La stratégie chinoise dans le monde : le cas des Balkans

Jacques NGUYEN Thai Son

Diplomate, président d’Interface Francophone

2eme trimestre 2011

« L’objectif de la stratégie militaire est de contraindre l’ennemi à abandonner la lutte, y compris sans combat, grâce à la ruse, l’espionnage et une grande mobilité. Il s’agit donc de s’adapter à la stratégie de l’adversaire, pour s’assurer la victoire à moindre coût. » L’Art de la guerre (Sun Tzu Bingfa), par le général Sun Tzu (544-496 av J.-C.)

L’ANALYSE DE LA STRATÉGIE DE PÉKIN dans les pays de l’Europe du Sud-Est ne saurait se comprendre sans un rappel allusif aux spécificités mentales chères aux dirigeants et stratèges de la RPC.

LE JEU DE GO : Mobilité et complexité de la stratégie chinoise

À l’instar de L’Art de la guerre du général Sun Tzu, la stratégie de Pékin suit les règles du fameux jeu de go et se caractérise par la souplesse dans le mouvement, la ruse, la patience et surtout la rapidité dans l’exécution. Les dirigeants de la RPC collent à la stratégie occidentale, surtout américaine, en épousent chaque mouve­ment et avancent ou reculent en fonction du rapport de force existant à un moment donné, appliquant strictement la fameuse dialectique de « combat et négociation/ négociation et combat » (dada, damdam).

Cette stratégie, déjà fort complexe est rendue encore plus imprévisible et ap­paremment incohérente par la faiblesse du pouvoir central en matière de politique étrangère face à un nombre toujours croissant d’acteurs, allant, inter alia, des pro­vinces importantes aux militaires en passant par certains ministères et entreprises stratégiques (1).

LA RUSE (Tao Guang Yang Hui : « Cacher son jeu et faire profil bas »)

L’ancien dirigeant et successeur de génie de Mao, Deng Xiaoping, a laissé comme testament stratégique la fameuse expression Tao Guang Yang Hui (littéralement : ca­cher son éclat et soigner l’obscurité), ce qui veut dire, en termes clairs : camoufler l’action et faire profil bas tant que la RPC n’est pas encore en mesure d’affronter l’Occident avec succès. Ses successeurs ont suivi grosso modo cette recommandation, à quelques exceptions près lorsque, entre 2009 et 2010, ils ont osé s’opposer ouver­tement et de façon assez brutale à la politique américaine au Sommet mondial de Copenhague sur le réchauffement climatique (décembre 2009), à la demande des puissances occidentales pour la réévaluation du yuan (l’unité monétaire chinoise) et à la libre circulation des navires de la marine américaine au large de la mer Jaune et de la mer de Chine du Sud, à l’est des côtes du Vietnam.

LA PATIENCE (Zuo San Guan Hu Dou : « Attendre au sommet de la montagne que des tigres rivaux s’épuisent au combat »)

La Chine est une ancienne civilisation et sa sagesse plurimillénaire et ses stra­tèges ne manquent pas de s’en inspirer. Cette sagesse explique en grande partie pourquoi les dirigeants de Pékin se montrent encore hésitants, voire réticents à assumer leur rôle en tant que stakeholders (dépositaire d’enjeux) de l’ordre mondial qu’ils estiment encore globalement dominé par l’Occident.

La stratégie de la RPC consisterait à tout faire pour moderniser rapidement le pays et attendre le moment le plus opportun pour entrer en scène par la grande porte avec toutes les chances de son côté, lorsque ses rivaux occidentaux et autres auront été épuisés par leurs engagements antagonistes, générateurs souvent de ten­sions et d’hostilités.

La victimisation et le nationalisme Han

Le peuple chinois (han à 92 %) serait victime des agressions étrangères, notam­ment mongole ; manchoue, japonaise et occidentale. La RPC compte donc rétablir l’honneur national et récupérer une partie de son territoire qu’elle estime avoir été volée par les étrangers. Ce discours, inspiré du minzu fuxing ou « régénération nationale » chère à Sun Yat Sen, premier président de la République, ravive et ali­mente le nationalisme chinois sur lequel le Parti communiste chinois (PCC) entend s’appuyer pour mener à bien sa stratégie de conquête mondiale (2).

