Artan FUGA
2eme trimestre 2011
Une certaine idée géopolitique transmise pendant des générations entières
Les Albanais occupent une place assez spécifique parmi les nations des Balkans, péninsule devenue un symbole planétaire qui désigne des régions marquées par des conflits ethniques souvent ensanglantés et des fragmentations territoriales incessantes.
Les élites politiques albanaises pendant des siècles ont essayé d’élaborer des stratégies politiques et géopolitiques diverses qui ont eu pour principal but la survie de leur communauté nationale. Pendant toute leur histoire, les Albanais se sont considérés entourés de peuples voisins – en rude concurrence avec eux – en ce qui concerne le partage des espaces et des territoires localement disputés. Ces projets géopolitiques, anciens et contemporains, affichent des spécificités particulières liées à des conjonctures concrètes de chaque période de l’histoire des populations balkaniques. De plus, curieusement, ils déploient aussi des continuités surprenantes, en accumulant une certaine mémoire nationale collective qui est devenue inévitable en tant qu’instrument de réflexion à chaque fois que les dirigeants albanais ont pensé le destin de leur peuple.
Le but de cet article est d’esquisser de façon synthétique les traits essentiels de cette culture géopolitique élaborée par les élites politiques albanophones. Il s’agit, en effet, de mettre en évidence le modèle d’une pensée politique albanaise actuelle sur le contrôle des espaces et des territoires, la protection des frontières considérées comme « naturelles » par les Albanais, les alliances des Albanais avec les États puissants de ce monde. Ces idées qui existent actuellement sous une forme contemporaine possèdent pourtant un noyau fort, transmis de génération en génération au travers de la littérature, du folklore, des récits sur la vie et les actes commis par des personnalités historiques locales marquant le destin du pays, les mémoires de divers chefs militaires, etc.
Dans tous les cas, il s’agit d’un processus de reproduction des savoirs dans le domaine de la géopolitique, assuré par des mécanismes d’une mémoire collective qui n’ont rien à voir avec des procédures appliquées par une école ou des établissements universitaires. Ces derniers, souvent assez faibles sur le plan de leurs capacités de réflexion sur l’histoire politiques nationale, n’ont pas su devenir un foyer central de la pensée politique locale. Un demi-siècle de dictature marxiste ne s’efface pas en un jour.
Les dimensions culturelles qui nourrissent les stratégies géopolitiques albanaises
Les Albanais dans les Balkans se reconnaissent d’abord et essentiellement en tant qu’individus ayant en commun le fait de parler la langue albanaise. Leur langue commune devient la base des fondations de leur appartenance collective à une communauté nationale spécifique.
Malgré ses propres dialectes relativement multiples, la langue albanaise représente en tant que réalité symbolique un instrument de tissage des liens sociaux identitaires. D’autres peuples balkaniques ont souvent fondé leur unité nationale sur un patrimoine commun culturel, spirituel et religieux, tandis que les Albanais ont toujours affirmé que l’univers de leur fusion nationale était réalisé sur cette matière tangible, empirique, vieille comme leur histoire, à savoir leur langue maternelle.
Ainsi il n’y a pas de doute qu’il s’agit d’une unification sur le plan identitaire et symbolique, qui trouve comme inévitable appui une langue nationale commune. Cela représente un premier critère fondamental sur lequel est construite une certaine géopolitique albanaise.
Un exemple pourrait avoir une dimension explicative concrète.
À l’aéroport international de Rinas, se situant à une dizaine de kilomètres de la capitale du pays, Tirana, il est considéré comme une pratique officielle l’utilisation du test de savoir parler albanais comme instrument infaillible de reconnaissance provisoire de l’identité nationale pour un quelconque voyageur qui, pour de multiples raisons, se trouve devant les guichets des services de la police des frontières sans aucun document d’identification sur lui.
