LA FRANCE, L’AFRIQUE ET LE DECLENCHEMENT DE LA GUERRE EN IRAK

Marc AICARDI de SAINT-PAUL

L’INTITULÉ DE MA COMMUNICATION était initialement : « Le rôle de la France dans le règlement de la crise irakienne ». Toutefois, en préambule, je vou­drais préciser le cadre de mon intervention qui sera à la fois plus large et plus restrictif. Plus large, car j’associerai l’action de l’Afrique à celle de la France, dans leur volonté commune d’éviter la guerre en Irak ; nous tenterons ainsi de montrer comment la France, puissance moyenne au plan économique et militaire a pu, en ralliant un grand nombre d’États africains à sa croisade contre l’unilatéralisme et la guerre en Irak, donner un moment l’illusion de contrer efficacement les positions va-t-en guerre des Anglo-Saxons. Plus restrictive aussi, car la période envisagée est celle qui a immédiatement précédé le déclenchement unilatéral de la guerre en Irak par les Américains et ses alliés de la « coalition ».

En introduction, je mettrai en évidence comment l’Afrique a revêtu un intérêt renouvelé pour la diplomatie français. Puis dans une première partie, j’examine­rai comment les voix africaines hostiles à la guerre un temps inaudibles, furent amplifiées par le catalyseur que représentait la France. Dans une seconde partie je montrerai de quelle manière les pressions exercées parallèlement par la France et le camps américano-britannique sur les États africains, ont conduit les États-Unis à intervenir militairement sans mandat de l’ONU, enlevant ipso facto à cette aven­ture toute légitimité internationale.

L’Afrique à nouveau importante pour la France ?

Contrairement au resserrement des liens entre les États-Unis et l’Afrique, la France était au début des années 2 000, considérée par ses partenaires du Sud, comme de plus en plus éloignée de leurs préoccupations. De nombreux doutes sur la solidité et la pérennité du lien franco-africain se sont faits jour, surtout depuis la dévaluation du Franc CFA et la baisse de l’Aide Publique au Développement.

Le XXIIe sommet franco-africain qui s’est ouvert à Paris le 20 février 2003 est tombé à point nommé pour redécouvrir l’importance de l’Afrique dans le jeu diplomatique de la France… et a fourni aux Africains une tribune prestigieuse pour exprimer leur point de vue. Les deux parties, la française et l’africaine avaient d’ailleurs bien saisi l’intérêt mutuel d’une telle réunion, à la veille de décisions importantes dans la crise irakienne. Sur les 52 États invités, 45 étaient représentés au plus haut niveau, dépassant nettement le chiffre de 37 dirigeants présents au sommet d’Adis Abeba.

Dans son discours d’ouverture, le Président Jacques Chirac a réaffirmé sa « foi dans l’Afrique » et a appelé le continent à s’affirmer sur la scène internationale : « Face aux tumultes » de la mondialisation, nous attendons de l’Afrique qu’elle imprime sa marque. Dans les ripostes qui s’organisent, la voix de l’Afrique doit se faire entendre »1. Quant à l’Afrique, elle a profité de l’occasion, trop ravie, pour une fois, de ne pas prêcher dans le désert et de ne pas jouer les faire valoir. La réso­lution finale traduisit parfaitement l’identité de vue entre les participants du Sud et le pays hôte puisqu’elle plaidera en faveur de : « .la poursuite des inspections. dans le cadre de la résolution 1441, dont toutes les possibilités n’ont pas encore été exploitées ». Par souci d’équilibre, le texte final demandait aux autorités irakien­nes : « .une coopération immédiate, active et sans réserve ».

Des déclarattions inaudibles et des résolutions inefficaces

A la fois membre d’une organisation continentale, l’Union Africaine (UA) et de plusieurs autres qui sont transcontinentales, (le Mouvement des Non-alignés et la Ligue arabe), les pays africains n’ont pas su ou pas pu peser diplomatiquement sur la crise irakienne. Pourtant ce n’est pas faute de s’être réunis à plusieurs repri­ses.

L’Union Africaine avait pourtant l’ambition de jouer un rôle sur la scène in­ternationale. Un Conseil de paix et de sécurité, successeur de l’inefficace Organe central de prévention, de gestion et de règlement des conflits de la défunte OUA, a même été créé à cette occasion2. Ecartelés entre partisans et adversaires du Droit d’ingérence, les États membres n’avaient été qu’une vingtaine à voter le texte, ce qui augurait mal de l’efficacité et de la capacité d’intervention de l’Afrique dans les conflits du continent.

