Professeur Jean Paul CHARNAY
Octobre 2005
Le nouveau contexte géopolitique européen issu de la chute de l’Empire soviétique au tournant des années 90 et le passage d’un monde bipolaire à un monde multipolaire ont confronté la République fédérale d’Allemagne à la difficulté de fixer de nouveaux cadres pour sa politique étrangère et de sécurité. Le gouvernement du chancelier Helmut Kohl souhaitait reconquérir une place de premier ordre sur le plan international. Mais il était tiraillé entre, d’une part, la nécessité d’opérer dans la continuité de la politique étrangère « ouest-allemande » marquée par une pondération extrême, et, d’autre part, le désir de franchir une étape supplémentaire sur la voie de la normalisation de sa politique étrangère1, en affirmant davantage ses intérêts nationaux. Les premiers pas de la politique étrangère allemande dans les Balkans en ont livré quelques preuves saisissantes2. Tantôt elle se montrait trop timide au goût de ses partenaires occidentaux et était taxée d’une retenue préjudiciable à l’Europe ; et donc également à elle-même. Tantôt elle était marginalisée parce qu’aux yeux de ses partenaires, elle mettait trop en avant ses intérêts nationaux au détriment de l’Europe et semblait vouloir pratiquer une politique unilatéraliste.
Ce n’est qu’à la fin des années 1990, après l’arrivée au pouvoir de la coalition entre Gerhard Schrôder (SPD) et Joshka Fischer (Verts)3 en octobre 1998, que l’Allemagne réalisa un premier pas décisif dans cette direction4. En 1999, une diplomatie efficacement menée par le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer lors de la crise du Kosovo a permis à l’Allemagne unie de renforcer considérablement son « capital crédibilité » vis-à-vis de ses partenaires5 et d’accroître sa marge de manœuvre diplomatique.
Deux ans plus tard, après les tragiques événements du 11 septembre 2001 à New York, Américains et Britanniques lancent l’opération « Enduring Freedom » en Afghanistan pour renverser le régime des Talibans, principal appui à l’organisation Al-Quaïda. Affichant d’emblée sa « solidarité illimitée » avec les Etats-Unis et l’Alliance atlantique, le gouvernement fédéral s’est alors pleinement engagé dans la lutte contre le terrorisme international. Depuis lors, il participe politiquement, militairement et matériellement à la reconstruction du pays. Notre contribution portera sur les motifs, les objectifs et les contributions multiples du gouvernement allemand, tant au sein de la diplomatie multilatérale que dans le cadre de la politique de reconstruction en Afghanistan.
L’ambition allemande d’une normalité internationale incontestée
L’avènement d’une nouvelle menace commune, à l’instar du contexte international de guerre froide, favorise entre les États occidentaux une identification convergente des intérêts et des objectifs communs dans la lutte contre le terrorisme international. Aussi, l’ensemble de la Communauté internationale était préoccupée par l’évolution interne de ce pays avant les attentats du 11 septembre. Dans sa « Position commune du 22 janvier 2001 », l’Union européenne (UE) avait exprimé son inquiétude face à la situation humanitaire catastrophique et face au processus de paix marqué par le statu quo6. Au titre des objectifs politiques prioritaires de Bruxelles, citons ici la promotion des droits de l’Homme, l’engagement en faveur des droits de la Femme, la lutte contre la drogue et le terrorisme et la fin de la guerre civile7, dévastatrice pour l’avenir de la nation afghane.
L’Allemagne unie, quant à elle, a véritablement commencé à porter un intérêt à la situation en Afghanistan en 19948. À cette date, le pays était en crise depuis plus de quinze ans. D’ailleurs, les liens traditionnels de coopération étroite entre les deux États, particulièrement en matière de développement, s’étaient distendus depuis l’invasion soviétique en 1979.
Entre 1989 et 2001, la République fédérale n’avait plus de représentation permanente à Kaboul, mais continuait toutefois d’entretenir des relations diplomatiques avec l’« État islamique d’Afghanistan » (Alliance du Nord), qui représentait le pays aux Nations unies.
