LA DIAGONALE TRAGIQUE DE L’EUROPE

Professeur Jean Paul CHARNAY

Juillet 2005

Appelons « faille géostratégique » une ligne de fracture, une zone de rupture fortement marquée en topographie : détroit, bras de mer, grande fleuve, chaîne de montagne. A l’inverse la faille géohistorique juxtapose deux ensembles civilisés et subit les avancées et les reculs des empires pays ou provinces. Elle couvre des limes, des marches, des « terres gastes » où jouent sur des décennies et des siècles une manière d’architechtonique des plaques. Les puissances y naissent, s’y usent, y périclitent dans un jeu polymorphe toujours renouvelé, mêlant les populations et les religions, brassant idéologies, flux commerciaux et philosophies politiques, lieux où se combattent et alternent les souverainetés.

« Messieurs, l’Angleterre est une île. Vous en savez maintenant autant que moi. » Célèbre attaque de Michelet à son cours sur l’histoire anglaise. Par inversion il suffit de dire : « Messieurs, l’Europe est une presqu’île, vous en savez maintenant aussi peu que moi.» Car comment délimiter cette péninsule déchiquetée du continent mondial lui-même reste de la pangée primordiale ? Comment définir cette princesse phénicienne, fille de Phoenix, transportée par Zeus métamorphosé en taureau en Crète où elle donne naissance à deux fils qui deviendront deux des trois juges des Enfers : Minos et Rhadamante ?

Ainsi Europe venue des bords grécisés de l’Ionie (l’Asie mineure), aurait commencé – subi – sa marche vers l’ouest pour atteindre le Nouveau Monde, puis à travers le Pacifique, l’extrême-Orient, le Japon. Mais comment s’est-elle (dé)stabilisée sur sa propre presqu’île ? A-t-elle trouvé un axe à travers ses perpétuels balancements, avancées et reculs être Est et Ouest ? Nord et Sud ? Et selon quelle orientation ? Il y a l’orientation générale sud-ouest/nord-est, celle de la Sainte Alliance après 1815, ou celle du pacte germano-soviétique (1939). Si ses périphéries marines sont bien délimitées – « l’Europe aux anciens parapets » d’Arthur Rimbaud – elle semble se perdre dans sa vaste et amorphe pleine centrale qui file insensiblement par la Sibérie vers le Pacifique : c’est le Trans-sibérien après la chevauchée de Michel Strogoff selon Jules Verne. Si donc elle ne peut se circonscrire par n isthme qui la différencie de l’ensemble continental, peut-elle se structurer par une armature, par des diagonales ?

Morphologie de la Diagonale Tragique

Première diagonale : du Cap Saint-Vincent (extrême du Portugal) à l’embouchure de la Volga (Caspienne) : voies des « grandes invasions », ayant donné naissance dès la chute de Rome aux royaumes romano-barbares. Voie de conquête pour Charlemagne descendant en Espagne et remontant vers les Saxons, pour les chevaliers Teutoniques. Après l’invasion napoléonienne en Espagne et au Portugal, elle s’était déployée avec ampleur durant la campagne de Russie (1812), ce vaste basculement de peuples armés d’ouest en est, puis d’est en ouest selon Chateaubriand et Tolstoï l’empereur s’enfonçant vers Moscou au lieu de prendre Saint-pétersbourg la capitale. Elle s’était ouverte, béante et sanguinolente, par les deux guerres mondiales. La première des lacs Mazurie aux Détroits avec en prolongement le génocide arménien et la campagne de Damas/Médine en Arabie. La seconde de la Carélie et de Leningrad au Caucase avec en prolongement la Tunisie et la Libye. Les deux avaient ranimé la faille lotharingienne. De là elles avaient essaimé sur toute la planète, Hitler rêvant à Stalingrad, symbole, à Bakou, pétrole, et au Caire, Franco lui ayant refusé le passage par l’Espagne.

Orientée à l’inverse de la première diagonale, celle des invasions alternées, court la seconde diagonale orientée nord-ouest/sud-est du Cap Nord (Norvège) au Bosphore, séparant l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est : la chrétienté latine et la chrétienté greco-orthodoxe, entre la Baltique d’une part, l’Adriatique et la Mer Noire, d’autre part.

