Intellectuel organique sans frontière, questions d’éthique

 Ninou GARABAGHI

Docteur d’Etat ès Sciences économiques de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Ancienne haut fonctionnaire international. Auteure de nombreux travaux dont notamment les ouvrages : « Les espaces de la diversité culturelle » éditions Karthala et « Construction de la figure du nouvel ennemi » éditions L’Harmattan.

Résumé

Guerre et Paix. Question d’éthique par excellence, c’est dans l’esprit des femmes et des hommes que sont semés les germes de la guerre. Aujourd’hui pour le commun des mortels, l’islam c’est le wahhabosalafisme. Tandis que dans le langage courant l’islam politique est défini à partir du terme « islamisme ». C’est ainsi que l’islam dévoyé et instrumentalisé a pu donné naissance au « djihadisme ». Mondialisation tous azimus et cosmopolitisme de fait obligent, c’est dans l’esprit de chaque femme et chaque homme que doivent être élevées les défenses de la paix.

Solution pour d’aucuns, problème pour d’autres, l’islam est problématisé. Depuis l’ébranlement pour ne pas dire l’effondrement du paradigme / de l’épistémê marxiste[1], nous sommes confrontés à deux problèmes majeurs au regard des questions d’islam.

 Le premier consiste dans le dévoiement de l’islam via le processus de wahhabo-salafisation[2] de l’islam mondial. Le second concerne l’instrumentalisation de l’islam par des acteurs locaux et occidentaux. Un des avatars de ces phénomènes, présentement en cours a été le dévoiement du terme islamisme. Catégorie religieuse dans les années 70, ce terme a été dévoyé et promu au rang de catégorie politique, dans les années 80, par des intellectuels occidentaux qui ont ainsi joué le rôle d’intellectuel organique sans frontière. Or selon Machiavel, il n’y a qu’un seul crime en politique c’est de détourner un mot pour un autre. En effet, le dévoiement du terme islamisme n’a pas été sans conséquence comme ceci est illustré tout au long de l’essai Construction de la figure du nouvel ennemi[3].

Il importe de préciser que la déconstruction du concept d’« islamisme » n’a pas été un objectif mais le produit de la recherche. C’est en cherchant à comprendre comment le nouveau concept d’islamisme avait réussi à faire l’unanimité que nous avons conclu de la nécessité d’en finir avec ce concept. L’examen du processus de dévoiement du terme « islamisme » par des islamologues/politologues occidentaux illustre comment ceux-ci ont, sciemment pour d’aucun et involontairement pour d’autres, joué le rôle d’intellectuels organiques sans frontière. C’est en dévoyant le terme d’islamisme qu’ils ont été amenés à créer une nouvelle catégorie qu’ils ont réussi à la longue à promouvoir au rang d’universel puisque ce nouveau concept a réussi à faire l’unanimité non seulement en France, lieu de sa construction, mais dans tous les pays occidentaux.

L’examen des tenants et des aboutissants du processus de dévoiement du terme « islamisme » met en évidence le rôle et la responsabilité des intellectuels organiques sans frontière dans la construction et la déconstruction des universaux. Dans l’essai susmentionné, aucune précision n’a été fournie quant à la définition à retenir au regard de ce nouvel acteur propre au monde de la pensée d’aujourd’hui. Le présent article vise à développer cette idée qui a émergé au fil du processus de formalisation des résultats de l’investigation sur la question de l’instrumentalisation de la religion islamique par les différents acteurs locaux et internationaux.

Pour ce faire nous allons commencer par expliquer ce qu’on entend par intellectuel organique sans frontière. Si on se limite à la définition de Gramsci (1891-1937) en l’adaptant à la réalité du monde d’aujourd’hui, compte dûment tenu de l’épistémê en vogue, on peut dire que l’intellectuel organique est celui qui donne sens, rend intelligible, théorise, conceptualise les transformations en cours qui sont le fait d’un groupe dominant auquel il appartient. Au regard de la problématique qui nous intéresse plus spécifiquement ici et qui concerne le qualificatif de « sans frontière » attribué à ces intellectuels organiques, il y a lieu de préciser que ce qualificatif a été ajouté pour tenir compte de la réalité du monde d’aujourd’hui qui est caractérisé par une mondialisation tous azimuts et un cosmopolitisme de fait.