Pour expliquer l’intérêt soudain des Allemands pour l’Afghanistan, deux hypothèses semblent se dégager. Évoquons d’abord des motifs de politique intérieure. Comme on l’a évoqué à propos des guerres successives dans les Balkans, on peut supposer que la montée en puissance du régime islamiste autoritaire attisait les craintes du gouvernement fédéral quant à un afflux subit de réfugiés sur le territoire allemand – qui abritait déjà la plus forte minorité afghane de l’Union européenne (90 000 personnes). Ne perdons pas de vue le fait que la RFA avait alors déjà accueilli près de 500 000 (ex-)Yougoslaves fuyant la guerre en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Précisons en outre qu’au milieu des années 90, la République de Bonn avait amorcé un processus de refonte de ses instruments d’intervention. Le tribunal fédéral constitutionnel (Bundesverfassungsgericht) de Karlsruhe venait en effet d’autoriser l’intervention de l’armée allemande, la Bundeswehr, hors du champ d’application de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN)9. Cette modification constitutionnelle devait lui permettre de contribuer davantage à la diplomatie internationale, notamment dans les Balkans. Mais les Allemands étaient toujours réticents à l’idée d’envoyer leurs forces armées sur des théâtres d’opération ; le gouvernement fédéral, à l’écart des missions de rétablissement de la paix en Bosnie-Herzégovine, n’a joué un rôle majeur en ex-Yougoslavie qu’au moment de la négociation des accords de paix de Dayton en novembre 1995, en vue de la reconstruction du pays après la fin des affrontements armés.
Si l’Allemagne unie, à l’époque en quête de nouveaux repères, semble se focaliser sur l’évolution dans les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO) durant les années 90, elle ne s’engage pas moins dans le cadre des missions humanitaires de l’ONU à travers le monde (par exemple en Somalie ou en Sierra Leone), notamment en Afghanistan. Depuis l’arrivée au pouvoir des Talibans, l’Organisation de New-York observait l’évolution de la situation politique et humanitaire avec une attention particulière. En empruntant le sillage onusien, Bonn trouvait un cadre de légitimité incontestable à son action extérieure fondée, non sur les actions de coercition, mais sur l’utilisation de moyens civils. Au regard de la priorité clairement affichée par le gouvernement allemand d’une reconnaissance internationale accrue par l’octroi d’un siège permanent au Conseil de sécurité, il semble donc difficile de dissocier ses motivations en Afghanistan de ses ambitions en politique étrangère.
L’inscription parfaite des intérêts et objectifs allemands dans ceux de la Communauté de valeurs occidentales constituait le préalable indispensable à ce que l’Allemagne puisse occuper une place de premier ordre dans la gestion de la crise en Afghanistan. Ainsi, du 27 novembre au 5 décembre 2001, l’ancienne capitale Bonn accueille la première conférence sur l’Afghanistan sous les auspices de l’Organsiation des Nations Unies (« UN-Talks on Afghanistan »)10. Le ministère fédéral des Affaires étrangères insiste sur le fait qu’il ne joua aucunement le rôle de médiateur, dévolu à l’ONU11, et précise que sa contribution se limita à sa fonction d’hôte de la manifestation12. La retenue affichée dans la formulation du rôle de l’Allemagne n’en masque pas moins la volonté d’occuper les avant-postes de la diplomatie multilatérale en Afghanistan. Pour preuve, les fonctions d’Envoyé spécial de l’UE en Afghanistan – chargé de soutenir les efforts de pacification de son homologue de l’ONU – furent d’abord confiées à un diplomate allemand, Klaus-Peter Klaiber ; de même, l’Allemagne est le pays qui préside en premier l’Afghanistan Support Group.
L’Afghanistan, banc d’essai pour un nouveau « concept de sécurité » ?
Si l’engagement de la RFA semble, au départ, essentiellement motivé par une volonté de resserrer le lien qui l’unit aux Nations unies, l’avènement de la crise irakienne au second semestre 2002 modifie la donne. Non seulement, le gouvernement Schrôder fait « peu de cas de la position de l’Organisation » en pratiquant une politique « électoraliste »13, fondée officiellement sur des principes éthiques et moraux. Mais le refus opposé communément avec Paris et Moscou à l’intervention américaine a en outre ébranlé, et la diplomatie européenne, et le lien transatlantique, et les relations bilatérales avec Washington.
Comment la diplomatie berlinoise, « (co-)catalyseur » de ces dissensions, réagit-elle ? Un an jour pour jour après la conférence interafghane de Bonn-Petersberg, alors que le gouvernement intérimaire dirigé par Hamed Karzaï peinait à débloquer la situation, le tandem Schrôder/Fischer relance le débat et prend l’initiative de convoquer une nouvelle conférence (Petersberg II) à l’intitulé éloquent : « L’Afghanistan en reconstruction – Paix et stabilité ». Manifestement, l’engagement de la diplomatie allemande dans la crise afghane constitue une opportunité de donner la preuve que son engagement dans la lutte contre le terrorisme international, reconnu comme « le plus grand danger pour notre sécurité »14, demeurait intact et, ainsi, d’atténuer la portée des clivages sur la question irakienne. Joschka Fischer en fait la démonstration dans son discours d’ouverture de la seconde Conférence sur le Petersberg15, lorsqu’il souligna toute l’importance d’un engagement ininterrompu de la Communauté internationale en Afghanistan pour garantir le succès de la lutte contre les mouvements religieux fondamentalistes et leurs pratiques.
