L’INCERTAINE FRANGE MÉRIDIONALE

Patrick Dombrowsky

Directeur de l’Observatoire d’analyses des relations internationales contemporaines

2eme trimestre 2011

On a coutume de dire que la dissociation de la Yougoslavie, à l’aube des années 1990, a redonné à la carte du Sud-Est de l’Europe l’aspect qui était le sien avant la Première Guerre mondiale. C’est faux. Avant 1914, sept États se parta­geaient l’espace de vallées et de montagnes enchevêtrées qui s’étend entre la Grèce et les plaines hongroises. Ils sont dix aujourd’hui. Sept de ces derniers ont appar­tenu entre-temps à l’ensemble yougoslave, dont l’échec à constituer un État-nation durable doit certainement beaucoup aux circonstances très conjoncturelles de sa création. Le royaume de Yougoslavie, en effet, fut créé en 1918[1] par la volonté des États vainqueurs de la guerre, persuadés que, en rassemblant les peuples slaves méridionaux dans une même structure politique, un phénomène national se consti­tuerait peu à peu entre eux, qui éloignerait le spectre de nouveaux conflits. Pour mieux assurer la réussite de ce projet, les États européens fermèrent les yeux sur l’au­toritarisme incontestable de la monarchie qu’ils avaient mise en place, bien loin des préceptes westminstériens de fonctionnement. Dans le contexte de développement des dictatures que connut l’Europe de l’entre-deux-guerres, le royaume yougoslave n’avait guère de raisons de faire exception, oscillant entre la proximité diplomatique avec les Occidentaux, puis celle avec les puissances fascistes après l’assassinat du roi Alexandre en 1934, à Marseille.

La fin de la Seconde Guerre mondiale vit la Yougoslavie appartenir à la com­munauté socialiste, avec l’importante particularité d’avoir libéré son territoire sans l’aide de l’armée soviétique. Fort de la marge de manœuvre que lui donnait ce succès initial, Josip Broz, dit Tito, dirigea le pays d’une main de fer jusqu’à sa mort en 1980. Mais le système constitutionnel qu’il avait instauré pour lui suc­céder portait en germe l’éclatement du pays : la gestion de la Fédération, en effet, serait collective entre les entités fédérées. Sauf à voir apparaître un dirigeant dont le charisme dépasserait l’appartenance nationale, ce système ne pouvait que favoriser la montée centrifuge des nationalismes, d’autant plus rapide que le carcan idéolo­gique du communisme vola en éclats à la fin des années 1980. À partir de 1991, le territoire anciennement yougoslave fut le théâtre des seules guerres qu’ait connues le continent européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Guerres es­sentiellement civiles, puisque les entités politiques qui venaient de se proclamer indépendantes n’avaient pas encore acquis les instruments militaires nécessaires à maintenir le conflit au stade strictement interétatique. Il n’est pas le lieu, ici, de retracer l’historique de ces guerres de dissociation, ni de chercher à en désigner les responsables. Tout au plus se contentera-t-on de constater que la nouvelle carte balkanique s’est faite par séparations successives d’avec le noyau serbe, qui avait été le cœur du premier royaume yougoslave, et dont se méfiait tant Tito[2].

Quinze ans après la fin des conflits, les sept États nés entre Danube et Adriatique sont loin de bénéficier de la même situation internationale, qui voit coexister par exemple une Slovénie totalement séparée de l’ensemble balkanique, et membre de l’Union européenne dont elle a déjà assuré la présidence tournante et dont elle a adopté la monnaie unique, avec une Bosnie-Herzégovine fragile et dont l’unité politique n’existe qu’à l’ombre des forces internationales de stabilisation EUFOR. Les plus méconnus de ces nouveaux États sont toutefois les trois plus méridionaux, dont l’apparition sur la scène internationale fut et est encore l’objet de contesta­tions majeures, mais qui paradoxalement jouissent d’une grande proximité avec l’ensemble communautaire européen. Cette mince frange qui contourne le terri­toire albanais comprend un État (le Monténégro) ressuscité d’avant la création de la première Yougoslavie, un autre (la Macédoine) issu d’une création administrative de la Yougoslavie socialiste, et un troisième (le Kosovo) dont la création fut imposée dans une certaine précipitation par la communauté internationale. En raison de cette hétérogénéité, le succès ou l’échec de ces trois entités à se consolider et à réussir leur insertion géopolitique au sein de l’ensemble balkanique sera un réel gage de viabilité pour ce dernier.

