A PROPOS DE…La Grande Syrie : Des premiers empires aux révoltes arabes

 

Histoire, mémoire et avenir de la Syrie

Pierre-Emmanuel Barral collectionne les diplômes : chartiste, agrégé, docteur en histoire de l’université Paris Sorbonne (Paris IV), chargé de cours à l’ICES. Disciple de Hervé Coutau-Bégarie, ses principaux enseignements universitaires recouvrent la géopolitique et la géographie politique, la théorie et l’histoire des relations internationales, l’histoire de l’Europe au XIXe siècle, l’histoire des idées politiques et l’histoire grecque classique et hellénistique. Il a été secrétaire général de la Commission française d’histoire militaire (CFHM)/Institut d’histoire militaire comparée (IHMC) et Administrateur de L’ISC (Institut de stratégie comparée)-CFHM. Ses derniers ouvrages sont Les grands théoriciens des relations internationales (Paris, Studyrama, 2015) et (en collaboration avec Olivier Hanne – voir. Géostratégiques n° 46), La Grande Syrie : Des premiers empires aux révoltes arabes, (Paris, Bernard Giovanangeli Editeur, 2016). C’est ce dernier ouvrage qu’il a accepté de commenter avec la rédaction de Géostratégiques.

Géostratégiques : Pouvez-vous nous présenter votre ouvrage ?

Pierre-Emmanuel Barral : Ce livre intitulé La Grande Syrie a été écrit en collaboration avec Olivier Hanne qui enseigne aux écoles de Saint Cyr et également à l’ICES. Il raconte  l’histoire de cette région depuis l’époque des premiers empires jusqu’à la guerre civile entre le régime de Bachar  el-Assad et l’opposition armée et l’avènement de l’Etat islamique. Nous présentons également des textes des géographes, romanciers, explorateurs, voyageurs, archéologues qui ont arpenté la terre syrienne depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, car il s’agit à nos yeux d’un moyen privilégié d’appréhender un pays et une civilisation. Notre ouvrage s’inscrit résolument dans la perspective du « temps long » cher à Fernand Braudel.

Géostratégiques : Qu’entend-on par l’expression « Grande Syrie » ?   

Pierre-Emmanuel Barral : La Grande Syrie désigne une région recouvrant la Syrie, le Liban la Jordanie et la Palestine et que les géographes arabes appelaient le Shâm. Au XXème siècle, ce terme a été repris par les nationalistes syriens. Le terme a donc pris une surcharge idéologique au fil du temps qu’il n’avait pas à l’origine. Inutile de préciser que nous ne souscrivons nullement à cette vision politique mais nous pensons que cet espace, malgré d’inévitables différences régionales, possède une véritable unité.

Géostratégiques : Quelles sont les causes profondes de la guerre civile en Syrie ?   

Pierre-Emmanuel Barral : La guerre syrienne s’inscrit dans la dynamique des « printemps arabes » qui a vu la contestation des régimes en place, victimes de leur usure et de leurs échecs économiques. On peut  recenser les spécificités syriennes : contestation du pouvoir des Alaouites (branche dissidente du Chî’sme iranien), difficultés économiques et sociales (sécheresse, chômage) mais également l’hostilité des sunnites extrémistes aux Chrétiens auxquels le régime avait fait une place.

Géostratégiques : Comment expliquer la résistance du pouvoir de Bachar el Assad ?

Pierre-Emmanuel Barral : Outre le soutien de l’armée dont les Alaouites constituent la colonne vertébrale, Assad peut compter sur l’appui des minorités druses et chrétiennes et de la bourgeoisie sunnite damascène à l’intérieur, de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah à l’extérieur. A cela s’ajoute un nationalisme syrien dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.

Géostratégiques : Quelle a été la politique française à l’égard de la Syrie ?

Pierre-Emmanuel Barral : Elle était fondée au Moyen-Orient sur un soutien aux régimes en place, même peu démocratiques, et sur un appui aux minorités, relais traditionnels de l’influence française. Cette politique a été abandonnée au profit d’une diplomatie proche des Etats-Unis et basée sur la morale. Elle consiste à renverser les dictateurs et à démocratiser le Moyen-Orient. Or, les minorités ne veulent pas la démocratie car celle-ci donne systématiquement le pouvoir à une majorité sunnite qui les opprime : sous l’apparence d’une lutte de partis, on vote toujours pour son groupe confessionnel ou ethnique. Le parti Baas avait l’avantage de préserver les libertés de chaque minorité dans le cadre d’une dictature pluriconfessionnelle.