La contribution allemande ne se limite cependant pas au terrain diplomatique. Durant les années 1990, les crises successives qui ont secoué les Balkans ont montré à l’Allemagne unie – à ses dépens lors des conflits en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, puis à son profit au Kosovo – que sa participation politique à la gestion d’une crise était subordonnée à son engagement militaire. Berlin y remédie d’emblée en participant à l’« International Security Assistance Force » (FIAS), chargée de la mise en œuvre des résolutions de l’ONU et placée sous l’autorité de l’OTAN.
La FIAS est mandatée le 21 décembre par la Résolution 1386, adoptée à l’unanimité par le Conseil de sécurité au titre VII de la Charte des Nations Unies. Le lendemain, le Parlement allemand convoqué en session extraordinaire a voté avec une écrasante majorité (538 oui, 35 non, 8 abstentions) l’envoi de contingents de l’armée fédérale (Bundeswehr) dans la région de Kaboul. La tâche qui incombe à cette force multinationale est, non seulement d’assurer la paix intérieure, mais aussi d’accompagner les efforts de la Communauté internationale dans l’établissement de structures démocratiques16. Entre février et août 2003, l’Allemagne a assuré la coordination de la FIAS III avec les Pays-Bas. En fournissant 2 250 des 8 300 soldats que mettent à disposition les trente nations participantes, Berlin est actuellement le plus gros contributeur de la FIAS en hommes répartis initialement sur quatre zones géographiques : le quartier général de l’ISAF à Kaboul, la Brigade multinationale de Kaboul, l’aéroport international de Kaboul et la Base de repli de Termez en Ouzbékistan. Le mandat de la Bundeswehr a évolué en fonction de celui de la force multinationale, qui n’opère plus seulement autour de la capitale afghane, mais également dans les provinces du nord-est, à Kundus et à Faïzabad depuis mai 2004 et, depuis mai 2005, dans la province d’Hérat17 à l’Ouest, pour soutenir les équipes oeuvrant à la reconstruction (Provincial Reconstruction Teams).
Dans un communiqué de presse du 25 août 2005, le Secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, déclarait : « L’Afghanistan est une priorité absolue pour l’OTAN. Notre sécurité est étroitement liée à l’avenir de l’Afghanistan […] L’Alliance est déterminée à réussir cette mission et nous resterons en Afghanistan aussi longtemps qu’il le faudra. »18 L’Organisation de Washington prévoit une extension de la FIAS dans le Sud du pays pour l’année 2006. Il ne fait aucun doute que le futur gouvernement allemand répondra en conséquence aux besoins de la force de l’OTAN, d’autant plus si la majorité passe aux chrétiens-démocrates traditionnellement plus atlantistes.
À l’appui de cette participation importante de la Bundeswehr, l’Allemagne formule des propositions dans le domaine de la sécurité de manière très convaincante. A la mi-novembre 2002, à l’occasion du débat au Bundestag sur la reconduction du mandat de la Bundeswehr en Afghanistan pour une année, le chef de la diplomatie allemande avait appelé de ses vœux la définition d’un « concept global de sécurité »19, que l’Europe et l’Alliance atlantique devraient définir communément. La politique menée par la République de Berlin préconise la mise en place, sous l’égide de l’UE et de l’OTAN, d’un processus de coopération renforcée avec les pays de l’espace méditerranéen musulman et du Moyen-Orient20, qui sont considérés comme partie intégrante de la sécurité européenne au XXIe siècle21, pour parvenir à une stabilisation progressive de la région. D’ailleurs, l’un des principaux résultats de la conférence de Berlin d’avril 2004 est de stabiliser les relations de l’Afghanistan avec sa périphérie par le biais d’une « Déclaration sur les relations de bon voisinage », sur laquelle s’engageaient la Chine, l’Inde, l’Iran, le Pakistan, le Tadjikistan et le Turkménistan22.
Ce concept doit reposer sur l’objectif de démocratiser et de moderniser l’ensemble des sociétés musulmanes au moyen d’une coopération renforcée. Selon Fischer, c’est par le biais d’une coopération entre Occident et Islam, par des moyens civils, que l’Europe peut contrecarrer les visées subversives du « nouveau totalitarisme » exercé par les mouvements religieux fondamentalistes et ainsi éviter le « choc des civilisations » que ceux-ci cherchent à provoquer23. Le développement des sociétés musulmanes en direction du modèle occidental « livrerait la preuve qu’une orientation islamique et une société moderne et éclairée ne sont pas nécessairement incompatibles dans un État.»24.
