La sécurité culturelle et historique des peuples au XXIe siècle

L’intervention de M. Ali RASTBEEN sur « la sécurité culturelle au XXIème siècle » à la 12ème réunion internationale des hauts représentants chargés des questions de sécurité, à Saint-Pétersbourg, organisée par le Conseil de la Sécurité de la Fédération de Russie, le 25 avril 2024.

L’enfermement des systèmes politiques occidentaux dans une grille de lecture manichéenne et simpliste, rendant leur élite incapable de voir et comprendre les évolutions profondes du monde, s’est révélée destructrice voire mortelle pour de nombreux peuples. En Europe, Russie et ex-Yougoslavie ont été les laboratoires de ces politiques de destruction des peuples à grande échelle. La « démocratisation » occidentale est une utopie, comme la construction d’États artificiels depuis l’extérieur, et les opérations de l’OTAN ont surtout permis d’empêcher tout rapprochement entre Union Européenne et Russie. Pour protéger l’identité et la culture des peuples, il faut réactualiser la notion d’« âme des peuples », aujourd’hui tombée en désuétude. Cette notion, présente dans les corpus doctrinaux internationaux sous le nom d’« identité nationale » (ou « culturelle ») demeure floue, relative et interchangeable parce que jamais définie sérieusement ou posée en référence à un cadre moral bien établi. À l’avenir, il faudra reconnaître un droit imprescriptible des peuples à disposer de leur langue, identité et culture, droit qui devra être assorti de protections militaires, mais aussi juridiques, et qui passera par la constitution d’alliances alternatives et contre-hégémoniques de toutes sortes.

Monsieur Le Président du Conseil de la Sécurité de la Fédération de Russie, au nom de l’Académie de Géopolitique de Paris, je vous remercie de l’accueil chaleureux qui m’a été réservé.

Si l’on veut éviter que le 21ème siècle ne devienne, à l’instar du siècle dernier, le théâtre de bains de sang liés à des délires politico-mystiques[1], il faut protéger en priorité la culture et l’identité des peuples. Il est impératif de remettre au goût du jour la notion d’âme des peuples, en vigueur au 19e siècle mais, depuis, ringardisée et obsolète aux yeux des élites médiatiques, idéologiques et politiques en place :La notion d’âme des peuples n’a cessé d’être bafouée.

Elle été marginalement et provisoirement, tolérée et intégrée au corpus doctrinal du système onusien (Conseil de sécurité, Assemblée générale, Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) et surtout UNESCO) et des grandes institutions internationales (Fonds Monétaire International, Banque Mondiale, Organisation Mondiale du Commerce, Organisation Mondiale de la Santé, Bureau International du Travail …), sous le nom d’identité nationale ou d’identité culturelle. Ces notions n’ont jamais été définies sérieusement ni posées ou fondées en référence à un passé intangible ou à un système moral bien établi. Pour exister et avoir droit de cité dans l’arsenal juridique international, il fallait qu’elles fussent labiles, relatives, interchangeables et adaptables en toutes circonstances…

Quiconque ose décrire la France comme ethniquement gauloise, juridiquement romaine, linguistiquement latine, institutionnellement capétienne et moralement chrétienne est aussitôt étiqueté de fasciste ou d’ultraréactionnaire et mis au ban du système politico médiatique comme « dangereux réactionnaire ».

Quiconque s’avise de dire que la Russie est fondamentalement slave, d’esprit tsariste et de culture orthodoxe était, en Occident, est banni du jeu médiatique et regardé comme obscurantiste et antidémocrate.

Quiconque dit qu’il y a des principes respectables dans l’Islam traditionnel et fait l’éloge des traditions soufies ou de la révolution iranienne de 1979, avec ce que celle-ci porte en elle de volonté de retour aux sources et de réappropriation des principes édifiants de l’islam, est aussitôt considéré comme partisan de l’obscurantisme, ennemi des libertés, quand ce n’est pas agent du terrorisme international.

Peu à peu et insidieusement, les systèmes politiques occidentaux – sous l’impulsion des États-Unis d’Amérique et plus précisément des néoconservateurs et des sectateurs inconditionnels du système démocratique, les dirigeants américains – se sont enfermés dans un système de pensée manichéen où tout ce qui n’est pas eux est le mal absolu, et où l’histoire humaine n’est plus que le théâtre d’une immense bataille multiséculaire entre la démocratie et la dictature, entre la modernité et l’obscurantisme ; entre la société ouverte et le totalitarisme, ennemi de toute liberté[2].