Dans une forêt, il n’y a pas de place pour deux tigres

(Y San Pu RongAr Hu)

C’est un dicton très populaire en Chine depuis l’Antiquité, dont s’imprègnent aujourd’hui encore, sans doute, un grand nombre de dirigeants qui croient que l’ordre naturel ne favorise pas, in fine, la multipolarité et que la RPC se doit de partir à la conquête de la première place pour la grande et nombreuse nation han à l’instar de l’Empire du Milieu sous la dynastie mongole du XIIIe siècle.

In fine, le dragon impérial l’emportera sur l’aigle impérial USA !

C’est la conviction d’un nombre croissant de Chinois, fiers et forts des exploits économiques, industriels, scientifiques et militaires de leur pays après seulement trente ans de modernisation. Certains milieux, civils comme militaires, ont commen­cé à faire circuler le douteux concept du « destin manifeste » de l’Empire du Milieu, qu’un grand nombre de groupes nationalistes ont repris et amplifié ces dernières années. Le grand objectif de la Chine au XXIe siècle est de devenir le n° 1 mondial, la première puissance, écrit le colonel Liu Mingfu dans son livre Le rêve chinois (3).

LA STRATÉGIE CHINOISE DANS LES PAYS BALKANIQUES

DRANG NACH WESTEN (« La marche en avant vers l’Ouest », Si Jin)

Depuis les années 1970 et pendant plus de trente ans, l’alliance loyale avec les États-Unis a permis à la RPC, d’un côté, de se débarrasser de son ancien et encom­brant allié soviétique et, de l’autre, de mener à bien, grâce à lapax americana, la po­litique des quatre modernisations et de l’ouverture, qui l’a conduite du statut d’un pays sous-développé et instable à sa place actuelle de grande puissance et deuxième économie mondiale juste après les États-Unis.

Cette tactique du « profil bas », qualifiée de « montée pacifique », a ses limites, et force est de constater que, depuis 2009, le courant nationaliste au sein du PCC a entraîné la RPC dans des actions risquées de contestation de l’ordre mondial dominé par Washington, notamment en Asie du Nord-Est et du Sud-Est. L’année 2010 peut être qualifiée d’anus horribilis pour les relations sino-américaines.

Pourtant, à chaque fois que la tension est montée, que ce soit avec les États-Unis ou le Japon, il y a eu désescalade et retour au calme, comme si les plus nationalistes au sein du régime avaient d’abord voix au chapitre avant d’être recadrés dans la ligne officielle.

Le pouvoir central aurait-il consciemment, fidèle au jeu de go, laissé les « faucons » tenter leur chance à l’Est et au Sud-Est ? Les maréchaux, les généraux et leurs camarades diplomates de la tendance nationaliste sont-ils allés trop loin, estimant que l’Amérique serait dans un processus de déclin irréversible ? Toujours est-il que, devant la détermination américaine et l’engagement maintes fois réitéré avec force des États-Unis aux côtés de leurs alliés et amis en Asie-Pacifique, la RPC a dû faire marche arrière au bon moment.

Le président Hu Jintao a profité de sa visite d’État aux États-Unis mi-janvier 2011 pour afficher sourire et largesses, et faire des concessions sur presque tous les plans. La déclaration conjointe du 17 janvier 2011 avec le président Barack Obama accepte explicitement le statu quo de la pax americana en Asie-Pacifique, mention­nant même que la RPC reconnaît la présence et le rôle légitime des États-Unis dans cette région, alors que la propagande officielle chinoise s’était déchaînée contre cette même présence à peine trois mois auparavant !