L’agent de la police nationale, souvent une femme, peut poser la question suivante à la personne qui arrive sans passeport ou carte d’identité sur elle : « Vous parlez albanais ? »
Toute personne sachant parler albanais comme si c’était sa langue maternelle, capacité ô combien facilement repérable, est considérée comme un individu qui pourrait avoir éventuellement et de façon naturelle la citoyenneté albanaise. Par conséquent, elle pourra entrer dans le pays et, dans un deuxième temps, devra régulariser son statut de citoyenneté.
Un deuxième critère qui a marqué traditionnellement la pensée géopolitique albanaise affirme que, partout où vivent des Albanais, se considérant comme des populations autochtones, il s’agit toujours d’un territoire albanais qui se trouve en jeu. Le binôme langue-territoire représente donc un mécanisme principal de la construction des stratégies géopolitiques véhiculées par les élites politiques albanaises.
Le critère de la langue commune comme instrument fondamental d’unification nationale a été élaboré essentiellement durant le xixe siècle. C’est un siècle qui est considéré comme celui de la renaissance albanaise. Des penseurs albanais vivant pendant ce siècle ont élaboré l’idée d’une identité nationale fondée sur une histoire commune et une expérience nationale partagées depuis l’époque des batailles des Albanais au xve siècle, sous la conduite de Gjergj Kastrioti (Scanderbeg), contre les armées ottomanes qui envahissaient la région des Balkans.
Les penseurs albanais du xixe siècle considéraient que, pour pouvoir reconstruire et refonder l’unité de la nation, il fallait d’abord surmonter les divisions des Albanais entre diverses communautés religieuses : musulmane (sunnite), bektâchî, chrétienne-orthodoxe, chrétienne-catholique.
Comment pouvait-on faire naître et renforcer une conscience nationale collective, au moment où les appartenances religieuses des Albanais marquaient d’énormes différences sur le plan spirituel ?
Une seule solution existait selon les patriotes albanais de ce siècle. Elle a été utilisée, en effet, avec beaucoup d’intelligence par les leaders politiques albanais de l’époque. Elle a donné les fruits attendus. Au-delà des fragmentations au niveau des croyances religieuses enracinées dans la conscience collective de la population, c’est une certaine communauté linguistique qui commence à émerger vigoureusement.
La formule du poète albanais du xixe siècle Pashko Vassa, l’ancien gouverneur de l’Empire ottoman au Liban (« La religion des Albanais, c’est l’albanéité », c’est-à-dire le fait de se sentir albanais), est devenue un principe incontournable pour toutes les stratégies de la construction identitaire albanaise. Cette formule (quelque peu tauto-logique : les Albanais sont ceux qui se sentent albanais) a fondé ensuite le modèle local sur les relations entre l’État laïque albanais et les communautés religieuses du pays.
En effet, Pashko Vassa voulait bien dire que, au-delà d’un « Au-delà » religieux, il se trouve toujours un patriotisme albanais, donc une identité albanaise formée sur le socle d’une appartenance linguistique commune.
L’élément linguistique prime sur tout élément spirituel. Ensuite, l’élément politique, l’unification nationale des Albanais, prime sur leurs croyances religieuses.
Il y a encore une troisième dimension essentielle dans cette identité nationale. Les élites politiques de la nation considèrent que les espaces où les Albanais ethniques vivent ne correspondent pas du tout avec les frontières administratives et politiques de l’État albanais. Les premiers seraient bien plus larges que les secondes.
L’État indépendant albanais est fondé en 1912. Il est évident qu’il s’agit d’une séparation relativement tardive des Albanais de l’Empire ottoman. Cela devient clair quand on essaye de comparer l’histoire politique des Albanais avec celle des autres nations balkaniques.
Durant les années qui ont suivi la fondation de l’État indépendant albanais, les grandes puissances de l’époque s’étaient engagées à déterminer les frontières séparant les pays balkaniques. À la fin de ce processus, on constate que des territoires habités par des populations albanophones dans le Nord du pays sont restés sous le contrôle des Slaves du Sud. Également que, dans le Sud de l’Albanie, des populations albanophones d’appartenance religieuse musulmane – les Tchams – ont été obligées de vivre sur le territoire de l’État grec.
