Eugène BERG : Ancien ambassadeur, enseignant et écrivain
Je vais commencer par répondre à la personne qui a posé une excellente question. Ce matin j’ai participé un petit déjeuner organisé par la Revue Politique internationale, où fut invité, l’ancien président Nicolas Sarkozy. Quelqu’un lui a posé la même question que vous, et il a tout d’un coup dit : « Il faut tendre la main à la Russie, il faut tendre la main à la Turquie, il faut créer une organisation européenne où il y a un dialogue politique, une zone de libre-échange, et une discussion sur la sécurité ! » Mais il se trouve, vous savez, toute modestie mise à part, c’est l’idée que j’avais émise moi en tant que consul en Allemagne, lors d’un débat très intéressant à WEIMAR en 1996 où j’ai eu de la chance, de rencontrer quelques sommités… Michael GORBATCHEV, Helmut SCHMITT, Jean-François PONCET (le fils de notre ambassadeur à Berlin de 1933 à 1938 et ancien Ministre des Affaires étrangères). Et quand j’ai posé cette question, je me souviens de Helmut SCHMITT, m’a regardé, et en allemand il m’avait dit « Sind Sie Türken ? » (Est-ce que vous êtes turc ?), j’ai dit « Eh bien non, je suis le consul général français ! ».
Donc vous voyez : c’est une vraie question : Comment va-t-on essayer de créer les fondements d’une grande Europe de Lisbonne à l’Oural, à l’Ob, jusqu’à Novossibirsk, jusqu’à Vladivostok et de Gibraltar jusqu’au Bosphore et le lac de Van ?
Bon, comme beaucoup de choses ont été dites, je vais essayer de me livrer à un survol d’ histoire longue et profonde en quelques minutes, finalement j’en prends un peu à mon ouvrage, A la recherche de l’ordre mondial qui empreinte au merveilleux tableau de GAUGIN : D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (Editions Apopsix, 2018, 468 pages).
J’y ai réfléchi sur l’ordre mondial. Je ne peux pas rentrer dans le détail : qu’est-ce que la communauté internationale, qu’est-ce que la société, mondiale, qu’est-ce que le système international, … ce sont des concepts précis spécialisés, se rapprochent comme une guirlande.
L’ordre mondial c’est trois choses :
– le rapport entre les Etats, les unités politiques majeures du monde international.
– Ce sont aussi des principes. Des principes qui sont juridiques, éthiques, qui ont été augmentés, enrichis au cours des siècles.
– et une troisième chose, c’est une hiérarchie entre les puissances
En effet en principe du principe un Etat , une voix , il y a bien une hiérarchie de puissances,
Il y eut d’abord les puissances, c’est un terme européen pendant des siècles. Ensuite il y a eu les Grandes puissances ou les Superpuissances : URSS, Etats-Unis ; il y a eu une Hyperpuissance qui a vécu douze ans,
Maintenant on entre, dans une ère nouvelle, encore imprécise, certains l’appellent la multiparité ou le polycentrisme.
D’où venons nous ?
Donc comment la Russie … S’est inséré dans cet ordre européen , devenu peu à peu mondial à compter de la fin du XIXe siècle . Je me suis appuyé sur le « Piège de Thucydide remis à jour par Graham ALLISON, professeur émérite à Harvard en un mot, lorsqu’une puissance est installée , dans son rôle de leader ou de puissance hégémonique et qu’ une autre puissance montante arrive, il y a conflit, il y a conflit parce que la puissance installée, pour le rester doit contrer l’autre, ou lui céder la place ou la partager ;
Graham ALLISON a analysé quatorze conflits, de ce type dont douze ont donné lieu à la guerre. J’en ai ajouté quatre, et sur les quatre il y en a deux qu’il avait oubliés, et ces deux qui concernent la Russie.
– Russie contre Suède, pour s’assurer la maîtrise de la Baltique, (1700 – 1725)
– Russie contre la Turquie pour la maîtrise de la Mer Noire, la protection des Chrétiens dans les Balkans…
Et on voit combien ces questions géopolitiques retenti actuelles… regardez … on parle histoire – la Baltique, regardez la Suède reprend le service militaire, on dirait que Charles XII qui avait été battu à Poltava revient. Vous voyez comme quoi … finalement la géopolitique … les siècles passent, mais là elle est là, elle est présente. Pareil sur la Turquie, même chose les rapports Russie /Turquie sont façonnés par la géographie, l’histoire, la culture, le facteur religieux, l’économie et le facteur énergétique.