Dans la foulée, le chef de file des faucons chinois, le vice-amiral Yang Yi, a fait son mea culpa en déclarant : « Je devrais franchement dire aux Américains que l’Ar­mée populaire n’a ni la capacité ni l’intention de contester la supériorité militaire américaine tant sur le plan régional que sur le plan mondial (4). »

Pékin a d’autant plus raison de clore le chapitre malheureux des actions mal en­gagées à l’Est et au Sud-Est que son rival-allié russe, rassuré par Washington depuis la récente prorogation du traité sur la réduction de l’armement stratégique Start, renouvelé sous l’appellation de Start-follow on, avait annoncé son programme d’ar­mement de plus de 600 milliards de dollars US sur les dix prochaines années dans l’intention de renforcer sa capacité militaire à l’Est, face à la Chine notamment !

Contenue à l’Est, Pékin a donc décidé de relancer avec davantage de force et de moyens sa politique de marche en avant vers l’Ouest, le fameux Si jin, qui devrait lui ouvrir, à partir du Sinjiang (ou Turkestan oriental pour les indépendantistes ouigours), les portes vers les ex-républiques soviétiques de l’Asie centrale, jeunes États sous-développés, encore faibles et instables, et donc proies faciles, et de là, continuer sans trop d’obstacles tels que rencontrés à l’Est, et pousser vers l’Iran, la mer Caspienne, le Caucase méridional et la Turquie pour aboutir enfin dans les pays de l’Europe du Sud-Est, dont la Bulgarie en premier, tête de pont et point d’ancrage stratégique de premier plan pour le grand projet stratégique de trains rapides et d’oléoducs Est-Ouest qui devrait regrouper principalement la RPC, la Turquie et la Bulgarie (5).

L’aigle impérial chinois décollera du Sinjiang pour prendre son envol vers le nouvel empire eurasien en s’appuyant sur l’Europe du Sud-Est !

Voilà, vraisemblablement, le grand dessein stratégique de la RPC du XXIe siècle, tel que nous l’a révélé fort discrètement l’un des grands « princes » du PCC et géostratège chinois, le jeune lieutenant-général Liu Yazhou, gendre de l’ancien pré­sident de la RPC Li Xian Nian, commissaire politique de l’Académie de défense nationale, étoile montante à Pékin et ardent admirateur de la société américaine, partisan farouche de la démocratisation de la société chinoise, condition sine qua non, selon lui, pour que la RPC puisse accéder, un jour, au statut d’hyperpuissance mondiale (6).

Le général constate, à juste titre, que la Chine, malgré la flotte de parade de l’amiral Zheng He (1371-1435) de la dynastie Ming et même à cause de celui-ci (10), n’a jamais été une grande puissance navale, comme par exemple le Portugal et le Royaume-Uni, dont les flottes dominaient les mers du monde entier. Au contraire, la flotte chinoise de Ly Hongzhang s’est fait battre honteusement en 1895 par la marine nipponne dans la mer Jaune, entraînant déshonneur national et perte de l’île de Taiwan au profit du Japon.

À l’inverse, soutient-il, l’Empire du Milieu s’est agrandi énormément vers l’ouest, sous la dynastie mongole (XIIIe siècle), quand il s’étendait jusqu’en Europe, comme sous celle des Qing, quand la conquête du Sinjiang, bien que coûteuse, a élargi immensément les frontières de la Chine vers le sud-ouest, léguant à la nation une « perle précieuse et un énorme gâteau d’une valeur inestimable au plan des ressources et surtout au plan géostratégique (7) ».

Le général Liu Yazhou s’est fait le chantre de la Marche en avant vers l’Ouest depuis des années car il soutient que les grandes villes côtières de l’Est et du Sud-Est et Taiwan sont vulnérables et difficiles à défendre en cas de conflit avec les États-Unis, faute de profondeur stratégique.

D’où la nécessité de rechercher un modus vivendi provisoire et donc tactique avec l’Oncle Sam à l’Est pour se concentrer sur le développement de l’Ouest, en par­ticulier le Sinjiang, riche en ressources minérales et géopolitiques, car cette région frontalière ne devrait plus être vue comme une frontière mais en tant que base de richesses et de puissance, et la meilleure voie d’accès, toujours selon notre général, vers l’Asie centrale, déjà enserrée dans l’OCS sous leadership chinois (Organisation de coopération de Shanghai), et, somme toute, facile à conquérir, selon lui, pour la gloire et la grandeur de l’Empire du Milieu moderne !

