviennent à la fin du printemps, c’est-à­ dire trop tardivement pour les cultures d’hiver, et l’étiage se situe à la fin de l’été, au moment où l’agriculture a le plus besoin d’eau.

Implantation de barrages en Turquie

Alors que ces fleuves n’avaient jamais été véritablement mis en valeur, ni du temps de l’Empire ottoman, ni même dans les débuts de la République turque, la pression démographique (qui voit la Turquie connaître un taux de croissance an­nuelle de sa population de 1,45 %,) ainsi que les besoins en eau que cette pression induit immanquablement expliquent que l’implantation de barrages se soit impo­sée comme une nécessité.

Mais c’est également au besoin de dynamiser une région, le Sud-Est anatolien majoritairement peuplé de Kurdes, meurtrie par les conflits, que tient l’implanta­tion de ces barrages : les autorités d’Ankara espèrent sans doute vaincre l’irréden­tisme kurde par la mise en œuvre d’un programme de développement multisecto-riel intégré, dont cette implantation serait la clé de voûte.

Aussi, depuis près d’un demi-siècle, cherche-t-on à dompter les ressources hydriques turques, notamment dans le cadre du « Gùneydogu Anadolu Projesi » (GAP) avec ses 22 barrages couplés à 19 centrales hydroélectriques qui jouent un triple rôle de fourniture d’énergie électrique, d’irrigation et de régularisation du débit des fleuves.

Toutefois, quand on parle de cette nécessité vitale pour la Turquie de planifier l’accès à l’eau en raison de la croissance de sa population et de ses besoins agricoles, sont souvent oubliées les conséquences internationales de cette planification.

En effet, alors que, en Turquie, cette entreprise concerne 100 000 km2 (soit moins d’un septième de son territoire), il est souvent passé sous silence que cela va affecter toute la Syrie orientale, le long de l’Euphrate jusqu’au Tigre, et l’Irak tout entier.

En définitive, lorsque les barrages seront finis, le réseau prévu par le GAP dimi­nuera les prélèvements de 25 à 30 % en Syrie et de 20 à 25 % en Irak.

Tout cela ne peut manquer de créer une situation conflictuelle, au point que, dans les années 1960, quand les projets de construction des barrages de Tabqa en Syrie et de Keban en Turquie commencèrent à se concrétiser, faillit naître un conflit avec l’Irak. Seule une médiation internationale permit de l’éviter, en trouvant une solution acceptable pour les parties concernées.

Mais cette solution, qui ne pouvait être qu’un compromis d’occasion, mériterait une approche plus systématique, s’ancrant dans la durée, car le problème devient de plus en plus préoccupant. En effet, en raison de la poussée démographique affectant ces pays (la Syrie passera de 20 à 28 millions d’habitants, l’Irak de 29 à 36 millions d’ici l’an 2025), et aussi en raison des nécessités de l’agriculture (grosse consom­matrice d’eau), leurs besoins hydriques augmenteront d’environ 30 % ; quant à la Turquie, elle pourrait avoir besoin de toutes ses ressources hydriques au même horizon de 2025, lorsque sa population sera passée de 72 à plus de 90 millions.

Droit international

Les problématiques liées à l’eau peuvent-elles trouver un moyen de médiation pérenne dans le droit international ?

Alors que la Convention de Barcelone de 1921 définit les règles de navigation sur les cours d’eaux internationaux, seuls des textes d’application locale ont traité, au cas par cas, des règles d’utilisation des ressources en eaux entre deux ou plusieurs pays, singulièrement dans le cas des aménagements hydroélectriques.

Les États situés en amont sont tentés de recourir à la « doctrine Harmon » (du nom du juge américain qui, en 1896, reconnut aux États-Unis le droit de réduire le débit d’un fleuve coulant en direction du Mexique) qui leur attribue l’entière souveraineté sur les ressources hydriques émanant de leur territoire.

L’Assemblée générale des Nations unies a chargé en 1970 la Commission du droit international de préparer une codification des règles d’utilisation des voies d’eau internationales à des fins autres que la navigation. Ces travaux ont abouti à la rédaction d’une convention internationale adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies, le 24 mai 1997, qui définit la notion de bassin de drainage international, en incluant les eaux de surface et les eaux souterraines. Elle réserve à chacun des États concernés une part « raisonnable et équitable » dans l’utilisation des eaux du bassin de drainage international. Le calcul de cette part dépend tant des conditions naturelles et des besoins économiques de ces Etats que du coût des mesures d’aménagement du bassin, le principe sous-jacent à cette approche étant qu’un État ne saurait causer des dommages à ses voisins par une utilisation abusive d’un cours d’eau.