Si on examine maintenant, quelles puissances ont pris la plus grande part à ces dix-huit conflits y compris la Guerre froide c’est la France, la Grande Bretagne huit fois, et la Russie sept fois, alors que la Russie n’ est intervenue dans la « bataille » est qu’avec deux siècles de retard, et donc elle a participé à ces conflits majeurs sur le théâtre européen pour se forger sa place, parce que à l’époque, se forger une place c’était la guerre, ce n’était pas encore l’économie bien que celle-ci n’a pas manqué de jouer un rôle décisif, ce fut la prépondérance de la City, en plus de sa Navy et de son domaine colonial.
Le paradoxe c’est que la Russie, bien qu’active sur divers champs de bataille et au sein des chancelleries n’a jamais participé à l’établissement de l’ordre, à l’époque européen et ensuite mondial. Le seul moment où elle l’a fait, c’est le Congrès de Vienne, où là, la Russie était effectivement un élément de l’histoire, la puissance militaire dominante, elle l’a été à deux ou trois reprises, et puis ensuite elle a décliné avant de resurgir.
D’ailleurs je reviens un peu en arrière, excusez-moi, je voulais commencer comme ça, de quand débute l’émergence de la Russie ? Regardez : et ça c’est une clé]. La Russie est le pays qui a le plus réémergé dans l’histoire, il y a eu cinq émergences de la Russie, après les guerres napoléoniennes, après la guerre de Crimée et le Traité de Paris de 1856, ensuite il y a eu après la défaite avec le Japon ( 1904 – 1905) … Arcady Stolypine (premier ministre de 1905 à 1911… a dit en 1908 : « Donnez-moi vingt ans, et la Russie sera la première puissance du monde ! » . À l’époque ce fut l’humiliation en Bosnie-Herzégovine, dont l’ Autriche -Hongrie s’est emparée, et que la Russie, affaiblie, n’a pu contrer ce qui explique en partie l’engrenage qui a conduit à la Première guerre mondiale.
Et ensuite la Russie a été émergée avec STALINE, même BERDIAEV , philosophe russe émigré en France, classé existentialiste … avait dit que s’il n’y avait pas eu l’Etat soviétique … si l’Etat stalinien n ‘avait pas créé une armature… eh bien la barbarie nazie serait rentrée comme dans du mou et aurait asservi la Russie. C’est BERDIAEV qui le dit … l »’anti-communiste « … donc vous voyez toute cette profondeur historique, et ensuite la renaissance est là.
Quand vous regardez la France a été battue en 1870, 1940… elle a émergé deux fois, l’Allemagne deux fois, également. Le Japon une fois, maintenant … les Etats-Unis jamais, donc la Russie a le record mondial de la réémergence. Alors il faut espérer que maintenant elle ne va plus réémerger, autrement ce sera … ce serait … dramatique.
Donc moi, ce que je dis, c’est que sur les quatorze conflits, la Russie a participé pratiquement à huit, donc sept.
Alors, quelle a été la place de la Russie dans la hiérarchie des puissances, mesurée par la taille de son économie ?
Selon les époques, elle a été la cinquième puissance mondiale en ‘1870, la troisième et quatrième, au début du XXe siècle, la troisième jusque ‘aux années 1970, lorsqu’elle fut rattrapée par l’ Allemagne.
Maintenant ne rentrons pas dans les querelles de spécialistes, faut-il mesurer les PIB en valeur nominale ou en parité de pouvoir d’achat (PPP) elle est dite entre la sixième et la neuvième, l’objectif affiché de Vladimir Poutine étant qu’elle figure parmi les cinq premiers.
Mais attention : on prend des chiffres, trop à la lettre bonne vous savez comme moi que le prix de baril ça varie, un baril c’est 158 litres de pétrole, il cotait $28, en janvier 2016 quand entre le quart et le tiers de votre production nationale est constituée par le pétrole ou gaz, quand les prix diminuent par trois, puis montent. Les chiffres du PIB évoluent considérablement, la Russie exporte 5 millions barils par jour ; quand le prix du baril passe de 50 à 80 elle engendre 150 millions de dollars en plus. Calculez sur un an, calculez sur deux ans … ce sont des chiffres importants, et ç] agit évidemment sur le niveau du PIB russe.
Donc le paradoxe, c’est que la Russie c’est un grand pays, un grand acteur, on a eu besoin d’elle, ce fut le mythe du rouleau compresseur. Qu’est-ce qui a battu Napoléon ? A chaque fois on a utilisé cette masse russe, mais finalement quand il a fallu modeler l’ordre international, là où l’affaire s’ est plutôt réglée entre vieilles puissances établies, en dehors je l’ai dit du Congrès de Vienne ( 1815) et du règlement de la Seconde guerre mondiale, en 1945.
