le Général (cr) Henri PARIS
Juillet 2005
La politique moyen-orientale de la Russie, avec sa prolongation en Asie, traduite par sa stratégie, s’inscrit désormais en rivalité, voire en opposition, avec les Etats-Unis. Au lendemain immédiat du 11 septembre 2001, dans une belle envolée, Moscou assurait Washington de son soutien sans faille dans la croisade antiterroriste engagée par les Américains. De son côté, dans la même immédiateté, Washington oubliait les atteintes russes aux droits de l’Homme en Tchétchénie, tant dénoncées, et n’avait désormais pas de meilleur ami que Moscou. Russes et Américains étaient des alliés indéfectibles puisqu’ils avaient les mêmes ennemis sous des aspects à peine différents : les terroristes islamistes, qu’ils relèvent d’Al-Qaïda et opèrent à New-York et à Washington, ou qu’ils dépendent d’organisations tchétchènes pour agir à Grozny ou à Moscou. La belle alliance ne dura pas longtemps. Ne serait-ce qu’à l’occasion des élections ukrainiennes, en 2004, on retrouve les Russes et les Américains dans des camps opposés. Le même phénomène s’était déjà produit lors de l’engagement militaire américain en Irak en 2003.
En 1991, la chute de l’Union soviétique avait signifié la disparition des blocs militaro-politiques en ce sens qu’il n’en restait plus qu’un, l’OTAN, champion de la démocratie. Et tous devaient désormais toucher les dividendes de la paix. Francis Fukuyama, grand philosophe américain d’origine japonaise et hégelien, promettait un avenir radieux infini à tous les tenants du modèle démocratique américain. Les guerres balkaniques des XXème et XXIème siècle ruineront très vite ces rêves en démontrant que des affronements de puissance se superposaient aux luttes idéologiques. Parallèlement à l’opposition entre Russes et Américains, et dans sa continuité, se développait un conflit larvé entre Chinois et Américains avec un rapprochement sino-russe.
Ce rapprochement n’est pas le seul, en étant à l’origine de la création d’un bloc militaro-politique, suivi de bien d’autres.
Ainsi la politique moyen-orientale de la Russie n’est jamais qu’une pièce encastrée dans un puzzle qu’il convient d’examiner dans sa globalité pour en appréhender exactement les constituants et les contours.
Cependant, la première des démarches consiste à cerner les enjeux susceptibles d’opposer les Russes aux Américains, et au-delà les enjeux primordiaux poursuivis par les Russes.
Les enjeux russes
Au Moyen-Orient, pas plus qu’ailleurs, aucun enjeu idéologique n’anime les Russes. Ils se sont convertis à l’économie de marché progressivement, en fonction de la dégradation du système soviétique dans la seconde partie des années 1980. Le système soviétique s’est effondré sans attaque extérieure. Il est mort de ses propres contradictions, sans intervention des Occidentaux, ce que n’ont toujours pas bien perçu les Américains qui s’enorgueillissent d’une victoire qu’ils n’ont pas remportée.
Comme les Russes sont parfaitement au courant d’avoir, de leur propre initiative, mis fin à leur système d’une économie trop planifiée mais, aussi et surtout, d’un régime trop policier, ils n’en sont pas nostalgiques et ne cherchent plus à exporter un modèle marxiste conquérant qui a fait faillite.
S’il existe un parti communiste en Russie – et il existe – sa revendication n’est pas de revenir à l’ordre stalinien. Quant à une nostalgie, elle a trait à la grandeur passée d’un statut de grande puissance et non à un système sociétal et social jugé mauvais, ce qui ne vaut pas satisfecit pour le nouveau.
Le duel que livre la Russie n’est donc pas d’ordre idéologique. Les enjeux qu’elle défend relèvent de l’économie et d’une politique de puissance étatique, très simplement.
Le premier enjeu est de politique interne. Il s’agit d’empêcher la fragmentation de la Fédération de Russie, attisée bien souvent par des intérêts étrangers. De là, le refus de tout séparatisme, qu’il s’agisse de la Tchétchénie, qui veut son indépendance soutenue par des pétromonarchies, ou des Kouriles réclamées par les Japonais. Presque dans le même ordre d’idée, intervient le maintien, voir la recherche du raffermissement de la Communauté des Etats indépendants, la CEI, bâtie à grand peine sur les décombres de l’URSS. Fait symptomatique, cette CEI, que les Russes appellent leur « étranger proche » se compose des douze républiques désormais indépendantes, anciennement constitutives de l’Union soviétique, mais à laquelle ont refusé de s’unir les trois républiques baltes, préférant adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne. Les républiques du sud touchent à la zone de turbulence moyen-orientale.