La Macédoine : une stabilité en faux-semblant

Chronologiquement, la Macédoine fut le premier des trois États méridionaux de l’ensemble jadis yougoslave à accéder à l’indépendance. Contrairement à la plupart de ses voisins, le nouvel État s’émancipa sans heurts, et surtout pacifiquement. La république fédérée de Macédoine, qui avait acquis ce statut dès la constitution de la Yougoslavie socialiste, en 1945, ne présentait en effet pas les mêmes caractéristiques ethniques que les autres territoires de la fédération. Certes, les Macédoniens n’y représentaient environ que 60 % de la population. Mais les minorités, nombreuses et variées, n’étaient pas disséminées sur l’ensemble du territoire. Le paysage humain était dès lors moins périlleux à gérer que, par exemple, en Bosnie-Herzégovine, où l’imbrication des populations et leurs connexions avec les États voisins complexi-fièrent considérablement la mise en place d’un État indépendant. Ce n’est qu’en 2001, dix ans après son indépendance, que la Macédoine dut affronter un réel problème nationaliste, pour des raisons essentiellement extérieures. La guerre dans le Kosovo voisin avait en effet provoqué depuis 1999 l’afflux de réfugiés, albano-phones comme un quart de la population macédonienne. Parmi ces réfugiés, de nombreux activistes de l’UCK[3] tentèrent de provoquer une contagion du conflit kosovar en Macédoine, afin de forcer une intervention de la communauté inter­nationale. Celle-ci, peu soucieuse d’étendre la conflictualité à l’un des rares États stables issus de la défunte Yougoslavie, intervint certes, mais pour aussitôt amener les différents acteurs du jeu politico-ethnique macédonien à négocier et à signer finalement les accords d’Ohrid (13 août 2001) qui, au prix d’une modification de la Constitution renforçant les droits des Albanais, ramenèrent la paix dans le pays. Depuis, les partis politiques albanais participent activement au fonctionnement des institutions macédoniennes et de la vie parlementaire[4].

Épargnée par les conflits qui ont ravagé la plupart de ses voisins durant les années 1990, la Macédoine a dû pourtant affronter un écueil inattendu dès son indépendance. Pour la première fois dans l’histoire des relations internationales, un nouvel État s’est vu contester le droit de choisir librement son nom et ses emblèmes nationaux. Futile en apparence, l’affaire a néanmoins atteint, durant les années 1990, des proportions excessives, mettant en jeu tout ce que la région balkanique comporte d’irrationnel dans les relations entre les États qui la composent. Reprenant le nom qui était le sien dans l’ancienne Fédération yougoslave, le nouvel État s’intitula République de Macédoine. Mais la Grèce, qui est le voisin qui a la plus longue frontière avec cette dernière, lui a aussitôt contesté le droit de s’appeler ainsi, de même que celui de prendre dans ses symboles nationaux toute référence à l’antique royaume de Macédoine[5]. Aussi étrange que cela puisse paraître, la Grèce a obtenu satisfaction sur plusieurs points, de la part de la communauté internationale. L’Organisation des Nations unies, par exemple, se refuse encore aujourd’hui à accorder le nom de Macédoine à celle-ci et ne lui reconnaît comme nom officiel que l’acronyme FYROM, également employé par certains États dans leurs documents officiels[6]. De même, en 1995, le drapeau national a-t-il dû être modifié. Le prétexte de ce nationalisme des symboles conserve toutefois une certaine pertinence aujourd’hui encore : en 2008, la Grèce a mis son veto à l’entrée de la Macédoine au sein de l’OTAN, aussi longtemps que celle-ci prétendrait conserver son nom. Elle a aussi bloqué à plusieurs reprises le début des négociations d’adhésion de son voisin au sein de l’Union européenne, au risque de le fragiliser durablement. Pour l’État macédonien, en effet, cette intégration européenne est un axe central de sa diplomatie et de son émergence internationale. C’est en 2004 qu’elle a formellement déposé sa candidature, qui était l’aboutissement de l’accord d’association déjà en place entre les deux partenaires. Un an plus tard, sur recommandation de la Commission européenne, le Conseil du 17 décembre 2005 lui reconnut le statut d’État candidat, ouvrant la voie à l’ouverture des négociations. Celles-ci n’ont toutefois pas encore officiellement démarré, ce qui rend tout à fait invraisemblable que la Macédoine puisse faire partie du prochain élargissement européen. Deux obstacles principaux ont en effet stoppé la dynamique initiée en 2005.

