PLAIDOYER POUR LA PUISSANCE

Pascal GAUCHON

Pascal Gauchon est universitaire et enseigne la géopolitique en classe préparatoire ECS à Ipésup (classes préparatoires aux grandes écoles commerciales et aux instituts d’études politiques) et dirige la collection Major aux Presses Universitaires de France (PUF). Auteur de nombreux

ouvrages de géopolitique, notamment pour la France Les cent mots de la géopolitique et Les cent lieux de la géopolitique (collection Que sais-je ? – PUF), Vive la France quand même ! Les atouts de la France dans la mondialisation (dir., avec Jean-Marc Huissoud, PUF, « Major », mai 2010), Les Grandes Puissances du XXIe siècle (avec Jean-Marc Huissoud), PUF, 2008, Le Modèle français depuis 1945 (PUF, Que sais-je ?, 2006) et Mondialistes et Français toujours ?, PUF, Major, 2000. Il vient de publier une Géopolitique de la France dans la Collection Major.

2eme trimestre 2012

Entretien avec Pascal Gauchon

à propos de son ouvrage Géopolitique de la France

La revue Géostratégiques est heureuse de livrer à ses lecteurs cet entretien excep­tionnel avec Pascal Gauchon, lequel cultive liberté de ton et remarquables compé­tence et connaissance de son sujet. Lors de la traditionnelle séance des questions, Pascal Gauchon nous confiera « Je ne vais pas chercher [dans l’analyse de la géopo­litique de la France] les sources de notre passé, mais les signes de notre avenir… ». Il apparaît, en effet, que son ouvrage, loin du seul constat, de la seule description du « patrimoine » historique, politique, institutionnel, économique, géographique et culturel de la France, en propose une analyse dynamique tout en contraste et en perspective. L’étude ressort de l’école réaliste et elle a besoin pour forger son opi­nion d’un travail de précision dans l’état des lieux jusqu’au « système de représenta­tion » que la population française se fait d’elle-même. La minutie de la présentation des statistiques, des tableaux et cartes ainsi que des nombreuses références en font un outil de première importance pour les décideurs et les futurs responsables que sont les universitaires (étudiants comme professeurs). Mais ce qui ressort surtout de la lecture de La Géopolitique de la France c’est le renouvellement du regard du spécialiste de la géopolitique, cette fraicheur d’analyse que ne vient troubler au­cune référence idéologique ni petitesse corporatiste, sans compromission hors des frontières nationales trop observée chez nombre d’ouvrages de circonstance. Pascal Gauchon est un analyste et un pédagogue né ; ce qui ne l’empêche pas non plus d’aimer son pays. Son ouvrage a de bonnes chances de s’imposer longtemps comme la référence sur le sujet.

Géostratégiques : Comment expliquez-vous qu’il n’existe pas d’ouvrage portant le titre Géopolitique de la France qui soit exclusivement consacré à ce sujet ?

Pascal Gauchon : C’est en effet un surprenant mystère. Il suffit de consulter Internet pour constater qu’il existe des titres consacrés à tous les grands pays, mais aussi à la Pologne ou à Israël, mais aucun intitulé tout simplement « Géopolitique de la France ».

On peut y voir une conséquence du dédain avec lequel la géopolitique a long­temps été considérée en France. Elle était déconsidérée par une grande partie des universitaires car liée au nationalisme allemand, puis à l’anticommunisme anglo-saxon – il est vrai que c’est dans ces pays qu’elle a pris son envol. Par ailleurs beau­coup d’intellectuels comme Raymond Aron restaient très attachés à l’école française des relations internationales et ne voyaient pas l’utilité de la remplacer par une nouvelle discipline – peut-être croyaient-ils à un effet de mode. Ils craignaient aussi une approche déterministe – l’idée que le milieu naturel expliquait tout. Mais ils se privaient du même coup d’une réflexion sur les territoires, ces espaces construits et conçus par une communauté. Or la France, de même qu’elle se présente comme l’État-nation par excellence, constitue le territoire par excellence.