Le deuxième enjeu russe est encore interne : il s’agit de rebâtir un Etat. En effet, l’Etat soviétique était le Parti. Le parti en s’effondrant a entraîné toute la structure étatique dans l’abîme. La dernière institution à s’écrouler a été l’armée. Quant à la transformation de la Russie en démocratie parlementaire, elle se fait mais peu à peu, très lentement, dans une économie dégradée dont les performances sont largement inférieures à ce qu’elles étaient du temps de l’Union soviétique, ce qui n’est pas sans entraîner des regrets à l’égard d’une économie planifiée. Tout autant que la révolution marxiste, l’exportation du modèle occidental, économique, social et politique exige des décennies, voire des siècles pour être couronné de succès. Les Russes, dans l’un et l’autre des cas manquent cruellement du recul des temps. En revanche, les Russes ont laissé se développer considérablement un système mafieux. Comme toutes les ex-républiques soviétiques sont logées à la même enseigne, la corruption et la mafia règnent sur l’ancien espace soviétique.
Dans ces conditions, il est très difficile à Moscou de trouver des outils propres à mener une politique étrangère efficace. En effet que peut-on faire avec un Etat déliquescent, une économie en perdition et une armée en déroute ?
Dernier élément, Moscou cherche désespérément à redresser une économie complètement ruinée. Sur les décombres de l’économie étroitement planifiée du modèle communiste, reste même à bâtir de toute pièce un système bancaire qui puisse être connecté avec le système mondial. De fait, l’économie russe répond aux caractéristiques d’un pays du tiers monde. La Russie importe des produits manufacturés en échange de matières premières dont la principale est le pétrole. C’est ce qui sauve son économie avec les aides des Occidentaux qui craignent que le chaos russe ne dégénère en aventure guerrière interne ou externe.
Paradoxe apparent, aucun des pays producteurs de pétrole ne sait transformer sa manne en investissements productifs. Ou il y a dilapidation, ou corruption et accaparement en des mains privées. Généralement tous les défauts sont réunis et la production pétrolière est nationalisée directement ou indirectement par le biais de sociétés étatiques, ce qui facilite le processus décrit. Le seul contre-exemple est fourni par les Etats-Unis, producteurs de pétrole mais à raison de moins de 50 % de leurs besoins. A remarquer d’ailleurs que les Etats-Unis sont devenus un pays industrialisé et développé bien avant l’utilisation du pétrole, donc le contre-exemple n’est pas valable ! A remarquer encore que si les Etats-Unis, apôtres du libéralisme, n’ont pas nationalisé leurs compagnies pétrolières, d’aucun avancent que ces mêmes compagnies ont acquis l’Etat américain, y compris ses serviteurs.
Effectivement, une majorité de responsables gouvernementaux en 2005 ont été des dirigeants de grandes compagnies pétrolières dans lesquelles ils conservent des intérêts.
La Russie n’échappe pas au défaut. Une partie de la production pétrolière est en des mains privées qui sont accusées de corruption active et de vouloir s’ingérer dans les affaires de l’Etat, ce qui, par certains aspects, tombe sous le coup de l’évidence. Il en est ainsi du président du groupe loukos, M. Khodorkovsky, et d’autres personnages qui ont préféré l’exil, tel
- Abramovitch. Une autre partie de la production est aux mains d’une société dont le capital est détenu par l’Etat, Gazprom. Le gouvernement russe s’efforce d’étatiser l’ensemble des industries pétrolières et gazières russes.
Le gouvernement russe va ainsi avoir en permanence une deuxième préoccupation majeure, s’assurer de la maîtrise de l’acheminement des hydrocarbures russes par des oléoducs et des gazoducs, vers les pays consommateurs. Préoccupation annexe mais non dénuée d’importance : se mêler des affaires pétrolières du monde. Ainsi se trouvent réunis tous les motifs de longs et profonds conflits d’intérêts avec les Américains, notamment au Proche et au Moyen-Orient, comme en Asie centrale et dans le Caucase. Les Russes se refusent à adhérer à l’OPEP, ne voulant pas se lier à une organisation.