À la suite de ces conjonctures, la culture et les stratégies géopolitiques albanaises se sont nourries d’un ensemble de sentiments collectifs qui intègrent des blessures morales et des humiliations nationales. Cette conscience nationale blessée repose sur la considération populaire que d’inacceptables injustices auraient été commises par les grandes puissances de l’époque contre les Albanais dans le processus de la désignation des frontières de leur État-nation. On a souvent dit et répété dans des discours officiels, des romans, des déclarations politiques, des articles de presse, etc.
que l’Europe a joué plutôt en faveur des peuples voisins qu’avec les Albanais, donc a privilégié ses rapports avec les Grecs et les Slaves du Sud. Cette politique est vue comme le résultat des affinités religieuses et culturelles européennes avec ces peuples, tout en négligeant les revendications territoriales des Albanais. Ces derniers sont restés à l’écart des circuits de trafics d’influences établis dans les hauts lieux institutionnels qui délibèrent sur les questions internationales.
Ainsi, nous avons déjà en vue les trois dimensions essentielles de cet univers de valeurs qui nourrissent et expliquent largement le contenu des géopolitiques albanaises. C’est un univers tridimensionnel fondé sur :
- une appartenance à une communauté linguistique déterminée ;
- une appropriation symbolique des territoires où les albanophones vivent en se considérant comme des populations autochtones ;
- une conscience collective blessée, fondée sur un perpétuel malheur collectif venant d’une injustice fondamentale causée par les étrangers.
La diversité des statuts politico-juridiques des Albanais aujourd’hui
Il y a plus d’Albanais vivant en dehors des frontières de l’État albanais, appelé la République d’Albanie, qu’à l’intérieur du territoire de ce pays. On peut approximativement parler de 4 millions d’habitants en Albanie. De fait, on trouve presque autant d’Albanais vivant comme des populations autochtones dans des territoires situés en République de Macédoine, au Kosovo, devenu État indépendant en 2008, au Monténégro, en Serbie, et en tant que diasporas d’émigration en Italie, en Grèce et ailleurs. On ne compte pas dans cette liste les Albanais vivant depuis des siècles en Turquie, qui ont soigneusement gardé leur langue et leur patrimoine culturel ; les Albanais habitant sur le territoire de l’Italie du Sud depuis le temps où les élites albanaises ont quitté leur pays après la fin de la résistance albanaise (dirigée par Scanderbeg) contre les occupants ottomans au xV siècle – les Arberech ; les populations albanaises vivant en tant que populations autochtones en Grèce, appelées Arvanitis, etc.
Le fait d’être dispersés sur des territoires qui appartiennent à d’autres États a créé parmi les Albanais l’idée que leur identité nationale reposait sur une communauté « naturelle ». Dans cette perspective, on dissocie profondément le concept de la nation de celui de l’État. Sur le plan géopolitique, les élites politiques et intellectuelles albanaises ont élaboré depuis des siècles l’idée que la nation albanaise n’était pas un produit artificiel d’un quelconque État. Au contraire, souvent elles ont associé mythiquement la création de l’identité nationale albanaise à un long processus d’une résistance obstinée contre des invasions étrangères, donc contre les Ottomans pendant cinq siècles, ensuite contre les armées des États voisins qui avaient envahi le pays durant les guerres balkaniques et les années de la Première Guerre mondiale, puis contre les occupants fascistes et nazis durant la Seconde Guerre mondiale, etc.
Le contexte géopolitique où les Albanais se trouvent et leurs statuts juridiques sont très variables. C’est précisément cet élément conjoncturel reposant sur la diversité des statuts juridiques et politiques des populations albanophones dans les Balkans qui explique l’existence d’un ensemble de projets géostratégiques variés, élaborés par des élites politiques nationales, projets qui malgré leurs différences restent toujours complémentaires. C’est en effet ce qui nous permet de parler de géopolitiques albanaises (au pluriel) et non pas d’une unique stratégie géopolitique. La pluralité de ces géopolitiques dépend également du fait que les choix éventuels sur les chemins à suivre par les Albanais dans un avenir proche sont bien multiples. Cette multiplicité de choix possibles produit des hésitations et, pourquoi pas, des approches souvent conflictuelles parmi les supporters des alternatives élaborées par des tendances et écoles diverses à tous les niveaux géostratégiques.