Géostratégiques : Pourquoi la Russie s’est-elle engagée en Syrie ?

Pierre-Emmanuel Barral : La Russie cherche à accroître son influence sur le monde arabe en s’appuyant, comme elle le fait traditionnellement, sur les minorités, et particulièrement la minorité chrétienne orthodoxe. Elle souhaite aussi préserver sa base navale située en Syrie, Tartous – anciennement Tortose, cité des Croisés, qui lui garantit un accès à la Méditerranée. Son soutien au Général Haftar en Cyrénaïque obéit à la même logique. Plus largement, elle cherche à défendre indirectement son propre territoire : après avoir mené deux guerres contre les islamistes tchétchènes, elle sait qu’une part de ces derniers sont des recrues de l’Etat Islamique. Elle défend donc son territoire sur un terrain d’intervention extérieur. A la prochaine conférence d’Astana, la Russie sera maîtresse du jeu au Moyen-Orient et se présentera en faiseuse de paix.

Géostratégiques : Quel est le jeu de la Turquie ?

Pierre-Emmanuel Barral : Erdogan, qui est islamiste, a visiblement joué la carte de la chute de Bachar El-Assad. Sa politique visait à reconstituer une forme de califat turc néo-ottoman – ou du moins une hégémonie de la Turquie sur le monde sunnite. Il lui fallait pour cela que les sunnites soient les maîtres en Syrie. Mais il n’a pas semblé comprendre que déstabiliser ainsi la Syrie avait des répercussions négatives sur la Turquie : il a réactivé le vieux conflit turco-syrien au sujet du sandjak d’Alexandrette, ce territoire sous mandat français que la France avait cédé à la Turquie en 1939 en échange de sa neutralité pendant la guerre. Mais il a réveillé surtout le peuple kurde, dont le territoire avait été partagé essentiellement entre la Turquie, la Syrie, et l’Irak. Aussi Erdogan a-t-il fait semblant de combattre Daesh, qu’il a soutenu directement – pour mieux frapper les Kurdes. Le putsch avorté de cet été l’a contraint à réorienter sa politique, menacé qu’il est tout à la fois par la confrérie Gülen avec lequel il a rompu, par Daesh et les groupes kurdes et à se rapprocher de la Russie.

Géostratégiques : Risque-t-on une conflagration générale ?

Pierre-Emmanuel Barral : Deux blocs régionaux s’affrontent : le « croissant chî’ite » (formé par l’Iran, les chî’ites d’Irak, le régime syrien et le Hezbollah) et le monde sunnite qui réunit la Turquie, l’Arabie saoudite, et Daesh. Cette configuration n’aboutira pas à une conflagration dans l’immédiat : les Etats-Unis et la Russie sont entrés dans un partenariat stratégique forcé  et mènent d’abord à une guerre par procuration, qui risque surtout de durer très longtemps.

Géostratégiques : Qu’en est-il de l’Etat Islamique ?

Pierre-Emmanuel Barral : L’Etat Islamique est un enfant monstrueux  de la guerre d’Irak. Il est né de la destruction du régime irakien. D’abord appelé Etat Islamique de l’Irak et du Levant, il est devenu Etat Islamique et s’étend sur un territoire à cheval sur l’Irak et la Syrie. Ce territoire est essentiellement désertique: il compte, en dehors de Mossoul et de Raqqa, peu de grandes villes. Mais il dispose de ressources certaines : les puits de pétrole, les taxes sur la population, la contrebande d’objets antiques, le commerce du coton, etc. Mais si l’Etat Islamique a su capter le ressentiment anti-chî’ite des populations, il faut comprendre que la plupart de ses combattants sont des étrangers issus des banlieues occidentales ou d’autres pays, détestés par la population locale qui leur reproche leur barbarie excessive. Pour détruire l’Etat Islamique, il faudra tôt ou tard s’appuyer sur ces populations locales.

Géostratégiques : Quel est l’avenir de la Syrie?

Pierre-Emmanuel Barral : la Syrie parviendra peut-être à redresser son Etat, en bloquant ses frontières et en reconquérant les territoires gagnés par les rebelles et l’Etat Islamique. Mais il est possible qu’elle éclate en plusieurs entités : un Etat Syrien proprement dit sur le littoral (dans lequel les minorités alaouite, chrétiennes, et une partie des sunnites pourront faire bloc) ; un Etat Kurde et un Etat Islamique.

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