Les enjeux américains
Les Américains se targuent d’avoir une idéologie, d’être attaqués pour leur idéologie démocratique et donc de mener une bataille idéologique défensive contre le terrorisme islamique. Forts de leur victoire contre la « force du mal », l’Union soviétique, ils s’estiment les champions d’une démocratie libérale teintée de religiosité. Ce n’est donc pas par abus de langage que les Américains utilisent des termes, à l’instar de slogans, comme « les forces du mal », les rogue states, les Etats-voyous, pour désigner leur ennemi. L’american way of live est prôné comme modèle universel exportable et c’est très sincèrement qu’un discours quelconque est conclu par God bless America, ce que reprend un billet de banque. Au plan factuel, il est indéniable que la puissance américaine est la première de la planète dans presque tous les domaines dont l’économie, les forces militaires et la recherche scientifique.
Les Américains ont cependant un problème crucial, partagé d’ailleurs par tous les Etats industrialisés et développés : une soif inépuisée d’énergie. Or, l’énergie la plus commode à transporter, produire, stocker et exploiter est représentée par les hydrocarbures, essentiellement par le pétrole ? Même le gaz, la forme la plus achevée du pétrole, est liquéfié pour être transporté sur de longues distances maritimes. Les Américains sont bien producteurs de pétrole, mais pas assez. La demande est exponentielle, cas des pays émergeant, tels la Chine, l’Inde et le Brésil, qui ont un besoin croissant d’énergie.
La croissance de la demande tend à faire bondir les prix : celui du baril, près de 159 litres, oscille autour de 50 $ en 2005 et il est évoqué un prix de 100 $ comme éventualité plausible en 2010. Le coût d’extraction du pétrole à terre est de 2 $ le baril au plus bas, comme au Koweït. Il est de 10 $ en offshore ultra-profond. Mais ce ne sont pas les coûts d’extraction, de transport et de raffinage qui influent sur le coût final mais bien la spéculation.
Augmentée de l’imposition à la pompe, pour l’automobiliste européen, le baril revient à 200 $.
En coût, le pétrole d’extraction terrestre est le plus bas, mais il faut sécuriser les installations et les systèmes d’évacuation, très vulnérables. L’opération est extrêmement onéreuse. En effet, les zones pétrolifères sont toutes soumises à l’instabilité : que ce soit en Amérique latine, dans la péninsule arabique ou en Insulinde. A cette instabilité due à des guérillas, à des luttes de libération, à du terrorisme islamiste, s’ajoute des déséquilibres gouvernementaux. Aucun de ces régimes pétroliers n’est à l’abri d’une corruption généralisée et d’une instabilité chronique engendrées toute deux par la mâne pétrolière que les gouvernements se sont attribués. Les Américains ne maîtrisent que très mal la situation.
La géographie du pétrole est connue. Ce qui l’est moins est l’étendue des réserves. La majeure partie est dans les bassins du golfe arabo-persique, de la Caspienne, en Amérique latine, au Vénézuéla et au Mexique, et dans le Golfe de Guinée où il est très peu exploité, sans compter la Russie. Pour sa part, la Fédération de Russie conserve 11 milliards de tonnes, autant que toute l’Afrique mais à comparer aux 93 milliards de tonnes du Moyen-Orient ! En prévision, la ressource pétrolière, compte tenu de la croissance de la demande, est épuisée vers 2050, même avec un prix du baril établi à 100 $ et plus. Le remplacement progressif par le gaz, dont le premier réservoir est la Russie, permet d’utiliser les hydrocarbures jusqu’à la fin du XXIème siècle. Après, il va falloir absolument trouver une relève. Le moteur à hydrogène offre une piste.
L’autre enjeu américain est le contrôle du Pacifique et donc de l’Asie du Sud-Est. Ce contrôle vise un domaine politique et économique, mais n’exclut pas le pétrole de l’Insulinde. Cette zone est vitale dans l’esprit des Américains ; au moins autant que l’Europe, dans la vision d’une Amérique, maîtresse des décisions du monde.
La Russie face au concept stratégique de Grand Moyen-Orient
Moscou est effaré devant le concept américain qui dépasse la zone géographique définie par le terme de Grand Moyen-Orient, terme lui-même extrêmement imprécis. Ce concept a surgi aux Etats-Unis avant les attentats du 11 septembre 2001.