En Albanie, les citoyens ont conscience de vivre sur le territoire de la nation-mère de tous les Albanais. Ils se considèrent comme des citoyens d’un État indépendant qui a déjà stabilisé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sa propre position géopolitique sur l’échiquier des rapports politiques internationaux. Les Albanais d’Albanie considèrent que leur pays peut et doit jouer un rôle toujours plus actif dans le processus de stabilité et de paix dans la région des Balkans. Majoritaires sur leur territoire national, vivant à l’intérieur d’une société relativement homogène sur le plan ethnique, les Albanais contrôlent largement leur État national. Ils profitent aussi du fait que les minorités ethniques grecques, macédoniennes, monténégrines, etc. représentent un nombre relativement réduit de ressortissants.
Les Albanais au Kosovo représentent la majorité écrasante d’une population globale où les autres minorités ethniques ne représentent plus que 10 %. La proclamation de l’État indépendant du Kosovo en 2008 a donc abouti à la création d’un second État, contrôlé par les Albanais dans les Balkans.
En République de Macédoine, les Albanais ont bénéficié après l’année 2001 (date des accords d’Ohrid) de droits collectifs plus étendus qu’auparavant. Ils ont ainsi droit à un enseignement en langue maternelle, à l’utilisation de la langue albanaise, reconnue comme langue officielle du pays, dans les institutions de l’État, et à un système de quotas en ce qui concerne la répartition des postes et des emplois dans les services de l’administration publique, réservés à des candidats sortis de la minorité ethnique albanaise. Les Albanais en République de Macédoine représentent selon certaines statistiques démographiques entre 20 % et 30 % des habitants de ce pays. De toute façon, on constate des différends importants en ce qui concerne la méthodologie qui a conduit à la création de ces bases de données statistiques. Les partis politiques albanais parlent souvent de chiffres manipulés par l’État macédonien et qui ne représentent pas la réalité démographique du pays.
On estime entre 7 % et 10 % de la population totale les albanophones dans la République de Monténégro.
La position politique des albanophones dans ce pays n’a évidemment pas la même importance que celle des autres populations albanophones dans les pays voisins. En République de Macédoine, les partis politiques albanais jouent un rôle important dans la vie parlementaire du pays. Il est presque impossible pour un gouvernement macédonien de se maintenir au pouvoir sans avoir intégré dans son sein des représentants parlementaires d’origine ethnique albanaise et sans faire passer des alliances politiques importantes avec un des deux principaux partis politiques albanais qui opèrent en Macédoine.
Au Monténégro, pourtant, le rôle politique des Albanais n’est pas inexistant. Les référendums organisés pendant les années 1990, qui ont abouti à la séparation du Monténégro de l’Union Serbie-Monténégro, ont bien montré que le poids des voix des Albanais, favorables d’ailleurs à l’indépendance du Monténégro, a joué un rôle important sur la balance des tendances qui existaient dans l’opinion publique du pays. La population albanophone du pays a donc marqué la suite des événements aboutissant à la proclamation de l’État monténégrin. Ajoutons que, dans certaines communes et villes importantes du pays, comme par exemple à Ulcinj, le pouvoir municipal se trouve entre les mains des Albanais. Des communes et des municipalités entières dans les deux pays, en Macédoine et au Monténégro, sont actuellement gérées par des élus promus par des partis politiques albanais et ayant une appartenance ethnique albanaise.
