La Russie et l’Asie centrale

François-Gérard DREYFUS

Avril 2006

Ce que nous appelons l’Asie centrale a connu une histoire mouvementée, le sud de la région, au sud du Kazakhstan actuel fut partie de l’Empire russe et conquis par Alexandre le Grand qui occupa Samarkande et Boukhara. Elle sera islamisée par les Omeyyades puis par les Abbassides. Quelques Khanats autonomes se déployèrent mais furent à plusieurs reprises occupées par l’Empire chinois ou par les expéditions indiennes.

A partir de 1815 l’Empire russe s’intéresse à la région, occupant d’abord les rivages de la caspienne et s’étendant jusqu’à la mer d’Aral -après 1860 la pression fut plus vive, surtout après la défaite des Chinois qui doivent abandonner la région de l’Ili et la région du lac Balkach. En 1880, l’ensemble de la région est conquise : elle constitue l’essentiel du gouvernement général des steppes divisé en plusieurs provinces, provinces Transcaspiennes, de Semi-palatiaux, du Syr Daria, de Boukhara et de Samarkande sont construits deux grandes voies ferrées, le Transarabien de Orenbourg à Tachkent et le Transcaspien de Tachkent à la Caspienne.

Après la révolution de 1917 et les déclarations soviétiques, les nationalités créent trois républiques autonomes, le Kirghiztan (l’actuel Kazakhstan), le Turkestan et Boukhara. Devant centaines résistances, l’URSS entre 1924 et 1936 constitue cinq républiques fédérées. Le Kazakhstan, le Turkménistan, le Kirghizstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan.

Les Républiques fédérées deviennent indépendantes en 1991 mais font partie de la CEI (Communauté des Etats indépendants). Toutes sont peuplées de Turco-mongols, indo-européens et de tradition chiite.

Les Etats ont été profondément marqués par la présence russe, puis soviétique. Les patronymes demeurent souvent de consonance slaves, tel le ministre kazakh, Kaïrbek Souleimanov ou le président ouzbek Islam Karimov et tadjik Ismali Rahmanov. Au reste demeurent encore des minorités russes plus ou moins importantes : 38% de Russes au Kazakhstan, 19% au Kirghizistan, 10 % au Turkménistan, de 5 à 7% dans les deux dernières républiques. Bien évidemment les minorités jouent un rôle non négligeable d’autant qu’au Kazakhstan et au Kirghizstan, elles contrôlent une bonne partie de la vie économique.

Pour la Russie d’aujourd’hui, ces cinq républiques tiennent une place considérable non seulement économique mais aussi et peut être surtout stratégique et sentimentale.

L’aspect sentimental, s’il peut paraître un peu ridicule, n’est peut être pas le moins important. L’Empire russe a colonisé l’Asie centrale et a initié son équipement et sa mise en valeur. L’URSS a poursuivi cette tache avec infiniment plus d’amplitude de mise en valeur économique : n’oublions pas que quatre de ces cinq républiques sont les seuls territoires musulmans où plus de 90 % de la population sait lire et écrire. Leur taux d’alphabétisation est supérieur à celui de la Turquie ; sauf le Tadjikistan est à la traîne. La mise en valeur industrielle et agricole a été incontestable et essentiellement due à la culture du coton. En 1990, l’Asie centrale était le 3ème producteur du monde avec 2 390 000 tonnes de coton brut derrière la Chine et les Etats-Unis. La situation est assez différente aujourd’hui :
industriels1 : acier (Kazakhstan 6,8 – 4.8 millions de tonnes), Houille (Kazakhstan 127-71 Mt) électricité (Kazakhstan 87-51 M KWh), Ouzbékistan (56-45 M KWh). Les productions d’hydrocarbures n’ont pas cessé d’augmenter. Or, ce potentiel agricole et industriel, aujourd’hui mal entretenu fut un appât soviétique.

Sans doute y a-t-il eu des erreurs gravissimes, la quasi-disparition de la mer d’Aral, la politique khroutchevienne des « Terres Nouvelles » qui vont conduire à une quasi désertification d’une bonne partie du Kazakhstan.

Mais Moscou reste très fière de cette politique et en a la nostalgie. Il est vrai que la population d’origine russe est relativement importante comme le montre le tableau ci-après.