Le concept américain de Grand Moyen-Orient est simple : il s’agit de convertir à la démocratie, telle que l’entendent les Américains, les vingt-deux Etats musulmans qui s’étendent de l’Atlantique au Pakistan, de Marrakech à Jallalabad. La guerre d’Afghanistan et d’Irak ne sont que des épiphénomènes dans ce great game.
Les dérivations ou métastases vont jusqu’en Asie centrale et se raccrochent au contrôle du Pacifique.
La motivation est le contrôle du pétrole du golfe arabo-persique. Comme ce contrôle ne peut être dissocié de la question musulmane qui dépasse l’entité arabe, il y a tension jusqu’à l’Insulinde et ceux des rivages du Pacifique eux-mêmes producteurs de pétrole et terminaux des oléoducs et gazoducs acheminant le pétrole du bassin de la Caspienne aux grands consommateurs que sont la Chine et le Japon, eux dénués de ressources pétrolières.
En Afrique, le Soudan et plus précisément le Darfour, renferme des réserves pétrolières qui ne peuvent être exploitées du fait d’une interminable guerre civile qui oppose le Nord et le Sud chrétien et animiste en état de rébellion. Les Américains y jouent un jeu paradoxal qui consiste à soutenir le gouvernement nordiste tout en cherchant à influer par des ONG se réclamant souvent de valeurs chrétiennes. Cependant, surtout en aucun cas, les Américains ne veulent d’une intrusion européenne au Soudan et luttent farouchement contre toute délivrance d’un mandat onusien à d’autres mains que les leurs. Ils y arrivent plus ou moins bien, quitte d’ailleurs à tolérer des massacres et une interminable guerre civile. Les Russes sont impuissants. Ils ne peuvent intervenir comme du temps de l’Union soviétique.
En revanche, le succès américain est franc avec la Libye de Kadhafi, durant des décennies, objet de la vindicte de Washington, qui n’avait pas de mots assez durs pour condamner la dictature d’un rogue state patenté et n’avait pas hésité à multiplier les tentatives d’assassinats, de révolution de palais et de bombardements de ses résidences. Il y avait d’ailleurs de quoi : Kadhafi avait soutenu, voire fomenté plusieurs attentats terroristes dont celui de Lockerbie et prétendait acquérir une capacité nucléaire militaire. En 2005, comme à l’égard du dictateur pakistanais, Mousharaff, en 2001, tout est oublié, Kadhafi a renoncé à l’arme nucléaire, indemnise très largement les ayants droit des victimes des avions détruits par les attentats – et pourquoi pas, pourvu qu’ils se taisent – et condamne le terrorisme d’Al-Qaïda comme des Frères musulmans. L’embargo est levé, le négoce du pétrole peut reprendre. Les compagnies pétrolières américaines se précipitent à Tripoli.
Autre terrain d’affrontement, le golfe de Guinée où progressivement les Américains implantent des bases. Ils se heurtent d’ailleurs à des pénétrations chinoises et russes ainsi qu’à une vieille présence française et britannique. Le but n’est pas tellement l’exploitation des puits de pétrole terrestre mais l’offshore. En effet, l’exploitation terrestre est soumise aux aléas de l’instabilité des gouvernements locaux et à la guérilla comme au terrorisme et au racket. Les plates-formes de forage, en mer, peuvent être sécurisées à moindre frais et d’une façon sûre par quelques moyens navals. En outre, le trajet accompli par le tanker pour acheminer le pétrole sur la côte est des Etats-Unis est moitié moindre que celui à partir du Golfe. Cependant, il faut des bases logistiques, à terre, mais elles peuvent être restreintes en nombre comme en surface et être défendues à l’instar d’un camp retranché, en s’isolant totalement de la population.
Encore un succès indiscutable au Liban où, avec les Français et plus généralement les Européens, les Américains ont obtenu, en 2005, le retrait inconditionnel des forces syriennes et de leurs services spéciaux. Le revers pour Damas est dur.
Avec la réussite de la tenue d’élections en Irak, les Américains pourraient se montrer satisfaits. Le dispositif est complété par une alliance pakistanaise et la mise en place d’un gouvernement ami en Afghanistan.
Le Grand Moyen-Orient prend forme. La Turquie, partie intégrante de l’OTAN, devrait continuer à s’aligner sur Washington et préserver le tracé de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan, le BTC, sur la côte méditerranéenne de la Turquie, d’où le pétrole de la Caspienne pourra être acheminé sur les pays consommateurs par les soins des compagnies pétrolières américaines alliées à BP.