À ce jour, cette convention n’est toujours pas entrée en vigueur.

En l’absence d’un droit positif transnational en la matière qui, s’imposant à tous, permettrait à des instances tierces à la Turquie, la Syrie et l’Irak de policer, de façon contraignante, les relations entre ces trois pays, verra-t-on des guerres de l’« or bleu » succéder, au Moyen-Orient, aux guerres de l’« or noir » ?

À titre anecdotique, rappelons, pour ce que cela vaut, que si Aaron Wolf, fon­dateur de la base de données des conflits de l’eau douce, a pu recenser plus de 3 500 traités de coopération signés en la matière au cours des millénaires, il n’a relevé qu’une seule guerre liée à l’eau qui remonte à plus de quatre mille cinq cents ans, entre deux cités de Mésopotamie, Lagash et Umma.

Mais, à cette plongée dans l’histoire porteuse d’une lueur d’espoir, un bémol !

En effet, le différend entre ces deux villes de l’ancienne Mésopotamie portait déjà sur le partage des eaux issues… du Tigre et de l’Euphrate !

Positions respectives de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak

Quid des perspectives actuelles ?

Examinons les positions respectives des trois protagonistes de cette probléma­tique, en l’absence d’une instance internationale jouissant d’une autorité et d’une légitimité suffisantes pour arbitrer les questions hydriques qui les affectent et qui peuvent se transformer en conflits ouverts, comme cela a failli être le cas dans les années 1960, lorsque l’ouverture du barrage turc de Keban et celle du barrage syrien de Tabqa provoquèrent une mobilisation irakienne. Si de telles extrémités n’ont, pour l’instant, jamais été atteintes, la coopération en matière d’eau a toujours été difficile entre ces trois pays, chacun cherchant à accaparer les ressources en eau de la région au détriment de ses voisins.

Ainsi, la Turquie défend l’argument selon lequel l’Euphrate est un fleuve trans­frontalier (qui ne relèverait donc pas du droit international), alors même que l’Irak et la Syrie soutiennent, pour leur part, qu’il s’agit d’un fleuve international.

Toutefois, alors que l’Irak et la Syrie, tous les deux en situation de dépendance vis-à-vis de la Turquie, auraient tout intérêt à s’allier, ces deux pays ne sont jamais véritablement parvenus à s’entendre sur ce sujet : ainsi, bien qu’ils s’entendent sur la qualité de fleuve international de l’Euphrate, ils se divisent sur la qualification du bassin hydrographique des deux fleuves en question.

Alors que la Syrie et la Turquie partagent, en effet, la thèse de l’unicité de ce bassin, parce qu’elle leur permettrait de retirer le bénéfice exclusif des eaux de l’Eu-phrate, en amenant l’Irak à devoir s’approvisionner uniquement à partir du Tigre, l’Irak soutient, à l’inverse, que les deux fleuves sont indépendants et ne constituent donc pas deux branches d’un même bassin hydrographique.

Cependant, à partir des années 1970, la Syrie et l’Irak ont rapproché leurs poli­tiques, et dans les années 1980, avec le soutien de la Ligue arabe, ils n’ont cessé d’en­voyer des lettres de protestation à la Turquie pour empêcher le lancement du GAP.

Cette alternance de rivalités et de coalitions d’intérêts à géométrie variable ex­plique que les quelques accords trouvés au fil du temps aient été presque exclusive­ment bilatéraux. Ainsi, en 1987, à la suite de la mise en œuvre du GAP, Ankara et Damas ont signé un accord garantissant le passage d’au moins 500 m3/seconde des eaux de l’Euphrate. Deux ans plus tard, un accord syro-irakien a prévu la réparti­tion de cette allocation minimale entre les deux pays. Ces accords ne concernant, toutefois, que les eaux de l’Euphrate laissent entière la question du Tigre, alors que le bon sens le plus élémentaire commanderait une approche englobant ces deux fleuves.