Si nous voulions d’ores et déjà donner une définition à la fois pertinente et rigoureuse de l’« intellectuel organique sans frontière », ce nouvel acteur, spécifique au monde d’aujourd’hui de plus en plus rétréci à l’état de village planétaire, peut être défini comme celui qui promeut au rang d’universel sa perception et/ou interprétation d’une réalité propre à un groupe spécifique en lui conférant une légitimité épistémologique. L’intellectuel organique sans frontière n’appartient pas nécessairement audit groupe spécifique mais il sert ses idées et/ou intérêts sciemment ou fortuitement, intentionnellement ou pas.

Les intellectuels organiques sans frontière jouent le rôle de passeurs d’idées susceptibles de sauver et/ou de ruiner l’humanité. Au regard de la problématique de la coexistence pacifique des cultures et de la question du développement durable, il y a lieu de faire état de la « dialectique du flottement » propre à la pensée asiatique : le « yin-yang » chez les chinois, le « froid-chaud » (sard au garm) chez les persans. Inclusive, cette dialectique conforme aux exigences de la pensée complexe, permet d’embrasser (englober et/ou absorber) des éléments antagonistes tels que le froid et le chaud, le repos et le mouvement, le masculin et le féminin, l’ordre et le désordre, la tradition et la modernité, la naissance et la mort, le vrai et le faux, la diversité et l’unité, la nature et la culture, etc. Interdépendance, impermanence, équilibre instable, c’est grâce aux zones de flottement que les pôles opposés, antithétiques, contradictoires deviennent les diverses facettes de la réalité. Comme on le constate, nous sommes en présence d’un paradigme englobant et ouvert à l’incertitude qui, contrairement au paradigme dominant fondé sur les principes du tiers exclu et de réduction, rend possible la conjonction entre termes et entités antinomiques.

Opérant à la faveur d’un universalisme ouvert à la diversité culturelle et à la pensée complexe[4], les intellectuels organiques sans frontière rendent un service inestimable à l’humanité en œuvrant à la démocratisation de son génie créateur. Mais jouant un rôle prépondérant dans la planétarisation en cours du monde, ceux-ci sont tout autant passeurs d’idées susceptibles de sauver l’humanité que de causer sa perte. La question se pose alors de savoir pourquoi et comment ces nouveaux acteurs permettent-ils le développement d’idées susceptibles de ruiner l’humanité. Dans l’ordre des idées susceptibles de causer du tort à l’humanité, nous allons nous pencher ici sur les idées et concepts qui nous préoccupent plus spécifiquement ici, à savoir l’« islamisme » et le « djihadisme » en tant que catégories politiques.

D’après Ghaleb Bencheikh[5], un islamologue c’est quelqu’un qui tient un discours rationnel sur le fait islamique. Or, ironie du sort, c’est à un islamologue politologue français, pays de Descartes, que revient la paternité du dévoiement du terme « islamisme ». Opérant comme un intellectuel organique sans frontière, Bruno Etienne a « fortuitement » dévoyé le terme « islamisme » pour définir à partir de ce terme sa perception d’une transformation en cours qui, d’après ses dires, échappait à son entendement. Dans son ouvrage capital « Islamisme radical » il déclare : « comment parler de la religion de l’Autre, comment analyser l’Islam avec des concepts européens ? ». Que faire ? La solution est toute trouvée, il en vient à forger un concept bâtard né du mariage de deux termes : « islam » et « politique », qu’il dénomme « islamisme radical ». Fondée sur la croyance dans une altérité irréductible, l’invention du concept « islamisme » en tant que catégorie politique n’est pas sans poser des questions quant à sa légitimité d’un point de vue scientifique et/ou du point de vue de son utilité instrumentale dans la lutte contre le terrorisme.

En effet, avec la complexification des sociétés, l’écart entre perception et représentation/interprétation s’amenuise. Les informations sensorielles et factuelles étant automatiquement et inconsciemment réinterprétées à partir des mots et des concepts acquis, de facto la perception conventionnelle l’emporte sur la perception « naturelle »[6]. C’est pourquoi l’être humain, qui, à la différence de l’animal, perçoit « le réel »[7] de plus en plus par l’intercession, la médiation des mots, des notions et des concepts qui font figure d’universaux en vogue, doit s’assurer de la justesse (validité pour les concepteurs, pertinence pour les utilisateurs) de ces mots, notions et concepts qui opèrent comme discriminants dans son esprit et programment sa manière d’être au monde. D’où l’impérieuse nécessité d’explorer la part de responsabilité des différents acteurs au regard de la question de l’éthique du langage.