Paradoxe : puissance terrienne Rome avait équilibré son empire sur Mare nostrum : sa mer intérieure. Elle avait durement pris conscience des limites de son extension par deux désastres : à l’Est le massacre des légions de Crassus par les Parthes (63 ans av. J.C.), au Nord le massacre des légions de Varus par les Germains (9 ap. J.C.). Après l’apogée de l’empire sous Trajan, Hadrien voulait arrêter son expansion, mais diffuser dans les provinces et les royaumes vassaux la civilisation gréco-romaine. Car pouvoir juridique et militaire Rome s’était laissée séduire par la Grèce conquise. Symboliquement, empereur artiste, Néron avait restitué aux Athéniens une souveraineté formelle.

Demeurait le gigantisme de l’Empire. À Actium (31 av. J.C.), Octave qui deviendrait Auguste avait brisé le rêve autonomiste de Cléopâtre et Antoine : un royaume romano-oriental. Mais en 293 Dioclétien avait été contraint d’en séparer l’Occident (Trèves) et l’Orient (Nicomédie). Stratégiquement, le partage fut d’abord efficace, mais lorsque le christianisme eut vampirisé l’empire, il s’étendit sur toute l’Europe : les royaumes romano-barbares furent de chrétienté latine avec Saint-Benoît, et les principautés slaves furent de chrétienté greco-orthodoxe avec Cyrille et Méthode. Alors se réalisait une double fracture :

– Fracture politique : après les déchirements mérovingiens entre Neustrie et, rêvant d’une restitution imperii, Charlemagne était couronné empereur à Rome par Léon III (800), tandis qu’à Constantinople l’impératrice Irène projetait de l’épouser : elle fut détrônée. Charlemagne laissa l’empire d’Occident reconstitué à son fils Louis le Pieux, qui par l’institutio imperii légua cet empire à son aîné Lothaire. Mais la révolte de ses autres fils aboutit au serment de Strasbourg (842 – Traité de Verdun, 843) attribuant la France à Charles le Chauve, l’Allemagne à Louis le Germanique, séparés par les terres médianes : Flandres, Lorraine, Franche-Comté, Bourgogne, Provence, Italie.

C’était l’échec de l’Europe carolingienne.

  • Fracture théologique : la déchirure s’agrandissait avec le schisme d’Orient effectif au 9e siècle avec Photios qui évangélise les Slaves. Déchirure accrue

par la quatrième Croisade, prise de Constantinople par les Latins (1204), puis la chute par les Ottomans (1453). Pendant ce temps l’Allemagne était devenue le Saint Empire Romain germanique au 10e siècle (Othon 1er couronné à Rome par Jean XII en 962), aux mains de la dynastie des Habsbourg au XIIIe.

Ainsi furent créées les deux failles majeures du continent européen :

  • La faille lotharangienne encercla la France durant des siècles. L’Angleterre

s’opposa à son contrôle sur les bouches du Rhin et de la Meuse, l’Empire lui disputait les provinces limitrophes : Flandres, Lorraine, Alsace, Suisse, Franche-Comté, Bourgogne, Savoie, Arles, L’Espagne de Charles Quint et Philippe II poursuivra sa mainmise sur l’Italie (royaume de Naples). Sur cette faille se déroutèrent les guerres entre Maison de France et Maison d’Autriche, puis entre la France et la Prusse (l’Allemagne) et qui ne cicatrisa qu’après 1945, les deux pays étant exangues, par la CECA – l’Europe des Six : France, Allemagne, Italie et Bénélux. Cette faille géohistorique en arc de cercle est désormais invoquée pour justifier la vision de vastes zones d’innovation technologique et de prospérité économique de rayon plus ou moins vaste (Londres, Bénélux, Nord-Pas de Calais, Ruhr – Palatinat et Alsace, Lorraine, Suisse, Lyon, Turin, Milan, Gênes, Marseille, Barcelone) ou restreint : arc atlantique soit Ecosse, Londres, Bénélux, Nord-Pas de Calais, Paris, Toulouse-Bordeaux, Bilbao, Asturiens). De Hambourg à Madrid par Londres et Toulouse, c’est l’assemblage de l’Airbus A-380.