Il existe une autre explication : la tendance bien connue de notre peuple à l’auto-dénigrement. Dire que la France est une puissance paraît presque incongru, en tout cas dans le monde intellectuel. Je ne veux pas dire qu’elle ne connaît aucune diffi­culté, qu’elle n’est pas menacée par un certain déclin. Mais à trop vouloir prouver les pessimistes ruinent leur effort de lucidité, qui pourrait être utile.

A la limite ils entretiennent une idée qui contribue à l’absence de réflexion géo­politique sur notre pays : la France devrait renoncer à la puissance. Soit parce qu’elle n’en a plus les moyens, soit parce que la puissance est mauvaise en soi. Déclinistes et moralistes se rejoignent. Pour les seconds, notre pays a abusé de sa force dans le passé – guerres, colonisation, Françafrique… Il doit faire repentance et s’abstenir de recommencer. L’idéal serait qu’il renonce totalement à la puissance, ce que j’appelle la « géopolitique du nirvana », préalable à l’anéantissement dans le grand rien qui est aussi le grand tout de la mondialisation.

J’essaie de montrer au contraire que la France possède des atouts nombreux, qu’un usage raisonné en est possible, mieux qu’il est légitime. Notre sécurité et notre prospérité dépendent en dernier ressort de notre puissance, il ne faut pas oublier ce fait. C’est pour cela que j’ai adopté comme sous-titre pour cet ouvrage Plaidoyer pour la puissance.

« Le français apparaît à la fois comme le vecteur le plus puissant de l’influence française et comme l’un des fondements de l’identité nationale les plus menacés »

Géostratégiques : Sur quoi vous fondez-vous pour indiquer dans le chapitre sur les aspects de la puissance française que la Francophonie « est l’un des principaux vecteurs du Soft Power de l’hexagone » ?

Pascal Gauchon : Le français n’est plus la langue des diplomates comme ce fut le cas jusqu’au XXe siècle, il ne domine plus vraiment que dans le domaine limité du cyclisme. Il reste cependant l’une des langues de travail de l’ONU, l’une des deux langues officielles du Comité international olympique. Il est surtout la langue par­lée par environ 220 millions de francophones, l’une des deux seules (avec l’anglais) utilisée sur tous les continents. Plus de cinquante pays sont aujourd’hui membres de l’organisation internationale de la francophonie sans compter une douzaine de pays observateurs.

Il s’agit d’abord d’un vaste marché sur lequel la France exporte ses biens cultu­rels, bien sûr, mais avec lequel les échanges de toute sorte sont simplifiés grâce à l’utilisation du français.

Avec le français pénètre aussi la culture française. Parler français, c’est parler la langue de la France, fréquenter ses grands auteurs, se pénétrer de ses valeurs, vibrer aux grands événements de son histoire, admirer ses paysages et ses modes de vie. C’est la porte d’entrée vers notre pays, un élément clef de ce qu’il est convenu d’appeler soft power ou pouvoir d’influence, ce que je préfère appeler en l’occurrence séduction.

D’ailleurs les pays francophones ont soutenu la position de la France dans di­verses négociations: ils se sont prononcés comme elle pour « l’exception culturelle », puis pour la « diversité culturelle », afin de s’opposer à la prépondérance de l’anglais. En 2005 ils obtiennent l’adoption de l’UNESCO d’une convention sur ce thème (2005). Ils se sont engagés dans la défense des grandes valeurs dont la France se prévaut : la charte de la francophonie adoptée à Hanoï (1997) se réclame de la démocratie et des droits de l’homme (en dépit du régime communiste installé au Viêtnam…).

Reste que la position du français est fragile. Il régresse dans les institutions inter­nationales : à l’ONU 43 pays s’exprimaient en français en 1963 et une vingtaine seulement aujourd’hui ; à Bruxelles l’anglais fait de plus en plus figure de lingua franca. En France même, le français se sent menacé. Nombre d’entreprises utilisent de plus en plus l’anglais comme moyen de communication interne. Au point que la loi Toubon (1994) s’est crue obligée de rappeler que « le français est la langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics ».

Le français apparaît à la fois comme le vecteur le plus puissant de l’influence française et comme l’un des fondements de l’identité nationale les plus menacés. L’action des pouvoirs publics illustre la géopolitique bifrons de la France, entre vo­lonté d’expansion et besoin de protection.