À cet égard, la conférence prononcée par Joschka Fischer, le 19 décembre 2003, à l’Université de Princeton aux États-Unis25 constitue un véritable appel en direction de Washington en vue d’une coopération accrue entre l’UE et les États-Unis, qui doivent rassembler leurs forces au nom des valeurs qui les unissent, pour lutter contre les menaces du XXIe siècle. Partant, Joschka Fischer aspire à « la reconnaissance de l’utilité européenne » par l’Administration américaine et revendique de facto un partenariat plus équilibré entre les deux institutions, qui, à l’avenir, devraient « évoluer sur un pied d’égalité »26.
Pour donner une crédibilité entière à ses propos, Joschka Fischer monte au créneau au printemps 2004 en organisant une troisième conférence sur l’Afghanistan. Non plus à Bonn, la capitale provinciale d’une RFA autrefois qualifiée en France de « géant économique et nain politique ». Mais à Berlin, à la symbolique ô combien importante sur le plan historique, ce qui montre une Allemagne moins complexée, respectueuse et respectée sur le plan diplomatique européen.
Ainsi, 65 délégations y sont réunies du 31 mars au 1er avril 2004 pour engager des discussions avec le gouvernement provisoire d’Harmid Karzaï sur l’avenir politique et économique du pays. L’accent est placé sur le processus de démocratisation, en marche depuis décembre 200127. Cette réunion a permis de poser un certain nombre de questions et l’Allemagne en a ressorti de grands bénéfices. Le problème de la lutte contre le trafic de drogues, tirées de la culture du pavot qui constitue la ressource principale de l’agriculture est un problème sécuritaire qui concerne l’ensemble de la Communauté occidentale. À ce sujet, le ministre de l’Intérieur Otto Schily avait mis en exergue en mars 2001le consensus régnant entre les ministres européens de l’Intérieur et de la Justice « sur le fait que la lutte contre les trafics de drogue [devait être] un objectif prioritaire de la politique nationale comme de la politique internationale », ajoutant que « nous devons faire en sorte que [dans les pays producteurs] des mesures soient prises en amont contre la production de drogue »28. Le Conseil européen de Santa Maria da Feira (Portugal) en juin 2000 avait pris des mesures civiles concrètes dans la perspective de l’élaboration d’une structure européenne de gestion de crises, dotée de moyens civils. Il s’était déclaré prêt à faire intervenir 5 000 fonctionnaires de police dans des missions internationales29.
Sur demande de l’ONU et du gouvernement afghan, l’Allemagne assure depuis le départ la coordination de la reconstruction du système et des infrastructures policiers et de la police des frontières. Elle est chargée de former « un corps de police qualifié, doté de conscience professionnelle, équilibré sur le plan ethnique, faisant respecter la démocratie et les droits de l’Homme »30, selon les sources officielles. Dans la foulée de la conférence de Berlin, le gouvernement fédéral assura la co-présidence – avec l’Afghanistan et les Nations Unies – de la Conférence de Doha (Qatar) sur la coopération policière régionale les 18 et 19 mai 200431. L’Allemagne a joué un rôle précurseur dans le développement du réseau de coopération policière en Europe32, ce qui explique sans doute ses responsabilités. Pour la période 2002-2004, 47 millions d’euro ont été consacrés par le gouvernement fédéral à cette mission, qui constitue un élément essentiel de sa contribution au processus de reconstruction.
L’Allemagne en première ligne de la politique de reconstruction
L’Allemagne est le troisième contributeur à la reconstruction du pays, derrière les Etats-Unis et le Japon. Depuis 2002, le ministère fédéral des Affaires étrangères soutient financièrement des missions d’aide d’urgence au sud, à l’est et au nord de Kaboul (aide médicale ou encore livraisons de médicaments et de vivres). Ces missions sont surtout l’œuvre d’organisations non gouvernementales expérimentées dans le domaine puisqu’elles ont déjà apporté une aide précieuse dans les Balkans. Pour le déminage et l’aide humanitaire, Berlin a mis a disposition 39 millions d’euro. Mais l’engagement financier des Allemands ne s’arrête pas là : lors de la Conférence de Berlin, en avril 2004, à 320 millions pour la période 2005-2008. En effet, la tâche est rude et les besoins sont énormes : à Tokyo en février 2002, ils ont été estimés à 15 milliards de dollars. Sans doute est-ce le prix à payer pour exporter la stabilité dans la zone, pour prévenir l’importation de l’instabilité, selon l’idée qui a présidé à la politique d’élargissement de l’Union européenne depuis 1990.