  • La Diagonale Tragique de l’Europe (DTE) : s’étendant autour du 25e méridien ouest, sur une bande large d’environ 500 Km, (« deux étapes du Tour de France ») s’échelonnent la presqu’île scandinave, les pays baltes, la Pologne,

la Bohême, la Hongrie, la Moldavie, les Balkans, la Serbie, la Bosnie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Albanie. Ce que en son extrémité sud, la diplomatie du XIXe siècle dénommait « la Question d’Orient », et Churchill le « ventre mou de l’Europe ». Bande attaquée des quatre points cardinaux.

Depuis l’ouest, Charlemagne et Othon le Grand avaient poussé la germanité et la latinité chez les Scandinaves et les Polonais, et, au XVIe siècle ceux-ci la poussaient vers la Russie et les Slaves du Nord. Mais venu du Nord, les Suédois du XVIIe et au début du XVIIIe siècles (Gustave-Adolphe, Charles XII) s’inséraient dans le Nord de l’Allemagne et la Russie. Dès le XVe siècle, les Turcs venus de l’est remontaient le bassin danubien, puis de l’ouest au XVIII-XIXe siècle étaient refoulés par les Habsbourg et englobant les Slaves du sud. Venues du sud par la mer, l’Europe maritime (Angleterre et France) soutenant « l’homme malade de l’Europe », l’empire Ottoman bloque, la descente russe vers le Sud, Istanbul et les Détroits.

La germanité médiévale avait ressenti une double poussée : nach Osten… la marche vers l’est, l’étendue des steppes. Au sud, par le Brenner, redevenir, avec ou contre le pape, le « roi de Rome », ville-symbole de l’Empire : jusqu’en Sicile si possible : Frédéric II Hohenstauffen qui (cinquième Croisade) se fait rétrocéder Jérusalem. Les guerres d’Italie incluent l’Italie du nord dans la diagonale tragique comme la première campagne d’Italie de Bonaparte qui remonta de Milan vers Vienne. La Lombardie demeura sous souveraineté autrichienne jusqu’en 1859, Venise jusqu’en 1866, Trieste jusqu’en 1918 ; la germanité perdait sa dernière ouverture sur les mers chaudes.

Au XIXe siècle sur cette Diagonale Tragique s’imbriquent et se combattent, s’allient, se mélangent et se diabolisent :

  • dix origines raciales : grecque latine, celtique, germanique, finno-ougrienne,scandinave, slave, turco-mongole, juive, tsigane ;
  • six religions : chrétienne subdivisée entre catholicisme et protestantisme, coupant au milieu de la germanité, orthodoxie, islam, judaïsme persécuté (pogroms slaves, génocide nazi) ou flamboyant : laïcisés recréateurs allemands (Einstein et la relativité, Husserl et la phénoménologie), ou déstabilisateurs habsbourgeois (Freud et l’inconscient, Kafka et l’absurde) ;
  • quatre empires dominants dont trois « dynasties des aigles » (Frédéric

Mitterrand) sont limitrophes sur la Diagonale Tragique ;

– deux empires germanisés : Hohenzollern et qui rêve de l’expansion maritime et coloniale et réveille la faille lotharengienne en y ajoutant l’antagonisme anglo-allemand ; Habsbourg Kaiserlick und Koeglinisch (K und K) se détérioraient en Cacanie selon Musil. Un empire culturellement à demi germanisé : Romanoff. Un empire en voie de germanisation technique : la Sublime Porte. Les deux premiers et le dernier se constituent en Empires centraux durant la Première Guerre mondiale. Les autres royaumes et principautés : Monténégro, Serbie, Roumanie, Bulgarie, . secouant leurs derniers liens avec l’Empire ottoman. L’Orient-Express mythe cher à Agatha Christie, Graham Greene, Alfred Hitchcock, Paul Morand roule de Berlin à Istanbul sur la Diagonale Tragique par les capitales de cette « Europe illuminée » (Valéry Larbaud) : Vienne, Budapest, Belgrade, Bucarest, Sofia, mais à travers des régions de souverainetés indécises et d’appellations mystérieuses. Transylvanie, Carpates, Balkans, Détroits.