Mais peut-être était-il plus facile de prendre des positions consensuelles sur un conflit extérieur à sa zone de compétence ? En effet, on le verra plus loin, si des sensibilités légèrement différentes se sont exprimées à l’échelon des États, l’Union Africaine a fait preuve d’un unanimisme presque sans faille sur la question irakienne. C’est ainsi que les leaders africains réunis à Adis Abeba à l’occasion du deuxième sommet extraordinaire de l’UA (3 février 2003), ont pris des positions de principe radicalement hostiles à la guerre en Irak. Forte de son statut de gran­de puissance africaine, d’ailleurs hérité du régime pourtant honni de X apartheid, l’Afrique du Sud, par les voix de son Président Thabo Mbeki, premier Président de l’UA et de Nelson Mandela, fut le pays qui donnera une impulsion décisive aux prises de position de l’organisation continentale.

Dans son discours introductif, l’ancien président sud-africain se fit censeur : « Bush mine les Nations Unies. Il agit en dehors du cadre de l’ONU, balayant le fait que les Nations unies étaient une idée du Président Roosevelt et de Winston Churchill » et il poursuivit dans sa condamnation du leadership américain : « cette puissance, avec un président qui n’a aucune prévoyance, qui ne peut penser cor­rectement, qui veut maintenant plonger le monde dans un holocauste ». Quant à son successeur, Thabo Mbeki, il obtiendra de ses pairs l’adoption d’une position commune soucieuse tant du Droit international que de l’intérêt bien compris de chacun des membres. L’Union africaine, qui se dit désireuse de : « faire davantage entendre la voix des 800 millions d’Africains sur la scène internationale », con­damnera : « tout recours à la force dont la décision n’émanerait pas du Conseil de Sécurité de l’ONU »3. Cependant, ces prises de position se voulant basées sur la morale n’eurent que peu d’effet sur le ballet diplomatique qui se déroula pendant les quelques semaines précédant l’intervention militaire. Seuls quelques autres cercles comme le sommet des Non-Alignés, la Ligue arabe ou le sommet franco-africain de Paris s’en firent l’écho et en reprirent l’esprit dans leurs propres résolutions.

Autre grande tribune de l’opposition à la guerre : le sommet du Mouvement des Non-alignés (MNA) qui a réuni 116 pays membres à Kuala Lumpur en Malaisie (24-25 février 2 003). Pris un par un, ces États n’ont jamais pesé bien lourd dans le concert des nationS. Encore avaient-ils un semblant d’influence du temps de la guerre froide, surtout au sein de l’Assemblée générale de l’ONU, puisqu’ils repré­sentent les deux tiers des membres. D’où leurs déclarations en faveur du « rôle cen­tral » des Nations Unies et du Conseil de Sécurité dans lequel siègent six d’entre eux. Thabo Mbeki, Président sortant du MNA y rappela comme il l’avait fait dans le cadre de l’UE, le rôle central de l’ONU et il exprima à nouveau sa crainte qu’une guerre contre l’Irak soit : « un facteur de déstabilisation dans toute la région et qu’elle aurait des conséquences humanitaires, économiques et politiques immenses pour tous les pays de la planète »4. Cette position relativement dure à l’égard de la politique américaine a reçu l’aval des pays membres et en particulier des trois africains : l’Angola, le Cameroun et la Guinée.

A son tour, la Ligue arabe, qui compte dix États africains sur 22, a réuni le 24 mars 2003 au Caire les chefs de la diplomatie de ces pays. Mais contrairement aux réunions préalablement évoquées, celle-ci s’est déroulée alors que les forces anglo-américaines avaient déjà pénétré en territoire irakien. A l’unanimité moins une voix, celle du Koweit, la résolution a condamné l’ « agression américano-britanni­que », qu’elle a considéré comme ; « une violation de la Charte de l’ONU », et elle a « réclamé le retrait immédiat et inconditionnel des forces d’invasion… ». Elle a également chargé le groupe arabe à l’ONU de réclamer la tenue d’une réunion urgente du Conseil de sécurité… »5.