Aux problèmes hydrographiques s’ajoutent par ailleurs des différends poli­tiques. La Syrie et l’Irak ont longtemps été considérés par la Turquie comme des bases arrière du PKK. Ankara est même allée jusqu’à menacer directement Damas de guerre, en raison de ses liens avec les rebelles kurdes, avant que des négociations aboutissent le 20 octobre 1998 à la signature du traité d’Adana, par lequel la Syrie s’engageait à cesser tout soutien au PKK. Les Syriens devaient concrétiser rapide­ment cet accord en expulsant le leader de cette organisation, ce qui allait permettre son arrestation par les Turcs et provoquer une amélioration progressive des relations entre les deux pays.

Ce réchauffement des relations turco-syriennes a permis également un net renforcement de la coopération entre les deux pays en matière d’eau. Ainsi, en 2001, le GAP et son équivalent syrien, le GOLD (« General Organization for Land Development »), ont signé un accord de coopération et, depuis 2005, des projets de formations et d’échanges de compétences existent entre ces deux pays.

Une politique de rapprochement à petits pas

Une politique de rapprochement à petits pas semble se dessiner.

Ainsi, lors du Congrès mondial sur l’eau d’Antalya en mars 2007, la Turquie a annoncé son intention d’adopter une politique en matière d’eau plus équitable, fondée sur un meilleur modèle de partage des ressources en eau et sur le règlement, par des pourparlers, des différends avec ses voisins.

Par ailleurs, la coopération sur la question de l’eau entre la Turquie, la Syrie et l’Irak a connu un bond qualitatif considérable avec la décision, à la mi-mars 2008, de créer un « Water Institute » composé de 18 experts des trois pays, visant à recenser les ressources en eau de la région, à établir un rapport sur les mesures que chacun des trois pays doit adopter pour la gestion de ces ressources, ainsi qu’à mener une étude à propos du barrage d’Atatùrk, entré en service en 1992, pour travailler à une solution commune.

Parallèlement, les contacts entre les gouvernements des trois pays se sont nette­ment intensifiés depuis le début de l’année 2008. Le 3 janvier 2008, le vice-Premier ministre syrien a effectué une visite en Turquie où il a exprimé le souhait de Damas d’obtenir un meilleur partage des eaux de l’Euphrate, au moment même où une sécheresse frappait la région. Les officiels turcs y ont répondu qu’ils auraient accueilli cette demande favorablement si les réserves d’eau retenues dans leurs barrages avaient été suffisantes. La Turquie a par ailleurs conduit des pourparlers similaires avec l’Irak.

Cette politique des petits pas s’est poursuivie à l’occasion du Forum de l’eau d’Is­tanbul qui s’est tenu en mars 2009. Parmi les ateliers de ce Forum, une table ronde a été consacrée au projet ETIC. Acronyme pour l’« Euphrates-Tigris Initiative for Cooperation », l’ETIC, qui vise à promouvoir, à partir des questions d’eau douce, une meilleure coopération entre la Turquie, la Syrie et l’Irak en termes économiques, sociaux et techniques, a eu le mérite de montrer que des projets d’envergure asso­ciant ces pays demeuraient d’actualité. Enfin, bien qu’aucune position officielle n’ait été exprimée de la part des représentants politiques turcs, irakiens et syriens, ils se sont néanmoins exprimés sur l’équation hydrique régionale liant leurs pays respec­tifs pour arriver au constat qu’une meilleure coopération en vue d’exploiter leurs ressources communes serait souhaitable.

Cette évolution rejoint les mutations de la diplomatie turque vis-à-vis de ses voisins moyen-orientaux, en particulier depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. La Turquie faisait, jusqu’à présent, de la question de l’eau un enjeu purement national, comme en témoigne une déclaration de 1992 émanant de son ministre de l’Inté­rieur, à savoir : « L’eau sera la ressource la plus importante au Proche-Orient dans les décennies à venir, et nous sommes les plus riches propriétaires de cette ressource dans la région. Ces fleuves sont là depuis des millions d’années. Nous voulons les utiliser pour apporter leurs bienfaits aux enfants du pays. »

Toutefois, il semble que, maintenant, s’est fait jour à Ankara une prise de conscience éclairée tant des répercussions, au niveau régional, que peut avoir cet enjeu, que de l’obstacle que les différends en la matière peuvent représenter pour l’action diplomatique de la Turquie.