Sa construction géostratégique paraît logique et limpide : à partir du Sinjiang, devenu, à son sens, aire stratégique de développement et base de lancement, la RPC se doit de lancer la réalisation d’une ligne de trains rapides Est-Ouest pour passa­gers et frets jusqu’en Bulgarie en passant par l’Asie centrale, l’Iran, l’Irak, la mer Caspienne, le Caucase du Sud et la Turquie.

Le général rêve de la réalisation rapide de cette voie ferrée, doublée logique­ment d’un réseau d’oléoducs qui ferait de la « poule chinoise » (c’est bien la forme géographique de la Chine) un énorme et majestueux aigle impérial dont les ailes « couvriraient, d’un côté, la côte orientale et sud-orientale du pays et, de l’autre, tout le couloir du Sinjiang à l’est jusqu’aux plaines et montagnes du Danube à l’ouest (8) » !

Depuis plus d’une décennie, le gouvernement chinois s’emploie à exécuter ce grand programme de développement des provinces de l’Ouest, notamment le Tibet et le Sinjiang. Il porte ses efforts actuellement sur les pays de l’Asie centrale, de la mer Caspienne, l’Iran, la Turquie et les pays de l’Europe du Sud-Est (9).
La RPC consolide et accélère son implantation dans les Balkans : la tactique du coucou et la stratégie de la toile d’araignée

De prime abord, il est reconnu que, jusqu’à la fin de la décennie 1980, la RPC ne semblait pas s’intéresser outre mesure aux pays de l’Europe du Sud-Est, pour des raisons géographiques, culturelles et politiques, bien que l’histoire garde la trace de ses relations très étroites avec l’Albanie pendant la guerre froide et sa rivalité avec l’URSS.

Or, à l’effondrement de l’Europe de l’Est et de l’URSS, et plus particulière­ment à partir des guerres de succession de l’ex-Yougoslavie durant la décennie 1990, Pékin s’est réveillée face à la stratégie des États-Unis d’atlantiser toute l’Europe cen­trale, orientale et sud-orientale en proposant la protection de l’OTAN aux pays de l’Europe du Centre et de l’Est, et en implantant ses armées dans les petites répu­bliques issues de l’ex-Fédération yougoslave, notamment au Kosovo, à la faveur des guerres de succession de l’ex-Yougoslavie.

La Chine y voyait la grande stratégie de Washington pour étendre l’emprise américaine sur les pays de l’Europe du Sud-Est, ventre mou du continent européen, par le truchement de l’OTAN et pratiquement sans l’Union européenne.

L’oncle Sam espérerait ainsi contrôler l’Europe entière et, partant, toute cette région géostratégiquement importante que constituent la Turquie, l’Irak, l’Iran, le Caucase du Sud et la mer Caspienne, ceci avec le soutien des membres de l’OTAN dans la région, notamment la Grèce et la Turquie.

Ainsi, d’une pierre deux coups : les États-Unis pourraient encercler la Russie ri­vale par le sud, mieux contrôler les réserves de pétrole et de gaz de la mer Caspienne, du Proche- et du Moyen-Orient, et assurer durablement leur domination dans cette vaste région d’importance géostratégique majeure. Sans parler du contrôle de la partie occidentale du fameux corridor eurasien !

La RPC a procédé par étapes, comme l’exige le jeu de go : consolider sa position et profiter de son nouveau statut de puissance mondiale et de sa nouvelle puissance économique et financière pour tisser sa toile d’araignée dans les Balkans.

En premier lieu, Pékin a cherché à consolider sa présence datant depuis les années 1950 dans les pays de l’ancien bloc communiste de l’Europe du Sud-Est, notamment l’Albanie, la Yougoslavie, la Bulgarie et la Roumanie.