Dans ces conditions, le séjour effectué par le président russe Poutine en Israël, en mai 2005, n’apparaît que comme une tentative avortée de signaler une présence active. Les Russes sont bien partie prenante au règlement de la guerre israélo-palestinienne, partie prenante statutaire, mais en réalité, ils sont totalement évincés par la suprématie américaine. Il en est de même en Iran, encore un rogue state qui a des ambitions nucléaires. Empêtrés dans la campagne irakienne, les Américains ne peuvent envisager d’autre action militaire contre l’Iran que des frappes directes ou par l’intermédiaire des Israéliens. Aussi, une tentative de règlement, à savoir l’application du traité de non-prolifération, a-t-elle été confiée au trio européen que représentent la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. La négociation n’aboutit d’ailleurs pas, mais fait symptomatique, la Russie en est exclue. Elle continue sa coopération nucléaire, proclamée civile, avec l’Iran.
Cela prouve une volonté russe, mais sans grande efficience.
En fait, la politique et la stratégie russes sont absentes du Grand Moyen-Orient. Les Russes n’ont aucune action autre que marginale. Leur problème, en réalité est de défendre leur pré carré, la CEI et le bassin de la Caspienne.
Chronique annoncée de l’échec du concept stratégique du Grand Moyen-Orient
L’échec du concept américain est inévitable, mais les Russes n’y seront pour rien. En revanche, sauront-ils en profiter ? Et en première condition, pourront-ils s’en donner les capacités ? Malgré quelques succès précédemment décrits, les revers américains s’accumulent et l’avenir n’est guère prometteur.
Il a déjà été précisé que la démocratie parlementaire à la mode américaine n’est pas plus un article exportable que la révolution marxiste, surtout chez les musulmans.
Les alliances conclues par Washington avec Tripoli sont circonstancielles, au même titre qu’avec Rabat, Kaboul et Bagdad. Et encore pour les deux dernières, elles ne tiennent que par la présence de la force armée. Il n’en est pas sensiblement différent des pétro-monarchies. Aussi est-il difficile d’évoquer une coalition ou un bloc homogène.
Les tentatives de démocratisation – élections, droits des femmes, moindre influence de la religion, réduction de l’exclusion des chiites des postes de responsabilité – poussées par les Américains ne sont que des entreprises forcées qui alimentent des prêches enflammées des fondamentalistes musulmans. Ces fondamentalistes ont beau jeu de dénoncer la corruption des gouvernants due, selon eux, à la collusion avec l’ennemi patenté, fils de Satan, l’Américain. Le pétrole, richesse et don de Dieu, au lieu de profiter au peuple et à l’expansion de la foi, est dilapidé. Au résultat, les pétromonarchies sont minées de l’intérieur et de l’extérieur par des mouvements terroristes qui se baptisent résistance.
Les pays non pétroliers, Maroc, Egypte … ne parviennent pas à un décollage économique et à une redistribution équitable de la faible richesse produite.
La guerre d’Irak s’enlise dans une épuisante et onéreuse guérilla.
L’armée américaine ne fait plus face victorieusement. Le cancer de la crise palestino-israélienne n’en finit pas de ronger toute tentative de règlement et mieux, d’attiser l’incendie. Il n’en demeure pas moins que les déboires des Américains sont dus à leurs insuffisances, à leurs erreurs et non à l’action de Moscou, absent de la région, sauf en Iran.
Moscou, lors du déclenchement de la guerre d’Irak en 2003, a effectué un rapprochement avec les Français, les Allemands et les Belges, déclarés adversaires des Américains dans leur projet d’interventionnisme. De fait, s’il y a eu coalition, elle est restée au stade franco-germanique, car très vite, les Russes ont cherché à négocier bilatéralement avec les Américains. Il n’y a donc pas eu bloc et l’axe Paris – Berlin – Moscou est demeuré une velléité.
Le bassin de la Caspienne et les blocs de la CEI
La main mise sur le bassin pétrolier de la Caspienne échappe aux Russes avec la chute de l’URSS. Leur politique est alors de maintenir les positions qu’ils ont pu conserver, voire de recouvrer celles qui ont été perdues.
Pour les Américains, la conquête des ressources pétrolières de la Caspienne et le contrôle des oléoducs s’inscrivent dans la continuité directe de leur politique moyen-orientale. C’est par cette démarche que Russes et Américains vont s’opposer.
