Jure Georges Vujic: Jure Georges Vujic, géopoliticien franco-croate, directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, auteur de plusieurs livres et d’articles en philosophie, politologie et géopolitique publiés en France et en Croatie, chercheur associé de l’Académie de Géopolitique de Paris, membre du Conseil scientifique de la revue Géostratégiques de l’AGP.
Illustration : Photo du lancement d’un missile balistique, prise le 24 mars 2022 et diffusée le 25 mars par l’agence de presse officielle de la Corée du Nord. STR / AFP. Source : « Après le tir de missile de la Corée du Nord, la Chine et la Russie refusent de durcir les sanctions contre Pyongyang à l’ONU », Le Monde (avec AFP), 26 mars 2022, lien : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/26/apres-le-tir-de-missile-de-la-coree-du-nord-la-chine-et-la-russie-refusent-de-durcir-les-sanctions-contre-pyongyang-a-l-onu_6119243_3210.html (consulté le 8 novembre 2024).
L’IMPLICATION DES TROUPES NORD-CORÉENNES AUX CÔTÉS DES RUSSES dans la guerre contre l’Ukraine constitue pour l’Occident et les États-Unis un tournant géopolitique majeur, et une étape clé dans la mondialisation et l’escalade de la guerre russo-ukrainienne.
Les États-Unis craignent en effet que la Corée du Nord n’utilise l’Ukraine comme polygone militaire expérimental, afin de se préparer à une éventuelle intervention militaire à Taiwan, ce qui obligerait les États Unis à entrer en guerre contre la Corée du Nord. En effet, l’envoi de troupes nord-coréennes, qui n’ont pas combattu depuis la fin de la guerre de Corée (1953), permettrait à Pyongyang de tester ses capacités militaires et ainsi d’avoir un retour d’expérience. La Chine, perçue en tant que puissance pacifique depuis des décennies, connait un durcissement idéologique et une réorientation hégémonique de l’administration Xi Jinping (surtout en Asie), tout en soutenant la Russie dans le cadre d’une reconfiguration géopolitique d’un nouvel ordre mondial anti-occidental. Alors que le dernier sommet des BRICS en octobre 2024 a constitué une démonstration de force du « Sud global » face à « l’Occident collectif », la multipolarité du monde futur semble se cristalliser sur fond de conflit tricontinental (Europe, Asie, Amériques) : les États-Unis et l’Occident qui interviennent militairement, par proxies interposés, dans la guerre ukrainienne contre la Russie et, de l’autre côté, la Russie soutenue par l’Iran, et bénéficiant maintenant de l’engagement des troupes nord-coréennes du continent asiatique en alliance avec la Chine, à l’Extrême-Orient.
Dimension tri-continentale de la guerre longue
Cette nouvelle conflictualité tri-continentale, qui pourrait évoluer vers une sorte de longue « guerre des mondes » (Bruno Tertrais), n’est pas sans rappeler la guerre froide. En effet, cette dimension tri-continentale du conflit n’est pas sans rappeler la tenue à La Havane en 1966 de la première Conférence de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (Tricontinentale), un mouvement tiers-mondiste qui préconisait l’unification de tous les mouvements de lutte pour l’indépendance en Asie, en Afrique et en Amérique latine, initiée par la conférence de Bandung (1955). Même si nous sommes loin de cette division idéologique bipolaire de l’ère de la guerre froide, cette dimension pluri-continentale des alliances géopolitiques militaires reste toujours prégnante dans la rhétorique du nouvel ordre multipolaire défendu par le groupe des BRICS, qui a tenu son dernier sommet à Kazan, dans la capitale de la République du Tatarstan (Russie). Lequel s’est parachevé par la « Déclaration de Kazan » et ses « Douze thèses » pour un nouvel ordre mondial multipolaire.
Avec l’envoi de dix mille soldats pour soutenir la Russie poutinienne dans la guerre contre l’Ukraine, le conflit en Ukraine connait une nouvelle escalade vers son internationalisation. Selon Robert A. Manning (1), le monde se trouverait dans un interrègne dangereux, et « la Corée du Nord pourrait être l’allumette qui déclenchera le chaos mondial, l’alliance entre la Corée du Nord et la Russie est non seulement troublante pour l’Ukraine, mais pour toute stabilité mondiale ». En effet, jusqu’à présent, l’aide apportée par les alliés de Moscou – l’Iran, la Corée du Nord et indirectement la Chine – et par ceux de Kiev – l’Occident – se limitait à des équipements militaires et à des moyens de contournement des sanctions. C’est la première fois qu’un État envoie des troupes pour intervenir directement dans le conflit en Ukraine.