Les performances économiques macédoniennes, modestes mais globalement sa­tisfaisantes dans une région encore sous le coup des conséquences des guerres d’in­dépendance, ne sont pas en cause, hormis la dramatique question du chômage[7]. Les réformes menées depuis quelques années par le gouvernement macédonien lui ont notamment permis de rembourser par anticipation, en 2010, l’essentiel de la dette contractée auprès des instances internationales lors de la crise financière de 2008. En revanche, la mise à niveau des structures économiques et juridiques reste très insuffisante à ce jour. Les rapports de suivi menés par les institutions européennes montrent que plusieurs secteurs de l’acquis communautaire seront très difficiles à atteindre dans un avenir proche pour la Macédoine : en matière de liberté de circu­lation des biens, de politique de la concurrence, de contrôle financier, la Macédoine accuse aujourd’hui un retard préoccupant, tandis que le secteur de la préservation de l’environnement est carrément jugé incompatible avec les acquis communau­taires.

Or, le climat politique actuel du pays n’est guère propice à des réformes d’enver­gure. Le début de l’année 2011 a en effet vu se développer une crise parlementaire majeure, marquée par la radicalisation de l’opposition contre le Premier ministre Gruevski. Des élections anticipées vont être organisées, sur fond d’incidents eth­niques dans certaines régions excentrées du pays. Certes, la Macédoine a jusqu’à présent su résister à des crises politiques bien plus graves[8]. Mais l’apparition de l’instabilité parlementaire n’est pas une bonne nouvelle dans un État que son en­clavement entre plusieurs voisins plus pauvres que lui rend particulièrement fragile.

le monténégro : une résurrection insatisfaisante

Le 3 juin 2006, réuni en session solennelle à Podgorica, la capitale régionale, le parlement du Monténégro a proclamé l’indépendance de cette petite portion de la communauté d’États de Serbie et Monténégro. C’est cette entité de type fédéral, en principe transitoire, qui représentait depuis trois ans le dernier reliquat de la défunte Yougoslavie. Seules deux des anciennes républiques fédérées en faisaient encore partie, dans un mariage plus contraint que consenti, que le vote du 3 juin acheva de démanteler. Pourtant, l’indépendance monténégrine n’est aucunement artificielle et puise ses racines dans une longue histoire politique. Avant la Première Guerre mondiale, un éphémère royaume a même existé souverainement, consé­cration des siècles d’autonomie plus ou moins forte dont bénéficiait le territoire, y compris sous l’Empire ottoman. Englobé après la Première Guerre mondiale dans l’ensemble yougoslave, érigé au rang de république fédérée par la Constitution so­cialiste de 1945, le Monténégro était le plus petit des éléments constitutifs de la Yougoslavie, traditionnellement proche de la Serbie[9]. Les circonstances de la dis­sociation yougoslave ont néanmoins considérablement accru son importance aux yeux de Belgrade, puisque le Monténégro était devenu le seul débouché maritime de la Serbie. Pourtant, l’accession au pouvoir d’une nouvelle génération de diri­geants, autour du charismatique Milo Djukanovic[10], marqua la volonté de plus en plus forte de dégager le pays de l’opprobre international frappant la Serbie. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le vote séparatiste de 2006 : le souci de se démarquer d’une Serbie incapable de solder les comptes du régime Milosevic et condamnée de ce fait à un relatif isolement. Reste que s’il n’eut aucune difficulté à être admis dans le concert des nations, le Monténégro n’affronte pas un avenir sans nuages.