Le règlement de la question de l’eau – ou, à tout le moins, sa neutralisation – pourrait parachever les efforts entrepris par la Turquie, au cours des dernières années, pour retrouver son ancienne aire d’influence.

En sens inverse, une « guerre de l’eau » serait la pire option possible pour les Turcs puisqu’elle les priverait de ce qu’ils peuvent obtenir de manière durable et pacifique par une diplomatie dynamique, alternant pressions et concessions, qui se fonde sur leur complète maîtrise tant de leurs propres ressources hydriques que de celles de leurs voisins : une telle guerre conduirait vraisemblablement à ce que des puissances tierces viennent s’immiscer dans le nouveau « grand jeu » du Proche-Orient et du Moyen-Orient, où la Turquie détient d’excellentes cartes, ce qui milite pour qu’elle continue d’user avec modération de l’arme de taille dont elle dispose.

 

Couloir pétrolier

Ressources en hydrocarbures

Si la nature a fait de la Turquie un château d’eau, elle l’a chichement dotée en matière d’hydrocarbures. En effet, la production n’y dépasse pas 2,5 millions de tonnes/an pour une consommation d’environ 25 millions et une consommation équivalente de gaz naturel dont les deux tiers en provenance de Russie. C’est dire que 90 % des besoins de la Turquie doivent être importés malgré les efforts de la société nationale TPAO, associée à des sociétés internationales. Des recherches ont récemment été entreprises en mer Noire, notamment avec l’entreprise nationale brésilienne Petrobras et Exxon-Mobil, mais, pour l’heure, la situation pétrolière de la Turquie reste inchangée.

« Guerre des oléoducs »

Il en va tout autrement de son importance comme lieu de transit, pour le transport vers les marchés internationaux, des productions des pays riverains de la Caspienne, singulièrement de l’Azerbaïdjan. À dire vrai, cette importance énergé­tique et donc stratégique est récente puisqu’elle est liée au voisinage de la Turquie avec ces pays devenus, au cours de la dernière décennie, d’importants producteurs de pétrole et de gaz naturel. Certes, l’Azerbaïdjan était un grand producteur à la fin du xixe siècle puisque dès 1880 un oléoduc transportait du brut de Bakou à Batoum, les exportations représentant alors 10 millions de tonnes, quantité considérable alors, qui concurrençait sur les marchés la Standard Oil de Rockefeller. Plus tard, à l’époque de la Russie soviétique, les réseaux de transport étaient orientés dans la di­rection sud-nord pour alimenter le marché local. C’est dire que, lors de l’implosion de l’Union soviétique, le brut d’Azerbaïdjan s’exportait principalement de Bakou vers Soupsa sur la mer Noire et d’autres ouvrages mineurs jusqu’en 2000, lorsque les Russes construisirent l’oléoduc CPC (Caspian Pipeline Consortium). Ce tuyau d’une capacité de 650 000 barils/jour, soit 3 250 000 tonnes/an, destinée à être portée en 2015 à 1 340 000 barils/jour, transporte le brut du Kazakhstan (champs de Tengiz) vers Novorossisk sur la mer Noire en contournant la mer Caspienne vers le nord. La logique eût commandé d’accroître la capacité d’acheminement du brut de la région (1,1 million de barils/jour pour l’Azerbaïdjan, 1,6 million pour le Kazakhstan) via la Russie ou l’Iran avec des trajets plus courts. Mais les considéra­tions politiques devaient faire combattre cette solution par Washington qui finit par imposer aux sociétés pétrolières exploitant en Azerbaïdjan de construire un oléoduc évitant la Russie, allant de Bakou vers Tbilissi en Géorgie, pour traverser l’Anatolie, et aboutissant à Ceyhan, port turc sur la Méditerranée. L’oléoduc BTC était né et avec lui le rôle de la Turquie dans le transport pétrolier vers l’Occident du pétrole d’Azerbaïdjan, auquel s’ajoute une partie mineure du brut du Kazakhstan acheminé par tankers à Bakou. Les caractéristiques du BTC sont les suivantes : une capacité initiale de 550 000 barils/jour portée aujourd’hui à 1 200 000 barils/jour, une longueur de 1 776 km dont 1 076 en Turquie, un coût de 3,6 milliards de dollars financé par la Société financière internationale de la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). La Société inter­nationale BP, avec 30,1 % est l’opérateur d’un consortium qui groupe la société nationale d’Azerbaïdjan SOCAR et la TPAO de Turquie, les sociétés américaines UNOCAL, Conoco Philips, Amerada Hess, la Française Total, la Norvégienne Statoil-Hydro, l’Italienne AGIP ainsi que des sociétés japonaises, etc. La Turquie est donc partie prenante dans l’opération pétrolière et dans l’oléoduc. Elle perçoit également 300 millions de dollars par an de droits de transit.