Entre les deux guerres mondiales le rêve de nations libérées des empires,défensivement équilibrées (la SDN à Genève) se brisait devant la démesure hitlérienne : transcender la germanité en aryanité, et reconstituer d’ouest en est depuis l’Elbe et la Vistule une Europe danubienne qui s’articulerait par le Rhin coulant d’est en ouest ; leurs sources sont proches sur la faille lotharangienne annexée, adossée au contrefort fasciste mussolinien, rouvrant l’accès à la Méditerranée. Mais la volonté de mener le plus loin possible « la marche vers l’Est » (… et moi, c’est vers le Caucase que je veux aller, car l’on m’a dit que le poète y est libre comme l’hirondelle » – Hôlderlin avant le pétrole) se heurtait à la masse soviétique. Du Cap Nord aux Balkans, et à la caspienne réduisant la Diagonale Tragique à une ligne de front, fut cette guerre sans pitié entre ces deux idéologies – ces deux idoles : la pureté de la race, et la lutte des classes.

L’issue en fut l’absorption presque complète par la Russie soviétique de la Diagonale Tragique, et sa matérialisation en une frontière linéaire : le Rideau de fer – avec l’Autriche et la Suède neutres. Ainsi le communisme, né dans la Russie orthodoxe, avait recouvert toutes les nations orthodoxes – sauf la Grèce sauvée de Staline par Churchill.

Après la chute du Rideau de fer (1990) l’explosion de la Yougoslavie déchaînait les irrédentismes réciproques. L’Allemagne et la Vatican reconnaissaient la Croatie et la Slovénie catholiques. La Russie soutenait la Serbie slavo-orthodoxe, mais hors ONU, l’OTAN politiquement animée par les Etats-Unis envoyaient des contingents ouest européens protéger l’Albanie et le Kosovo musulmans. Les pays de l’ex-Yougoslavie sont encore hors Union européenne, à l’inverse de la Tchéquie et de la Slovaquie divorcées.

Ainsi en ce vingtième siècle se sont exacerbés sur la Diagonale Tragique de l’Europe certains des plus terribles avatars de l’humanité : la Shoah, (les camps de la mort nazis), la purification ethnique en ex-Yougoslavie.

Expression utilisée d’abord par les Serbes se rendant compte tardivement que leur province d’origine, le Kosovo, lieu de leur plus saints sanctuaires, s’était peu à peu recouvert par une immigration albanaise musulmane. Ce qui, par rappel symbolique de l’écrasement serbe par les Ottomans en 1389, allumait une haine réciproque : déracinements de populations, viols comme armes de guerre déshonorant l’ennemi. Avec en épilogue les débats des tribunaux internationaux pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité :

Nuremberg, La Haye.

Culturellement la civilisation de la « Vieille Europe » se développe comme une équation algébrique : elle est hellénistico (gréco-romaine), christiano (judéo-arabo barbare-germanique) industrielle (lumières et socialismes). Rome : quelle Europe spirituelle ? La carolingienne de Charlemagne ou la pontificale d’Innocent III (1198-1216) ? Les puissantes équilibres de Sully, des traités de Westphalie (1648), de l’abbé de Saint-Pierre, ou des Etats-Unis d’Europe de Victor Hugo ? le principe européen et la communauté de destin des publicistes utopistes entre les deux guerres mondiales (Coudenhove-Kalergi, André Suarès, Von Kayzerling, Spinelli, en 1941) ? Pour aboutir par Yalta aux « deux demi-Europes » (Churchill), l’une capitaliste et l’autre communiste, une Diagonale dramatisée par l’équilibre de la terreur.

Philosophie de la Diagonale Tragique de l’Europe : soit disparaître, les nations la composant ayant été absorbées par les empires qui la divisent et qui sont dès lors « au contact direct » : c’est l’évolution du XVIIe siècle à 1918, et de 1945 à 1990. Soit se répartir en un chapelet de petites nations tentant de se conforter mutuellement par des alliances régionales (Pacte baltique, Pacte de la Caspienne, Petite entente – Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie) ; soit se déchirant entre elles – guerres balkaniques en 1912­1913), explosion de l’ex-Yougoslavie (1995 …).