Sa cohésion interne, tout d’abord, est loin d’être garantie. En effet, malgré la pe­tite taille de sa population, moins de 700 000 habitants, le pays est profondément divisé sur le plan ethnique. Et surtout, pour autant que les données statistiques soient fiables[11], les Monténégrins (43 %) s’avèrent fortement concurrencés par les Serbes (32 %). Il est vrai que les deux appellations ethniques sont parfaitement interchangeables aux yeux d’une large partie des habitants, ce qui ne favorise guère leur identification et leur dénombrement précis. Quoi qu’il en soit, l’édification d’une conscience nationale monténégrine ne s’en trouve guère facilitée et, même s’il n’existe pas pour l’heure de revendications territoriales associées aux minorités présentes dans le pays, le facteur ethnique reste forcément un sujet sensible dans ce petit État balkanique.

D’autant plus que l’espoir d’intégration européenne qui avait bercé les débuts de son indépendance semble s’amenuiser. Ayant formellement déposé sa candi­dature auprès de l’Union européenne dès décembre 2008, le Monténégro s’est vu reconnaître le statut officiel d’État candidat deux ans plus tard, lors du Conseil eu­ropéen du 17 décembre 2010. Les négociations n’ont bien évidemment pas encore débuté, mais les premières analyses faites par la Commission européenne ne sont pas très encourageantes pour une adhésion rapide dans l’ensemble communautaire. S’il y a moins de sujets de préoccupation réelle que dans le cas macédonien (hormis l’environnement, sinistré dans toute l’ancienne Yougoslavie), les sujets où aucune difficulté majeure n’est attendue sont également moins nombreux. Ce qui veut dire que la presque totalité de l’organisation politique, économique et sociale du Monténégro doit être profondément réformée avant de concrétiser l’espoir d’une adhésion. Ce qui n’empêche pas le Monténégro d’avoir adopté l’euro comme mon­naie nationale dès son indépendance, en accord avec les institutions financières de l’Union européenne[12].

Il reste que toute évolution positive du statut monténégrin vis-à-vis de l’Europe passe par un éclaircissement de sa situation envers l’économie criminelle. Les liens de grande proximité qui lient le pouvoir local aux trafics mafieux d’armes, de dro­gues, de cigarettes, voire de prostitution ne datent certes pas de l’indépendance[13]. Mais ils ne se sont pas arrêtés depuis, loin de là. Et si le surnom de Narconégro dont certains médias d’opposition ont affublé le pays semble exagéré, il y a là une situa­tion préoccupante difficilement compatible avec les critères européens.

le Kosovo : une indépendance malvenue

L’indépendance du Kosovo, proclamée unilatéralement le 17 février 2008, est à ce jour la dernière étape de la dissociation yougoslave. À bien des aspects, elle est révélatrice des contradictions de l’ordre international né de la fin du système socialiste. À l’inverse des cas macédonien et monténégrin, le Kosovo n’avait pas le statut de république fédérée au sein de l’ensemble yougoslave ; il n’était qu’une entité incluse au sein de la République de Serbie. Mais, tout au long des décennies de la Yougoslavie socialiste, afin de diminuer l’influence serbe dans la fédération,