En second lieu la RPC tient à profiter de sa nouvelle puissance économique et financière pour y investir dans l’infrastructure, l’énergie, les transports, l’industrie, la télécommunication…

L’Albanie

À partir des premières années 1990, la RPC a renforcé ses relations avec son ancien allié (10) des années 1960 contre l’hégémonie soviétique dans le monde communiste. En novembre 2009, a eu lieu la rencontre à Tirana entre le président albanais Bamir Topi et le vice-Premier ministre chinois Zhang Dejiang au cours de laquelle les deux dirigeants se sont engagés à renforcer les relations traditionnelles entre les deux pays. Le président Topi a qualifié de « trésor » l’amitié albano-chinoise et le Premier ministre Bérisha a annoncé que son pays était disposé à maintenir les échanges de haut niveau, approfondir la coopération économique et commerciale, et faciliter les investissements chinois dans le pays (11).

La Serbie

Durant les guerres d’ex-Yougoslavie, menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Serbie de 1991 à 2001, la RPC s’est rangée parmi les rares soutiens de Belgrade, et l’ambassade chinoise ne semblerait pas avoir été bombardée le 8 mai 1999 par erreur par l’aviation de l’OTAN.

Par la suite, la Chine a soutenu énergiquement la position serbe contre l’auto-proclamation de l’indépendance kosovare, certes en partie pour des raisons de poli­tique intérieure mais surtout pour des considérations géostratégiques bien réfléchies.

Pour la RPC, la Serbie est devenue un allié précieux dans les Balkans contre la stratégie américaine d’atlantisation (ou d’otanisation) des pays balkaniques via le gigantesque camp américain Bondsteel, réplique impressionnante de la base Guantanamo, implanté en plein cœur des montagnes vierges du Kosovo.

La Chine a su en tirer un avantage psychologique et politique énorme, et au­jourd’hui la Serbie espère devenir la porte d’entrée en Europe pour Pékin. De nom­breuses rencontres de dirigeants de haut niveau ont eu lieu fréquemment entre les deux capitales, débouchant sur des coopérations et partenariats stratégiques et investissements importants (de plusieurs milliards de dollars US) dans les secteurs variés de l’industrie, de l’énergie, des infrastructures, des transports, des télécom­munications et même et surtout dans le domaine militaire.

À noter que, symboliquement, la Serbie a attribué à des sociétés chinoises le contrat de rénovation d’une centrale à charbon datant de l’époque yougoslave, si­tuée sur les rives du Danube, à Pozarevac, cependant qu’un autre groupe chinois s’est vu attribuer, sans appel d’offres, la construction d’un pont de Belgrade sur le même fleuve. En novembre 2010, un constructeur chinois de machines agri­coles a signé un accord pour l’installation d’une usine de tracteurs à Novi Sad, depuis les Chinois investissent dans les terres agricoles du Sud de la Serbie. En décembre 2010, le constructeur automobile chinois, Dongfeng Motor, a annoncé la prochaine ouverture d’une chaîne de montage de camions dans la ville serbe de Priboj… Afin de faciliter ses investissements, Pékin a accordé à la Serbie un grand volume de crédit à des taux et des conditions défiant toute concurrence, et sans rien exiger en retour, contrairement au FMI et l’UE (12).

 

Croatie, Bosnie-Herzégovine, Monténégro, Macédoine et Kosovo

Bien naturellement, Pékin pratique à peu près la même politique dans les pe­tites républiques issues des guerres de succession d’ex-Yougoslavie, à l’exception du Kosovo, que Pékin qualifie d’« État OTAN » fantoche que la RPC refuse de recon­naître à cause de son indépendance autoproclamée, que la Chine tient pour illégale et dangereuse pour l’ordre national et mondial et surtout en raison de sa totale dépendance des USA qui y disposent du gigantesque camp Bondsteel.