Cette grille de lecture, qui s’est imposée avec force à partir des années 1990, n’a pas seulement rendu les élites occidentales autistes, elle les a également rendues aveugles et sourdes. Conditionnées par ce schéma de pensée ultra-primaire, elles se sont rendues incapables de comprendre les évolutions profondes du monde contemporain et inaptes à saisir les transformations souterraines qui s’y jouent, discrètement mais sûrement.

Pour parvenir à leur fin, elles réactivèrent et érigèrent en mythe deux vieilles notions, quelque peu oubliées, : celle de Manifest Destiny et celle de cosmopolitisme heureux. La mise en œuvre systématique de ces deux principes provoque des ravages qui, dans certains cas, se révèlent mortels. De très nombreuses sociétés sur chacun des cinq continents ont subi ses conséquences destructrices. En Europe, les deux principaux laboratoires d’expérimentation de ces politiques de destruction des peuples à grande échelle furent la Russie et les provinces de l’ex-Yougoslavie.

Après la chute du Mur de Berlin, les russes tombèrent dans le piège de cette stratégie américaine de domination par l’économie et la religion : adhésion populaire au « marché », vagues de privatisation… Les conséquences furent désastreuses et sapèrent les fondements de la société russe : chute du taux de natalité, explosion de la mortalité et de l’alcoolisme, départ des chercheurs, scientifiques et ingénieurs qualifiés… C’est ce qui advient des États qui oublient, ne serait-ce qu’un instant, la distinction fondamentale et mère de toutes les sagesses en géopolitique : la distinction de l’ami et de l’ennemi (C. Schmitt). Obsédés par le sauvetage de l’État ou la préservation de leurs intérêts, ils ne perçurent pas la gravité de la menace constituée par la perversité morale et la capacité de persévérance dans le vice des systèmes anglo-saxons. Ils livrèrent la Russie à la pire bande de rapaces qu’elle ait connu, oubliant l’expérience pluriséculaire laissée par les résistants à l’impérium anglo-saxon Napoléon 1er, Napoléon III et Charles de Gaulle.

***

Pour réfléchir à l’avenir, il faut paradoxalement se plonger dans le passé. Les conséquences du dépeçage de la Yougoslavie n’en finissent pas d’impacter l’Union Européenne, qui soutient deux entités largement artificielles et sans légitimité historique telles que la Bosnie et le Kosovo, toutes deux largement sous perfusion financière internationale. Ces événements tragiques se sont soldés par la primauté des intérêts de l’OTAN sur ceux de l’Union Européenne, qui venait à peine de ratifier son traité de Maastricht (en 1992). La construction d’États multiethniques ou artificiels par des forces extérieures est une utopie, et la non-prise en compte des intérêts serbes légitimes hypothèque tout règlement définitif de la question balkanique, source d’instabilité régionale. Outre les prétextes fournis à la Russie (pour la reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud), les opérations de l’OTAN ont surtout constitué un obstacle majeur à un rapprochement entre Union Européenne et Russie.

Pour protéger à l’avenir l’identité et l’indépendance des peuples – au premier chef ceux qui ne disposent pas de puissantes forces armées – il faudra reconnaitre un droit imprescriptible des peuples à disposer de leur langue, de leur identité et de leur culture ; droit assorti de protections militaires mais aussi juridiques (pénalités financières en cas de violation de ces principes par une puissance extérieure). Cela passe par la constitution de puissances alternatives à la superpuissance américaine, capables de faire contrepoids et de contrecarrer ses projets d’asservissement ou de mise au pas des petits peuples indociles. Cela passe enfin par la constitution d’alliances – militaires mais aussi économiques, linguistiques, culturelles et civilisationnelles – capables de mobiliser très rapidement réserves monétaires, arsenaux et troupes armées en cas d’agression d’un petit peuple par une puissance anglo-saxonne continuant à prétendre à la domination mondiale.

Je vous remercie de votre attention.


[1] La formule est empruntée au pape Pie X qui définissait le « modernisme » comme l’égout collecteur de toutes les hérésies.

[2] Cf. Karl ¨Popper; La société ouverte et ses ennemis.

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