le gouvernement de Tito renforça l’autonomie du Kosovo, comme d’ailleurs celle de la Voïvodine, au nord. Le destin kosovar fut toutefois particulier, en raison de sa composition ethnique. Les neuf dixièmes de sa population, en effet, sont ethni-quement albanais. Ce territoire avait pourtant été attribué en 1913 au royaume de Serbie, à la suite des guerres balkaniques suivant l’effondrement régional de l’Em­pire ottoman. La Serbie avait fait valoir, de façon assez largement abusive, que la région kosovare recouvrait des lieux fondateurs de la nation serbe, dont le théâtre de la célèbre bataille du Champ des Merles[14]. Pendant toute la durée du royaume puis de la république socialiste de Yougoslavie, le Kosovo fut une source de difficul­tés pour le gouvernement central, en raison de l’écrasante proportion des Albanais dans le territoire. Le début des années 1990 vit le rapide développement d’une insurrection armée, à la fois contre les coups de force institutionnels du gouverne­ment Milosevic et en faveur d’une accession à l’indépendance. Assez rapidement en effet, l’option de la réunification du Kosovo à l’Albanie voisine fut abandonnée, tant par la communauté internationale que par les partis et les mouvements ar­més kosovars. Paradoxalement, l’idée de la création d’un nouvel État, au cœur de Balkans déjà très morcelés, apparaissait comme moins déstabilisatrice que celle de la constitution d’une Grande Albanie. Il est vrai que la déliquescence politique et économique albanaise aux lendemains de la chute du gouvernement communiste ne plaidait pas pour sa capacité à absorber une nouvelle province.

À partir de 1998, la guerre fut générale dans la région du Kosovo et d’une vio­lence particulièrement intense. Les Occidentaux intervinrent, justifiant par tous les moyens[15] les bombardements sur la Serbie qui amenèrent celle-ci à accepter que la gestion du Kosovo passe, le 10 juin 1999, aux mains des Nations unies. L’indépendance du territoire était dès lors inéluctable, en dépit de tous les argu­ments qui pouvaient s’y opposer : nécessité de redessiner la frontière entre la Serbie et le Kosovo, manque total d’infrastructures politiques et économiques dans le ter­ritoire, monopole du débat politique local par les seuls extrémistes de l’UCK… Le flou des résolutions des Nations unies[16] et l’indécision des responsables occidentaux chargés de gérer la région firent qu’il fallut attendre 2005 pour qu’un plan sérieux soit enfin proposé pour l’avenir du Kosovo. Longuement négocié, il aboutit à la proclamation de l’indépendance, en dépit de la grande réticence de la communauté internationale. À ce jour en effet, seulement 75 États ont reconnu la nouvelle en­tité, ce qui est notoirement insuffisant pour permettre l’insertion de celle-ci dans la géopolitique contemporaine.

Trois obstacles majeurs, en effet, s’avèrent particulièrement inquiétants pour l’avenir de l’État kosovar. La définition de son territoire, tout d’abord. En dépit du plus élémentaire bon sens, les plans d’indépendance mis au point par la commu­nauté internationale ont intégralement repris les frontières administratives héritées de la Yougoslavie socialiste. Or, celles-ci avaient inclus à l’intérieur du Kosovo sep­tentrional un certain nombre de communes et de districts dans lesquels les popu­lations serbes sont très largement majoritaires. Le résultat en est une multiplication des troubles dans ces régions, qui réclament au mieux leur rattachement à la Serbie, au pire leur indépendance, au nom des mêmes principes qui furent invoqués pour justifier la création du Kosovo lui-même. Le deuxième obstacle préoccupant que doit affronter le Kosovo est son grand dénuement. Le territoire, enclavé, est dé­pourvu de ressources naturelles, et l’essentiel des infrastructures économiques ont été détruites pendant les années de guerre. L’indépendance a été celle d’un État qui n’est pas économiquement viable et qui ne le sera pas avant de longues décennies. Ce qui pose d’une part le problème du niveau de vie de la population, fortement tentée de chercher dans l’exil une amélioration de son sort, et d’autre part celui de la prolifération de l’économie criminelle, seule capable d’apporter des ressources rapides. D’autant plus que le Kosovo se situe au confluent des groupes mafieux serbes et albanais, qui sont les principaux groupes criminels de la région, consi­dérablement enrichis pendant les guerres post-yougoslaves. Enfin, l’obstacle sans doute le plus immédiatement problématique est la difficulté de faire émerger une classe politique kosovare qui ne soit pas directement mêlée aux années troubles de la guerre. La mort d’Ibrahim Rugova, en 2006, a laissé le champ totalement libre aux différents chefs de guerre qui ont mené le combat contre les Serbes, mais qui traînent aussi une sulfureuse réputation. Même Hashim Thaci, l’ancien chef de l’UCK et actuel Premier ministre, est régulièrement accusé d’avoir mis en place des trafics clandestins d’organes, prélevés sur des prisonniers de guerre assassinés dans ce but. Quelle que soit la véracité de ces accusations, peu étayées et non exemptes de manipulations possibles, elles mettent en lumière le déficit de crédibilité d’un personnel politique qui était bien peu préparé à la gestion d’un État, lorsque celui-ci lui a été offert par la communauté internationale.