« Aucun pays n’incarne mieux l’idée d’État-nation »

Géostratégiques : Qu’il s’agisse des contraintes et de son milieu, de son histoire ou de sa géographie, la France se distingue-t-elle en ayant réussi à lier unité et diversité ?

Pascal Gauchon : La France est en effet un pays caractérisé par d’extrêmes diver­sités, et ceci même si on la compare aux autres pays européens qui sont eux aussi composites. Elle est le seul d’entre eux qui est ouvert sur trois mers, qui conjugue les influences méditerranéenne, atlantique et semi-continentale, sans parler du milieu montagnard. C’est un pays gaulois profondément romanisé, la fille aînée de l’église et du communisme, comme le disait Annie Kriegel, un territoire qui s’est forgé avec le temps, agrégeant des périphéries qui ne parlaient pas français (Bretagne, Flandres, Alsace, Corse, pays Basque) ou qui parlaient la langue d’oc, au Sud. C’est le pays des trois cents sortes de fromage, selon la formule du général de Gaulle.

Il est clair que cet ensemble hétérogène a été rassemblé par l’État. Aucun pays n’incarne mieux l’idée d’État-nation. Il y a fallu un effort continu qui part de la monarchie et qui va au moins jusqu’aux instituteurs de la IIIe République. Cette gestation de la France s’est faite dans la douleur et la contrainte, on ne peut le nier, surtout depuis la Révolution française – les Rois, même absolus, ne grignotaient que lentement les « libertés » de leurs provinces, sauf à intervenir brutalement en cas de révolte. En assimilant le provincialisme au fédéralisme girondin, voire à la contre-révolution monarchiste et catholique, en déclarant ces mouvements traitres à la Patrie, les Jacobins se sont donnés les moyens d’aller beaucoup plus loin -que l’on pense à l’effroyable répression de la révolte vendéenne. Ensuite la violence est devenue symbolique, heureusement, comme celle faite aux petits écoliers du Finistère ou du Morbihan obligés de porter le bonnet d’âne parce qu’ils avaient parlé breton à l’école.

Ceci m’amène à trois remarques.

D’abord la construction française est plus fragile qu’il ne semble. La France est aussi un pays de guerre civile. Puisque tout le pouvoir s’est concentré à Paris, il faut contrôler la capitale afin d’imposer ses vues.

Ensuite cette construction est particulièrement menacée par le phénomène de mondialisation qui conteste la capacité de l’État à contrôler son territoire et ses frontières. L’État constitue la colonne vertébrale, certains diront le corset, de la France. Plus qu’ailleurs, l’identité paraît dépendre de ce corset. Retirez-le, et tout risque de s’effondrer, c’est en tout cas ce que craignent les Français.

Enfin il faut nuancer le propos que je viens de tenir. La France a été construite, sans doute, mais pas à partir de rien, ce n’est pas une pure abstraction rêvée par quelques légistes ou quelques énarques. Dans un texte que je cite, Fernand Braudel montre que le fond de la population est resté inchangé au moins jusqu’au XIXe siècle, plus probablement depuis les grandes vagues migratoires des Trente Glorieuses. Il existe aussi une logique géographique, celle qui unit l’axe Rhin-Rhône et l’axe de la Garonne au Bassin parisien à travers différents seuils faciles à franchir. De ce point de vue la France n’est pas un hexagone, mais un triangle – il est vrai qu’elle n’a pas réussi à intégrer durablement les pays rhénans – la frontière du Nord-Est s’est fixée dès Louis XIV et n’a pas fondamentalement changé. C’est le résultat d’un équilibre des forces durable – comme toute frontière d’ailleurs.

Géostratégiques : Dans l’étude passionnante que vous consacrez à la géopolitique interne de la France, vous évoquez les lieux de pouvoir (territoire des élites) et les difficultés récentes et proprement françaises de l’aménagement du territoire. Pourriez-vous les présenter à nos lecteurs ?

Pascal Gauchon : Comme l’État-nation traverse une crise, pris en tenaille entre les organismes internationaux comme l’Union européenne et les régions qui pro­fitent de la décentralisation, la politique d’aménagement du territoire s’affronte d’une part aux forces locales qui jouent leur propre jeu et d’autre part aux puis­sances mondialisées qui enjambent les territoires et pensent « glocal », ainsi que l’on dit aujourd’hui.