L’analyse rapide des propositions géostratégiques albanaises
La classe politique qui gouverne l’Albanie depuis la chute du régime communiste en 1990 a toujours respecté une orientation géopolitique occidentale, malgré les différences des couleurs caractérisant chaque camp agissant sur l’échiquier politique du pays. Dès le début, les hommes et les femmes politiques ont essayé d’articuler leurs discours en empruntant une terminologie structurée selon les principes d’une idéologie libérale. Ils ont utilisé des termes comme « État de droit », « séparation des pouvoirs », « droits individuels », etc., pour construire le nouvel univers discursif dominant. Ce qui est surprenant, c’est le fait que mêmes les anciens communistes, rapidement transformés en socialistes, ont trouvé opportun de se reconnaître à la même typologie de langage politique.
Sur le plan des stratégies géopolitiques à suivre sur un cadre régional, la classe politique en Albanie a préféré jouer le « bon élève » des puissances occidentales, en premier lieu, celui de la politique des États-Unis dans les Balkans. Sans suivre une piste géopolitique nationaliste, elle a adopté avec enthousiasme l’action militaire des Occidentaux contre le régime de Milosevic en Serbie. C’est cette action qui a fait en sorte que le Kosovo devienne un territoire géré par les principes de la déclaration 1244 de l’ONU. La région est devenue ensuite un État indépendant en 2008.
Deux lignes directrices conduisent les actions géopolitiques de la classe politique en Albanie :
– En premier lieu, elle a souhaité que l’Albanie adhère à l’OTAN. Cet objectif a été réalisé en 2010. Ainsi, on considère que le pays est entré dans une zone géopolitique sûre. De plus, ce geste d’adhésion est considéré par les Albanais comme un acte accompli pour saluer le facteur international qui les avait aidés à prendre le Kosovo sous leur contrôle.
L’espace se trouvant actuellement sous le contrôle des populations des Slaves du Sud dans les Balkans est devenu plus restreint que par le passé. La première décennie du nouveau millénaire s’est montrée plus aimable avec les Albanais qu’avec les Serbes. Les espaces et les territoires sous le contrôle des Albanais sont devenus bien plus larges que durant le xxe siècle.
À l’occasion de la proclamation de la fondation de l’État du Kosovo, le Premier ministre albanais, Sali Berisha, a défini la position officielle de l’État albanais en ce qui concerne le rôle de l’OTAN dans ce processus : « Nous nous replions – disait-il – avec la plus grande considération devant les hommes et les femmes du monde libre, les représentants du Congrès américain et du gouvernement des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Parlement européen, lesquels, pendant les jours les plus difficiles, sont restés aux côtés de la liberté et d’une nation opprimée. »
– En deuxième lieu, la classe politique albanaise suit une politique de rapprochement de son pays pour pouvoir entrer dans un processus d’intégration européenne. Cette ambition européenne s’est exprimée dès le début des mouvements de révolte contre le régime communiste en 1990, où les manifestants scandaient des slogans comme : « Nous aimons que l’Albanie soit un pays comme ceux de l’Europe tout entière! » Des pas importants ont été faits dans cette direction, malgré une certaine lenteur du processus en cours. Actuellement, les Albanais bénéficient d’un certain processus de libération du régime des visas. Ils peuvent voyager dans l’espace communautaire européen sans avoir besoin de visas en ce qui concerne des séjours de moins de trois mois. Il est important de dire que cela est considéré comme un mécanisme facilitant la communication des Albanais restant en Albanie avec l’univers assez vaste des diasporas albanaises installées récemment en Occident.
Entre-temps, les Albanais au Kosovo ont eu d’autres soucis géopolitiques à affronter. L’État du Kosovo est bel et bien autoproclamé indépendant, or il n’est pas encore membre de l’ONU. Pour le devenir, il faut que la classe politique kosovare puisse convaincre un par un tous les pays membre de l’ONU. Dans cette entreprise difficile, elle a eu un appui important venant de la part de la Communauté européenne et des États-Unis. Or, il ne faut pas oublier que des pays membres importants du Conseil de sécurité de l’ONU, comme la Russie ou la Chine, se sont farouchement opposés à ce projet. Cinq pays membres de la Communauté européenne, à savoir l’Espagne, la Roumanie, Chypre, la Grèce, la Slovaquie, n’ont pas encore voulu reconnaître l’indépendance de l’État du Kosovo.