Dans une contribution rédigée en 1991, à l’heure de la transition en Europe de l’est, le directeur du Center for International and Strategic Affairs à l’Université de Californie, Mickael D. Intriligator, indiquait à juste titre que « l’Histoire a déjà prouvé qu’une première révolution instaurant la démocratie peut être suivie d’une deuxième révolution et d’un régime totalitaire, en particulier lorsque les attentes de la population ne sont pas matérialisées »33. Cette affirmation trouve tout à fait son sens au regard de la situation en Afghanistan : les Talibans est déchu après les bombardements sur Kaboul à l’automne 2001, laissant derrière eux un paysage politique, économique et social déstructuré. Après avoir mis un terme à la guerre civile, la tâche qui incombait à la Communauté internationale était de redonner à la société afghane les structures pour, dans un premier temps contenir, ensuite éradiquer le ferment islamiste.
Pour bien comprendre les enjeux de la reconstruction, référons-nous à l’analyse de Joshka Fischer, formulée en novembre 2002 devant les parlementaires allemands, quant aux origines du totalitarisme : « en général, ce sont des expériences nationales ou régionales traumatisantes ou des tentatives de modernisation qui ont échoué »34. Pour répondre efficacement à ce défi, il faut un « engagement à tous les niveaux.»35 Car la sécurité au XXIe siècle n’est pas uniquement tributaire du « succès de la mondialisation de la libre circulation des biens, mais elle dépend plus encore de la mondialisation des valeurs fondamentales des droits de l’Homme, du respect de la vie, de la tolérance religieuse et culturelle, de l’égalité de tous les hommes et les femmes, de l’État de droit et de la démocratie ainsi que de la participation aux bienfaits de l’éducation, du progrès et de la couverture sociale. »36
Les guerres de l’espace yougoslave ont livré aux gouvernements européens la preuve que les attributions de la politique extérieure de l’UE ne pouvaient pas se limiter à leur seul caractère réactif, pouvant faire intervenir l’outil militaire, domaine déficitaire de la politique européenne. Les instruments d’une politique préventive efficace, que l’Allemagne avait défendus avec vigueur depuis la réunification en vertu de son statut de « puissance civile »37, devaient être renforcés et faire partie intégrante de la stratégie de l’Union. Absente lors de la phase de gestion militaire de la crise bosniaque, l’Allemagne a joué un rôle diplomatique prépondérant lors de la crise du Kosovo en mai 1999 en faisant adopter un « Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est ». Celui-ci prévoyait certes l’installation de forces militaires et de police pour assurer le maintien de la paix, mais il favorisait également l’utilisation de moyens civils38, essentiellement économiques et culturels, dans le but d’engager le processus de démocratisation et de reconstruction économique dans cette région périphérique de l’UE39.
Au centre des efforts allemands de reconstruction se trouvent le rétablissement des structures éducatives et de l’infrastructure administrative, l’intégration des femmes et des filles dans le processus de refonte de la société civile ainsi que la mise en place d’institutions politiques. La politique menée par la diplomatie européenne vise depuis 2001 à exporter le modèle européen également vers le Moyen-Orient. La République de Berlin s’y emploie dans le cadre du processus de reconstruction de l’Afgahnistan, ancien berceau du terrorisme international, par une « rééducation » (Umerziehung en allemand) du même type que celle que le peuple allemand a connue après la Seconde Guerre mondiale.
La politique allemande combine une volonté de redonner au peuple afghan son identité par la restauration du patrimoine culturel national détruit par vingt-trois années de guerre civile et en même temps d’exporter de la langue et la culture politique allemande, donc européenne40, par le biais d’institutions spécialisées comme l’Institut Goethe, ouvert à Kaboul le 22 septembre 2003. Elle œuvre au rétablissement des libertés d’opinion et d’expression, à la reconstruction du paysage éducatif et à l’approfondissement des liens bilatéraux grâce à l’établissement d’échanges scolaires et universitaires germano-afghans. À cet effet, l’Allemagne a investi 280 millions d’euro entre 2001 et la fin de 2004. Au titre de l’année 2003, elle a consacré 12 millions d’euro au renforcement de la société civile41 par la multiplication des structures de formation42. La politique de reconstruction allemande vise à faire participer les citoyens et les citoyennes d’Afghanistan à la reconstruction de l’ordre, des (infra-)structures politiques, économiques et sociales. Ainsi, elle contribue à prendre le contre-pied de l’attitude jugée « paternaliste »43 des Américains en Irak.