Bakou et ses champs pétrolifères avaient déjà été l’objet de la convoitise des Britanniques qui les avaient occupés à la suite de la révolution de 1917 et n’en avaient été chassés que par la victoire des Soviétiques. Avec la chute de l’URSS, les Américains, remplaçant les Britanniques, reviennent en force, comme sur l’ensemble du bassin, dont la partie nord-ouest reste aux mains des Russes. Ces derniers, par ailleurs, ont des accords pétroliers avec les républiques anciennement soviétiques.
Le problème repose non seulement sur son extraction, mais aussi l’acheminement sur les terminaux, permettant l’évacuation vers les pays industrialisés développés. C’est ainsi qu’un oléoduc joint Bakou à Batoumi, port géorgien sur la mer Noire. D’autres oléoducs traversent la Géorgie, notamment celui du BTC, Bakou-Tbilissil-Ceyhan, qui doit en outre transiter par le Kurdistan turc. De même, la Tchétchénie est une zone de transit du pétrole russe pour la mer Noire en dehors d’être une région productrice. Cette situation explique les luttes pour le contrôle des tracés qui se mêlent à d’autres questions.
Le seul séparatisme tchétchène et l’appartenance des Tchétchènes à l’islam sont incapables à eux seuls d’exprimer l’âpreté des combats et le soutien accordé par les Etats-Unis aux insurgés tchétchènes. Ce soutien sera stoppé au lendemain du 11 septembre 2001, mais l’affrontement n’en cessera pas pour autant entre Américains et Russes, à travers le bref intermède né du choc du 11 septembre 2001 : union contre le terrorisme islamiste. ! Pour combien de temps ?
Les Américains sont arrivés à créer une coalition sous leur influence, le Guuam, acronyme qui n’est pas sans rappeler l’île de Guam, principale base aéronavale américaine du Pacifique. Le Guuam a tenu sa deuxième conférence constitutive le 22 avril 2005 pour accueillir l’Ukraine, nouvellement passée dans le camp démocratique soutenu par Washington. L’organisation comprend la Géorgie, l’Ukraine, l’Uzbékistan, l’Azerbaïdjan et la Moldavie. Les Etats-Unis procurent une aide au Guuam dans sa revendication de s’opposer à tout séparatisme soutenu par les Russes, que ce soit, à titre d’exemple, celui de l’Ossétie du Sud, du Haut-Karabakh, de l’Abkhazie, de la Transnistrie ou de l’Ukraine orientale.
A remarquer deux points. Toutes ces régions séparatistes sont parcourues par des tracés d’évacuation des hydrocarbures. Les Russes ne sont pas à une contradiction près car, s’ils soutiennent ces séparatismes au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ils sont farouchement opposés à tout indépendantisme tchétchène. Vérité en deçà, erreur au delà des Pyrénées comme du Caucase ! Dernier élément, l’influence américaine est extrêmement prégnante et s’affirme jusque dans des aspects militaires, ainsi en Géorgie. Le président de l’Ukraine et sa famille sont très proches des Américains au point que la première dame d’Ukraine a conservé la nationalité américaine et sa propension à soutenir financièrement les jeune politiciens ukrainiens, tenants prometteurs de la politique américaine. Les Russes sont incapables de la mise en place de tels systèmes d’influence.
La bascule des Etats dans le Guuam répond à un schéma éprouvé, initié en Géorgie. A l’occasion d’une élection législative ou présidentielle, toute une série d’ONG redoublent d’activité. La fondation du milliardaire hungaro-américain Georges Soros s’est illustrée dans le système. A cela s’ajoute un trucage du scrutin par un bourrage des urnes ou des déplacements multiples d’électeurs, mais dans une proportion nettement inférieure par rapport à la pratique des pro-russes qui ne connaissent pas d’autres procédés. La présence d’une base militaire américaine implantée au nom de la lutte antiterroriste n’est jamais innocente, car elle sert de lieu d’accueil aux diverses organisations électorales qui mettent en œuvre les circuits d’influence. Rien n’est cependant définitif, car en mai 2005, le gouvernement de l’Uzbékistan a dû faire face à une insurrection qui a été matée dans le sang. L’insurrection était d’origine populaire et a été taxée d’être islamiste par le pouvoir central. Cependant, l’accusation laisse perplexe les observateurs, les Américains entre autres.