 

La Roumanie

Ici également, la RPC consolide sa présence en profitant des anciennes relations entre pays frères du temps de la guerre froide, tout en s’employant à tisser de nou­veaux liens importants avec ce pays géostratégiquement bien situé et le plus peuplé de l’ensemble balkanique. Le vice-président chinois Xi Jinping, en visite à Bucarest le 19 octobre 2009, après celle du président Hu Jintao en 2004, a appelé au renfor­cement des relations bilatérales. Il a suggéré de développer la coopération dans la manufacture électroménagère, les télécommunications, la logistique, le tourisme et l’infrastructure. Il n’a pas oublié d’appeler à réformer le système financier mondial et à combattre le protectionnisme.

 

La Bulgarie

Le schéma chinois est le même, à une différence près, à savoir que Pékin attache davantage d’importance à ce pays qu’elle considère comme devant être le point d’ancrage géostratégiquement crucial de la tête de pont sur le continent européen du grand projet de ligne de trains rapides Est-Ouest que la PRC cherche à réaliser à partir de l’Est via le Sinjiang. En décembre 2010, la Chine devait inviter officiel­lement la Bulgarie à se joindre avec la Turquie à ce gigantesque projet, suite à des négociations élaborées entre les trois ministres des Transports.

Par ailleurs, la Bulgarie et la RPC envisagent de créer une coentreprise bina-tionale pour développer les infrastructures des ports marins bulgares, la Bulgarie offrant de surcroît des concessions portuaires tant maritimes que fluviales à des groupes chinois (13) !
La Grèce

Ce pays est membre à part entière de l’UE et de l’OTAN, et la RPC y était en territoire relativement inconnu et « étranger » par rapport aux anciens pays frères du défunt bloc communiste.

Or la RPC lorgnait de ce côté depuis longtemps et a saisi très vite l’occasion de la crise financière de 2008 et des déboires de la Grèce pour s’y implanter dans les meilleures conditions possible, avec le risque d’en faire le « cheval de Troie de la Chine en Europe ».

Le samedi 2 octobre 2010, en pleine crise politique et surtout financière avec un sérieux risque systémique pour l’UE, la Grèce a reçu un soutien financier d’impor­tance de la Chine, qui, en échange de l’engagement de racheter une partie impor­tante de la dette publique grecque, va étendre son emprise sur les infrastructures du pays dont elle compte faire sa porte d’entrée en Europe du Sud et dans les Balkans. La société chinoise Cosco a ainsi obtenu la concession sur trente-cinq ans du port du Pirée.

Certes, la RPC ne dispose pas encore de la capacité de vraiment faire de la Grèce son cheval de Troie en Europe, mais Pékin a réussi un coup de maître dans cette opération car les Chinois ont réussi à se faire des amis autant dans cette région importante qu’à Bruxelles. D’ailleurs, cette action résulte d’un long processus de coopération et de partenariat entre les deux pays, dont le symbole est la flamme olympique chinoise arrivant à Pékin en 2008 de la Grèce !

Les armateurs grecs, les plus importants du monde, sont par ailleurs les plus gros clients des chantiers navals chinois et transportent une grande partie de la production made in China de par le monde. D’autres accords suivront, avec à la clé de nouveaux investissements chinois dans les domaines aussi variés que les télécom­munications ou l’audiovisuel, créant ainsi une tête de pont vers les Balkans, une région dans laquelle les investisseurs grecs se sont massivement implantés depuis la chute du rideau de fer. Or la crise économique mondiale a fortement touché les Balkans. Les investisseurs grecs, moins soutenus par les banques et les fonds publics grecs, ont préféré se retirer et revendre leurs affaires. Et pourquoi pas aux Chinois ? Business is business !

La tactique du coucou dans les Balkans

Cette implantation en Europe sud-orientale, via la Grèce vers le sud, est d’au­tant plus facile que Pékin a des liens historiques avec de nombreux pays des Balkans.

Pratiquant la tactique du coucou, l’oiseau qui met ses œufs dans le nid déjà ins­tallé des autres volatiles, les Chinois se renforceront ainsi dans un territoire vierge pour la RPC.