Pour ce qui est de la coopération bilatérale, elle se concentre sur la création de conditions cadres favorables au développement de l’économie privée et de l’économie de marché, la réhabilitation du secteur énergétique (particulièrement dans le domaine des énergies renouvelables, dans lequel l’Allemagne obtient d’excellents résultats techniques) et le réapprovisionnement en eau potable. Dans le sillage de la création, en décembre 2004, d’un groupe de travail germano-afghan (« Économie ») chargé d’examiner les domaines de coopération possible, le ministre fédéral de l’Économie, Wolgang Clement, a signé le 20 avril 2005 un « Traité d’encouragement et de protection des investissements » avec le ministre du Commerce afghan, Hedayat Amin Arsala : ce dernier souligna son « plus grand intérêt à la participation active des entreprises allemandes au processus de reconstruction. »44
Conclusion
En août 2002, le Professeur Hans-Gert Pôttering, vice-président du groupe du parti social-démocrate et chef de la délégation des sociaux-démocrates autrichiens au Parlement européen, déclarait dans une interview : « La guerre coûte plus cher encore que la paix. C’est pourquoi l’UE soutient la reconstruction de l’Afghanistan avec des aides financières aussi importantes »45. Peut-on réduire la contribution allemande au rétablissement durable de la stabilité en Afghanistan à ce simple calcul ?
Depuis la chute du régime des Talibans, la diplomatie allemande est présente sur tous les fronts de la recomposition de l’Afghanistan. Elle agit aux avant-postes de la diplomatie internationale, et contribue largement à la coordination de l’action des organisations multilatérales. Matériellement, le ministère des Affaires étrangères coordonne l’action du ministère de l’Education, d’une part, et celui de la Coopération et du Développement, d’autre part. Militairement, elle soutient l’action du gouvernement d’Hamed Karzaï qui, malgré les progrès accomplis sur le chemin de la démocratie, peine encore à asseoir son autorité. Et surtout Berlin s’engage politiquement, sur le terrain délicat de la pluralisation de la société civile, dont le fonctionnement doit reposer sur l’État de droit, le respect des droits fondamentaux de l’Homme et de la Femme, et la démocratie. Au regard de ce catalogue de principes fondateurs, il est difficile de résister à la tentation d’établir un parallèle avec les critères fixés à Copenhague en 1993 dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne. L’Allemagne a joué un rôle moteur dans la transition des PECO depuis la chute du Rideau de fer et l’on comprend logiquement sa position en première ligne de la politique de reconstruction.
Ironie de l’Histoire, le 18 septembre prochain sera une date qui marquera l’histoire de la démocratie des deux pays. En Afghanistan, après la victoire aux élections présidentielles de Hamed Karzaï, l’homme de confiance des Occidentaux depuis la chute des Talibans, en octobre 2004, les élections législatives donneront à la nation afghane une représentation populaire au sein d’un parlement élu démocratiquement. Cet événement marque la fin du processus de démocratisation dit « processus de Bonn », dont les objectifs seront atteints. Une belle victoire pour l’Allemagne qui aura, malgré l’épisode irakien, maintenu une place importante au sein de la diplomatie internationale et européenne en Afghanistan, à la fois en coordonnant le processus de stabilisation et en accordant des sommes généreuses pour la reconstruction du pays et de la société. En Allemagne, c’est vraisemblablement une page de l’histoire politique qui sera tournée, puisque la coalition rouge-verte mettra son mandat en jeu lors des élections législatives anticipées d’une année, convoquées en raison de la crise économique et sociale. Toutefois, à en juger les prises de position des chrétiens-démocrates quant à la frilosité de l’engagement actuel46, le probable changement de majorité à Berlin le 18 septembre prochain ne devrait pas modifier la ligne politique affichée depuis 2001 ni empêcher la reconduction du mandat actuel des forces de la Bundeswehr, qui arrive à échéance le 13 octobre 2004.
La situation politique, économique, sociale et sociétale est encore très instable et il faudra encore de nombreuses années de présence en Afghanistan pour assurer la stabilité du pays47, y compris sur le plan militaire. La violence persiste : à Hérat, début avril 2004, une émeute a entraîné la mort du ministre de l’Aviation et du Tourisme et d’une centaine d’autres personnes environ48. Les trafics de drogue n’ont pas diminué. Malgré l’optimisme affiché, le ministère fédéral des Affaires étrangères déconseille fortement aux citoyens allemands de se rendre en Afghanistan du fait des risques d’attentats. Devant ce constat, on peut penser qu’il faudra sans doute beaucoup plus que les 15 milliards de dollars prévus lors de la Conférence des Donateurs de Tokyo en février 2002 pour mener à son terme le processus de transformation du pays.
* Julien THOREL, Docteur en Histoire des Relations Internationales, rédacteur en chef de la revue Dialogues Européens (Université Paris III)
Note
- Philip H. Gordon, « La normalisation de la politique étrangère de l’Allemagne », Politique étrangère, n° 4/1994, pp. 497-516 ; également notre article : « L’anormalité de la politique étrangère allemande depuis la réunification : un faux débat ? », Dialogues Européens, n° 1/2001,
- 11-21.