Plus de 10 % de Russes                          Moins de 10 % de Russes

Kazakhstan 35.8 %                                   Turkménistan 9.8 %

Kirghizstan 18.8 %                                    Tadjikistan 7.6 %

(Source : Ramsès 2003 p. 231)

Il est évident que ces fortes minorités russes, plus du tiers de la population au Kazakhstan, près du 5ème au Kirghizstan, ne manquent pas de contribuer à maintenir des liens avec la Russie. Au reste la politique de soviétisation et d’alphabétisation a renforcée la politique tsariste de russification au point, nous l’avons vu, que nombre de patronymes ont été « russifiés » et que la langue russe demeure en fait langue officielle dans ces cinq républiques. Bien plus, l’organisation du parti communiste dans les républiques fédérées avait toujours fait une large place aux populations autochtones, même si le secrétaire général du parti local était presque toujours un Russe.

Voir ces territoires hors de la Russie exaspère le peuple russe et même peut-être se sent-il humilié. Il y a là une donnée psychologique et sentimentale dont il faut certainement tenir compte d’autant que la base aérospatiale de Baïkonour est au Kazakhstan.

Ouzbékistan 5.5

Dès leur indépendance les nouveaux Etats, d’abord assez négligés par Boris Eltsine ont fortement intéressé la Turquie. Celle là a réhabilité alors la notion de turcophonie et a mené une politique culturelle assez active accompagnée d’investissement relativement importante plus ou moins financée par des capitaux américains. Washington a d’abord joué un rôle modeste, laissant les Turcs avancer leurs pions. Pourtant le poids russe se fait fortement sentir même si l’on assiste à plusieurs reprises à des tentatives américaines d’implantation économique et militaire.

Face aux activités liées à la politique américaine, la Russie a longtemps manqué d’atouts. Le désordre politico-économique de l’ère Eltsine y a largement contribué. Le problème essentiel de ces cinq Etats est leur enclavement. Au nord il y a la Russie, à l’est, au sud l’Afghanistan et l’Iran, à l’ouest la Caspienne, une mer fermée. Ils sont donc à la recherche de voies d’acheminement vers l’extérieur de leurs produits, en particulier le gaz et le pétrole. Ils demeurent largement dépendants de la Russie pour leur transit. Les difficultés économiques rencontrées entraînent naturellement une forte corruption, l’accentuation du trafic de drogue et une montée de l’islamisme.

A la fin des années 1990, le Kazakhstan tout en maintenant fidèlement la politique russe a cherché à diversifier ses relations extérieures d’autant que les frictions avec Moscou étaient loin d’être négligeables ; elles se fondent sur les délicates conditions d’environnement de la base aérospatiale de Baïkonour., la délimitation des oléoducs, le problème de la dette. Le président kazakh s’est même rendu à Washington en décembre 1999 pour obtenir des crédits et renforcer les liens entre les Etats-Unis. Il a, en échange, pris l’engagement d’utiliser l’oléoduc turco-américain de Bakou à Ceyhan.

 

Comment acheminer le gaz du Turkménistan et après le vendre ? Il a d’abord envisagé d’utiliser le gazoduc Bakou-Ceyhan mais la découverte du gisement de gaz azéri a entraîné des discussions délicates sur la capacité de transport du gazoduc. La solution finale passe en janvier 2000 par un accord avec la société russe Gazprommais les relations avec Moscou demeurèrent médiocres d’autant plus le Turkménistan a trouvé une autre solution avec un gazoduc vers la Turquie traversant l’Iran.

Mais l’islamisme se renforce dans la région en particulier en Ouzbékistan. A la suite d’une tentative d’assassinats du Président, on a assisté à une répression sévère complétée par une politique religieuse plaçant l’Islam sous contrôle de l’Etat avec création d’une faculté de théologie d’Etat. Une partie des responsables et des militants islamistes réfugiés au Kirghizstan ont tenté de revenir mais leur colonne fut attaquée par l’aviation turkmène puis atteignit aussi des villages kirghiz entraînant une tension entre les deux Etats et l’isolement de la République de Tachkent. Dès ors l’Ouzbékistan s’est rapproché à nouveau de Moscou mais est devenu très isolé et en conflit de fait avec tous ses voisins.

Cet anti-islamisme se retrouve au Tadjikistan où se développe un néo­nationalisme qui s’appuie sur le refus des poussées islamiques venant d’Afghanistan.