En fait, une politique d’aménagement du territoire suppose un centre qui l’or­ganise et qui a les moyens de l’organiser. Ce centre bien sûr est Paris qui a dessiné la carte d’un territoire idéal, distribué des primes aux régions en retard, implanté des pôles industriels sur les côtés ou au cœur des terres. Cela a bien fonctionné pendant des années, un rééquilibrage indiscutable s’est produit entre le Nord-Est et le Sud et l’Ouest. Il n’est d’ailleurs pas seulement dû à l’action de l’État : le déclin des vieux pays noirs, principalement situés au nord-est, et l’essor du tourisme y ont contri­bué. Disons que l’État a accompagné voire accéléré le mouvement.

Cela n’est plus possible aujourd’hui. D’abord la politique d’aménagement du territoire est sous contrôle de Bruxelles qui contraint à supprimer les aides à cer­taines régions – elle y voit des subventions déguisées qui faussent la concurrence dans l’Union. D’autre part la décentralisation relève d’une autre logique d’organi­sation de l’espace, celle que pousse à l’extrême le fédéralisme américain : tous les États fédérés sont en compétition permanente, l’État fédéral n’intervient plus que pour aider quelques rares zones profondément sinistrées. Du coup par coup, pas une grande conception d’ensemble comme le voulait la France.

D’ailleurs les moyens de l’État sont-ils suffisants ? En ces temps de disette finan­cière, on a réduit les budgets. Pire l’aménagement du territoire a été largement un aménagement industriel du territoire, et l’industrie ne crée plus d’emplois. Cela ne veut pas dire que l’État ne peut rien faire : même modestes, les primes attirent tou­jours. Le bon niveau des infrastructures matérielles et immatérielles intéressent les firmes multinationales. Mais les orienter vers telle ou telle région, voilà qui devient beaucoup plus difficile.

Surtout l’aménagement du territoire souffrait d’une contradiction originelle. Il visait à rééquilibrer le rapport de force entre Paris et la province, mais il était mené de Paris. Pouvait-on espérer que la capitale se dépouille ainsi ? Les résultats sont tout autres. Il est vrai que l’Ile de France, qui accaparait 25 % de l’emploi industriel français en 1954, n’en détient plus que 15 % environ. Mais Paris concentre 40 à 45 % de ce que l’on appelle le tertiaire supérieur, ou encore de ce que l’INSEE qua­lifie d’emplois stratégiques. Tout se passe comme si Paris s’était délesté des activités industrielles, moins valorisantes, pour se concentrer sur les secteurs les plus qualifiés qu’elle domine comme jamais. C’est le grand échec de la politique d’aménagement du territoire.

Du coup le territoire s’organise en fonction des catégories sociales qui l’habitent. Les centres des grandes agglomérations rassemblent de plus en plus ces travailleurs que Robert Reich appelaient les « sécessionnistes » ou les « manipulateurs de sym­boles », des salariés intellectuels capables de diriger à distance les filiales des entre­ prises multinationales, de fournir de l’information ou des loisirs culturels, de diriger les administrations centrales. Une classe privilégiée qui dirige le pays et se découvre de plus en plus le cœur à gauche comme viennent de le démontrer les élections présidentielles. Autour des banlieues bien séparées, banlieues bourgeoises et pavil­lonnaires à l’américaine et grands ensembles populaires, en fait de plus en plus peuplés d’immigrés. Mais la vraie pauvreté se trouve plus loin, dans le périurbain et au-delà encore dans le rural profond qui ont le sentiment d’être abandonnés, le pouvoir central y réduisant ses dépenses publiques ; en même temps il déverse des sommes considérables dans sa politique de la ville, en fait des banlieues, pour acheter la paix sociale.

Tel est le territoire que nous lègue la politique d’aménagement du territoire, un tissu de plus en plus décousu où couvent les rancœurs de toute sorte. L’élite pari­sienne s’en rend-elle compte ?

Géostratégiques : Vous mettez à mal un certain nombre d’idées reçues sur la France ; pourriez-vous nous en rappeler quelques-unes (notamment dans le domaine économique) ?