Ce fut le début du rôle que joue désormais la Turquie dans ce que l’on a appelé la « guerre des oléoducs », bientôt relayée par la « guerre des gazoducs », comme nous allons le voir.

Dans tous ces problèmes, l’influence et la stratégie des États-Unis, de la Russie et de la Chine sont prépondérantes, et les républiques d’Asie centrale, dont les pro­ductions sont l’objet de la concurrence des puissances, exploitent au mieux cette dernière pour préserver leurs intérêts.

La Turquie devient elle aussi partie prenante dans ce grand jeu pétrolier par sa proximité avec la région pétrolière de la Caspienne, mais elle exerce aussi une influence sur les républiques cousines car turcophones.

Désormais, la Turquie est directement, nous l’avons vu, impliquée dans le BTC qui la traverse dans le sens nord-sud, mais un autre oléoduc est en construction à la suite du rapprochement intervenu avec la Russie et des conversations entre le Premier Ministre Erdogan et les dirigeants russes, le président Medvedev et le Premier ministre Poutine. C’est ainsi qu’a été mis en route en octobre 2009 l’oléo­duc Samsun-Ceyhan, suivant un accord entre la société turque Calik Holding, les sociétés russes Transneft et Rosneft, et l’Italienne ENI, qui prendra une participa­tion de 50 %. La quantité exportée de cet oléoduc qui amènera du pétrole russe en Turquie et jusqu’au marché international à partir du terminal de Ceyhan est de 1 million de barils/jour, soit 50 millions de tonnes/an, devant être portés à 70 mil­lions de tonnes/an. Il évitera ainsi pour le pétrole russe le passage réducteur de capacité des détroits du Bosphore et des Dardanelles.

Ainsi s’affirme le rôle de la Turquie dans le transport du pétrole d’Asie centrale et de Russie vers le marché européen.

« Guerre des gazoducs »

Mais il est un autre champ d’activité de transport qui est celui du gaz natu­rel. Dans ce domaine, non seulement la Turquie a déjà négocié avec la Grèce une unification de leurs réseaux de distribution de gaz naturel, mais surtout elle est directement intéressée au projet Nabucco dont la société turque Botas est l’un des promoteurs et qui doit traverser la Turquie dans le sens est-ouest.

L’historique de ce projet a déjà été évoqué dans des numéros antérieurs de Géostratégiques. Il paraît cependant utile d’exposer l’ensemble du problème afin de préciser la position des intéressés et celle de la Turquie.

La Russie, en fait la société Gazprom, fournit annuellement aux pays européens 80 milliards de m3 de gaz naturel par an, soit 25 % de leur consommation. Ce gaz vient de Sibérie, et le gazoduc principal transite par l’Ukraine et la Pologne notam­ment. Aujourd’hui, Gazprom, en association avec les sociétés allemandes BASF-EON et Gasunie, construit un gazoduc reliant directement la Russie à l’Allemagne en utilisant le fond de la mer Baltique, évitant ainsi les transits par d’autres pays, au grand dam de ceux-ci. Parallèlement, Gazprom, en association avec l’ENI italienne, projette un autre gazoduc, Southstream, reliant, par la mer Noire et la Bulgarie, l’Europe centrale, l’Autriche et l’Italie.

Au prétexte de la dépendance de l’Europe, de la Russie en matière de gaz naturel, l’Union européenne, en fait Washington, a entrepris, pour faire pièce à Southstream, de susciter le projet Nabucco. Il s’agit en fait de la politique straté­gique des États-Unis à l’égard de la Russie, compte tenu du vecteur économique et politique que représentent l’ensemble des relations énergétiques. En fait, les intérêts des producteurs et des utilisateurs sont communs : il faut en effet avoir conscience de la rigidité des transports du gaz naturel. Lorsqu’un producteur entreprend la construction d’un gazoduc, généralement en association avec des sociétés ache-teuses, il se crée un lien entre ceux-ci qui fait que le producteur est tout aussi lié que l’acheteur et qu’il ne peut évidemment pas changer de client à son gré après avoir investi des sommes considérables en amont et dans un gazoduc qu’il ne peut trans­porter ailleurs ! L’argument de la dépendance est donc fallacieux, et ce d’autant plus que, dès 1970, la Russie soviétique a vendu du gaz naturel à l’Europe sans aucun problème malgré la guerre froide.