L’État du Kosovo, né à la suite d’une intervention armée occidentale contre la Serbie, conduite par les Américains, légitimée par une idéologie portant sur la nécessité de la protection des droits des populations minoritaires opprimées alba-nophones, est obligé de reconnaître les droits des populations serbes devenues une minorité ethnique au sein du nouvel État du Kosovo.
Le statut des communes où habitent les Serbes au Kosovo est devenu un problème très difficile à résoudre, un point très délicat à débattre entre les nouvelles autorités kosovares, les représentants de la Communauté européenne au Kosovo et les autorités du gouvernement serbe. Le statut juridique et administratif dont ces communes vont bénéficier jouerait un rôle crucial dans le processus du contrôle des espaces et des territoires à l’intérieur de l’État du Kosovo. Il va être lié à celui des droits collectifs à respecter pour les minorités ethniques au Kosovo. Il se trouve en relation étroite avec le problème du niveau de la décentralisation du pouvoir local au Kosovo – un processus bien difficile et compliqué pour un État qui vient d’être créé. Les dirigeants kosovars ont d’ailleurs du mal à ménager ces deux tendances contradictoires :
- D’un côté, ils doivent montrer à la communauté internationale qu’ils respectent tous les droits démocratiques appartenant aux minorités serbes rassemblées autour de leurs communes entourant les monastères orthodoxes au Kosovo. Dans le cas contraire, il serait bien difficile que le nouvel État du Kosovo puisse être reconnu par l’ensemble des pays membres de l’ONU. Son indépendance serait remise en question.
- De l’autre côté, quand l’élite politique kosovare se prépare à accepter une certaine autonomie relativement large et significative en faveur du pouvoir communal, toute une opinion publique albanophone au Kosovo crie au danger en considérant que les dirigeants du pays sont en train de trahir les objectifs de la résistance albanaise pendant les dernières décennies contre le régime serbe de Milosevic. Des voix se lèvent pour soutenir l’idée qu’une autonomie relativement large en faveur du pouvoir local permettrait aux Serbes vivant au Kosovo de créer des enclaves territoriales sur le territoire du nouvel État kosovar. Ces enclaves fragmenteraient en plusieurs parties le territoire de l’État, en permettant ainsi à la Serbie de créer des couloirs de pénétration d’influence politique sur le territoire du Kosovo.
L’appartenance territoriale de la partie nord de la ville de Mitrovica est remise en question, particulièrement depuis dix ans. Elle se situe sur le territoire kosovar, mais elle est habitée en majeure partie par des Serbes. Se trouvant sur une zone frontalière avec la Serbie, ceux-ci refusent de reconnaître l’autorité du gouvernement kosovar et ne maintiennent des liens qu’avec les autorités de Belgrade.
Devant cette problématique bien aiguë qui se pose devant les projets géopolitiques de l’État kosovar, l’opinion publique du pays se trouve partagée entre diverses tendances politiques opposées.
Depuis un certain nombre d’années, un mouvement politique animé par des jeunes Kosovars a été fondé, appelé l’« Autodétermination ». Il demande l’arrêt des négociations envisagées dans le futur avec les autorités serbes de Belgrade. Elles devraient porter sur divers points encore non résolus entre les deux pays. Le mouvement exige le départ des représentants de l’Union européenne au Kosovo, considérés comme symboles d’une pression tutélaire des Occidentaux sur le nouvel État kosovar. Il réclame une vraie transparence démocratique concernant les pratiques de gestion du pays menées par les hommes politiques kosovars au pouvoir, à qui l’on reproche d’être corrompus et trop dociles par rapport aux puissances étrangères.
À l’occasion des dernières élections parlementaires de l’année 2011, le mouvement de l’« Autodétermination » a réussi un bon score électoral en devenant le troisième parti politique représenté au parlement kosovar en ce qui concerne le nombre de sièges.