Pascal Gauchon : Sur le plan économique, mon but était de montrer que la France dispose de réels atouts. Après tout, et malgré les handicaps bien connus de sa fiscalité, elle continue à attirer de façon très importante des investissements directs de toute la planète. Les chefs d’entreprise américains, allemands ou japonais ne sont pas des enfants de chœur, ils pèsent le pour et le contre.

Quels sont ces atouts ? Un bon niveau d’éducation d’abord. Une productivi­té du travail qui la situe dans les tout premiers rangs mondiaux, juste après les Américains. De grandes entreprises qui figurent parmi les premières mondiales. D’excellentes infrastructures. Un prix de l’électricité faible, grâce au nucléaire. Un territoire central en Europe. Et bien sûr la qualité de la vie qui dépend de nos héritages, à commencer par la gastronomie, mais aussi de notre protection sociale. Demandez à un cadre américain où il préfère partir travailler, à Paris ou à Shenzen ? La réponse me paraît assurée.

Le sait-on, dans la plupart de ces domaines, la France fait mieux que l’Allemagne à laquelle nous sommes invités à nous comparer : notre productivité est supérieure, le prix de notre électricité inférieur, nous avons un peu plus de grandes entreprises dans le palmarès des 500 premières mondiales. Reste un atout contesté, celui du coût du travail. Il a longtemps été inférieur en France à celui de l’Allemagne, mais il semble que depuis 2000 l’écart s’est réduit, certains pensent même qu’il s’est inversé.

Pour résumer je dirais que le principal atout de la France, ce sont ses élites. Ses élites techniques et économiques, la qualité de ses dirigeants d’entreprise et de ses gestionnaires, mais aussi et même surtout de ses ingénieurs car la France est un pays d’ingénieur. Le symbole de notre capitale et de notre pays n’est-il pas la tour Eiffel, l’œuvre d’un ingénieur ? La preuve en est qu’ils s’exportent dans toutes les grandes organisations internationales et, quand il a fallu remplacer à la tête du FMI un Français, ancien d’HEC, on n’a pas trouvé mieux qu’une Française, juriste, ancienne préparationnaire au concours de l’ENA. En même temps, le principal handicap de la France, ce sont ses élites. Ses élites politiques et médiatiques qui n’osent pas assumer les réformes nécessaires, qui sont victimes d’un discours mora­lisant qui paralyse l’action de l’État et freine le pays.

« Il existe bien une guerre économique qui vise à s’assurer les ressources rares de l’économie et à s’emparer des marchés extérieurs tout en protégeant ses propres ressources des manœuvres des concurrents ».

Géostratégiques : Pensez-vous que les opérateurs français aient eu du mal à assimiler dans la gestion internationale de leurs activités la notion de guerre économique et de compétitivité globale ?

Pascal Gauchon : Oui, c’est tout à fait dans la continuité de ce que je viens d’évoquer. La guerre n’a pas bonne presse, y compris économique. Nous avons été victimes du discours libéral mis en avant par les Américains et nous avons ouvert nos frontières à tout-va. Regardez encore les commentaires des medias après les élections : dire qu’il faut garder la frontière, c’est démontrer un esprit frileux et arriéré, c’est se réclamer d’une France « rance » et « moisie ».

En même temps qu’ils nous intoxiquaient avec leurs beaux arguments, les Américains faisaient exactement l’inverse, et ceci dès les années 1990. Ils ont adop­té toute une série de textes pour protéger leur technologie (Federal Technology Transfert Act de 1986 renforcé en 1998), ils ont rendu l’achat de leurs entreprises plus difficile (clause Exon Florio de 1988 encore durcie depuis), soutien aux « indus­tries critiques » (Homeland Security Act de 2002), sans parler de toutes les mesures protectionnistes adoptées depuis la crise. Ils sont même passés à l’offensive. Clinton n’a-t-il pas créée un comité surnommé la War Room afin de centrer les efforts sur les marchés d’avenir ? Les agences d’espionnage n’ont-elles pas été mobilisées à dif­férentes reprises pour emporter des contrats précieux ?