Mais pour explicites qu’elles aient été, toutes ces résolutions n’eurent pas la moindre influence sur le déroulement des évènements. Le pays qui les avait vo­tées n’avaient-ils pas l’intime conviction que la guerre était inéluctable, que les États-Unis étaient désormais les plus forts et que rien ne pourrait les empêcher de déclencher « leur guerre » ?

Des Africains sous pression

Pendant la période qui a immédiatement précédé l’intervention de la « coa­lition », les trois pays africains dits « du milieu » ont été soumis à de très fortes pressions ou incitations de la part des deux camps. Pour comprendre l’intérêt subit des grandes puissances pour ces États, somme toute relativement modestes sur le plan diplomatique, il convient de rappeler que pour être adoptée, une résolution du Conseil de sécurité doit réunir au moins neuf voix et ne pas faire l’objet de veto de la part d’un membre permanent.

La voix d’un État, si petit soit il devenait alors un enjeu déterminant, que les pro et anti guerre allaient âprement se disputer. Les ballets diplomatiques se firent incessants entre Paris, Washington et Londres d’une part, et Conakry, Yaoundé et Luanda d’autre part. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, Colin Powell, Secrétaire d’État américain, Walter Kansteiner IV, Secrétaire adjoint aux Affaires africaines des États-Unis et la baronne Valérie Amos, Secrétaire d’État britannique pour l’Afrique essayèrent de rallier leurs interlocuteurs à leurs thèses respectives.

De ces trois États africains, le Cameroun apparaissait comme le plus réceptif au discours des dirigeants français, et ce pour bon nombre de raisons sans grand rapport avec la crise irakienne. Au plan économique tout d’abord : la France est le premier fournisseur du Cameroun et son deuxième client ; au plan politique en­suite : les relations personnelles entre les Présidents Paul Biya et Jacques Chirac ont toujours été excellentes ; au plan stratégique enfin, l’accord de défense qui lie les deux pays ne serait peut-être pas inutile en cas de crise ouverte avec le Nigeria au sujet de la presqu’île de Bakassi, riche en pétrole et revendiquée par les deux pro­tagonistes. Mais les Anglo-américains disposaient également de quelques atouts, ou plutôt de quelques moyens de pression : ceux-ci pourraient prêter une oreille complaisante aux revendications des anglophones menées par l’opposant John Fru Ndi, inciter le Nigeria à réactiver ses prétentions sur Bakassi et même supprimer le Cameroun des pays bénéficiaires de XAGOA (Africa Growth and Opportunity Act). Cette législation préférentielle interdit en effet à tout signataire de « s’engager dans des activités qui mineraient la sécurité nationale des États-Unis dans le domaine de la politique étrangère »6. Enfin, la sécurité personnelle du leader camerounais et assurée par des Israéliens, avec l’appui discret des EU. C’est ce qui explique la position du Président Paul Biya qui a du pendant toute cette période, se livrer à un dangereux exercice de funambulisme. Le journal Le Messager de Douala l’avait d’ailleurs qualifié de « danse indansable du Président Biya »7.

Le cas de l’Angola apparaissait comme l’inverse du camerounais. Là encore, les deux rivaux occidentaux disposaient chacun de moyens de pression importants. D’un côté, les atouts américains étaient nombreux : leurs pétroliers extraient 46% du pétrole angolais, contre seulement 10% pour Total Fina Elf ; ils faisaient éga­lement miroiter à ce pays une adhésion éventuelle à XAGOA. Enfin, le 20 février 2003, XUSAID a opportunément accordé à ce pays un prêt une aide de 15.4 mil­lions de dollars. La France disposait, elle aussi de quelques avantages conséquents : elle aurait pu à son tour influencer les banques européennes (avec BNP-Paribas comme chef de file), pour qu’elles accordent à l’Angola un prêt d’un milliard de dollars gagé sur le pétrole au cas où les Américains feraient défaut.

Mais rien ne semblait définitivement joué à la veille d’un vote au Conseil de sécurité qui n’a d’ailleurs pas eu lieu, puisque le ministre angolais des Affaires étrangères déclarait encore le 10 mars : « La position de l’Angola n’est pas plus proche des États-Unis que de la France. C’est la position de l’Angola ».