Actuellement les « empires » sont au contact direct. Par l’entrée dans l’Union européenne des démocraties populaires qui composaient le glacis continental extérieur de l’URSS, et l’Ukraine (Révolution orange), et la Géorgie (Révolution des roses) qui faisaient partie du glacis intérieur souhaitant faire de même, la Diagonale Tragique de l’Europe se situe linéairement sur les frontières sud de la Russie, à qui sont abandonnées les républiques du Caucase internes à la Fédération de Russie.

Ainsi s’est inversée, au profit de l’Ouest, l’absorption presque totale des diagonales. Ce qui pose trois problèmes majeurs :

  • L’Union européenne survivra-t-elle à son gigantisme et à son hétérogénéité

économique : le « plombier polonais » menace t’il les acquits sociaux ? et si

la Turquie et Israël ….

  • L’Union européenne deviendra-t-elle une puissance ou demeurera-t-elle le glacis continental transatlantique des Etats-Unis ? traumatisée par deux millénaires de guerre l’Europe ne se voudrait-elle plus puissance. La « défense » apparaît parfois synonyme de « violence ». Mais avec une « défense » encore mal articulée entre les armées des vieilles nations exercées pour procéder à l’extinction défense de brousse et à l’infiltration de ses ressortissants en danger, comment l’Europe, grosse de ses 440 millions d’habitants et de ses technologies, pourrait-elle équilibrer les pays sous-continentaux : Etats-Unis, Russie, Chine, Inde, Brésil……………..
  • Contre le rêve américain glorifiant l’énergie entrepreneuriale frisant parfois le darwinisme social et le démocratisme libéral, un rêve européen de solidarisme personnalisé, de « douceur de vivre », ou plutôt de « temps de vivre », peut-il se décanter ? l’Europe ne serait-elle pas qu’une zone de libre échange négociant le rachat de ses otages humiliés ?

Pour exister l’Europe doit affirmer une identité et une volonté. Vue de Chine elle apparaît une race ; vue des arabes une ex-religion aux vieilles métropoles colonisatrices ; vue des Etats-Unis une péninsule aux conflits souvent incompréhensibles. Elle s’organise non sans tensions par secteur (la PESC – la PAC…), mais demeure timide en ses institutions les plus régaliennes, par son corpus juris, par la cour européenne des droits de l’homme, elle poursuit certes un processus de juridiciarisation. Mais par l’Agence européenne pour la défense et l’armement et ses unités d’intervention elle demeure encore au stade technique sans atteindre le seuil d’une volonté effective en matière de politique étrangère.

Pourtant entre les eurosceptiques et les chantres d’un ensemble multiculturel articulant des nations apaisées, se situent ceux qui souhaitent cicatriser à jamais la Diagonale Tragique de l’Europe.

Mais le multiculturalisme ne revient-il pas à n’évoquer des religions et des philosophies que leurs plus petits communs dénominateurs ? D’où le repliement sur ces préoccupations nécessaires mais égocentriques : la mise en œuvre des droits de la personne ; la prospérité par le marché libéralisé ; la démocratie alternante.

Si donc ces formes sont les matrices dominantes de l’Union« européenne », il n’y a aucune raison à ce que cette union ne déborde pas au-delà, si sa géographie péninsulaire (scandinave, danoise, ibérique, italienne, grecque) et insulaire (îles britanniques, irlandaise, islandaise, méditerranéenne), ne se délimitent plus ni par ses civilisations ni par ses implantations. La cicatrisation de la Diagonale tragique de l’Europe serait

aussi l’ouverture sans limite sur les espaces circumvoisins se définissant par un cadre abstrait éthico-économico-juridique…

Mais l’Europe ne souffrirait-elle pas d’un manque de structure ? C’est le double rêve jusqu’à présent avorté : un chapelet d’Etats tampons amortissant les conflits entre l’Europe maritime et l’Europe continentale. Ou à l’inverse un pont enjambant la Diagonale : l’axe sud-nord, l’axe Paris-Berlin-Moscou – l’axe rêvé par le Maréchal de Saxe bâtard de l’électeur Auguste II futur roi de Pologne : Paris-Dresde-Moscou – Au lieu de l’alliance de revers Paris-Saint Pétersbourg contre Berlin… C’est la vision – ou la formule – gaullienne : de l’Atlantique à l’Oural. l’Europe entière et non plus carolingienne ? Mais l’Eurasie russe ?