Les États-Unis nous enseignent un point essentiel : il existe bien une guerre éco­nomique qui vise à s’assurer les ressources rares de l’économie – matières premières, capitaux, cerveaux, technologies – et à s’emparer des marchés extérieurs tout en protégeant ses propres ressources des manœuvres des concurrents. Il faut recon­naître au gouvernement de Dominique de Villepin d’avoir popularisé la notion de « patriotisme économique » et d’avoir pris certaines mesures pour contrôler les rachats d’entreprises françaises dans les secteurs stratégiques. En lançant le Fond stratégique d’investissement, Nicolas Sarkozy a suivi la même direction. La notion d’intelligence économique a été intégrée par les pouvoirs publics. Reste qu’il leur faut résister à la pression des idéologies et des utopies. Il reste beaucoup à faire.

Géostratégiques : La France développe-t-elle une géopolitique de grande puissance ?

Pascal Gauchon : Plus précisément il me semble que la France est une « grande puissance moyenne » selon la formule de Valéry Giscard d’Estaing. Nous ne sommes plus au temps de Louis XIV ou de Napoléon, il ne faut pas espérer compter plus que les États-Unis ou la Chine. Mais enfin, nous pouvons jouer notre petite musique, et à défauts de tambours et de trompettes, nous disposons de quelques instruments plus subtils pour le faire.

Les principaux horizons de la puissance française sont l’Europe et l’Afrique. En Europe ses marges de manœuvre sont limitées par l’Allemagne avec laquelle le rap­port de forces a évolué de façon défavorable, en Afrique elle se heurte à l’influence subtile des Anglo-Saxons qui entament son pré carré de la Françafrique.

Dans les deux cas, c’est à cause d’elle-même que ses possibilités d’action se sont réduites. Face à l’Allemagne elle est fragilisée par le poids de sa dette ; face aux Anglo-Saxons, par son moralisme qui l’amène à douter de la légitimité de son influence africaine. Ce sont deux contraintes que la France s’est imposée. Elles la contraignent à un véritable renoncement à la puissance. D’un côté elle s’aligne sur l’Allemagne dans la gestion de la crise européenne sans réussir à la faire évoluer ; de l’autre elle renonce à agir et, quand elle le fait, elle le fait au nom des droits de l’homme. Tel est le cas de l’intervention en Libye où l’on voit mal ce qu’elle a à gagner. En fait c’est Washington qui a poussé à l’intervention, qui l’a déléguée à ses alliés européens, qui l’a surveillée, qui l’a alimentée. En retirerons-nous des profits en termes de contrats de travaux publics et de concessions pétrolières ? Ce n’est même pas certain. Mais nous avons déstabilisé un pays qui risque de devenir une source de problèmes multiples pour les pays européens, plus précisément pour les pays méditerranéens comme le notre car les Anglais sont loin et seront moins concernés.

Quant la France le veut, elle peut agir pourtant. Elle l’a démontré en Côte d’Ivoire. Elle a mis en avant le respect de la démocratie pour chasser Laurent Gbagbo, un dirigeant qui nous était de plus en plus hostile – alors même que nous ne savons pas qui a le plus triché lors des élections présidentielles ivoiriennes. Elle reprend la main dans ce pays. Et tout cela en habillant ses intérêts de grands principes, comme le disait de Gaulle à propos des États-Unis. Aurait-elle assimilé la leçon de ces maîtres en géopolitique ?

Toute géopolitique française dépend de la capacité à desserrer les contraintes qui pèsent sur nous, qu’elles soient économiques ou idéologiques. Cela posé, la France possède de réels moyens d’action, l’affaire ivoirienne l’a démontré.

Géostratégiques : Vous écrivez : « Monnet et Kouchner deux formes d’idéalisme », pourquoi ?

Pascal Gauchon : J’essaie d’établir une typologie simple des différentes visions géopolitiques qui se sont succédé en France. Pour cela je croise deux axes : celui qui va du réalisme à l’idéalisme, et celui qui va de l’optimisme au pessimisme sur la capacité d’action de la France.