À Tirana, on reste très prudent par rapport à la demande émanant de ces jeunes gens qui représentent le mouvement de l’« Autodétermination ». Le problème est que cette demande est relayée aussi par diverses personnalités publiques au Kosovo, en Albanie et en Macédoine. Toutes exigent que l’on tienne compte du fait que l’on se trouve à un moment nouveau de l’histoire albanaise. Il faudrait donc passer à une autre phase de la réalisation des objectifs géostratégiques albanais dans les Balkans. C’est-à-dire qu’il faudrait maintenant chercher à atteindre l’objectif final, à savoir l’union entre l’État albanais et l’État kosovar.
C’est, en effet, une revendication qui ne trouve pas encore de larges appuis parmi les Albanais en Albanie. Pourtant, l’opinion publique du pays voit d’un regard assez favorable un éventuel processus réel d’intégration entre les deux pays qui progresse graduellement vers son objectif.
De toute façon, les opinions dominantes se font prudentes sur cette question.
On se demande si la communauté internationale pourrait accepter d’appuyer un tel objectif à l’heure actuelle. On craint donc de perdre le soutien international qui était, en effet, le mécanisme principal qui a rendu possible l’indépendance du Kosovo. Les deux États sont loin d’être prêts à entreprendre ce processus de fusion. Les élites politiques dans chaque pays se battent plutôt pour contrôler le pouvoir dans leurs États respectifs et ne sont pas prêtes à s’organiser sur un espace encore plus large, commun, englobant l’Albanie et le Kosovo.
En plus, on pense que, même sans aller jusqu’à une union formelle entre les deux États en question, une union de fait serait toujours possible, les frontières entre les deux pays étant entièrement symboliques.
La perspective européenne ferait, pense-t-on, de sorte que les deux États contrôlés par les Albanais dans les Balkans, l’Albanie et le Kosovo, se retrouveraient un jour tous deux membres de l’Union européenne. Les échanges économiques, culturels, démographiques entre les deux pays (et, plus encore, entre l’Albanie et les régions occidentales de la République de Macédoine, habitées majoritairement par des Albanais, et entre l’Albanie et les régions du Sud du Monténégro, également habitées par des populations albanophones) pourraient créer graduellement un espace réel, homogène sur le plan ethnique, partagé de facto par les Albanais vivant dans les Balkans.
Face à une Serbie se trouvant encore et probablement pour longtemps en état de choc (après les défaites lourdes sur le plan géopolitique qu’elle a subies durant les deux dernières décennies) et face à une Grèce très affaiblie par la crise économique et financière, cette zone interrégionale, interétatique, transfrontalière, habitée par des populations albanophones, constituée par divers mécanismes juridiques et politiques formellement reconnus par la communauté internationale, deviendrait, probablement, un espace économique, démographique, culturel puissant dans les Balkans.
Ainsi les hésitations persistent. Une tendance dominante opte pour une évolution lente vers un espace institutionnel commun pour tous les Albanais. Ismaïl Kadaré, l’écrivain albanais le plus connu en Occident, a été cité par des journalistes. Il a dit, le jour de la proclamation de l’indépendance de l’État kosovar, sur la question d’une éventuelle union Albanie-Kosovo : « Je n’ai pas vu cette question être posée quelque part. Je ne pense pas que ce soit une question à poser. Il s’agit, je crois bien, d’un problème qui appartient à une réflexion de longue haleine. Le peuple albanais se trouve devant d’autres problématiques qui demandent des réponses et des solutions » (trad. de l’auteur).