- notre thèse de doctorat, La France, la République fédérale d’Allemagne et la politique européenne de sécurité à l’épreuve de la question yougoslave (1949-1995), Université de la Sorbonne Nouvelle-
Paris III, 2004.
- Désignée usuellement outre-Rhin comme la « coalition rouge-verte ».
- En effet, dans l’accord de coalition d’octobre 1998, les sociaux-démocrates et les écologistes avaient pris l’engagement de débarrasser la politique étrangère et de sécurité allemande de ses
- notre article, « Le couple franco-allemand à l’épreuve de la crise du Kosovo », Allemagne d’aujourd’hui, n° 157/2001, pp. 56-75.
- On lira avec profit le rapport du Secrétaire général Kofi Annan : Nations Unies, « La situation en Afghanistan et ses conséquences sur la paix et la sécurité internationale », 19 avril 2001, A/55/907 – S 2001/384.
- À cet égard, les positions communes du 26 février 2001 et du 6 mars 2001 devaient accentuer les pressions sur les Talibans. Elles prévoyaient notamment des limitations dans la circulation des marchandises, une extension de l’interdiction de survol et l’interdiction aux dirigeants talibans de pénétrer le sol européen. Cf. Auswàrtiges Amt, http://www.auswaertiges-amt.de
- Le ministère des Affaires étrangères précise qu’à partir de 1994, les diplomates allemands « ont apporté une contribution essentielle dans la formulation des résolutions adoptées annuellement par le Conseil de sécurité des Nations Unies ». Auswàrtiges Amt, « Beziehungen zwischen Afghanistan und Deutschland », mis à jour en mai 2005.
- Les dispositions de la Loi fondamentale allemande ont été réexaminées par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (BVG) pour trancher sur la compatibilité des engagements de la Bundeswehr hors de la zone OTAN avec les dispositions constitutionnelles. L’arrêt du 12 juillet 1994 a alors ouvert la voie à une implication militaire croissante de l’Allemagne à l’appui de l’article 24, § 2 du texte constitutionnel en posant toutefois deux conditions : d’une part, l’intervention devait à la fois répondre à un mandat de l’organisation de New York et bénéficier de l’aval préalable du Bundestag.
- le bulletin de presse de l’Auswàrtiges Amt, « Afghanistan-Konferenz in Bonn ».
- La conférence de Bonn répondait au « Plan en cinq points », présenté par l’Envoyé spécial des Nations Unies, Lakhdar Brahimi, le 13 novembre 2001. Elle aboutit le 5 décembre 2001 à un accord sur la formation d’un futur gouvernement et la nomination d’une administration intérimaire. le communiqué final, « Vereinbarung ùber vorlàufige Regelungen in Afghanistan bis zur Wiederherstellung staatlicher Institutionen », Ibidem.
- Parallèlement à cette rencontre au sommet, un colloque de spécialistes était réuni à Bad Honnef, près de Bonn, pour réfléchir aux aspirations de la société civile afghane quant à l’avenir politique du pays.
- Hans Stark, « France-Allemagne : leçons de la crise irakienne », Allemagne d’aujourd’hui, n° 166, Octobre-Décembre 2003, pp. 3-18, ici 4.
- Auswàrtiges Amt, « Rede von BundesauBenminister Joschka Fischer zur Erôffnung der Konferenz « Afghanistan im Wiederaufbau: Frieden und Stabilitàt » auf dem Petersberg/Kônigswinter am 2. Dezember 2002 ».
- Ibidem,
- Pour une présentation détaillée de la mission des soldats de la FIAS, cf. « Einsatz der Bundeswehr innerhalb der UN-Friedensmission ISAF », consultable sur le site du gouvernement fédéral : bundesregierung.de
- OTAN, « Déclaration du porte-parole sur l’expansion de la FIAS dans l’Ouest de l’Afghanistan », 31.5.2005.
- OTAN, Communiqué de presse (2005) 099, 25.8.2005.
- « Rede von BundesauBenminister Joschka Fischer vor dem Deutschen Bundestag am 7.11.2002 im Rahmen der Debatte zur Fortsetzung von « Enduring Freedom » », Auswàrtiges Amt.
- Ce processus comprendrait les pays du Maghreb ainsi que l’Égypte, la Jordanie et Israël, les territoires palestiniens, la Syrie et le Liban, l’Afghanistan, voire même l’Iran. « Rede von BundesauBenminister Fischer auf der 40. Mùnchner Konferenz fùr Sicherheitspolitik », Munich, le 7.2.2004.
- Interview de Joschka FISCHER, « L’Europe est une vraie puissance », paru dans Die Zeit, le 8.5.2003, Centre d’Informations et de Documentation de l’Ambassade d’Allemagne en France (CIDAL).