Après avoir longtemps soutenu l’islam, le président de l’Uzbekistan, Karimov, au pouvoir depuis 1989, d’abord comme secrétaire général du parti communiste uzbeque, puis comme président élu de la république, se dresse contre les islamistes et rejoint le camp américain. Son pouvoir est dictatorial. Les Américains songent à une solution de rechange, mais laquelle ? Le président Karimov prétend toujours faire face à une opposition islamiste et non sociale, dont l’insurrection matée du 13 mai 2005 n’est qu’un épisode. Moscou n’a pas les moyens d’intervenir.
De leur côté, les Russes avaient monté plusieurs blocs. Le premier en date avait été la CEI, avec un traité de défense mutuelle, copie assez lâche du pacte de Varsovie. Sans grand résultat autre qu’une défense aérienne mutuelle battue en brèche par le réseau de bases américaines implantées dans le cadre du Guuam. Plus sérieuse est l’union Russie – Bielorussie que les Américains dénoncent, accusant le président de la Biélorussie, Loukachenko, d’être un dictateur corrompu. Ce n’est peut-être pas faux, mais il n’est ni plus ni moins corrompu que les autres dirigeants, y compris ceux du Guuam, tous anciens apparatchiks du parti communiste, quand ils n’étaient pas à la tête du gouvernement, déjà du temps de l’ère soviétique, mais alors, en tant que secrétaire général du parti local.
Au Guuam, s’oppose un bloc constitué par les Russes et qui, outre eux-mêmes, rassemble, sous le nom d’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), créée en 2002, l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. Le Kirghizstan a connu d’ailleurs, en avril 2005, un bouleversement qui risque de le faire échapper à Moscou. On y retrouve tous les ingrédients classiques qui ont prévalu en Géorgie : une base militaire américaine, une forte ambassade, des ONG américaines débordantes d’activité. Se sont fait remarquées l’US Aid National Démocratie Institut et l’International Republican Institut, comme en Géorgie et en Ukraine. Sur 50,8 millions $ d’aide en 2004,
12,2 ont été donnés en assistance aux partis estimés démocratiques par les Américains et 21,8 à l’essor des réformes. Le chef de l’Etat, le président Askar Akaev, a choisi l’exil à Moscou mais son successeur a fait allégeance à Moscou, au moins officiellement en proclamant sa fidélité à l’OTSC. Des rumeurs font état d’une entreprise américaine visant la déstabilisation du président biélorusse Loukachenko dont le système dictatorial est particulièrement anachronique.
Le groupe de Shanghaï
A l’origine, en 1996, à Bichkek, capitale du Kirghizstan, sous l’égide de Moscou et de Pékin a été formée une alliance entre les initiateurs et le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizstan et l’Ouzbékistan en passe de s’en détacher pour rejoindre le Guuam à moins que les insurrections de mai 2005 ne le ramènent dans le giron russe.
A première vue, l’alliance a pour champ d’activité l’Asie, du fait de la composition des Etats-membres. C’est exact, mais il y a aussi extension à la politique russe moyen-orientale par le biais des intérêts communes de ces Etats-membres.
Très vite, l’alliance militaro-politique formée à Bichkek prit le nom de groupe de Shanghaï du nom de la ville recevant la conférence statutaire annuelle de l’alliance. Russes et Chinois, après négociations, sont convenus d’effacer tous les contentieux passés, notamment le tracé des frontières issu de ce que les Chinois appellent les traités inégaux du XIXème siècle.
Le groupe de Shanghai a une vocation affirmée à lutter contre tous les séparatismes affectant les Etats-membres. En ce qui concerne les Russes, il s’agit de la Tchétchénie, mais aussi des Kouriles, réclamées par les Japonais.
Russes et Chinois conviennent de faire pression sur leurs alliés respectifs Indiens et Pakistanais pour régler l’affaire du Cachemire au profit des Indiens : pas de séparatisme, maintien du statu quo territorial en tant que principe intangible ! Les Chinois craignent aussi un séparatisme, celui du Xin-Jiang peuplé d’Ouighours, population musulmane sensible à l’islamisme, et le seul territoire chinois à posséder un champ pétrolifère. Certes peu étendu !
Deuxième postulat chinois soutenu par les Russes : Taïwan considéré par Pékin comme une province et non comme une entité indépendante, défendue par Washington qui fait croiser régulièrement sa flotte dans le détroit de Formose.