En guise de conclusion…

C’est un espace balkanique nouveau qui s’est formé dans la Yougoslavie méri­dionale. L’éphémère souveraineté du Monténégro, à la veille de la Première Guerre mondiale, est très insuffisante à avoir créé une histoire géopolitique dans cette ré­gion où ni la Macédoine, ni le Kosovo ne peuvent se référer à un passé étatique réel. Outre la consolidation intérieure des nouveaux États, déjà problématique, il leur incombe désormais d’élaborer les termes de leur coexistence géopolitique, dans une région qui est encore largement traumatisée par les séquelles des conflits qui l’ont déchirée durant les années 1990. Or, cet espace est privé de chef de file naturel, dès lors que le seul pays (la Serbie) qui en aurait la force économique, la position géographique, et sans doute la légitimité historique est disqualifié dans ce rôle par sa responsabilité lors de ces mêmes conflits récents.

Le réflexe commun a donc été de se tourner vers la Communauté européenne, incontestable moteur économique de l’ensemble du continent et participant direct à la stabilisation de la région, notamment par des opérations de stabilisation encore en cours. Il n’est toutefois pas certain que cette attirance vis-à-vis de la construction communautaire ne soit pas source de déceptions pour les trois nouveaux États de la frange méridionale anciennement yougoslave. Deux d’entre eux, certes, ont vu reconnaître leur vocation à entamer des négociations d’adhésion. Mais l’heure n’est plus guère favorable, à Bruxelles, aux nouvelles extensions territoriales, tant que les multiples incertitudes institutionnelles, imparfaitement levées par le traité de Lisbonne, ne seront pas résolues. Comme c’est là un chantier qui risque de s’éterni­ser, la probabilité est grande de voir la situation de la Macédoine, du Monténégro et du Kosovo stagner, voire régresser. Ce qui, compte tenu du contexte régional et de l’importance de l’économie criminelle en leur sein, ne serait pas une bonne nouvelle.

Ni pour eux, ni pour l’Union européenne.

[1]Sous le nom de royaume des Serbes, Croates et Slovènes, ce qui en dit long sur la force des nationalités composant le nouvel ensemble. Ce n’est qu’en 1929, pour en finir avec les agitations nationalistes, que le roi Alexandre Ier imposa le nom de Yougoslavie.

[2]Croate lui-même, Tito avait coutume de rappeler qu’une Yougoslavie forte ne pouvait exister qu’à la condition de maintenir la Serbie dans une relative faiblesse vis-à-vis des autres entités. De fait, après sa mort, les années 1980 virent le renforcement progressif de la Serbie dans les institutions fédérales, parallèlement à la fragilisation de l’entité yougoslave.

[3]Armée de libération du Kosovo, qui fut à partir de la fin années 1990 le principal acteur albanais de la lutte pour l’indépendance kosovare.