Le cas de la Guinée pouvait quant à lui être considéré comme intermédiaire, dans la mesure où aucun des deux camps ne semblait disposer d’avantages décisifs. Au plan économique, l’Amérique et la France sont respectivement les premiers et seconds clients de la Guinée. Comme pour l’Angola, les États-Unis auraient pu favoriser la situation financière et commerciale du pays en influençant le FMI et en usant de l’incitation de l’AGOA. Au plan militaire, l’aide fournie à Conakry dans sa lutte contre les rebelles sierra léonais auraient pu s’avérer décisive pour déterminer la position de ce pays qui a occupé la présidence tournante du Conseil de sécurité au mois de mars 2 003. Mais il est vrai que la Guinée, connue pour son indépendance, est obligée de tenir compte de son opinion publique majoritaire­ment hostile à une guerre contre d’autres musulmans. Préférant adopter un profil bas, les autorités guinéennes se sont déclarées soucieuses de « préserver l’unité du Conseil de sécurité »8.

Mais nul ne saura jamais de quel côté ces trois pays, bien involontairement mis sous les feux de la rampe, auraient finalement penché, puisque les Américains convaincus de la détermination de la France d’user de son veto, ont finalement décidé d’intervenir en Irak sans mandat9.

Grâce, ou à cause de la France, de l’Afrique et du monde musulman, la crise irakienne a été le révélateur de deux visions du monde antagonistes : l’unilatéralis-me versus le multilatéralisme. L’Afrique, qui depuis la fin de la guerre froide avait été complètement marginalisée, a pendant quelques mois retrouvé un rôle pivot, comme au bon vieux temps du « coup de tonnerre de Bandoeng ». La France, qui s’est voulue le porte-drapeau des sans-grade et des exclus lui a permis de retrouver un certain poids sur la scène internationale ; mais cette influence s’est trouvée in­suffisante pour contrer l’esprit belliciste des Américains, il est vrai encore choqués par les attentats du World Trade Center de New York. La diplomatie française a un temps retrouvé vigueur et panache. Mais ce combat épique, qui ne prévoyait

aucune solution de rechange, a altéré durablement les relations transatlantiques, même si la tournure des évènements en Irak lui a finalement donné raison. Reste à savoir si les dividendes diplomatiques tirés de son leadership nés de sa croisade anti­guerre réussiront à compenser les conséquences économiques et politiques issues de sa brouille avec son principal allié : les États-Unis d’Amérique.

Docteur d’Etat en Droit et Docteur ès Lettres. Il est membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer et est auteur d’une dizaine d’ouvrages de relations internationales, dont : « La politique afri­caine des Etats-Unis : mécanismes et conduite », 3e édition, Economica et Nouveaux Horizons, Paris. « Le Japon et l’Afrique : genèse d’une relation atypique », CHEAM, La Documentation française, Paris 1999.

Notes

  • Melvin Akam, « La ‘danse indansable’ du Président Biya », Le Messager, Douala (Cameroun), repris par Courrier International, n° 645 du 13 mars 2
  • Cherif Ouazani, « Union africaine. Dans l’attente d’un Conseil de sécurité pour l’Afrique », Jeune Afrique : l’Intelligent, n°2167, 22-28/7/2002, p.35.
  • Cité par Francis Laloupo, « Irak, le refus de l’Afrique », Le Nouvel Afrique Asie, n° 162, mars 2003, p.14.
  • Jean-Claude Pomonti, « Les non-alignés pressent l’Irak de coopérer pleinement avec l’ONU », Le Monde, 25 février 2003.
  • Marc Aicardi de Saint-Paul, La politique africaine des Etats-Unis : mécanismes et con­duite, Economica et Nouveaux Horizons, Paris, 3e édition 1989.
  • L’Angola a été néanmoins inclus sur la liste publiée par la Maison blanche le 21 mars 2003, des 48 pays considérés comme soutenant la « coalition » favorable à l’opération « Liberté pour l’Irak », au côté de quatre autres pays africains : l’Erytrée, l’Ethiopie, le Rwanda et l’Ouganda .
  • Déclaration de François Lousény Fall, ministre des Affaires étrangères à Marchés tro­picaux, 7 mars 2003, p.502.
  • Loïc Rivière, « L’Afrique maintient son opposition au conflit en Irak », Marchés tropi­caux, 28 mars 2003, pp. 627-628.
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