Un dernier élément explique le principe fondateur du groupe de Shanghaï : la volonté de stabiliser l’ancienne route de la soie dont le tracé est emprunté par un système d’oléoducs et de gazoducs acheminant, en prévision, les hydrocarbures de la Caspienne au terminal de Nakhodka sur le Pacifique, à destination du Japon, ainsi qu’à un embranchement vers la Chine.
A sa création en 1996, le groupe de Shanghai était une construction anti-américaine puisque Washington à l’époque soutenait l’islam militant. Il y avait donc une action contre les Talibans en Afghanistan, en appui du Tadjik Massoud. Il s’agissait d’un véritable renversement d’alliance par rapport à la guerre d’Afghanistan menée par les Soviétiques. On retrouvait dans le même camp, alliés, les Chinois, les Russes les Tadjiks, ceux d’Afghanistan comme ceux de l’ex-URSS, et les Kazakhs, contre les Talibans et les islamistes de Kaboul. Le 11 septembre 2001, les Américains lancent la croisade anti-islamiste et les adversaires d’hier se retrouvent alliés contre l’ennemi commun : le terrorisme islamiste. Cette nouvelle alliance ne durera pas longtemps. Exposée à l’épreuve de la guerre d’Irak, elle explosera et Russes et Chinois retrouveront leur rivalité à l’encontre des Américains sur l’Iran, le pétrole et Taïwan. Le groupe de Shanghai en reçoit un élément de raffermissement de plus.
Perspective de la politique russe au Moyen-Orient
Le premier souci des Russes, à titre de répétition, est de cimenter un Etat, voire d’achever sa création. Sans l’existence d’un Etat ferme, solide, non corrompu, il n’est pas d’économie stable et, partant, pas de plate-forme susceptible de permettre la constitution d’une armée efficace et d’un personnel apte à mettre en œuvre une politique étrangère intéressante.
La Russie peut profiter des erreurs américaines. La guerre en Irak, non seulement est loin de se terminer, mais la guérilla et le terrorisme s’intensifient.
L’armée américaine est très nettement en panne d’effectifs pour nourrir cette guerre compte tenu des autres obligations qu’elle doit assumer dans le monde.
Aussi, ne serait-ce qu’à cause de cette pénurie d’effectifs, Washington va avoir des choix douloureux à assumer, ce dont Moscou peut profiter.
Autre élément d’avenir dangereux pour Washington, les Turcs regardent d’un très mauvais œil la faveur dont jouissent les Kurdes en Irak et leur désir d’indépendantisme. Se retrouve la question du pétrole, avec l’oléoduc Bakou-Ceyhan qui traverse le Kurdistan turc dont il va falloir sécuriser le tracé, ce qui ne peut qu’alimenter l’indépendantisme kurde lié à celui du Kurdistan irakien, autre région pétrolifère, et gâter les relations entre Turcs et Américains, pourtant alliés d’une cinquantaine d’années. Les Russes pourraient également profiter de la situation pour tenter un rapprochement avec Ankara.
Les Russes ont toute une série d’atouts au Proche et au Moyen-Orient. Ils ont fait leur rentrée sur la scène internationale après leur débâcle de 1991.
Les premiers éléments de leur puissance restent, cependant, à rétablir : posséder un Etat fort et puissant.
Moscou reprend ses vieilles tentatives de bâtir des coalitions, mais bien souvent manque de constance. L’exemple-type est fourni par le concept de bâtir une ligne stratégique Paris – Berlin – Moscou. Le concept est séduisant : en effet, l’alliance franco-allemande est ferme et paraît être la clé de voûte de l’Europe. Alors, pourquoi ne pas prolonger cette ligne, jusqu’à Moscou ? Et c’est ce qui semblait se préparer au début de 2003 avec une voix unanime à l’ONU contre l’intervention militaire américaine. Le résultat voulu par les Américains est faible. Il y a engagement d’un corps expéditionnaire américain avec de maigres renforts européens, en dehors des Britanniques et des Polonais qui font à leur tour défection comme les Espagnols. Moscou en est revenu à son action unilatérale avec les Américains, ne recherchant plus une coalition avec le Franco-Allemands. Le vieux rêve russe du duopole obsède toujours Moscou. Les Russes ne se sont pas dégagés du souvenir de la guerre froide. Ils n’ont toujours pas pris en compte réellement une Europe-puissance en gestation avec un moteur franco-allemand. Ils n’ont toujours pas compris quel était le véritable enjeu de la lutte mettant en lice le projet de constitution européenne.
* le Général (cr) Henri PARIS, Président de DÉMOCRATIES