C’est un grand schisme, au-delà du schisme culturel, économique, et religieux. Donc c’est un paradoxe. Pourquoi ? Parce que la Russie était décalée par rapport aux autres, elle n’était pas au centre. ? Au centre de l’Europe de l’Ouest, en deçà de l’ Elbe où se déroulés durant des siècles les combats entre la France et les Habsbourg d’ Espagne et d’Autriche -Hongrie, puis par trois fois avec la Prusse et l’ Allemagne … pendant quatre siècles. Elle est rentrée tardivement, à la SDN en 1934, puis vous connaissez la suite, pacte germano -soviétique, Barbarossa, ( 22 juin 1941), seconde guerre mondiale, Yalta, Potsdam, guerre froide, détente, monde post bipolaire, le nôtre.
Que sommes nous ?
Maintenant, si l’ on essaye de mesurer aussi objectivement que possible, sans entrer dans des calculs trop complexes , le degré de puissance d’un Etat on peut recourir à dix critères de puissance, je ne vais pas vous les énumérer, ils figurent en conclusion de mon ouvrage. Les plus importants vous le savez comme moi, c’est le territoire, ce sont les ressources, c’est la technologie, c’est la puissance militaire, la cohésion nationale, et la volonté.
J’ai procédé à une classification de toutes les puissances. La seule qui en possède la totalité pour l’instant le dix, ce sont les Etats-Unis, la Chine en possède 8 à9, la Russie se situe entre 6 et 7 … Je n’avais pas la classification tout récemment établie de la Banque mondiale, … tout le service économique de la Banque mondiale (300 économistes) ont institué le Human Capital index, c’est-à-dire le capital humain, eh bien regardez : notre chère Russie elle est là, alors évidemment elle est plus bas que les puissances industrialisées. Mais devant la Chine : elle est exactement … elle est à 7,5. Moi, vous voyez, si j’étais un plus prudent.
Bon, je vous donne deux chiffres que vous connaissez comme moi.
– La Russie a 20% du couvert forestier mondial, regardez l’importance pour lutter contre le changement climatique… l’ Amazonie représente 5% du couvert forestier mondial.
– Elle a, avec le Baïkal, 20% des ressources d’eau douce de la planète, c’est énorme.
Alors maintenant pour parler de géopolitique, c’est intéressant pour replacer la Russie dans l’ordre mondial et les divers ordres régionaux, car c’est à leur niveau que se déroulent conflits et affrontements. Il y a ce que l’on appelle les sous-régions : la Baltique, la Mer Noire, la Caspienne, l’ Asie centrale, l’ Asie du Nord -Est, le Pacifique nord, l’ Arctique. Il y a trente-quatre sous-régions répertoriées jadis dans l’ Etat du Monde (éditions La Découverte)
La Russie du fait de l’étendue et de sa position au cœur Eurasie est le pays qui jouxte le plus de 7 à 8 selon les classifications. Je ne peux pas rentrer dans le détail, mais les Etats-Unis ne jouxtent que trois régions. Bon, ce n’est pas le Canada qui va les attaquer, ce n’est pas le Mexique. Il est vrai que la puissance américaine se déploie partout ; les Etats-Unis ont 800 bases militaires dans 167 pays, qui occupent 220.000 militaires. Les Russes si vous regardez en ont 10 à 12 de bases militaires. Rien que pour l’entretien de ses bases militaires, c’est 10% du budget militaire américain, soit près de 70 milliards de $ c’est plus que l’ensemble du budget militaire russe, passé de 64 à 45 milliards de $ de 2017 à 2018. Donc les Russes … bon, là je ne vais pas vous énumérer toutes les zones géopolitiques auxquelles ils appartiennent , regardez : pays nordiques, Baltique, le Centre (on a parlé de l’Ukraine, mais la Mer Noire, Caspienne, Asie Centrale, …
La Russie n’a que 900.000 militaires, elle dit qu’elle est surarmée , en termes d’effectifs elle se situe ainsi au 5 è rang après la Chine, les Etats -Unis, l’ Inde et la Corée du Nord. Que voulez-vous ? Pour tenir ses frontières, ce n’est pas le Luxembourg, ce n’est pas le Lichtenstein, ce n’est pas la Suisse, …
Où allons nous ?
Maintenant, les durant quelques minutes qui me restent, je vais essayer d’esquisser l’avenir qui me paraît plus intéressant. L’avenir de la Russie, dépend de la configuration que prendront trois triangles, ’un carré, ’un pentagone et un hexagone. On le voit le cubisme est à la mode… et le constructivisme de Malevitch aussi.