 

En guise de conclusion

Ainsi la RPC a-t-elle patiemment, comme au jeu de go, réussi à s’implanter solidement dans les pays de l’Europe du Sud-Est, soit en y tissant sa toile d’araignée grâce à des liens historiques avec ses anciens pays frères du temps de la guerre froide, telles la Serbie et la Bulgarie en particulier, soit en pratiquant la tactique du coucou comme en Grèce.

Une tête de pont a été ainsi créée dans la partie sud-orientale du continent eu­ropéen pour servir, peut-être dans les dix-quinze ans à venir, de point de jonction et d’ancrage pour la ligne de trains rapides qui ne tarderont pas à y affluer de la Chine surpeuplée mais riche et prospère, apportant passagers et marchandises à profusion.

Le rêve d’un grand général chinois, Liu Yazhou, partagé chaque jour par davan­tage de ses compatriotes, est de faire de cette voie ferrée Est-Ouest un instrument capable d’aider la RPC à étendre son emprise sur l’Europe.

Ce nouvel empire résulterait d’une alliance tactique avec cette dernière – L’Art de la guerre de Sun Tzu et jeu de go obligent ! – pour exclure les États-Unis des en­jeux mondiaux et permettre à la Chine d’accéder à sa place d’hyperpuissance n° 1 !

 

Que sera sera !

Mais les leçons de l’histoire et de la géopolitique suggèrent que tout dépend in fine des hommes et des valeurs auxquelles ils croient, et le dernier mot appartiendra toujours aux nations d’Europe qui tiennent le bout occidental du grand dessein chinois. Sans ce bout, le grand rêve des stratèges chinois s’effondrerait car il n’y au­rait plus de point d’ancrage pour créer et tenir ce fameux couloir eurasien (the eura-sian corridor) dont dépendrait le contrôle de l’ensemble bicontinental Europe-Asie.

Tout dépend aussi des Chinois.

Sauraient-ils procéder rapidement à la démocratisation de leur pays-continent, comme le souhaite ardemment le grand général géostratège Liu Yazhou, afin d’op­ter pour des valeurs d’humanisme et de fraternité auxquelles leurs ancêtres adhé­raient et de proposer à l’Europe autre chose que les valeurs marchandes ? Faute de quoi, leur rêve d’hyperpuissance et d’empire mondial ne serait qu’un mirage absurde, inutile et risqué.

NOTES

  • « Cooperation and the Chinese hydra », John Lee, The NationalInterest, 01.201, www. cis.org.au.
  • « La Chine, puissance agressive et complexe », Brice Pedroletti, Le Monde, 02.2011.
  • cit.
  • « South China », MorningPost, 02.2011.
  • novinite.com, 28.10.2010.
  • En avant vers l’Ouest, Général Liu Yazhou.nd.edu/.
  • Zheng He (1371-1435), grand eunuque musulman au service de la dynastie Ming, marin, explorateur et diplomate, à la tête d’une grande flotte « de trésor et de luxe ». Après plusieurs longues expéditions pacifiques fort coûteuses, l’empereur Hongxi (1424-1425) décide de les arrêter et d’interdire toute nouvelle construction de grands navires pour des raisons d’économie.
  • En avant vers l’Ouest, op. cit.
  • cit.
  • « China’s search for a grand strategy », Foreign Affairs, mars-avril 2011.
  • L’Albanie et la Chine ayant le même point de vue, vers la fin de l’année 1960, le gouverne­ment albanais se rapproche de celui de Pékin. En décembre 1961, l’Union soviétique rompt toute relation diplomatique, la Chine dépêche aussitôt des experts chargés de remplacer les conseillers soviétiques retirés du pays et fournit des crédits à l’intérêt peu élevé. La petite Albanie peut ainsi braver la puissante Union soviétique.
  • french.peopledaily.com.cn, 02.11.2009.
  • « Frankfurter Zeitung et Serbia hopes to become China’s gateway to Europe », Michael Martens, Le Courrier International, hebdo 1014, 16.2.2010, archive.ekathimerini. com.

« China invites Bulgaria to join High-Speed Asia-Europe Rail with Turkey », Sofia News Agency-Business, 28.10.2010, www.novinite.com.

 

 

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