- Pour davantage de détails sur la constellation géopolitique autour de l’Afghanistan, on se reportera avec profit à : Gilbert Étienne, « Un triangle dangereux : Inde – Pakistan – Afghanistan », Politique étrangère, 3-4/2003.
- Interview de Joschka FISCHER, « L’Europe est une vraie puissance », cit.
- « Interview mit BundesauBenminister Fischer in der polnischen Zeitung « Rzeczpospolita » vom 3.12.2003 », Auswàrtiges Amt.
- « Berlin Declaration »,1.4.2004, cf. le dossier complet consultable sous l’URL, http://www.auswaertiges-amt.de/www/en/aussenpolitik/friedenspolitik/ afghanistan/
28.Otto Schily, « Konzept fùr eine europàische Grenzpolizei entwickeln », Ministère fédéral de l’Intérieur, Communiqué de presse, 15.3.2001.
- Conseil européen de Santa Maria da Feira, « Conclusions de la Présidence », 19-20.6.2000. Consultable sous l’URL : http://www.europarl.eu.int/summits/fei1htm
- « Deutsches Engagement beim Wiederaufbau der afghanischen Polizei », Auswàrtiges Amt
- « International Conference on Reconstruction Assistance to Afghanistan », Tokyo, 21./22.1.2002, Auswàrtiges Amt.
- notre article, « Le débat allemand face à l’élargissement : entre rejet de l’opinion et volontarisme gouvernemental », Allemagne d’aujourd’hui, n° 166, octobre-décembre 2003, pp. 95-111, ici p. 106.
- Michael D. Intriligator, « La définition de la sécurité à l’échelle mondiale », Désarmement, n°1/1991, pp. 63-76, ici p. 66.
- « Rede von BundesauBenminister Joschka Fischer vor dem Deutschen Bundestag am 7.11.2002 im Rahmen der Debatte zur Fortsetzung von « Enduring Freedom » », cit.
- Joschka FISCHER, « Europa und die Zukunft der transatlantischen Beziehungen », cit.
- Sebastian Harnisch et Hanns W.Maull, Germanyas a Civilian Power? The Foreign Policy of the Berlin Republic, Manchester, 2001.
- Notre article, « Le couple franco-allemand à l’épreuve de la crise du Kosovo », in Allemagne d’aujourd’hui, n°157, Juillet-Septembre 2001,
- 56-75, ici p. 68-70.
- « Position commune 1999/345/PESC », Bulletin de l’Union européenne, n° 5/1999.
- Cet engagement s’inscrit dans la logique promue par le chef de la diplomatie allemande dans son rapport à valeur programmatique sur la politique culturelle extérieure, Konzeption 2000 qui mettait en exergue l’intention allemande de s’imposer comme un vecteur de l’influence européenne sur l’ensemble de la périphérie de l’UE. Joschka FISCHER, Konzeption 2000, Auswàrtiges Amt.
- « Goethe-Institut Kabul wird am 22.09. offiziell erôffnet » et « Auswàrtiges Amt unterstùtzt Frauenprojekte in Kandahar mit 1 Mio. Euro », Auswàrtiges Amt,auswaertiges-amt.de
- « Deutschland als Bildungspionier in Afghanistan » – Interview mit Wifried Grolig, Leiter der Kultur- und Bildungsabteilung des Auswàrtigen Amts, mit Associated Press am 17.1 1.2003, Auswàrtiges Amt.
- « Rede von BundesauBenminister Fischer auf der 40. Mùnchner Konferenz fùr Sicherheitspolitik », op. cit.
- Bundesministerium fùr Wirtschaft und Arbeit, « Clement und afghanischer Handelsminister Arsala besiegeln Investitionsfôrderungs-und -schutzvertrag », 20.4.2005.
- « Cinq questions à Hans-Gert Pôttering », Propos recueillis par Katarina
Markovova, Paris, 8.5.2002,
http://www.cafebabel.com/fr/article.asp?T=A&Id=170
- les propos du porte-parole chrétien-démocrate pour la politique de développement Christian Ruck, « Mehr Kohàrenz, Konsequenz und Fùhrungsstàrke in Afghanistan », Pressemitteilung von der CDU/CSU-Fraktion, 20.4.2004,
- « Afghanistan : à l’approche des élections, l’insécurité continue de peser sur l’avenir du pays, selon un rapport de l’ONU », Centre de Nouvelles ONU, 16 août 2005, consultable sur le sitehttp://www.un.org
- « L’Afghanistan, dit Kofi Annan à la Conférence de Berlin, aura besoin d’une assistance internationale continue jusqu’à la fin de la période de transition », ONU, Communiqué de presse, SG/SM/9236, AFG/252, 5.4.2004.