1-Les triangles
Il y a trois triangles dans lesquels s’insère le futur de la Russie
Le principal –, Etats-Unis, Chine, Russie – que Nixon a très bien manœuvré, il est allé à Pékin, pour contrer l’URSS, il a pris la pointe du triangle. Maintenant, qui se trouve la pointe du triangle ? Est-ce que c’est la Chine, est-ce la Russie, ou les Etats-Unis ? c’est tout l’enjeu des 20,ans à venir
On sait très bien que Trump veut détacher la Russie de la Chine, là aussi je fais un aparté : tout le monde parle de Brezinski et cite L4échiquier mondial paru en 1997, personne ne parle de son dernier livre Strategic Vision, « America and the Crisis of the world over » ( Basic books, 2012) je l’ai lu attentivement, je vous reporte à la page 154 … A larger West -the core of global stability… Zbigniew Brzezinski, l’anti-russe, l’anti-Poutine, voulait déjà réunir Russie … Canada, Etats-Unis, Europe, Turquie, contre la Chine, c’est écrit en 2012, et c’est Trump qui continue là-dessus, mais avouons que lui et l’ Etat profond américain s’y prennent vraiment mal.
– Il y a une autre idée chère à Evgueni Primakov, le grand arabisant soviétique, un des Premiers Ministres et Ministre des Affaires étrangère de Boris Eltsine , c’est Russie-Inde-Chine – pour moi, il est déterminant. Dans les trente-quarante années, on aura … un affrontement Etats-Unis/Chine, on aura peut-être une bipolarité entre Chine et Inde, comme ils seront peuplés d’un milliard et demi d’habitants chacun, ce seront les deux piliers mondiaux,
Quel rôle joueront les Etats-Unis – et la Russie ?
– Ensuite, il y a évidemment le troisième triangle, Union Européenne, Russie, Turquie … là aussi pour l’instant il est mort … il est mort pour la Turquie, on a besoin de la Turquie.
2- les carrés, rectangles…
– Puis c’est le carré … Constitué par Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, qui est important, d’où l’Europe est absente,
– les mêmes en Pentagone avec l’Europe, et le Japon.
Et quand vous voyez ces triangles, que je n’ai pas le temps de développer, la Russie est partout, l’Europe est absente de plusieurs triangles, mais la Russie figure sur les trois triangles, parce que … elle est présente partout, par l’étendue et la position de son territoire et l ‘ expertise de son appareil diplomatique, comme l ‘efficacité retrouvée de son armée.
Donc encore une fois, l’avenir de la Russie est indispensable, pour moi je vois la Russie … l’avenir du monde … la Russie dans le monde arctique que je connais bien, j’ai vécu cinq ans à Mourmansk, ce n’est pas pour rien que la Chine construit un troisième brise-glaces atomique – les Américains n’en ont pas, les Russes en ont huit, les Européens ont envisagé d’en construire un avant a crise de 2008. Dans le Pacifique, la Russie revient, (j’ai ’été ambassadeur à FIDJI, )la Russie redevient aussi une puissante du Pacifique. On est une grande puissance dans le Pacifique, on est une grande puissance sur la mer Baltique. Et la Russie c’est le Maître de l’Arctique, et elle revient dans le Pacifique. Le Pacifique n’est pas que le domaine des Etats-Unis et de la Chine.
Donc voilà trop rapidement esquissé … l’avenir. Alors il dépendra largement de l’évolution de trois facteurs, où il faut dire la Russie présente des signes de faiblesse :
– Le premier, c’est la démographie. Là aussi les gens disent n’importe que la Russie perde 750.000 personnes par an. D’après mes chiffres, c’est un déficit annuel de150.000 compensé par une immigration de 220 000 d’après le Rapport Démographique.
– Le deuxième c’est l’investissement dans la recherche et du développement. 4,25 …, la Russie y consacre 1,13 de son PIB
Et puis l’investissement. Certes, personne n’arrivera à battre la Chine, qui a consacré 40% du pays à l’investissement, la Corée 30% alors que, la Russie n’investit que 21% du PIB.
Tel est le poids de la Russie … de cet immense territoire – il lui faut posséder une force militaire, et autres forces, pour en assurer protection et stabilité
Vladimir Poutine a rétabli la puissance militaire. Il s’efforce à rétablir l’économie, il faudra du temps, un environnement international et régional stable. D’où la nécessité de mettre fin au régime des sanctions et faire plus que tendre la main à la Russie, mais bâtir une architecture européenne à plusieurs piliers, stratégie et défense, économie et commerce, énergie, technologie e recherche, culture. Cela prendra beaucoup de temps, de patience et la sagesse combinée de bien d’hommes d’Etat. Cela est nécessaire pour que le monde qui soit stable et plus prospère. Autrement on est tous perdants, et arrêtons de nous pointer du doigt, l’avenir est tracé, et j’espère que des hommes et des femmes l’auront compris.