Au lendemain du 11 septembre 2001 on peut dire qu’il y a un noyau solidement accroché à Moscou, Kazakhstan et Kirghizstan, un Etat neutre le Tadjikistan tandis que le Turkménistan et surtout l’Ouzbékistan tentent de se rapprocher de l’Occident. Toutefois les positions ouzbeks sont tenues pour être dominatrices dans la région et les voisins se méfient dangereusement de Tachkent réellement isolée.

Le 11 septembre 2001 va profondément modifier la situation des Etats-Unis, rétablissant l’ordre en Afghanistan, avaient besoin de disposer de bases en Asie centrale pour faciliter le transport de leurs troupes et de leur matériel vers l’Afghanistan. Or, tous les Etats d’Asie centrale sont à tendances anti­islamistes ils sont donc tout prêts à supporter leur aide aux Etats-Unis contre l’islamisme afghan. Le Kirghizstan s’est très rapidement engagé dans la coalition anti-terroriste et a fait de la base aérienne de Manas un pont d’appui essentiel pour l’US Air Force. Plus encore l’Ouzbékistan a accordé aux Américains le droit d’utiliser la base de Khanabad -qui en ont fait la base arrière des forces aériennes oeuvrant en Afghanistan. Dès lors la présence militaire américaine dans cette région a supplanté dans le sud de l’Asie centrale la présence militaire russe. Mais la Russie est devenue plus présente qu’on ne croit. Les oppositions des Etats d’Asie centrale espéraient que la présence de forces américaines permettrait leur démocratisation et la renaissance de l’économie. Les forces américaines se sont en réalité appuyées

 

sur les gouvernements en place et n’ont pas cherché à engager un quelconque processus de démocratisation.

 

De ce fait les structures économiques de l’époque soviétique n’ont guère été remises en cause : le régime agricole demeure proche du système kolkhozien et l’on n’a fait guère d’avances pour favoriser les petites et moyennes entreprises comme le fait remarquer Mme Tiraspolsky dans Ramsès 2003 « l’espace post-soviétique offre autant de modèles que de pays sur un spectre allant du libéralisme (Russie)… du centralisme directif (Turkménistan) à une planification corrompue (Kazakhstan) sans compter les cas particuliers de l’Ouzbékistan (une économie désidéologisée mais où l’Etat est le seul réformateur ».

 

En réalité – en dehors du Kazakhstan- les Etats d’Asie centrale ont cherché un contrepoids à l’influence russe et ont trouvé l’appui des Occidentaux. Mais il ne faut pas en déduire que la Russie a disparu du champ centre-asiatique. Elle demeure le premier partenaire économique (du seul fait qu’elle est la seule à offrir des moyens de transit vers l’extérieur) et le principal partenaire militaire. Cependant, l’appui occidental et particulièrement américain donne des espoirs aux opposants qui combattent le néo-soviétisme des dirigeants en place. On assiste rapidement à une profusion d’incidents et de manifestations venant aussi bien des milieux tant démocratiques qu’islamistes ; tous très rapidement réprimés durement. Certains, largement soutenus par les Etats-Unis et parfois des Etats européens (Pologne ou RFA), vont réussir une révolution de couleur, « orange » en Ukraine. Dans le même esprit se déroule en février 2005 une « révolution des tulipes » au Kirghizistan. En mai 2005 de violentes manifestations se déroulent à Andijan en Ouzbékistan. Ici à la différence de l’Ukraine ou du Kirghizistan la répression est terrible et se traduit par un bain de sang. Même si l’Occident condamne sévèrement, le gouvernement ouzbek réagit nettement en se rapprochant immédiatement de Moscou et de Pékin au point d’obliger les Américains à l’évacuation de la base de Karchi que l’US Air Force abandonne en novembre 2005.

 

En réalité les manifestations d’Andijan ont été l’œuvre de mouvements islamistes et non point comme on l’a écrit en Europe de musulmans traditionnels. Comme le soulignent Avioutskii et Payne dans Politique Internationale « l’émeute a été fomentée par des militants islamistes appartenant à un groupe local Akromiya » dont le programme Yamonga Yul (voie vers la Vérité) préconise des moyens d’action clandestine organisée pour permettre  »le recrutement spirituel », d’officiels et l’infiltration du gouvernement pour obtenir le changement structurel de la société et finalement la prise de pouvoir ». Ce n’est donc en rien d’un mouvement islamiste qu’il s’agit. Il « vise l’instauration non violente du califat ». Etant donné le comportement d’Acromiya il s’agissait plus « d’une prise d’otages… que d’une révolution de velours ».