Jean Monnet et Bernard Kouchner me paraissent incarner deux formes dif­férentes d’idéalisme. Cela signifie qu’ils refusent la Realpolitik qu’ils considèrent comme cynique, qu’ils fixent à l’action politique d’autres buts que la protection et l’affirmation de la nation, qu’ils croient en la possibilité d’un monde régi par de nobles sentiments. Mais Jean Monnet est un pessimiste dans la mesure où il ne croit pas que la France soit capable d’atteindre ces objectifs ; sa conviction se double du sentiment que le nationalisme est une idéologie dangereuse qu’il faut absolument dépasser. C’est donc à la Communauté européenne qu’il revient de porter cette vision.

Bernard Kouchner poursuit un idéal comparable. Point de départ, sa propre expérience à la tête de Médecins sans frontières dont il est l’un des créateurs. Le titre de cette association dit l’essentiel : le refus des frontières, la volonté de dépasser le cadre de l’État nation jugé inadapté aux problèmes du monde moderne, la solida­rité et l’action caritative…

La conception de Bernard Kouchner n’est pourtant pas exactement celle de Jean Monnet. D’abord elle met l’accent sur l’humanitaire alors que le second privilégiait l’économie. Question de formation et de tempérament. Ensuite elle se montre beau­coup plus optimiste en ce qui concerne les moyens d’action de la France. Kouchner croit aux vertus de l’exemple : que la France, patrie des droits de l’homme, prenne l’initiative en un geste généreux et l’opinion mondiale suivra. De ce point de vue il fait figure de « moderne » alors que Monnet reste un ancien. Le second utilisait son carnet d’adresse, cherchait à convaincre les puissants en des discussions discrètes. Le premier vit dans un monde dominé par les medias et sait les mobiliser

« Deux modèles à prétention d’universalité : voilà pourquoi France et États-Unis sont rivaux ».

Géostratégiques : Pourquoi affirmez-vous que la relation France/États-Unis est faite d’ambiguïté ?

Pascal Gauchon : Les deux pays sont tous deux porteurs d’un modèle qui se prétend universel. Ces modèles présentent beaucoup de points communs. Ils pro­clament l’existence de droits de l’homme, se réclament des mêmes valeurs, liberté et égalité des droits. Ce qui les différencie est finalement moins important que ce qui les réunit : il s’agit principalement du rôle de l’État, vu avec méfiance outre­Atlantique et considéré comme le garant des droits en France. D’autre part, avec le temps, la conception de l’égalité a divergé, les États-Unis s’en tenant à l’égalité des chances, la France se rapprochant de la notion d’égalité des conditions : il ne lui suffit plus que les individus aient « le droit au bonheur », selon les termes de la Déclaration d’indépendance de 1776, il faut que l’État leur garantisse un minimum quel que soit leur chance ou leur mérite.

Les modèles se ressemblent pour l’essentiel : voilà pourquoi France et États-Unis se sont retrouvés dans le même camp lors de tous les grands affrontements du XXe siècle. Les deux modèles divergent sur quelques sujets et affichent une préten­tion à l’universalité : voilà pourquoi France et États-Unis sont rivaux. Chacune met en avant ce qui le différencie, les Américains moquant la bureaucratie et l’interven­tionnisme français, les Français s’indignant des inégalités américaines et de la toute puissance des marchés.

Pour être juste, la polémique est surtout le fait des Français dans la mesure où le modèle américain s’est peu à peu imposé. La France elle-même s’est libéralisée, comme si son modèle rendait les armes. Plus généralement la mondialisation, qui est vue de façon un peu rapide comme une américanisation, semble déboucher sur une « banalisation » de la France. C’est en ce sens que Thomas Snégaroff peut dire que l’antiaméricanisme est une composante de l’identité nationale française : les États-Unis apparaissent non seulement comme un rival qui a évincé son ancienne protectrice, mais comme une menace pour son identité.

États-Unis et France sont alliés, mais il y a un peu de ressentiment du côté français qui cherche systématiquement à faire valoir sa différence. Même un pré­sident aussi américanophile que Nicolas Sarkozy se démarque subtilement lorsqu’il proclame en 2009 : « Nous sommes des amis, mais des amis debout, des alliés indépendants et des partenaires libres ». Je suis persuadé que le nouveau président ne dira pas autre chose.

Propos recueillis par Christophe Réveillard

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