Cette dimension pluri-continentale du conflit est révélatrice de la nouvelle tectonique géopolitique où rivalisent et s’affrontent directement ou indirectement des puissances néo-impériales ou régionales, qui remettent en cause l’hégémonie occidentale de l’ordre international. Les principaux axes belliqueux et « points chauds » de cette guerre mondialisée sont : l’Ukraine (Russie, Eurasie), la Chine et l’Asie du Sud-Est, l’Extrême-Orient et la mer de Chine, Taïwan, le Moyen-Orient. C’est bien cette nouvelle grammaire géopolitique qui, traduisant les fractures idéologiques et sociétales (le modèle occidental de la démocratie libérale face au bloc eurasiatique illibéral et autoritaire), rend bien compte, au-delà des crises et de tensions régionales, d’une lutte d’influence à l’échelle planétaire.
Nouveaux contours du dilemme de sécurité
L’implication militaire de la Corée du Nord traduit bien un tournant dans sa doctrine stratégique militaire mais aussi nucléaire qui, d’une sanctuarisation défensive existentielle, pourrait évoluer vers une forme de sanctuarisation offensive. En effet, le dernier lancement d’essai d’un missile balistique intercontinental nucléaire nord-coréen marque bien ce changement de paradigme, alors que l’étendue et la portée de ce nouveau missile permettrait de frapper la base militaire américaine de Guam et Taïwan. Les autorités de Pyongyang ont annoncé qu’elles ont procédé à un nouvel essai nucléaire « crucial », dans le cadre de leur volonté de « renforcer leurs forces nucléaires ». Ce moteur d’essai appartient à « la classe des missiles balistiques intercontinentaux », qui ont une portée d’au moins 5 500 kilomètres, avec le temps de vol le plus long jamais enregistré. Il convient de rappeler que Pyongyang a menacé à plusieurs reprises d’attaquer l’île de Guam, dans le Pacifique, située au large des Philippines, à quelque 3400 kilomètres au sud-est de la capitale nord-coréenne. Cette île de Guam, constitue un territoire des États-Unis abritant deux importantes bases militaires américaines et servant de port d’attache à une escadre de sous-marins, en plus d’héberger une base militaire aérienne. À portée des missiles balistiques nord-coréens, le territoire se trouve sous le bouclier protecteur du système antimissile américain THAAD (Terminal High Altitude Area Defense), installé en Corée du Sud. C’est pourquoi la Corée du Sud, qui considère cet essai comme une menace indirecte, pourrait très bien être tentée de développer un arsenal nucléaire défensif à l’image de son voisin coréen du Nord.
À long terme, nous pourrions très bien assister à un phénomène de prolifération nucléaire dans le monde, dans la mesure ou l’acquisition de l’arme nucléaire comme arme de dissuasion permettrait d’affirmer la puissance et l’autonomie militaire de certains États du Sud relativement faibles ou pauvres économiquement, face à l’ « Occident collectif », mais aussi afin de neutraliser les velléités expansionnistes de puissances régionales concurrentes voisines. Cette prolifération nucléaire aux niveaux régional et mondial conduirait à l’instauration d’une sorte de « pax atomica » (2) dans le monde (l’idée, de l’arme nucléaire comme « bien commun de l’humanité ») aussi dangereuse qu’imprévisible. En effet, nous passerions ainsi d’ un « équilibre de la terreur » jadis cantonné à l’ordre bipolaire de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, à une incertitude stratégique nucléaire à plusieurs acteurs, à la fois continentale, régionale, multipolaire et volatile. Parmi les neuf États qui en s’en sont dotés — États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni, France, Israël, Inde, Pakistan, Corée du Nord — d’autres États pourraient être tentés. En effet, la dissuasion nucléaire, qui comporte une gradation complexe et opérationnelle, repose aussi sur un présupposé psychologique fondamental : la rationalité de celui qui entend utiliser une menace nucléaire contre un adversaire potentiel, et la supposée capacité rationnelle de ce dernier, afin de mesurer l’importance des dommages auxquels il s’expose.