D’après Saadi, poète persan, « c’est de nous à nous », c’est-à-dire nous sommes responsables de ce qui nous advient. En effet, nous vivons – pensons, parlons, agissons – la plupart du temps comme si tous les événements advenaient malgré nous ; que les malheurs qui nous tombent dessus surviennent malgré nous et que nous n’y sommes pour rien et que nous ne pouvons rien ou peu de choses pour y parer. Alors qu’il n’en est rien. L’être humain ne se contente pas de vivre l’histoire, il la fait. Il lui incombe d’assumer sa part de responsabilité éthique au quotidien.

En effet, qui dit personnalité juridique de l’individu adulte, pense responsabilité morale. Les déboires juridico-médiatiques du restaurateur cité à titre d’exemple dans notre ouvrage sont une illustration de la problématique de l’éthique de la parole dans la vie quotidienne du commun des mortels. Ceci nous conduit à nous demander combien de fois nous arrive-t-il de nous interroger sur la signification des mots que nous utilisons pour nous exprimer oralement ou par écrit, pour communiquer avec les autres, et aussi et surtout, pour percevoir et vivre les réalités. Les mots sont notre voie d’accès à la réalité qui se présentent à nous au quotidien. La question de l’éthique du langage se pose alors dans les termes de notre capacité à juger de la pertinence des mots que nous utilisons dans la vie ordinaire.

Si tout un chacun a sa part de responsabilité à assumer en matière d’éthique du langage, ceci est vrai aussi et surtout pour le politique. Cette question étant longuement analysée dans notre ouvrage, il n’est pas question d’ouvrir ici un nouveau débat. Disons tout simplement que si hier c’est la religion qui se taisait lorsque l’intérêt parlait, aujourd’hui c’est l’éthique qui est piétinée à l’aune des intérêts à court terme. Concrètement parlant, aujourd’hui à l’ère des réseaux sociaux et du tout numérique, plus que jamais le politique doit avoir le courage de nommer juste. Pour ce qui concerne l’islam, ceci a pour corollaire : cesser de faire appel au terme d’« islamisme » pour désigner le « wahhabo-salafisme ». Ceci comporte inévitablement des « sacrifices » car les autorités politiques doivent conséquemment cesser de lorgner sur des intérêts économiques à court terme qui les contraignent à dérouler le tapis rouge pour accueillir les représentants du wahhabisme, dont la politique a financé l’essor de mouvements djihadistes.

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de la responsabilité des autorités religieuses. Notre ouvrage est truffé d’exemples en la matière. Il y a lieu de faire état ici de la décision du Vatican de corriger sa traduction en français du nouveau chapitre du Catéchisme de l’Eglise catholique sur la peine de mort[8]. C’est en plein mois d’août que le Pape François a pris les dispositions nécessaires en faveur de l’abolition de la peine de mort partout dans le monde. Le plus important au regard de la question de l’éthique du langage a été le choix des termes utilisés pour exprimer l’opposition de l’Eglise catholique à cet acte « barbare ». Car, ainsi que nous avons eu l’occasion de le souligner dans nos travaux, personne, fusse-t-elle la plus haute autorité morale, n’est en droit de qualifier l’être humain de « barbare », fut-il le pire des criminels[9]. C’est pourquoi la révision des termes utilisés par le Vatican à savoir « la peine de mort est inadmissible car elle attente à l’inviolabilité et à la dignité de la personne » s’avérait être d’une importance capitale au regard de l’impératif du respect de la justesse des mots exprimés par le Pape.

Nous terminerons notre analyse de la question de la responsabilité des différents acteurs en matière d’éthique du langage avec ce qui nous intéresse au plus haut point ici à savoir l’intelligentsia. Les intellectuels organiques sans frontière font figure d’autorités scientifiques en matière d’éthique du langage. En conceptualisant les réalités propres à un groupe spécifique ils lui confèrent une légitimité épistémologique. En posant et en fixant une théorie, un concept, ils font œuvre de conviction. L’éthique de responsabilité les somme alors de s’assurer de la validité de leurs concepts et théories.