En 1914 et en 1939 la faille lotharingienne et la Diagonale Tragique de l’Europe s’étaient embrasées ensemble pour la Grande Guerre. Manufacturière planétaire – 1912 (guerre balkanique) à 1945 (Hiroshima) ou 1949 Mao à Pékin.

Coût : soixante millions de morts, soixante-cinq millions d’expulsés et de réfugiés. Anéanties, la France et l’Allemagne ne pouvaient que s’apaiser. Car c’est la destruction passée plus que l’équilibre de la terreur qui a imposé la paix, donc l’Europe, de la CECA à l’UE, et non la construction européenne qui a généré la paix. Certes, l’Europe qui se construit comme une macro-région économique et non comme une puissance géostratégique, semble avoir cicatrisé la faille lotharingienne. Mais avoir repoussé la Diagonale Tragique par suppression des glacis continentaux russes en fera-t-elle une « frontière » européenne ou atlantiste-états-unienne ?

Mais dans l’histoire à longue fibre, sont fondamentales les masses démographiques, leur déversement transgéographique, leurs flux transfinancier et transterroriste. Par son vieillissement autochtone comme par ses immigrations extra-continentales les anciennes cultures européennes, la civilisation occidentale risquent des transmutations radicales. Les frontières de l’Europe aux anciens parapets sont sur ses littoraux du sud et dans ses guichets d’aéroports. La faille européenne n’est pas stabilisée, entre la pression des clandestins économiques individuels et la politique de contrôle des immigrations, entre les vieilles vitupérations anticolonialiste et les accords bilatéraux mal encadrés par le fragile partenariat euro-méditerranéenne (Barcelone, 1995).

En fait, l’extrémité sud-est de la Diagonale Tragique demeure déstabilisée par les ethno-nationalismes et les séculaires confrontations religieuses : islam et orthodoxie fournissent des arguments idéologiques. Hors de l’Union européenne, la Croatie, la Serbie-Monténégro et le Kosovo, l’Albanie, Chypre Nord sont, avec l’espace caspien, focalisés sur le Bosphore qui est aussi le point de départ du vecteur musulman courant des Balkans en Centre-Asie, au Si Kiang chinois. Vecteur doublé au nord par l’axe russe de la Communauté des Etats Indépendants, au sud par la volonté américaine de «reformater » « démocratiquement » un Grand Moyen Orient. Vecteur musulman orienté ou dominos à « démocratiser » successivement ?

La Diagonale Tragique de l’Europe juxtaposant une Europe maritime en cours de mutation repoussera-t-elle la Russie à (re)devenir le coeur de l’île mondiale ? Rôle auquel rêve peut-être la Chine…

Tenue en Europe par l’OTAN, en Asie par la Coalition, la Diagonale Tragique de l’Europe et le Vecteur Musulman constituent la faille géohistorique majeure du continent mondial.

Mais cette faille sera-t-elle stable ? la Diagonale Tragique était de nature géohistorique et civilisationnelle. Les Européens hésitent maintenant sur leur identité et leurs institutions. Entre les ouis et les nons relatifs à un tel schéma d’organisation et à tel degré de cohésion entre les libéraux et les socialistes,les souverainistes et les fédéralistes, elle est peut être devenue psychologique : c’est à l’intérieur de chaque esprit qu’elle exacerbe les controverses, et les doutes.

* Professeur Jean-Paul CHARNAY, Directeur de recherches (CNRS) et Président du Centre de Philosophie de la Stratégie – Université de Paris-

Sorbonne

Note

Voir. Stratégie générative. De l’anthologie à la géopolitique. PUF, « Fantasmes et puissances : l’Europe dans des failles géohistoriques stratégiques », n° 50, 2e Trim., 1991, pp. 247-287 ; « variations romantiques sur la Bérézina » Actes du Colloque tenu à Minsk en décembre 2002 pour

« le cent-quatre-vingt-dixième anniversaire de la campagne de Russie », Université de Minsk, Biélorussie.

Article précédentLe rôle déterminant de l’Europe à cette période historique
Article suivantUnité Européenne, Unité du Moyen-Orient du paradigme nationaliste au paradigme du développement

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.