En tout état de cause, le projet Nabucco existe. Il groupe les sociétés suivantes : OMV d’Autriche, MOL de Hongrie, Bulgargaz, Transgaz SA et Botas de Turquie. Le gazoduc unirait Bakou à l’Europe à travers la Turquie, avec une capacité de 31 milliards de m3 pour un investissement avoisinant 10 milliards de dollars. L’étrangeté de ce projet est que, contrairement à la norme et à la logique, il ne s’agit pas d’un producteur qui entend vendre son gaz mais d’acheteurs ou distributeurs qui entreprennent la construction d’un tel ouvrage sans avoir de production assurée pour remplir leur tuyau ! Les promoteurs comptent d’abord sur l’Azerbaïdjan, et notamment le champ gazier géant de Shah Deniz, mais la production de ce dernier, si elle atteint 8,6 milliards de m3/an en 2011, n’atteindra 16 milliards de m3/an que vers 2019. Or, d’autres acheteurs se sont déjà manifestés : ainsi Gazprom a conclu un accord avec GNKR, la société gazière d’Azerbaïdjan, en vue de l’achat de gaz à partir de 2010.

L’un des autres fournisseurs éventuels serait le Turkménistan, dont la produc­tion fait déjà l’objet d’exportations vers la Russie, l’Iran et surtout la Chine, avec laquelle un accord a été signé pour une livraison de 40 milliards de m3/an par un gazoduc de 1 800 km vers le Sinkiang. De plus, même si le Turkménistan pouvait fournir suffisamment de gaz pour Nabucco, il faudrait pour cela construire un ga­zoduc sous-marin à travers la Caspienne, ce à quoi s’opposent la Russie et l’Iran. Ce dernier pays pourrait être une solution mais chacun sait qu’il ne saurait aujourd’hui en être question. Un jour peut-être, le problème pourra être résolu après la mise en exploitation d’autres champs iraniens que ceux du Sud. En définitive, le projet Nabucco, dont la mise en service est prévue pour 2014, paraît aujourd’hui fort compromis. Quoi qu’il en soit, la Turquie reste intéressée à ce projet, non seule­ment parce que sa société Botas en est l’un des promoteurs et que les droits de transit représentent une source de profits non négligeables mais aussi parce qu’elle est désormais incontournable pour le transport des hydrocarbures vers les marchés occidentaux. Le gazoduc Samsun-Ceyhan, et le rapprochement avec la Russie et l’ENI dans le domaine pétrolier en sont une autre démonstration.

Considérations relatives au poids géopolitique de la Turquie

Que conclure de ces exposés sur l’importance de la Turquie en matière hydrique et pétrolière, sinon que cela ne peut que contribuer à accroire le poids géopolitique de ce pays qui est déjà considérable de par sa position géographique et ses qualités propres, comme en témoigne son histoire ?

Si la reconnaissance d’Israël et les liens qu’elle entretient avec les États-Unis ont longtemps valu à la Turquie l’hostilité des pays arabes et de l’Iran, les évo­lutions de la politique étrangère turque, notamment sa réaction à l’intervention militaire israélienne à Gaza, ont changé la donne. Sans s’éloigner des États-Unis ni de l’OTAN, elle tend à prendre de la distance avec des orientations autrefois bien établies. Il n’est pas jusqu’à l’aspiration à rejoindre l’Union européenne, désormais sur la défensive, qui semble moins impérieuse pour la Turquie d’aujourd’hui.

Son poids géopolitique, incontestablement affermi par celui qu’elle a en matière d’eau et de transport d’hydrocarbures, ne peut que conforter ses prétentions à un « leadership » dans sa région. C’est à cette Turquie de nouveau ottomane que cer­tains se réfèrent d’ores et déjà, comme, d’antan, on se référait à la « Sublime Porte ».

 

Bibliographie

 

L’eau

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