Le problème avec le concept « islamisme » est que le fait que le terme islamisme a été transmué en catégorie politique par les islamologues politicologues n’est pas un fait anodin et sans conséquence. En effet, si nous commençons à croire que l’« islamisme » c’est l’islam politique, alors comme par miracle, la lumière se répand sur le tout : Etant donné que selon le Traité de guerre de Carl von Clausewitz, la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors avec l’islamisme perçu comme « islam politique » c’est la violence de la guerre et du terrorisme qu’on légitime via le vocable de « djihadisme » (guerre sainte). Et comme à l’origine l’islamisme signifiait islam alors la boucle est bouclée, l’islamisme c’est l’islam. C’est ainsi que l’islam cesse d’être une catégorie religieuse pour devenir une catégorie politique et que des hommes politiques se permettent de déclarer que l’islam n’est pas une religion mais une idéologie. Michael Flynn, le « M. Sécurité » de Donald Trump en 2016, par exemple, a comparé l’islam à un « cancer » et déclaré que « l’islam est une idéologie politique, elle se cache derrière le fait d’être une religion »[10].

Il y a un holisme propre à toutes les religions qui fait que l’islam a pu être défini comme une idéologie tout autant par l’islamologue Bruno Etienne que par le général Michael Flynn. Le problème du holisme islamique de l’orientaliste Bernard Lewis est d’être décontextualisé, ce qui le conduit à légitimer des pratiques archaïques propres à une réalité révolue. C’est ce qui s’appelle faire de l’essentialisme. Fermant la porte à la pratique de l’interprétation (ijtihad). Occultant la conception positive du grand « djihad » en tant que combat contre ses propres démons et pulsions, des orientalistes tels que Bernard Lewis, Rémi Brague et quelques autres ont promu au rang d’universel, la conception négative et erronée du petit « djihad » en tant que guerre offensive de par leur interprétation d’une réalité propre à un groupe dominant –en l’occurrence Al Qaïda et Daech que tous deux dénomment « Etat islamique »– en conférant aux actes de violence perpétrés, au nom de l’islam wahhabite, par ces entités terroristes, une prétendue légitimité coranique. Il est à noter à cet égard que d’après la conception négative du petit « djihad » l’accent est mis sur la guerre défensive et non point offensive, nous sommes dans ce cas spécifique limités à des situations d’urgence dans l’ordre de la légitime défense.

Comme on le constate à longueur de journée, sans y prêter attention, nommer n’est pas un acte « neutre ». Il est des mots qui ont le pouvoir de sauver comme d’autres de tuer. Nommer est un acte éthique. Le choix des mots n’est pas un acte anodin car si la morale commande, l’éthique ne peut au mieux que recommander. Nous, le commun des mortels en général et ceux qui participent à la construction des universaux en particulier, lorsque nous nommons les choses, nous devons veiller à nommer « juste » et lorsqu’en voulant nommer juste, il se trouve que nous avons le choix entre plusieurs mots justes, nous devons veiller à « bien » nommer pour, comme Albert Camus nous le conjure, ne pas ajouter au malheur du monde. Si nous sommes confrontés à un dilemme, nous devons alors, opter pour une posture conséquentialiste, et guidés par le principe du moindre mal, veiller à choisir le mot estimé idoine du fait qu’il occasionne le moindre mal.

Le problème auquel nous sommes confrontés avec le changement de la définition du mot islamisme, défini comme « islam politique », réside dans le fait via l’acte du dévoiement ce n’est pas le sens de l’islam en tant que religion qui a évolué mais en changeant de catégorie, l’islam a cessé d’être une religion. En devenant une catégorie politique, l’islamisme cesse d’être une religion pour devenir la servante du politique. C’est ainsi que, via le changement de définition du mot islamisme, des islamologues ont légitimé l’instrumentalisation de la religion islamique par les politiques, ingérence étrangère incluse. Comme ceci est illustré dans notre ouvrage, il est communément admis que Zbigniew Brzezinski s’est inspiré de la théorie de l’« arc de crise » de Bernard Lewis, qui devint son conseiller au département d’Etat à partir de 1977. Pour contrer l’Union soviétique au moment de la guerre froide, ensemble, ils ont imaginé la stratégie de la « Ceinture Verte » attribuée depuis lors à Brzezinski, alors Conseiller du président Carter pour les affaires de sécurité nationale. Ceci illustre aussi et surtout comment la théorie de l’arc de crise de Bernard Lewis a pu jouer le rôle de prophétie auto-réalisatrice.