[4]À l’instar d’ailleurs de la minorité rom, qui dispose d’une place reconnue dans le fonctionnement politique et économique du pays, statut unique en Europe.

[5]Celui de Philippe II et surtout de son fils Alexandre le Grand, dont la Grèce considère qu’ils font partie de son patrimoine historique exclusif et qu’il ne saurait être invoqué par un peuple slave, dont la langue n’a par ailleurs rien à voir avec celle du conquérant du IVe siècle avant J.-C. Or, outre le nom du pays, le nouvel État avait orné son drapeau national du soleil de Vergina, symbole par excellence de l’antique royaume.

[6]Former Yougoslavian Republic Of Macedonia. Toutefois, la simplicité dans l’usage amène de plus en plus d’États à utiliser le nom constitutionnel de République de Macédoine. Jamais en retard d’un particularisme dérisoire, la diplomatie française utilise pour sa part l’acronyme d’ARYM, traduction française de FYROM.

[7]Qui touche un tiers de la population active. Mais les taux de croissance élevés constatés depuis quelques années laissent espérer une amélioration progressive dans ce domaine.

[8]En 1995, lorsque le président Gligorov avait failli succomber à un attentat qui l’avait laissé partiellement paralysé. Et en 2004, lorsque son successeur Trajkovski a péri dans un accident d’avion avec plusieurs de ses conseillers.

[9]Président de la République monténégrine entre 1990 et 1998, puis Premier ministre fédéral jusqu’en 2000, Momir Bulatovic avait totalement soutenu le régime serbe de Slobodan Milosevic durant les années de guerre.

[10]C’est essentiellement en raison de l’âge de ces nouveaux dirigeants qu’ils apparaissent comme une nouvelle génération. Car leur participation aux affaires politiques est souvent ancienne : Milo Djukanovic lui-même fut Premier ministre dès 1991, à moins de 30 ans, et il exerça presque sans discontinuer les plus hautes fonctions du pays pendant deux décennies.

[11]Il est étrange de constater que les seules données précises disponibles sur la composition ethnique du pays le soient sur le site du… prince héritier de l’ancienne dynastie monténégrine. Et de toute façon, ce sont des chiffres qui datent de 2003.

[12]Plusieurs États possèdent l’euro comme monnaie nationale, alors qu’ils ne sont pas membres de l’Union : Andorre, Saint-Marin, Monaco, Vatican, Monténégro et Kosovo.

[13]Il est de notoriété commune que, durant les guerres des années 1990, les ports du Monténégro servaient à la Serbie à financer une large partie de son effort de guerre en écoulant diverses marchandises frauduleuses.

[14]En 1389, cette bataille vit s’affronter la plupart des royaumes chrétiens des Balkans contre l’Empire ottoman. Les premiers furent défaits, mais la progression ottomane connut néanmoins un coup d’arrêt de quelques années dans la région. La bataille est devenue un acte fondateur dans la mythologie nationale serbe, alors même que le royaume serbe, disloqué depuis un quart de siècle, n’y avait pas participé en tant que tel. C’est toutefois sur le lieu de cette bataille, lors des commémorations de son six centième anniversaire, que Slobodan Milosevic annonça le renouveau de la nation serbe, qui fut le détonateur des guerres yougoslaves entre 1991 et 1995.

[15]Y compris les manipulations les plus grossières. Il est désormais avéré que le plan Fer-à-cheval, présenté par le gouvernement allemand de l’époque comme une authentique planification serbe de génocide total de la population albanaise du Kosovo, était un faux. Sa « révélation » permit toutefois de contribuer à la diabolisation des Serbes et de justifier l’intervention militaire occidentale.

[16]Tout en supprimant la souveraineté serbe sur le Kosovo et en prenant totalement en charge la gestion de celui-ci, la résolution 1244 du Conseil de sécurité réaffirme la nécessité de maintenir l’intégrité territoriale de la République de Serbie. Comprenne qui pourra.

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