La fin de la guerre froide avait fait croire à l’opinion publique européenne que le risque de destruction mutuelle posé par les armes nucléaires était définitivement neutralisé et appartenait au passé. Parallèlement à la guerre russo-ukrainienne, nous avons assisté à une détabouisation de la menace russe d’utilisation d’armes nucléaires tactiques, ce qui constitue le symptôme d’un point de basculement vers une nouvelle phase d’incertitude stratégique. Ce tournant stratégique a en effet déjà été consommé par la Chine, qui a remis en cause la bipolarité russo-américaine, tandis qu’aujourd’hui la Corée du Nord semble s’émanciper de son allié chinois, dans sa course à l’accession d’une véritable autonomie stratégique nucléaire. En revanche, de nouvelles puissances « dotées » ou ayant acquis le statut d’« État du seuil » ont émergé : la Corée du Nord, l’Iran, et d’autres États demain, s’ils y voient le seul moyen d’affirmer leur puissance et d’assurer leur survie.
Cette tendance vers la nucléarisation des rapports de puissance entre les États aboutirait au renouveau du dilemme de sécurité défini par John H. Herz (3), et selon lequel le niveau de conflictualité global et d’insécurité globale augmente, alors que chaque État renforce sa propre sécurité. Même si le contexte sécuritaire contemporain est bien plus complexe et différent que par le passé, ce dilemme s’illustrait bien par le déclenchement de la Première guerre mondiale, lorsque les grandes puissances européennes se sont en quelque sorte retrouvées forcées d’entrer en guerre du fait de leur propre sentiment d’insécurité face aux alliances en chaîne de leurs voisins, bien qu’elles ne souhaitaient pas la guerre. Dans ce processus, la dimension psychologique et le rôle de la perception qu’ont les États de la menace sont déterminants, car ils structurent les rapports de force et le contexte sécuritaire du moment. Parfois, au-delà de la réalité des intentions ou la véritable matérialité des armements, cette perception de l’autre est en mesure de générer un dilemme de sécurité, et donc une posture psychologique de la menace réelle ou fictive, pouvant menacer sa survie et ses intérêts nationaux.
Dans le contexte d’une escalade vers l’internationalisation du conflit russo-ukrainien, l’ambiguïté stratégique dans l’emploi des armes nucléaires augmente l’incertitude sur les intentions des différents acteurs au conflit. Il convient de rappeler que, selon Robert Jervis (4), le dilemme de sécurité est constitué d’une triple composante: uncertainty, weapons and fear, (l’incertitude, les armes et la peur,), l’incertitude constituant une représentation subjective de la menace, fondamentale dans la formation d’un comportement. La contagion de ce triptyque : menace, armes et peur, pourrait aboutir à la formation d’un complexe d’obsidionalité généralisée, dans un contexte sécuritaire global dégradé et vulnérable. Ainsi, l’engagement des troupes nord-coréennes dans le conflit ukrainien, et la tentation de Pyongyang de s’affirmer comme une puissance nucléaire indépendante, contribuent à la dégradation du contexte sécuritaire, qui se caractérise par un recul du rôle régulateur des normes internationales et participe à la contagion de l’incertitude et des crispations sécuritaires.
Notes
(1) Voir l’article : « Robert A. Manning : ‘La Corée du Nord pourrait être l’allumette qui déclenche un chaos mondial » (propos du grand entretien recueillis par Alix L’Hospital), L’Express, 30 octobre 2024, lien : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/robert-a-manning-la-coree-du-nord-pourrait-etre-lallumette-qui-declenche-un-chaos-mondial-OBJSWD5R5ZCC5JKSYCICCFHBIU/ (consulté le 8 novembre 2024).
(2) Tertrais Bruno, Pax atomica ? Théorie, pratique et limites de la dissuasion, Paris, Odile Jacob, Janvier 2024, 208 p.
(3) Voir : Wright Quincy, « Realism and idealism in international politics », dans World Politics, Vol. 5, N°1, Octobre 1952, pp. 116-128, lien : https://www.jstor.org/stable/2009091 (consulté le 8 novembre 2024). John H. Herz définit le dilemme de sécurité comme « notion structurelle dans laquelle les efforts des États pour assurer leurs besoins de sécurité ont la tendance, quelle que soit l’intention, de conduire à une insécurité croissante pour les autres ».
(4) Jervis Robert, « Cooperation under the security dilemma », dans World Politics, Vol. 30, N°2, Janvier 1978, pp. 167-214, lien : https://www.jstor.org/stable/2009958 (consulté le 8 novembre 2024).