Comme « un malheur n’arrive jamais seul », si avec l’islamisme nous savions au moins que nous n’avions pas affaire à l’islam comme catégorie religieuse, le pire est advenu avec l’« islam dévoyé » des orientalistes et des néoconservateurs qui veulent faire passer l’islam dévoyé des wahhabo-salafistes pour le « vrai islam», qualificatif utilisé par Bernard Lewis. D’un point de vue sociologique, le dévoiement du terme islamisme a eu pour conséquence néfaste la radicalisation de nombre de jeunes Occidentaux de confession musulmane qui ont depuis leur naissance assimilé l’idée selon laquelle « islamisme » équivaut au mieux à « islam politique ». Comme aujourd’hui d’aucuns ne se lassent pas de leur faire comprendre qu’islam et islamisme sont une seule et même chose, certains d’entre eux finissent par penser qu’à moins de renier leur religion, ils n’ont d’autre choix que d’assumer leur « identité d’islamiste ». Il y a aussi et surtout le suicide masqué du jeune désespéré de confession musulmane qui s’improvise martyr de l’islam, en créant volontairement, à l’instar de l’Amok de la Malaisie, une situation qui rend nécessaire et justifie le fait qu’il soit tué par les forces de l’ordre.

L’islam est une religion qui a pour objet et pour sujet des êtres humains. On peut donc sans risque d’erreur affirmer que l’islam est une religion à usage humain. Et comme d’après le verset coranique « Nulle contrainte en religion », nulle personne n’est habilitée à imposer sa perception de l’islam, on peut en conclure que l’islam est une religion de la liberté de pensée. Etant donné qu’avec la religion, nous sommes dans l’ordre de l’indicible, dans ce cas le mot « islam » peut en quelque sorte être considéré un mot à usage privé. Chacun étant libre de vivre sa religion au meilleur de sa foi. Il n’en va pas de même pour le mot « islamisme ».

Depuis son dévoiement, le mot islamisme a cessé de se référer à l’islam en tant que religion pour vouloir désigner, selon les termes utilisés par Bruno Etienne, un « objet insaisissable » dans l’ordre de la politique. Avec le terme « islamisme », nous avons, d’ores et déjà, affaire à un mot qui appartient au langage commun mais il s’agit en réalité d’un mot qui n’est intelligible pour personne. Insaisissable depuis son dévoiement, ce terme demeure insaisissable aujourd’hui ; à croire que le mot « islamisme » a communément acquis le statut de mot à « usage privé » selon les catégories de Wittgenstein, chacun l’utilisant à sa guise dans le langage commun de la politique pour qualifier en négatif sa perception de la réalité. Il n’est pas exagéré de dire que le mot change de sens au gré du locuteur, du contexte et des circonstances.

En résumé, problème il y a. Celui-ci réside dans le fait que, contrairement au mot « islam », si le mot « islamisme » fait office de mot à usage privé, ce n’est pas pour définir une réalité relevant de l’ordre de l’indicible mais pour qualifier en négatif une réalité jugée indésirable dans l’ordre de la politique. Le problème est que cet état de fait n’est pas sans conséquence. Tant que nous entretiendrons cet état d’insécurité généralisé, nous demeurerons embourbés dans le marécage que nous nous sommes créé, sans espoir de pouvoir nous en tirer, à moins que frappés par un sursaut d’éveil, nous puissions à l’instar du baron de Münchhausen nous en extirper.


[1] L’épistémê marxiste étant de par nature totalisante, toute fissure consécutive à l’ébranlement de l’édifice augure de son effondrement.

[2] Pour être communément acceptée, celle-ci opère de plus en plus sous la bannière du « salafisme ».

[3] Ninou Garabaghi, Construction de la figure du nouvel ennemi, Paris, L’Harmattan, 2018.

[4] Cf. travaux d’Edgar Morin.

[5] Physicien, philosophe et islamologue, Ghaleb Bencheikh est Président de la fondation de l’islam de France et responsable du programme Questions d’islam sur France Culture.

[6] La perception immédiate et propre à l’individu, telle qu’elle aurait été en l’absence de sa socialisation via les institutions éducatives et les médias.

[7] Etant entendu que le réel n’est pas naturel et n’a rien d’impératif. Nous devons nous assurer que les concepts mis à notre disposition ne réifient pas le réel. L’enjeu est de nous assurer que les concepts nous aident à percevoir au mieux.

[8] Cf. article « Le Vatican corrige la traduction française de son article sur la peine de mort » in le quotidien La Croix du 7 août 2018.

[9] Qualifier l’autre de barbare c’est ignorer notre humanité commune : tous capables du meilleur comme du pire.

[10] Cf. l’article « Michael Flynn, le troublant général qui va conseiller Donald Trump sur la sécurité », in l’hebdomadaire L’express du 18 novembre 2016.

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