 

La réaction américaine fut très critique. L’Europe, les Etats-Unis sont les perdants de cette crise qu’ils n’ont pas su analyser. Depuis l’Ouzbékistan s’est replacée sous la tutelle russe.

 

C’est un échec grave pour la politique américaine car l’Ouzbékistan par sa situation géographique est une région clef de l’Asie centrale. Economiquement c’est après le Kazakhstan l’Etat le plus peuplé d’Asie centrale : 25 millions d’habitant avec un PIB/Habitant de 2000 €/an relativement riche produisant 3 600 000 tonnes de blé, étant le 3e producteur mondial de coton, fournissant en gaz naturel 56 M de m3 c’est-à-dire plus que l’Iran et 5 fois plus que le Kazakhstan en uranium ; enfin en disposant d’un important bétail.

 

Géopolitiquement l’Ouzbékistan est une région essentielle car elle est au cœur d l’Asie centrale, disposant d’une frontière commune non seulement avec les autres Etats de l’Asie centrale mais aussi de l’Afghanistan. De surcroît, sa capitale Tachkent est au débouché de la vallée du Ferghana qu’elle partage avec le Kirghizstan. Or la vallée du Ferghana comme le soulignent les cartes ethniques est une zone où cohabitent depuis des siècles sans conflits, Ouzbeks, Kirghiz et Tadjiks soumis dès avant la fin du régime soviétique à l’influence wahhabite : la crise de l’Etat soviétique a entraîné dans ces régions des pogroms antijuifs et anti-américains.

 

Le gouvernement tadjik, à son tour, a engagé le combat contre les islamistes neuf ans après un conflit qui dura de 1992 à 1996. Il rejoint peu à peu la politique ouzbek. Si le Kazakhstan a toujours été proche de Moscou, les quatre autres Etats d’Asie centrale ont eu des politiques indépendantes :

 

au lendemain de 1991, ils ont cherché à s’émanciper de la tutelle russe en acceptant l’aide culturelle et économique de la Turquie. Assez vite, avec leur entrée dans l’OSCE et leur présence au Conseil de l’Europe ils ont cherché à se rapprocher de l’Union européenne qui ne les a guère aidé, hormis la RFA. Après le 11 septembre 2001, ils ont accepté la présence de bases américaines espérant des retombées financières importantes pour faire redémarrer leur économie. Cette aide est venue au compte goutte et les Etats-Unis ont eu dans cette région une double base : une base militaire contre les Talibans et Al-Quaida, une base politique permettant de surveiller la Russie.

 

L’échec américain a permis à la Russie de revenir en force dans la région où l’Ouzbékistan a signé le 14 novembre dernier, avec Moscou un traité d’alliance. De ce fait, le président ouzbek peut compter sur l’aide russe en cas de poussée islamiste, de « révolution verte ». Le président Karimov a ainsi renforcé ses clans avec l’Organisation de coopération de Shangaï. Celle-ci qui réunit Russie, Chine et Asie centrale a associé ces derniers temps Iran et Inde. Cela peut étonner mais pour le moment en dehors des Tadjiks, qui sont chiites, les musulmans de la région sont sunnites et n’aiment guère les chiites et les islamistes sont liés aux Frères Musulmans. Moscou a donc un poids certain dans la région, sa situation géographique facilitant le progrès de ses liens économiques et politico-militaires.

 

La Russie compte sur un renforcement de la présence chinoise ; la Chine est en lutte avec l’opposition islamiste des Ouïgours dans le Xinjiang, Ouïgours qui trouvent finalement leur base arrière en Asie centrale. Cela pourrait amener la Chine à intervenir dans la région (dont une partie lui appartenait il y a presque 150 ans) en profitant des tentatives occidentales de déstabilisation de la Russie.

 

* Professeur émérite d’histoire contemporaine à la Sorbonne Paris IV, après avoir été pendant trente ans enseignant à l’Université de Strasbourg, où il a dirigé successivement l’Institut d’études politiques, le Centre des études germaniques et l’Institut des hautes études européennes. Il vient de publier une Histoire de la Russie aux éditions de Fallois

Note

  1. Le premier chiffre indique la production en 1990, le second en 2002.

 

 

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