Entre-temps, d’autres voix s’étaient manifestées autrement en demandant la mise en application d’une géostratégie radicale menant vers un objectif final, celui de l’Albanie « ethnique » ou de l’Albanie « naturelle », étendue sur un territoire où habitent les populations autochtones des Albanais dans les Balkans. Le dirigeant du mouvement « Pour une Albanie naturelle », Koço Danaj, exprime ainsi cette proposition sur la création de l’Albanie « naturelle » : « Je considère que le premier pas allant rapidement vers cet objectif, c’est la fondation de la Confédération Albanie-Kosovo. »
Les éléments caractéristiques d’une géopolitique albanaise tournée vers le futur
Malgré certaines différences qui apparaissent entre les approches géopolitiques structurées actuellement par les Albanais, il est important de dire que ces dernières présentent trois principaux objectifs :
– La République d’Albanie a pour objectif de pouvoir renforcer sa position dans le cadre de l’OTAN et d’accélérer le plus possible le processus de son rapprochement vers l’Union européenne.
- Le nouvel État du Kosovo recherche obstinément sa reconnaissance en tant qu’État indépendant par l’ensemble de la communauté internationale, ce qui lui permettrait probablement de devenir dans un avenir propre un pays membre de
l’ONU.
- Les partis politiques albanais en République de Macédoine se battent pour élargir le plus possible l’ensemble des droits dont les Albanais bénéficient en tant que minorités ethniques dans ce pays.
Pour réaliser ces objectifs, les élites politiques albanaises ont déployé de façon convaincante une orientation pro-occidentale.
Elles considèrent les États-Unis d’Amérique comme le principal allié des Albanais dans les Balkans.
En effet, et cela a marqué toute l’histoire albanaise, les Albanais ont toujours été à la recherche d’un allié stratégique puissant, situé en dehors de la région des Balkans, se trouvant au-delà des influences mêmes de l’Europe, pour pouvoir y trouver un soutien pendant leurs efforts de survie dans la difficile conjoncture balkanique. Cet allié a pu être pendant certaines périodes de leur histoire l’Empire ottoman, l’Union soviétique, la Chine, etc.
Moins puissante sur le plan démographique et en ce qui concerne ses propres ressources matérielles que les autres peuples des Balkans, la nation albanaise a toujours choisi de passer des alliances avec des amis lointains, des puissances géopolitiques dominantes sur le plan international, afin d’équilibrer ses relations avec les autres nations balkaniques voisines.
Les Albanais ont considéré que les Grecs et les Slaves du Sud ont eu plus qu’eux-mêmes un soutien venant de la part des puissances européennes. Par conséquent, il fallait aller chercher encore plus loin des amis et des alliés sur le plan géopolitique. Ce trait est un fil conducteur dans la pensée géopolitique des élites politiques albanaises depuis toujours.
Aujourd’hui, les Albanais ont adopté en matière géostratégique une position pro-occidentale qui paraît souvent bien plus marquée et bien plus évidente que celle affichée par les autres peuples des Balkans. En effet, cela est bien compréhensible vu le fait que, depuis une décennie, les Albanais dans les Balkans ont pu, profitant d’un soutien occidental sur le plan militaire et diplomatique conduit par la politique américaine dans les Balkans, élargir les espaces se trouvant sous leur contrôle dans toute la péninsule. Grâce aux valeurs occidentales relatives au respect des droits des minorités ethniques et de la démocratisation des États balkaniques, ils représentent partout où ils sont minoritaires un poids politique inévitable et important.
Pour les Albanais, cette dernière décennie a donc été une période remplie de succès importants. C’est peut être cette « nouvelle donne » qui a soulagé graduellement leur conscience collective et a incité des voix importantes chez les intellectuels à déclarer : « Notre nation est devenue une nation qui a eu de la chance pendant son histoire ! »
Références bibliographiques
- Discours du Premier ministre albanais Sali Berisha à l’occasion de l’Indépendance de l’État du Kosovo, annoncé immédiatement après sa proclamation (http://www.forumi com, le 17.02.2008).
- Interview réalisée avec M. Ismaïl Kadaré pour le journal Express (publié au Kosovo) par son correspondent Leonard Kerquki (voir : http : //forumi shqiptar.com, mis en ligne le 18. 02. 2008.
- Interview réalisée avec M. Koço Danaj par le journal Ballkan (publié en Albanie) (voir : Chat Shqip -com, mise en ligne le 01.04.2010).